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Les Souhaits (Mlle ***)

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Mlle ***
Jacques Barois (p. T-64).

Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/1

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LETTRE
A
MADAME ***


MADAME,

Vous ne vous imaginez pas que je ſuis aujourd’hui dans un embarras extrême, & que vous ſeule en êtes cauſe. Il s’agit de vous faire agréer les témoignages de ma reconnoiſſance ; je veux dire, de vous dédier ma petite Comédie des Souhaits, & par conſéquent de mettre en tête une Epître dédicatoire… A ce mot il me ſemble vous entendre vous récrier contre les Dédicaces blâmer ces ſortes d’Ouvrages que l’on trouve partout, & parmi leſquels on en cherche vainement quelqu’un qui ſont paſſable : vous craignez de vous voir donner mille éloges auſquels votre modeſtie n’a pu encore s’accoutumer ; & que vous redoutez autant que vous les méritez, & c’est tout dire.

Raſſurez-vous, Madame : je connois trop ma foibleſſe, pour me charger d’un fardeau ſi difficile à ſoutenir ; je me contenterai de vous offrir mon Ouvrage, & d’employer à vous en apprendre le ſujet, un tems qui le ſeroit ſans doute mieux au gré de ma reconnoiſſance, mais qui sûrement le ſeroit plus mal au jugement de votre modeſtie.

La Comédie que je vous envoye fut repréſentée l’hyver dernier dans la ſociété que nous nous étions formée à L. R. & dont vous connoiſſez tous les Membres. Je ne l’avois entrepriſe que par une eſpece de gageure, ou ſi vous voulez, un défi qui me fût fait l’Eté précédent devant une fort nombreuse & fort aimable Compagnie. La Converſation roula ſur les amuſemens que nous aurions l’Hyver ſuivant au retour de la Campagne. Il fut décidé que nous apprendrions pluſieurs Comédies pour les jouer entre nous : il ſeroit fort à ſouhaiter, dit alors, en badinant, le Chevalier D… que quelqu’un de nous composât une Piece que nous puſſions jouer d’après nature, & où chacun de nous auroit ſon rôle. On goûta fort cet avis ; mais la difficulté étoit d’attacher le grelot, perſonne ne vouloit ſe charger d’une commiſſion ſi épineuſe, lorſque M. P. ſe levant avec l’air grave & phlegmatique que vous lui connoiſſez, & me montrant à la Compagnie ; ce ſera Mademoiselle, dit-il, qui fera votre affaire ; perſonne n’eſt plus propre qu’elle à ce deſſein. Je m’en défendis long-tems ; mais la propoſition de M. P… fut appuyée ſi généralement, que ſoit par dépit, ſoit par imprudence, je ſubis la loi qu’on vouloit m’impoſer. Je ſongeai dès-lors ſérieuſement à ſatisfaire l’engagement que j’avois contracté, mais je ne trouvois point de ſujet que je me ſentiſſe capable de traiter avec quelque ſuccès ; lorſqu’un jour avant mon départ pour la campagne, notre Société étant raſſemblée, on traita à peu-près la matiere qui fait le ſujet de cette Piece ; chacun parla du bonheur, & le plaça differemment ; j’écoutai tout, & reſolus de tirer parti de cette converſation. Je copiai le mieux que je pus le caractere de chacun : vous les connoiſſez tous ; vous jugerez ſi j’ai réuſſi : j’eſpere que la jeune Lucinde n’aura pas la moindre part dans votre amitié.

Il ne me reſte plus qu’à juſtifier certains traits qui vous paroîtront un peu forts contre notre ſexe : mais vous n’en ſerez plus ſurpriſe, ſi vous faites attention que mon Ouvrage n’eſt preſque qu’une Copie de différens Originaux que j’ai dû faire parler comme ils penſent, ou peut-être comme ils affectent de penſer : la Comédie d’ailleurs devant ſervir à corriger nos défauts, nous ne devons pas les flatter ; & il faut convenir, entre nous, que notre ſexe n’eſt que bien partagé de ce côté-là. Si nous voulons nous corriger, nous ne trouverons point la leçon trop amere ; ſi ce qu’on nous impute eſt faux, nous le prendrons pour ce qu’il vaut ; nous en rirons les premieres ; & les défauts du ſexe attaqués par le ſexe même, fermeront peut-être la bouche aux railleurs.

J’ai l’honneur d’être,

MADAME,
Votre très-humble & très-obéiſſante Servante ***

A *** ce 24. Octobre 1741 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/9

[Illus à insérer]

LES
SOUHAITS,
COMÉDIE.
EN UN ACTE.

Scène PREMIERE.

MERCURE, MOMUS, entre en riant.
MERCURE.


Q’Uavez-vous donc à rire ? je ne vois rien en tout ceci, qui ſoit ſi ridicule !

MOMUS, continuant de rire.

Eh… qui ne riroit pas… ah !… cela eſt trop plaiſant ; … mais… ah… ah… ah…

MERCURE.

En vérité vous me déſeſpérez.

MOMUS.

Mais, quoi, réellement, c’eſt aujourd’hui que Jupiter vous envoye ſur la Terre pour exaucer les vœux des Mortels ?

MERCURE.

Je vous l’ai déja dit : c’eſt aujourd’hui le jour marqué pour ſatisfaire les Souhaits de ceux qui s’adreſſeront à moi, pourvû cependant qu’ils ſoient raiſonnables, car ma Commiſſion ne regarde que ceux-là ; & cette foule de peuple qui m’a ſuivi juſqu’aux portes du Temple, eſt déjà inſtruite des bontés de Jupiter.

MOMUS.

Certes la rare bonté !… Depuis que j’habite parmi les hommes, je ne crois pas que Jupiter leur ait jamais fait ce cadeau… Ah !… combien je m’apprête à rire !

MERCURE.

Eh ! de quoi ?

MOMUS.

Des impertinences que cela va produire. Jupiter a promis aux Hommes l’accompliſſement de leurs Souhaits, & les Hommes vont ſe ruiner en vœux extravagans ; c’étoit le plus ſur moyen qu’il put prendre pour les rendre malheureux !

MERCURE.

Comment ? Pour quelle raiſon ?

MOMUS.

Parce que l’Homme ne ſçait pas ſe borner dans ſes deſirs : Celui-ci ſe croit très-malheureux aujourd’hui de ne pas poſſeder ce qu’il deſire ardemment ; demain il l’aura & ſe trouvera encore plus à plaindre ; parce qu’il éprouvera que ce n’étoit pas là ce qu’il deſiroit : & avec le déſagrément de n’être point ſatisfait, il aura encore celui de s’être trompé dans l’objet de ſon bonheur.

MERCURE.

Mais, vraiment… je crois que Momus moraliſe ?

MOMUS.

Oh !… cela ne me ſied pas mal quelquefois, & ſurtout depuis que j’habite parmi les Hommes : il s’en préſente tous les jours de nouveaux ſujets. Non, rien n’eſt ſi divertiſſant que leur façon différente d’agir & de penſer. En vérité le plaiſir qu’ils me donnent me dédommage amplement d’avoir été chaſſé du Ciel : Je ſuis ici dans mon centre ; je me trouve au milieu d’un Peuple de foux, qui m’apprêtent à rire à chaque inſtant… Cependant, puiſque ma morale vous ennuie, je m’en vais, & je ne tarderai pas à vous amener quelqu’un de ceux qui ſeront d’humeur de profiter de la bonne volonté de Jupiter. Il ſort.


Scène II.

MERCURE, ſeul.

IL faut convenir que je me ſuis chargé là d’une ſotte commiſſion… Satisfaire les vœux des Mortels ! ce n’eſt pas choſe fort aiſée… Le Seigneur Momus les connoît ; & l’on peut, à coup ſur, s’en rapporter à ſon Jugement ſur leur compte… N’importe, quelqu’incertain que ſoit le ſuccès de mon entrepriſe, je ne puis plus reculer.


Scène III.

MERCURE, MOMUS, M. DE LA PRÉE.
MOMUS.

VOilà déja de la pratique que je vous amene.

MERCURE à M. De la Prée.

Eh bien, Monſieur, que demandez-vous ?

M. DE LA PRÉE.

Hélas, Seigneur, pas grande choſe. Vous voyez un Bourgeois de Normandie, aſſez riche depuis le gain de quatre ou cinq Procès que j’avois ſur les bras.

MOMUS.

Quatre ou cinq… ah !… le nombre eſt modique.

M. DE LA PRÉE.

Certainement. Je ſuis ennemi déclaré de la chicane ; & ſi après la mort de M. De la Prée, mon pere, ma ſœur eut voulu, ſans conteſter, me céder une Terre aſſez jolie qui s’eſt trouvée dans ſon lot, je n’aurois jamais penſé à la lui diſputer… Mais Dieu merci tout est heureuſement terminé.

MERCURE.

Hé bien, que demandez-vous donc ?

M. DE LA PRÉE.

A préſent que je ſuis aſſez bien dans mes affaires, je voudrois donner un certain relief à ma Maiſon, & devenir homme de condition : le premier pas eſt déja fait ; je ſuis riche, il ne me manque plus qu’un nom.

MOMUS.

Ah ! j’entends vous voudriez donner un verni de Nobleſſe à vos richeſſes ?

M. DE LA PRÉE.

Tout juſte. Lorſque le Seigneur Mercure m’aura accordé ma demande, je tâcherai d’aſſaiſonner mes manieres d’un peu d’orgueil & de faſte ; de cette façon je me ferai conſidérer ; enfin je ferai comme tous les autres font.

MERCURE.

Fort bien : … Mais ſçavez-vous que vous me demandez-là une choſe bien difficile ? Car il faut d’abord que je vous inſpire des ſentimens nobles & relevés, que je vous donne de la grandeur d’ame, de la vertu, de la probité… à un Normand !… y penſez-vous ?

M. DE LA PRÉE.

Hé non : on donne tous les jours des titres, une épée, un écuſſon… Le mérite vient après s’il peut.

MERCURE.

Mais comment l’entendez-vous ?

M. DE LA PRÉE.

Rien de ſi ſimple. Si j’avois envie de me faire eſtimer, je vous demanderois toutes les vertus qui conſtituent la vraie nobleſſe de l’ame ; mais comme je ne veux que me faire conſidérer, je n’exige non plus que ce qu’on conſidere chez les Nobles d’aujourd’hui, c’eſt-à-dire, les Titres, l’Epée & l’Ecuſſon. Je ſerois bien avancé avec votre vertu, votre grandeur d’ame, votre probité… On me montreroit au doigt dans ma Province comme un prodige.

MOMUS.

Aſſurément, cet homme-là raiſonne à merveille.

MERCURE.

A merveille eſt fort bon : … Vous n’y penſez pas.

MOMUS.

J’y penſe très-fort. Il faut en tout ſe conformer au goût de ſon ſiécle. Le jeune Sylvius, par exemple, eſt Noble depuis deux ans, parce qu’Oronte ſon pere, par un mérite éminent, s’eſt acquis des titres de Nobleſſe. Sylvius participe à la Nobleſſe de ſon pere & fort peu à ſon mérite ; Sylvius eſt pourtant eſtimé, parce qu’à la faveur de ſes Titres le Public le croit eſtimable. Il eſt Noble, & ne mérite pas de l’être. Le vieux Thrazimon au contraire n’eſt pas Noble, & mérite de l’être : Il a de la vertu, de la probité, il ſacrifieroit ſon bien & ſon ſang à ſon Roi & à ſa Patrie ; cependant le vertueux Thrazimon eſt ignoré & mépriſé, parce que le même Public ne peut pas deviner qu’il eſt reſpectable : & tout bien conſidéré, Monſieur que voilà, aime mieux être Sylvius que Thrazimon. Voilà qui eſt fort ſimple.

M. DE LA PRÉE.

Oüi, ma foi, le Seigneur Momus a deviné ma penſée.

MERCURE.

Puiſque cela eſt ainſi, il eſt aiſé de vous contenter : voilà une Epée que je vous donne, & ce ſoir je vous fais expédier des Lettres de Nobleſſe : Allez, vivez heureux, s’il ſe peut, & faites-en bon uſage.

M. DE LA PRÉE.

Ah ! Seigneur, que je vous ai d’obligations ! mes Souhaits ſont accomplis ; j’en aurai toujours une vive reconnoiſſance.

MERCURE.

Allez, allez ; & ſurtout de la probité… Car naturellement la vertu n’eſt pas incompatible avec cette ſorte de Nobleſſe, mais elle l’accompagne rarement. M. De la Prée ſort.

MOMUS.

Hé ! que voulez-vous lui dire avec votre probité ?… La Nation eſt en procès avec elle.


Scène IV.

MERCURE, MOMUS, L’ESPAGNOL, s’avançant tranquillement.
MERCURE, ſans voir l’Espagnol.

EN voilà déja un qui me paroît content ; tâchons de ſatisfaire les autres, ſi cela eſt poſſible.

MOMUS.

C’eſt bien dit, ſi cela eſt poſſible ; car j’en doute fort… appercevant l’Espagnol. Ah ! voici le Seigneur Dom Nicaiſe de Phlegmacios : cet Eſpagnol eſt un phoenix d’originalité…

MERCURE.

Il m’en a tout l’air.

MOMUS.

Mais, parlez-lui au moins, car il eſt homme à reſter deux heures auprès de vous, ſans vous rien dire.

MERCURE.

Eh bien, Seigneur, quel ſujet vous amene ?

L’ESPAGNOL, parlant lentement.

L’indifférence que j’ai pour tous les plaiſirs de ce Pays-ci.

MERCURE.

Comment, l’indifference ?

L’ESPAGNOL.

Oüi. Depuis deux ans que j’y ſuis, rien n’a pu me toucher.

MERCURE.

Vous m’étonnez aſſurément : & vous êtes peut-être le ſeul Etranger pour qui les plaiſirs de Paris ſoient inſipides. Quoi ! depuis que vous êtes ici vous n’y avez goûté aucun agrément ?

L’ESPAGNOL.

Aucun. Et je viens vous demander le ſecret de m’amuſer, comme je vois que font tous les autres.

MOMUS.

Tous les autres ? Ils s’amuſent de rien, que ne faites-vous comme eux.

MERCURE.

Mais quel homme êtes-vous ?… Quoi, par exemple, les Promenades ne vous amuſent point ?

L’ESPAGNOL.

Non. Un Etranger ne peut s’y préſenter qu’on ne vienne à l’inſtant lui regarder ſous le nez, & le critiquer ; cela me déplaît.

MERCURE.

J’en conviens. Mais après tout, vous vous plaignez-là du défaut favori des François : Ils en agiſſent ainſi les uns avec les autres ; traiteroient-ils mieux les Etrangers ? Non : à Paris on va aux Promenades pour voir, & pour être vû ; on y contrôle, on y eſt contrôlé ; le tout réciproquement. C’eſt un uſage fondé ſur le ridicule de la Nation.

MOMUS, à part.

Cela poſé, il durera long tems.

MERCURE.

Hé bien, au défaut des Promenades, le Jeu, les Spectacles n’ont-ils point pour vous quelques attraits ?

L’ESPAGNOL.

Point du tout. Au Jeu je perds mon argent ; aux Spectacles je dors.

MOMUS.

Sans doute que Monſieur a été à l’Opera ?

MERCURE.

Que ne vous introduiſez-vous dans les Compagnies, c’eſt encore un des amuſemens…

L’ESPAGNOL.

Si-tôt que j’y parois, le jeune Homme me tourne le dos : la Coquette me raille ; le Vieillard diſpute contre moi ſur la préſéance de nos deux Nations ; la jeune perſonne baille en m’écoutant, il n’y a pas juſqu’au petit enfant, qui prend la fuite, & ſe cache dès qu’il me voit.

MOMUS, à part.

Ce ſeroit bien pis, s’il ſçavoit comme on parle de lui lorſqu’il n’y eſt plus. Haut. Vous vous accommoderiez peut-être mieux d’une intrigue amoureuſe. Voyez, éprouvez : le beau Sexe en ce Pays-ci eſt fort bien intentionné pour les Etrangers ; d’ailleurs une belle paſſion, peut inſtruire, amuſer, & fixer un honnête homme.

L’ESPAGNOL.

Nos manieres en amour ſont trop reſpectueuſes, & les Dames Françoiſes ſont d’un caractere trop vif, pour s’en accommoder.

MOMUS.

Et de votre côté, vous avez tenu ferme contre tous leurs appas ? Quoi, ces ajuſtemens recherchés, ces parures galantes & délicates, ces teints de lys, ces couleurs vives, & preſque naturelles !…

L’ESPAGNOL.

Ne m’ont pas fait la moindre impreſſion.

MOMUS, à part.

Cet homme n’a pas de goût pour la Peinture.

MERCURE.

Ainſi donc tout vous ennuye ? tout vous déplaît ?

L’ESPAGNOL.

Non ; ce n’eſt pas que je m’ennuye : mais tous ces plaiſirs-là ne me touchent point ; je voudrois que vous me donnaſſiez les moyens d’y être ſenſible.

MERCURE.

Mais du caractere dont vous êtes ; je n’en connois point.

L’ESPAGNOL.

Pour moi, j’en entrevois un. Je remarque une certaine eſpece de gens qu’on appelle Petits-Maîtres ; gens parfaitement bien venus partout, & qui ſemblent poſſéder ſeuls le talent de s’amuſer. Je crois que je ferois comme eux ſi je pouvois leur reſſembler.

MOMUS.

Hé… oüi-dà !… Le moyen n’eſt pas mal imaginé… Rien n’eſt ſi facile… Ce qu’on appelle Petits-Maîtres, eſt une eſpece de gens ennemis jurés du ſérieux, tous dévoués aux plaiſirs & à la bagatelle ; gens courus des femmes, &…

L’ESPAGNOL.

Mais, je voudrois que vous me diſiez plus poſitivement comment ils s’y prennent, & ce que je pourrois faire pour leur reſſembler.

MOMUS

Ah ! Le voici. Il faut que vous commenciez à réformer votre extérieur : Habits riches & de bon goût, coëffure à la mode, manieres délicates, enjouées & agréables.

L’ESPAGNOL.

Mais j’aurai de la peine à attrapper ces manieres.

MOMUS.

Bon ; ils ne les attrappent pas mieux que vous… Enſuite ſoyez aſſidu & paſſionné auprès des belles, que votre converſation avec elles roule toujours ſur un ſujet tendre, n’ayez jamais que votre paſſion à la bouche, vos chaînes, votre martyre…

L’ESPAGNOL.

Mais, pour leur parler ainſi, il faut être réellement épris…

MOMUS.

Hé non, détrompez-vous ; il n’eſt plus du bel air d’être ſtupidement amoureux d’une jolie femme. Tout conſiſte à bien feindre parmi ces Meſſieurs-là, & jamais le naturel n’entre pour rien dans leurs actions.

L’ESPAGNOL.

Hé bien, qu’en arrivera-t-il ?

MOMUS

Il en arrivera que vous plairez aux Dames Françoiſes, qu’elles vous admettront dans leur confidence, vous conſulteront ſur des affaires de toilette ; vous les conduirez au Spectacle, à la Promenade…


Scène V.

MERCURE, MOMUS, L’ESPAGNOL, CELIANTE.
CELIANTE.

OH ! le joli mignon ! Hé oui, aimez Monſieur, il le mérite aſſurément ! Je ne ſçai qui me tient… Ah ! Seigneur, le connoiſſez-vous l’original dont je parle ?

MERCURE.

Hé qui, s’il vous plaît ?

CELIANTE.

Mon Mari. Oh ! c’eſt un perſonnage qui ſe fait connoître de jour en jour… oüi… Et le Seigneur Momus…

MOMUS

Oh, oui, oui, je le connois, il eſt de mon Régiment.

MERCURE.

Il ne paroît pas que vous en ſoyez fort contente.

CELIANTE.

Hé qui le ſeroit à ma place ?

MERCURE.

Mais quels ſont ſes crimes ?

CELIANTE.

Les voici. Le premier, c’eſt qu’il eſt mon Mari.

MOMUS.

Ah, vous lui en avez tant fait faire pénitence, qu’en vérité vous devriez le lui avoir pardonné.

MERCURE.

Fort bien. Mais n’avez-vous que cela à lui reprocher ?

CELIANTE.

Que cela ? oh ! vous n’y êtes pas. De tous les mortels c’est celui qui ait jamais pouſſe plus loin le ridicule conjugal. C’eſt un homme qui m’aime à la fureur ; il m’adore, il m’idolâtre : pour celui-là je lui pardonne. Mais croiriez-vous bien que ce tendre mignon eſt aſſez imbécile pour exiger du retour, pour vouloir que je l’aime, lui, lui-même, oui mon mari : hé bien, que dites-vous de cela ? Ah… ah… ah…

MOMUS.

Mais je dis que cet homme ignore totalement les uſages de Paris.

MERCURE.

Allons donc, vous vous moquez.

CELIANTE.

Hé non, c’eſt à la lettre, comme je vous le dis.

MERCURE.

Oh ! je vois très-bien ſon ridicule ; mais c’eſt de trop aimer une perſonne qui y répond ſi peu.

CELIANTE d’un air ſurpris.

C’eſt comme cela que vous l’entendez… Je ne dis plus rien… Quoi les Dieux prennent le parti de l’amour conjugal ?… je n’en ſçaurois revenir… Et vous auſſi, Seigneur Mercure ?

MOMUS à part.

Vous allez voir toute à l’heure que l’Olympe extravague.

MERCURE.

Oui, moi : ne diroit-on pas qu’on va rayer l’amour réciproque du catalogue des devoirs du mariage ?

CELIANTE.

Pourquoi non ? mais que trouvez-vous donc là de ſi étrange ?

MERCURE.

Ah, rien : & vous êtes en état de me prouver que non-ſeulement une femme eſt diſpenſée d’aimer ſon mari, mais qu’elle peut même en aimer un autre.

CELIANTE.

Sans doute… mais voyez donc la grande merveille.

MOMUS.

Hé vraiment c’eſt la mode.

CELIANTE.

Point de préventions : écoutez-moi. Ne conviendrez-vous pas que les différents buts qu’on ſe propoſe en ſe mariant ſe réduiſent communément à ceux-ci. Tantôt c’eſt pour réunir dans une ſeule maiſon le bien de deux familles : quelquefois pour relever un nom qui pourroit s’éteindre ; bien ſouvent pour trouver dans la dot d’une Femme de quoi acheter une Charge : que ſçai-je ? enfin, ſi l’on veut examiner les principes des différens mariages qui ſe font aujourd’hui, on verra que c’eſt l’interêt qui les forme. Il eſt vrai qu’on ſe promet de s’aimer, & de n’en point aimer d’autre ; j’en conviens : mais une femme ſuppoſe que ſon mari ſe rendra aimable ; voilà quelles ſont les conventions de part & d’autre. Les articles du Contrat doivent s’exécuter religieuſement, mais le cœur n’eſt point du reſſort du Notaire, il ne promet que verbalement, encore c’eſt ſous conditions, & les conditions venant à manquer, marché nul de toute nullité : mais cela eſt ſi ſimple !…

MERCURE.

Pour moi j’avois toujours cru que le mariage n’avoit été établi que pour entretenir par une union douce & agréable, un commerce réciproque de tendreſſe, & rendre heureux deux Amans aſſortis par la conformité d’humeurs & de caractéres.

CELIANTE.

Idées provinciales… comme ſi on étoit maîtreſſe des ſentimens de ſon cœur… En bonne foi…

MOMUS.

Allons donc, c’eſt une tyrannie, c’eſt vouloir priver le Sexe des plus gracieux revenans-bons du mariage !

MERCURE.

Tudieu quelle Commere ! hé, dites-moi un peu, Madame, ſans doute que votre mari n’a point rempli la ſuppoſition que vous avez faite qu’il ſe rendroit aimable.

CELIANTE.

Aimable… ah… ah… le trait auroit été ſingulier… afin que vous le ſçachiez, il eſt Médecin.

MOMUS.

Apoticaire ſi vous voulez.

MERCURE.

Il eſt vrai que ces Meſſieurs ne péchent pas par trop de gentilleſſe. Mais parmi les vices communs à ceux de ſon état, quel eſt ſon deffaut dominant ? Eſt-ce groſſiereté, miſantropie, jalouſie, présomption, babil, ignorance, froideur ?

CELIANTE.

Rien de tout cela.

MOMUS.

Je gage qu’il a quelques jolies malades en ville ?

CELIANTE.

Hé non, je vous ai dit qu’il m’adore, & c’eſt préciſément ce qui me déplaît en lui. L’amour qu’il a pour moi le rend d’un caractere complaiſant & uniforme qui me déſole. Cet homme eſt toujours d’accord : avec lui jamais un pauvre moment de diſpute : voulez-vous une choſe, il l’a veut auſſi ; & toutes ſes réponſes ne ſont que des oui continuels qui m’aſſomment. Ah ! que cela eſt dégoûtant, être toujours la même ; le commerce de la vie devient ſi languiſſant ! Rien qui pique ; pas une de ces petites diſſentions domeſtiques qui occaſionnent des raccommodemens ſi pleins de charmes ; non, Seigneur, je n’y puis plus tenir, & je viens vous prier de le rendre ridicule, pour avoir la douce ſatisfaction de le quereller de tems en tems, de me faire quereller par la même occaſion, & par ce petit commerce de diſpute rendre mon état moins uniforme… Vous ne répondez rien ?

MOMUS.

Hé bien, Seigneur, qu’en penſez-vous ?

MERCURE.

Je m’y perds. A Celiante. Je vous avoue, Madame, que je ne m’attendois pas à cette demande ; & je ne puis vous rien répondre, ſinon que votre mari eſt d’une profeſſion fertile en perſonnages tels que vous les demandez. Il eſt certain que vous mériteriez & de reſte qu’il devint du caractere dont vous voudriez qu’il fut ; ne vous rebutez pas, attendez quelque tems ; à la longue il remplira votre attente. Vous voudriez qu’il fut ridicule ? à force de fréquenter ſes confreres, il deviendra comme eux, & vous ſerez contente.

Pendant que Mercure dit ces derniers mots, l’Espagnol qui s’eſt tenu un peu derriere ſans être apperçu de Celiante, ajuſte ſa perruque, &c. & s’avance en affectant des airs de Petits-Maîtres.

L’ESPAGNOL, à part.

Voilà une femme qui me réjouit. Eſſayons un peu auprès d’elle les leçons que le Seigneur Momus vient de me donner.

CELIANTE, appercevant l’Eſpagnol

Quel eſt cet homme-là ?

MERCURE.

C’eſt un Eſpagnol qui s’eſt imaginé qu’il n’y a que les Petits-Maîtres qui ſoient heureux dans ce Pays-ci, & qui veut leur reſſembler à quelque prix que ce ſoit.

L’ESPAGNOL à Celiante, affectant un air de Petit-Maitre, & d’un ton grave.

Madame… Madame… à part. Je ne ſçai que lui dire.

CELIANTE, le contrefaiſant.

Monſieur… Monſieur… éclatant de rire. Ah !… ah… ah…

L’ESPAGNOL.

Excuſez mon embarras,… Madame…

CELIANTE.

Ah ! je l’excuſe volontiers.

L’ESPAGNOL.

Je viens mettre à vos pieds un cœur qui n’a jamais aimé que vous… Daignez regarder favorablement ces prémices de ma tendreſſe… On ne peut rien voir de plus amoureux que moi.

CELIANTE.

Quoi ! vous m’aimez, Monſieur ?

L’ESPAGNOL.

Si je vous aime ?… Oui, Madame, rien n’eſt égal à mon ardeur, & ma flamme…

CELIANTE.

Comment donc ? mon ardeur… ma flamme… Ah !… ah, ah… En vérité, Monſieur, je vous plains bien.

L’ESPAGNOL lui prenant la main avec tranſport.

Se peut-il que vous vous intereſſiez à mon ſort : quel bonheur pour moi ? je l’ai donc enfin trouvé ce moyen d’être heureux, que j’avois méconnu juſqu’ici… Se tournant vers Momus. Ah ! Seigneur, que j’ai de graces à vous rendre pour les bons conſeils que vous m’avez donnés…

MOMUS.

Je vous le diſois bien ; celá ne pouvoit pas manquer… Ah ! ah, je conſeille bien, moi.

CELIANTE.

Mais que voulez-vous dire ? expliquez-vous, s’il vous plaît.

L’ESPAGNOL.

Je veux dire que l’amour pouvoit ſeul me rendre heureux, & me faire goûter des plaiſirs auſquels j’ai juſqu’ici été inſenſible. Je vous adore, vous approuvez mon amour, je connois tout le prix de mon bonheur ; ne dois-je pas m’en féliciter ?

CELIANTE.

Quoi ? vous croyez donc que je vous aime ?… Ah ! mon cher Monſieur, ſi votre bonheur n’eſt pas mieux fondé ; vous avez fait un fort beau rêve.

L’ESPAGNOL.

Pourquoi ne croirois-je pas que vous m’aimez ? vous venez de m’aſſurer que vous preniez part à mon état : je connois aſſez les Dames Françoiſes pour prendre le véritable ſens de vos paroles. D’ailleurs je vous crois trop compatiſſante & d’un trop bon naturel pour ne pas guérir les maux que vos yeux m’ont faits.

CELIANTE.

Encore… En vérité cela eſt tout-à-fait réjouiſſant, ah !… ah… ah… mais… mais je commence à craindre de n’y pouvoir tenir…

Elle le regarde un moment, & elle éclate de rire.
MOMUS à l’Espagnol.

Hé bien, quoi vous voilà tout déconcerté, tout immobile ?… allons… allons donc…

L’ESPAGNOL.

J’attendois que Madame eut ceſſé de rire.

CELIANTE.

Pour moi, Monſieur, je n’attends plus rien : car auſſi-bien vous êtes trop redoutable pour moi ; il faut abſolument que je quitte la partie ; que ſçait-on ce qui pourroit arriver… je ſuis bien mortifiée de ne pouvoir remédier aux maux que mes yeux vous ont faits ; mais conſolez-vous peut-être une autre fois ſerez-vous plus heureux.

Elle lui fait deux ou trois révérences en riant.
L’ESPAGNOL, après avoir un peu rêvé.

Quoi ! eſt-ce là le bonheur que vous m’aviez fait eſpérer ?… Ah ! je le vois bien, je me ſuis flatté d’une eſpérance vaine… on n’eſt pas plus heureux dans ce pays-ci d’un côté que de l’autre… Adieu, Seigneur, je retourne en Eſpagne.

MERCURE.

C’eſt, je crois, le meilleur parti que vous puiſſiez prendre.


Scène VI.

MERCURE, MOMUS, LA MARQUISE.
LA MARQUISE.

EN vérité, Seigneur, il y a long-tems que j’attends votre arrivée.

MOMUS ironiquement.

Cela eſt tout-à-fait flatteur.

MERCURE.

Sçachons donc, s’il vous plaît, en quoi l’on peut ſatisfaire votre impatience.

LA MARQUISE.

En deux mots, le voici. Je viens vous prier de réformer un abus offençant pour notre ſexe, & tout-à-fait injuſte.

MERCURE.

Quel eſt donc cet abus ?

LA MARQUISE.

C’eſt qu’on nous interdit tout accès aux Sciences : nous ne pouvons nous y appliquer ſans paroître ridicules. En vérité il y a dans ce procédé bien de l’injuſtice, & j’oſe dire bien de la baſſeſſe… oui, de la baſſeſſe… car c’eſt un pur effet de la jalouſie des hommes… Ils connoiſſent leur foible…… Ils auroient peur que nous ne fiſſions de plus grands progrès qu’eux, & leur petit amour propre n’en ſeroit pas fort flatté.

MOMUS ironiquement.

Quelle injuſtice !

LA MARQUISE vivement.

Elle eſt des plus criantes… quoi ! parce que nous ſommes femmes, il ſemble que l’ignorance ſoit notre appanage.

MERCURE.

Vous prenez ceci, ce me ſemble, bien ſerieuſement.

LA MARQUISE

Très-ſérieuſement,… & je ſuis indignée.

MOMUS.

On le voit aiſément : mais que vous ſoyez fondée en raiſon, c’eſt ce qu’on n’apperçoit pas d’abord.

LA MARQUISE

Comment l’entendez-vous donc ?

MOMUS.

Ah ! je vais vous l’apprendre. Vous taxez les hommes d’une baſſe jalouſie ; & c’eſt ſelon vous par envie qu’ils ne veulent pas que vous acquerriez des connoiſſances : ne ſeroit-ce point plutôt qu’ils auroient reconnu que les femmes ſont incapables de l’application que demande l’étude ?

LA MARQUISE d’un air piqué.

C’eſt-à-dire, que vous nous croyez ſans eſprit… ſans jugement ?…

MOMUS.

A peu près.

LA MARQUISE.

Vous nous faites en vérité bien de l’honneur… Mais cela ne me ſurprend point… On ne doit pas attendre autre choſe de Momus.

MOMUS.

Ah ! vous vous piquez, Madame ? Hé bien, je vais vous rendre toute la juſtice qui vous eſt dûë. Votre ſexe a ſans doute reçu en partage de l’eſprit, & même un eſprit vif, pénétrant, une imagination aiſee, beaucoup de brillant, ſi vous voulez : mais pour de la ſolidité… ah… ah… ma foi !…

LA MARQUISE.

J’enrage… Hé bien ?

MOMUS.

Par exemple, quelque prévenuë que vous ſoyez, pouvez-vous diſconvenir que rien n’eſt plus ſuffiſant & plus vain qu’une femme ſçavante : c’est-à-dire, celles qui croyent avoir mérité ce titre par quelques connoiſſances ſuperficielles ?… Tout doit céder à leurs ſublimes déciſions ; elles tranchent, elles décident, elles cenſurent… Ah ! c’eſt-là où elles brillent… Les gens les plus conſommés dans les Sciences ne ſont pas à l’abri de leur critique. Demandez-leur leur avis ſur quelqu’Ouvrage que vous vouliez bientôt mettre au jour ? Elles décideront hardiment qu’il eſt mauvais mais que cela ne vous empêche pas d’aller en avant, & de le produire. Les ſuffrages du Public vous vengeront amplement, & les couvriront de la confuſion qu’elles méritent. Ce n’eſt pas tout : qu’il leur tombe enrre les mains quelqu’Ouvrage, reconnu déjà pour excellent : à peine en ont-elles pris une légere idée, elles ont auſſitôt la main à la plume ; il faut qu’elles obſervent, qu’elles critiquent : & pourquoi non ? Les hommes ſont polis, complaiſans, pleins d’égards pour le ſexe, ils ne manqueront pas de pouſſer leur politeſſe & leur penchant pour les femmes, juſqu’à approuver aveuglément tout ce qui naîtra de leur plume.

LA MARQUISE.

Certes, vous nous habillés-là d’une jolie façon ! on n’a pas de peine à voir que vous ne vous piquez pas de cette exceſſive politeſſe que vous reprochez aux hommes.

MOMUS.

Oh ! non, je fais profeſſion de dire la vérité… N’eſt il pas vrai qu’une femme eſt bien ſatisfaite d’elle-même, lorſqu’elle ſe voit dans un deshabillé galant, dans lequel elle tâche de ſe déguiſer à elle-même ſon ſexe, au milieu d’un Cabinet, environnée de Papiers, de Sphères, de Compas ? Quel triomphe pour elle d’entendre le langage müet de tous ces êtres qui ſemblent lui dire à l’envi qu’elle eſt une femme au-deſſus du vulgaire, une héroïne ? Quelle joye ſecrette ne goûte-t-elle pas, lorſqu’on vient l’interrompre & qu’on la trouve occupée à réſoudre un problême, ou à calculer les diſtances de Saturne & de Jupiter ? Ah ! quelle agréable interruption pour l’amour propre, & qu’il doit en être flatté !

LA MARQUISE.

Vous croyez avoir dit les plus belles choſes du monde, parce que, pour ſatisfaire votre rage médiſante, vous venez d’expoſer le ridicule de cinq ou ſix folles qui donnent à rire à toute la France. Mais cela conclud-il contre notre ſexe en général ?

MOMUS.

Ah ! vous ne m’avez pas entendu ? Ecoutez-moi. Ces cinq ou ſix folles, ſur lesquelles vous prétendez que tombe ma critique, ont bien des compagnes ; & telle les blame, qui leur reſſemble, & les ſurpaſſe en extravagance… M’entendez-vous, à préſent ?

LA MARQUISE.

Vous éludez la queſtion. Répondez ad rem. Pourquoi une femme paroît-elle ridicule dès-là qu’elle s’applique aux Sciences ?

MOMUS.

Je vous l’ai déja dit, ce n’eſt point là ſon fait : la ſeule ſcience qui doive faire l’ambition d’une femme, eſt celle de ſes devoirs.

LA MARQUISE.

C’eſt-à-dire que nous voilà réduites au détail & au gouvernement de notre maison, & les momens que ces triſtes occupations nous laiſſent, doivent être perdus dans l’indolence, le jeu, les plaiſirs…


MOMUS.

Hé ! qui vous dit cela, Madame ? d’un air railleur. Ce jugement ſolide & pénétrant, qu’on peut ſans injuſtice exiger pour les ſciences, s’exerce chez vous d’une drôle de maniere !

LA MARQUISE.

Encore ? ah ! de grace, treve à vos invectives. à Mercure. J’ai recours à vous, Seigneur, vous jugerez plus ſainement de la ſolidité de ma demande.

MERCURE.

Puiſque vous traitez ceci ſérieuſement, je vais vous répondre comme vous le ſouhaitez. Je conviens qu’une femme qui s’applique aux Sciences est très-eſtimable, mais il faut qu’elle y réuſſiſſe : Il y en a qui ſe croyent fort doctes, parce qu’elles ſçavent éblouir par de grands mots, dont elles font parade : Celles-là ſont parfaitement ridicules. Il en eſt d’autres, qu’une imagination vive, un jugement ſain, un eſprit élevé, rend ſuſceptibles des plus ſublimes connoiſſances ; celles-là ſont très-eſtimables ; mais combien y en a-t-il

MOMUS.

Point.

MERCURE.

Oh, c’est trop peu. Il eſt vrai que le nombre n’en eſt pas grand ; mais enfin on en a vû.

LA MARQUISE.

C’eſt auſſi de ces dernieres dont je vous parle. Ne peut-on marcher ſur leurs traces, & doit-on paroître extravagante ſi on les imite ?

MERCURE.

Non, mais il faut les égaler.

LA MARQUISE.

Hé ! le peut-on ? dans le ſiecle où nous ſommes ; les premieres années d’une jeune perſonne, ſont employées à cultiver les talens du corps ; pour l’eſprit, il reſte inculte ; on ne le forme qu’à la bagatelle, jamais de Livres, ſi ce n’eſt des Romans, capables de gâter l’imagination & d’amollir le cœur. Ah ! qu’eſt devenu le tems, où la fille d’une femme illuſtre du ſiècle paſſé, poſſédoit à l’âge de ſeize ans la langue Grecque en perfection !…

MOMUS.

Oui ; mais ne ſçavoit pas ſa propre langue.

MERCURE.

Votre morale eſt fort bonne ; mais elle ne fera pas fortune ; tout le ſexe eſt intéreſſé à cultiver cette ignorance.

LA MARQUISE.

Pourquoi donc ?

MERCURE.

Si on permettoit aux Dames les occupations ſérieuſes que deviendroient les pompons, les bijoux, les ajuſtemens de bon goût ? la mode s’en paſſeroit, & les vieilles en ſouffriroient.

LA MARQUISE.

Quoi ! Seigneur, vous nous raillez auſſi ; cependant…

MERCURE.

Parlons donc ſérieuſement. On ne trouve pas mauvais que les femmes s’appliquent aux ſciences ; mais on trouve mauvais qu’elles ſoient ridicules, & cela est tout naturel : on n’eſtime une ſçavante qu’à proportion que ſa ſcience augmente ſa modeſtie ; ainſi vous voyez que ſans le ſçavoir, le deſtin a prévenu votre demande. Non, on n’interdira plus la ſcience aux Dames : il eſt vrai qu’il s’en trouvera toujours un plus grand nombre de ridicules, qu’il n’y en aura de vraiment eſtimables : c’eſt à vous de prendre le bon parti, & de voir ſi vous aimez mieux un peu moins de brillant dans votre réputation, & plus de ſolidité dans l’eſtime qu’on aura pour vous. C’eſt le ſort des vraies ſçavantes d’aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Adieu, Seigneur, je me retire comblée de joye, & pénétrée de reconnoiſſance. Elle ſort.

SCENE VII MERCURE, MOMUS, LE BARON DE CASTELGNAC. Q MOMUS au Baron. Ui vous a fait entrer ? LE BARO N. Moi perſonne. Nous autres Gaſcons, n’avonsnous pas nos entrées libres partout ?


MERCURE.


Que demandez-vous ? LE BARON. Jé n’ai béfoin de rien. Beau, jeune, bien fait, beaux yeux, belle tête, & cette jambe…ch… eh… ah !.. à propos, il faut que je vous conte : L’autre jour je paſſai devant la Boutique d’un Sculptur : Monfu, me dit-il, j’ai une grace à vous demander : J’ai une jambe à faire à Fabius Maximus, permettez que jé prenne modele fur la vôtre. Ah volontiers, lui dis-je, jé té fçaí bon gré mon ami, d’avoir un peu du goût… Eh ! à votre avis… jé dois ce me ſemble être content de moi ?


MOMUS.


Tout-à-fait. Et, avec cela, vous êtes riche, fans doute, comme tous ceux de votre Pays, quand ils en font dehors ? LE BARON. Oh ! cela peut-il manquer ? La queſtion mé COMEDIE. 29 charme… Jé fuis le fils aîné de la Fortune…. Lé Baron dé Caftelgnac mon pere eſt puiſſamment riche… Il a une Terre à dix lieuës dé Toulouze ; morbleu c’eſt un Château, auprès de qui trente Baftilles ne paroîtroient pas plus groſſes qué le poing… Il a des Equipages… des Chevaux, une Mute de… deux mille chiens courans… ſans compter les baffets….qué vous dirai-jé ?… lé diable….


MERCURE.


Il ne faut pas demander ſi vous êtes fils unique ? LE BARON. Autant vaut. J’ai….. deux ſurs & un frere aîné….mais céla né fait rien. L’une de mes ſurs va prendre lé parti de la retraite : l’autre eſt toujours cacochime, & la moindre pétite fluxion dé poitrine, un rien, une bagatelle qui va furvénir, avec lé fécours d’un habile Médecin, lui feront faire voiles pour l’autre monde. Pour mon frere, il eſt à la guerre, & j’espère qu’un boulet de canon m’en débarraſſera au premier jour… Ainfi mé voilà ful héritier ; vous voyez que jé fuis aſſez joliment du côté de la fortune. MOM US. Oui, en idées : Voilà des projets fort bien concertés ; mais je doute fort que votre frere & vos fœurs conſentent à leur exécution. LE BARO N. Oh ! jé n’en doute pas moi, je vous dis, cela ne peut être autrement…… Pour de la vaillance, elle eſt héréditaire dans ma famille… & jé n’en manque pas. 30 LES SOUHAITS, MERCURE à part. Et encore moins de présomption. LE BARON. C’eſt par là que jé brille. Sandis, quiconque oſe me regarder de travers… ah…ah… il fait beau voir vraiment. Pour de l’eſprit ; on dit communément que j’en ai… Là, de cet eſprit léger….j’ai la répartie prompte & la faillie heureufe….jé né veux point me louer, mais ſaris vanité je crois… qu’il en eſt quelque chofe… jé vous en fais juge. L’an paffè jé manquai d’avoir le premier Aceffit aux Jeux Floraux, il ne s’en fallut pas de céla… Oh ! furtont j’ai l’eſprit critique & judicieux, le genre épiſtolaire & la diſſertation, c’eſt là mon fort… Jé m’amuſe auſſi quelqué fois à tourner des Vers : & dernierément jé fis un Logogriphe ſi beau, fi embarraffant… que jé né pu jamais lé deviner moi-même.


MERCURE.


A merveille. A ce prix-là vous n’avez beſoin de rien qui dépende de moi, favoriſé comme vous l’êtes, & du côté des talens, & du côté de la fortune ? LE BARO N. Et oui, jé vous l’ai dit : Jé fuis un pétit abrégé de toutes les perfections… cé feroit bien autre choſe, ſi jé vous difois combien j’ai du talent pour plaire & pour être bien vénu auprès da Texe….


MOMUS.


Oh ! nous n’en doutons point. LE BARON. Mais, jé fuis diſcret ſur Particle….. Adieu COMEDIE. 31 Seigneur de Mercure, jé fuis ravi de vous avoir vú ; quand vous aurez béfoin de moi, jé fuis toujours votre pétit ſerviteur, lé Baron de Caftelgnac. Il fort.


MOMUS.


Certes Monfieur le Baron eſt aſſez content de lui. Voilà un échantillon de nos Petits-Maîtres : ils font d’une ſuffiſance & d’une présomption inſoutenable. Et ceux qui ont le plus à ſouhaiter & à réformer chez eux, font ſouvent ceux qui connoiffent le moins leurs beſoins. Il fort. SCENE VIII. MERCURE, M. SOTINET. MERCURE, ſans voir M. Sotinet. C’Eft un des plus funeſtes effets de l’amour propre ; quelle ſtupidité ! M. SOTINET. A part. C’eſt de moi qu’il parle. Tirant Mercure par le bras. Monfieur,… je vous dérange peut-être… pardonnez-moi ſi jofe,…


MERCURE.


Qui êtes-vous ? que demandez-vous, Monhieur ? M. SOTINE 1. Je m’appelle Monfieur Sotinet. 32 LES SOUHAITS,


MERCURE.


Monfieur Sotinet ? ah ! fort bien. Le nom eſt heureux. M. SOTINET. Je viens vous demander de l’eſprit. De l’eſprit ?


MERCURE.


M. SOTINET. Oiii. Il me ſemble que j’en ai bien beſoin.


MERCURE.


Mais ce ſouhait eſt raiſonnable, & c’eſt déjà commencer à en avoir, que de fçavoir qu’on en manque. M. SOTINET. Mais… peut-être bien.


MERCURE.


Hé bien, voyons ; de quelle efpece d’eſprit voulez-vous ? M. SOTINET. Comment, eſt-ce qu’il y en a de pluſieurs fortes ?


MERCURE.


Affurément ; car le mot d’eſprit en général eſt bien vague. M. SO TINET. Mais… je ne fçai ; j’en voudrois du bon… là… tout du meilleur.


MERCURE.


Vous choiſirez vous-même ; voilà une boëte où font renfermés pluſieurs fortes d’eſprits. Il prend de deſſus la table une petite Boëte contenant pluſieurs petites bouteilles. Ceci c’eſt de l’eſprit du monde : il conſiſte tout entier en des manieres étudiées, des égards, des attentions les uns pour les COMEDIE. 33 les autres, un extérieur prévenant, un air de gayeté & d’enjoûment, un diſcours poli.. Il ſe répand en offres de ſervices, en proteſtations d’amitié, pour l’ordinaire peu finceres, mais il tâche au moins de leur en donner l’apparence. M. SO TINET. Oh, cet eſprit-là… je ne fçai… je ne l’aime pas.


MERCURE.


Vous aimerez peut-être mieux celui-ci.. c’eſt de l’eſprit de fçavant. M. SO TINET. Ah ! la Science eſt une belle choſe, ce me ſemble : voyons un peu.


MERCURE.


Ce genre d’eſprit eſt tout différent du premier : l’eſprit du monde donne volontiers à l’extérieur ; celui-ci ne lui accorde preſque rien. Il néglige ce qu’on appelle politeſſe, bienſéance ; il n’eſt occupé que de ſes recherches : jaloux de ſes découvertes, extrêmement flatté lorſqu’il en a faites, il aime rarement ceux qui s’appliquent au même genre d’étude que lui ; les rabaiſſe volontiers, & cependant fait peu de cas de tous ceux qui n’ambitionnent pas le titre faſtueux, & ſouvent mal rempli, de fçavant…….. hé bien.. celui-là n’eſt pas encore votre affaire à ce que je vois… Celuici… ah ! c’eſt de l’eſprit des femmes. M. SO TINET. Eft-ce que vous voulez me donner de l’esprit des femmes, à moi ?


MERCURE.


Pourquoi non ? Ah ! combien y a-t-il d’hommes qui regardent comme un grand mérite, ceC 34 lui de lour reſſembler ! L’eſprit des femmes, dit un de vos Aureurs, eſt vif, pénétrant, compoſé de tous les extrêmes ; elles font impitoyables pour le ridicule, & les plus clairvoyantes du monde à le découvrir dans ceux pour qui leur cœur n’eſt pas prévenu. La politeſſe, un extérieur gracieux, prévenant, ſemble être naturel à leur ſexe : mais elles en ont besoin pour vaincre la demengeaifon qu’elles ont de rire, de railler, de ſe répandre en bons mots : leur cœur ſe déclare-t-il pour quelqu’un elles font indulgentes juſqu’à l’aveuglement. Tout ſe change en perfections dans l’objet aimé. Enfin leur eſprit reçoit toujours la loi de leur cocur, & leur cœur n’eſt jamais modéré dans ſes fentimens. LES SOUHAITS, M. SO TI NET. Oh ! dam… cet eſprit-là, il eſt trop beau pour moi, je ne l’entends pas.


MERCURE.


Voilà ce qu’on appelle du bel eſprit, de l’eſprit de Poëte : C’eſt un eſprit échauffé par l’imagination & la faillie, fertile en bons mots, en plaiſanteries, & plus encore en extravagances ; trèsinégal, tantôt gai & réjoui, tantôt morne, rêveur, capricieux : toujours occupé, le plus ſouvent de rien : déciſif, rarement modeſte, jaloux de ſes rivaux, & ſe préférant toujours à eux, toujours… M. SOTINET. Mais, j’aimerois aſſez cet eſprit-là… qu’en dites-vous ?


MERCURE.


Ce n’eſt pas le meilleur qu’on puiſſe demander.. mais puiſque vous en voulez, il faut vous 2 I COMEDIE. 35 en donner. Tenez, prenez cette bouteille, vous avalerez la liqueur qu’elle renferme, & auſſi-tôt vous vous trouverez changé en un homme tout différent, & vous aurez du genre d’esprit que vous fouhaitez… allez, ne perdez point de tems. M. SOTINET. Oh ! que cela eſt donc drôle..je m’en vais avoir de l’eſprit tout plein. Il fort. DH SCENE IX. MERCURE,

LUCINDE.


EH bien,


MERCURE.


A H bien, aimable perſonne, avec tant de charmes & un auſſi bon caractere que celui que fait préſumer la douceur de votre phifionomie ; que peut-il manquer à votre bonheur ?


LUCINDE.


Seigneur, je ne me plains point de ma fortune : je n’ai rien à defirer de ce côté-là : au contraire, le monde qui ne juge que ſur les apparences, me croit très-heureuſe ; mais que ce bonheur eſt altéré par la contrainte où l’on veut me réduire !


MERCURE.


Comment ? Expliquez-vous.


LUCINDE.


Aprenez mon fort, & tâchez d’y remédier.


MERCURE.


Hé bien ? Cij 36 LES SOUHAITS,


LUCINDE.


Vous voyez une malheureuſe qu’on veut forcer d’épouſer un homme qu’elle ne peut aimer.


MERCURE.


La ſituation eſt aſſurément déplorable ; mais qu’elle raiſon avez-vous de ne point aimer celui qu’on vous propole ?


LUCINDE.


Hélas ! Seigneur, ignorez-vous que l’amour ou la haine doivent toujours leur naiſſance au caprice ; un rien nous détermine indifféremment pour l’une ou l’autre paſſion : & dans ces extrémités rarement le cœur prend conſeil de la raiſon.


MERCURE.


Je fçai tout cela ; cependant….


LUCINDE.


A vous parler fincerement, je n’ai point de raiſon de le haïr : au contraire, il a de ſon côté tout ce qu’il faut pour ſe faire aimer : de l’eſprit, des manieres gracieuſes, engageantes, un grand bien, de la naiſſance, tout parle en ſa faveur, mais….


MERCURE.


Hé bien ? mais !


LUCINDE.


Que vous dirai-je, Seigneur, j’en aime un autre, le premier coup d’œil a décidé pour lui quoique moins aimable en apparence ; & ce premier coup d’œil, quand une fois il a fait ſon effet, eſt plus puiſſant que toutes les réflexions. Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/46 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/47 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/48 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/49 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/50 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/51 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/52 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/53 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/54 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/55 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/56 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/57 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/58 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/59 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/60 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/61 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/62 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/63 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/64 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/65 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/66 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/67 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/68 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/69 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/70 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/71 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/72 Page:Mlle ... - Les Souhaits, 1742.pdf/73