Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/09

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Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 84-132).
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LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

IX.[1]
LES RÉVOLUTIONS DE 1848.


I

Le jugement que les hommes d’état anglais ont porté sur les mariages espagnols renferme deux accusations distinctes, l’une morale, l’autre politique, accusations de valeur très inégale, mais qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours avec la même passion et la même persistance. Suivant l’une, la conduite du roi des Français en 1846 n’a pas été conforme à l’honneur ; suivant l’autre, cette affaire que la morale réprouve a engagé Louis-Philippe dans une voie qui devait aboutir à la catastrophe de 1848.

Un récit impartial des faits nous a permis de rétablir la vérité sur le premier point. Pour qui examine sans prévention toutes les péripéties de l’imbroglio, il est évident que l’honneur n’est point en cause. Si le roi des Français a dévié de sa ligne, comme il le reconnaît sans détour, c’est qu’il y a été contraint malgré lui par les déviations de la politique anglaise. Or, quel est l’auteur de ces déviations ? Lord Palmerston et nul autre, nous l’avons montré preuves en main. Il n’y a dans tout cela qu’un changement de ministère à Londres avec les conséquences qui devaient en résulter. Des deux côtés, l’honneur est sauf.

Quant au second point, il est difficile de ne pas être frappé des sentimens unanimes de l’Angleterre et de ne pas y voir un sujet de réflexions sérieuses. Est-il vrai, comme l’ont pensé les membres les plus éminens du parlement d’Angleterre, comme ils persistent à le penser aujourd’hui, que l’affaire des mariages espagnols ait été, non pas directement, mais par ses conséquences infaillibles, une des causes principales de la chute du roi Louis-Philippe ? Cette opinion, qui n’a pas cours en France, est aux yeux des Anglais une vérité indiscutable. À présent même que les colères de 1846 sont depuis longtemps éteintes, on ne traite pas ce sujet chez nos voisins sans expliquer de cette manière la révolution de février. C’est un point acquis à l’histoire, c’est un article de foi. Le baron de Stockmar ne fait que résumer les idées des hommes d’état de l’Angleterre, lorsqu’il expose dans ses écrits la philosophie d’une catastrophe qui a ébranlé pour longtemps la société européenne. Il était de ceux qui, sans nulle amitié pour la France, sans nulle sympathie pour le roi des Français, désiraient dans l’intérêt de l’Europe l’établissement solide de la monarchie de juillet. Il n’avait jamais eu de goût pour le gouvernement de la restauration. De 1814 à 1830, il avait plus d’une fois visité la France, examiné de près la marche des affaires, étudié les hommes d’état, interrogé l’esprit public, et s’était convaincu, — nous répétons ses paroles, — que ce gouvernement, pris dans son ensemble, était « un gouvernement sans intelligence comme sans droiture, un gouvernement immoral appliqué sans cesse à fausser la constitution. » La révolution de 1830 lui était donc apparue comme une délivrance, non-seulement pour la France, mais pour l’Europe. C’était la fin d’une politique funeste. On pouvait espérer, dit-il, que le nouveau roi et ses ministres, instruits par les circonstances, comprendraient la tâche imposée à leur patriotisme. Il s’agissait de transformer la charte de 1814 en une constitution appropriée au génie de la France et de la pratiquer loyalement, consciencieusement, sans s’écarter jamais ni de sa lettre, ni de son esprit.

Stockmar se demande si le roi Louis-Philippe était bien l’homme qui convenait à ce rôle. « Dans le commencement, dit-il, on put le croire ; la suite des choses a montré le contraire. » L’habile observateur prétend même avoir découvert les principes qui dirigeaient la conduite du roi des Français, bien que le roi, à ce qu’il prétend, n’éprouvât pas le besoin de se conduire d’après des convictions arrêtées. Aussi n’étaient-ce pas précisément des principes, des règles de conduite méditées avec soin comme les quatre règles du Discours de la méthode, c’étaient surtout des instincts, des entraînemens, associés à une confiance illimitée dans sa propre sagesse. Ces principes qu’un instinct confiant avait suggérés au roi, Stockmar les résume ainsi : « 1o La France ne pouvait être gouvernée qu’avec un régime constitutionnel ; il fallait donc de toute nécessité qu’il gouvernât de cette manière ; 2o ce qui avait causé la chute de son prédécesseur, c’était son ignorance de l’esprit du temps et du caractère des Français, comme aussi son inhabileté à diriger la France d’aujourd’hui ; 3o il possédait, lui, et cette connaissance et cette habileté dans un degré supérieur ; il avait même une science politique plus profonde, une expérience plus complète que celle de tous les personnages dont il pourrait composer son ministère. » De ces trois articles de foi, les deux derniers, qui heurtaient violemment le premier, le détruisaient par avance. C’était comme un poids énorme qui faisait tout dévier. Le roi devait donc être nécessairement entraîné vers l’abîme, à moins que des ministres fidèles à leur devoir n’eussent le courage de lui opposer un obstacle au nom de la constitution.

Tout ce chapitre des Mémoires de Stockmar est rempli de leçons inattendues. On répète souvent chez nous, pour expliquer nos révolutions périodiques et l’impuissance où nous sommes de constituer la liberté véritable, que la France ne saurait être comparée sur ce point à l’Angleterre, tant il y a de différences dans le tempérament des deux peuples. L’Angleterre est le domaine de l’aristocratie, la France est un foyer démocratique. L’esprit anglais est politique, par conséquent sensé, pratique, jugeant tout au point de vue des cas qui se présentent et se défiant des axiomes ; l’esprit français est antipolitique : logicien à outrance malgré son scepticisme apparent, il n’aime que les principes généraux, les vérités universelles, et il y a des jours où on le dirait emporté à la recherche de l’absolu. L’Anglais ne travaille que pour lui-même, le Français est toujours prêt à faire des expériences pour le genre humain. La passion anglaise, c’est l’amour de la liberté, de toute la liberté possible ; la passion française, c’est le rêve de l’égalité impossible. L’un poursuit constamment des réalités ; l’autre semble condamné à poursuivre éternellement des chimères. Le parallèle pourrait se continuer longtemps, il présenterait toujours le même contraste. Avec des tempérament si opposés, il était naturel que les deux peuples eussent des destinées toutes différentes. Les révolutions d’Angleterre ont fini par donner à la nation britannique une vie politique libre et forte, tandis que nos révolutions, ramenant toujours l’anarchie, ramènent toujours la dictature.

Combien de fois ces pensées n’ont-elles pas tourmenté les hommes de notre âge ! combien de fois n’ont-elles pas fait naître chez ceux-ci une sorte de découragement, inspiré à ceux-là des protestations généreuses, tandis que d’autres, s’accommodant sans peine de la situation, déclaraient le problème résolu ! Ces derniers allaient jusqu’à dire que la révolution française, indifférente à la liberté politique et occupée seulement de l’égalité civile, avait atteint son but dans le code Napoléon. Nous savons tous avec quelle dialectique Charles de Rémusat a réfuté ici même ces doctrines désolantes[2], avec quelle force Edgar Quinet les a condamnées et dans sa Philosophie de l’histoire de France[3] et dans son livre sur la révolution. Eh bien, Stockmar ne s’arrête même pas un instant à l’examen de cette controverse ; la théorie des tempéramens nationaux, qu’elle soit vraie ou fausse, ne lui paraît ni une explication ni une excuse. Si la France n’a pas encore réussi à établir un gouvernement constitutionnel assez fort pour surmonter les épreuves, ce n’est pas à l’incapacité politique de la nation qu’il faut attribuer ces échecs, c’est à la faiblesse des hommes d’état ; Les révolutions de la France monarchique au XIXe siècle, particulièrement la plus funeste de toutes, la révolution du 24 février 1848, n’ont pas eu d’autre cause. Pendant tout le règne de Louis-Philippe, la France n’a jamais possédé ce qui est l’organe vital de tout état constitutionnel, un ministère capable de comprendre et d’exercer les droits que donne la responsabilité.

Quoi ! jamais ! de 1830 à 1848, il n’y a pas eu un seul homme d’état qui ait compris ses devoirs et exercé ses prérogatives de ministre parlementaire ! Stockmar excepte Casimir Perier, et peut-être aussi le comte Molé[4] ; à tous les autres, même aux plus illustres, il refuse absolument l’intelligence du droit constitutionnel. S’ils avaient compris ce qui est l’essence même de ce droit, ils eussent sauvé le souverain en lui résistant. Rejeter telle ou telle faute sur le caractère du roi, comme l’ont fait certains ministres, ou du moins leurs amis, après la catastrophe de 1848, c’est montrer la plus profonde ignorance des conditions du système. Les ministres, dans le système constitutionnel, sont précisément là pour empêcher qu’aucune faute, aucun échec, puisse être imputé au souverain. Faire que la fiction de l’infaillibilité royale devienne une vérité, voilà leur première tâche ; sans cela une monarchie constitutionnelle différerait assez peu de la monarchie absolue ; elle aurait une physionomie plus légale, plus libérale, elle sauverait les apparences, mais le fond serait le même, ou à peu près. Est-ce qu’un roi intelligent, expérimenté, esprit vif et plein de ressources, n’est pas spontanément enclin à faire prévaloir ses vues dans toutes les questions importantes ? Est-ce que ce n’est pas une conséquence des dons brillans qu’il a reçus ? et se peut-il qu’on lui en fasse un crime ? Non, certes ; mais en profitant de ces dons mêmes, en profitant de ces richesses naturelles d’un esprit supérieur, les ministres doivent prévenir les cas où elles deviendraient un danger public. Si les ministres cèdent toujours aux volontés du roi, eux qui sont mieux placés pour voir se former et s’accroître les mécontentemens, le jour où la politique du gouvernement a contre elle la majorité du pays, ce n’est pas un ministère qui est renversé, c’est une dynastie qui s’écroule.

Ces tentations d’excéder le droit souverain peuvent venir à tous les chefs d’état, aux sages comme aux fous, aux prudens comme aux téméraires. Peut-être même viennent-elles plus souvent à ceux qui ont le plus conscience de leur mérite. C’est précisément pour cela que, dans un état constitutionnel bien ordonné, la vigilance des ministres ne doit jamais faillir. L’Angleterre a donné sur ce point une longue suite d’exemples qu’on ne saurait assez méditer. Son histoire parlementaire, depuis le commencement du XVIIIe siècle, forme le plus étrange contraste avec la nôtre. Les rois de la maison de Brunswick ont eu beau commettre les fautes les plus graves, la dynastie a traversé toutes les épreuves. Et quelles épreuves ! des humiliations, des désastres, les plus terribles coups de la fortune. Nous ne parlons pas des deux premiers George, ces tudesques si peu sympathiques et auxquels il fallut arracher une à une les libertés nationales ; qu’on se rappelle seulement le règne de George III. Malgré la lutte des partis, malgré les violences de la polémique, de cruelles calamités ont frappé le pays sans donner aucune prise aux fureurs populaires. Ni la guerre d’Amérique, ni la perte des colonies à jamais séparées de la métropole, ni la fondation de cette grande république protégée par la gloire d’un Washington, ni les longues luttes contre la révolution française, ni les victoires de la république et de l’empire déjouant pendant plus de vingt années tous les efforts de l’Angleterre, n’ont porté atteinte à l’autorité royale. Ces malheurs ont pu troubler l’intelligence du roi, ils n’ont pas ébranlé son trône. Dira-t-on que la maladie même protégeait un souverain digne de commisération et de respect ? Nul respect, nul sympathie ne protégèrent son héritier. Le régent, qui fut depuis George IV, profita un instant de la chute de Napoléon ; mais bientôt, devenu odieux au pays par les hontes de sa vie privée, il attira sur lui des sentences formidables ; il fut attaqué à la chambre des communes et à la chambre des lords par les voix les plus graves, il fut dénoncé à l’indignation de tous par les immortelles invectives de lord Byron. Ses ministres mêmes, et Wellington tout le premier, le méprisaient. Malgré tant de causes de mort, le dogme, ou, si l’on veut, la fiction de l’infaillibilité royale a résisté victorieusement. Qu’est-ce donc qui l’a sauvée ? Faut-il répéter ici, avec les théoriciens dont nous parlions tout à l’heure, que le tempérament de la nation anglaise a conjuré le péril ? Ce serait expliquer d’une façon trop commode, et par une sorte de fatalité physique, ce qu’un juge très compétent, le conseiller de la reine Victoria, explique bien mieux par des raisons morales. Le tempérament de la race britannique, si opposé qu’il soit au tempérament de la France, n’explique absolument rien dans le cas dont il s’agit. Est-ce que, pendant la régence de celui qui devint George IV, il n’y a pas eu très souvent des émeutes, des manifestations menaçantes ? Est-ce que les troupes du roi, dans maintes villes d’Angleterre, n’ont pas dû réprimer la révolte à coups de sabre ? Est-ce que le sang n’a pas coulé à Manchester le 16 août 1819 ? Est-ce que le 13 septembre de la même année, l’un des chefs radicaux, le démagogue Hunt, traduit en justice, puis relâché sur caution, n’a pas fait une entrée triomphale à Londres, au milieu d’une assistance de 300,000 personnes ? Enfin, les semaines suivantes, aux mois de septembre et d’octobre, dans les comtés manufacturiers d’Angleterre et d’Ecosse, à Glasgow, à Paisley, est-ce que l’autorité n’a pas dû recourir à la force pour dissiper la multitude ? Aucun-peuple d’ailleurs n’est plus jaloux de ses droits que le peuple des îles impériales, aucun n’est plus disposé à vouloir du sérieux dans le souverain, comme Labruyère disait de l’ancienne France. Comment donc la maison de Brunswick-Hanovre, après avoir tant fait pour se perdre, a-t-elle été préservée des catastrophes qui ont ruiné des familles bien autrement glorieuses ? Comment et par qui a-t-elle été sauvée du naufrage ? Par la force du régime constitutionnel sérieusement pratiqué. Le roi est méprisé ; qu’importe ? La royauté est supérieure à tout. Des ministères se succèdent suivant la volonté de la nation, et toutes les grandes réformes s’accomplissent.

Ainsi s’accomplirent les réformes d’Angleterre, même sous des rois qui auraient pu causer le renversement de la monarchie. Nous ne faisons que développer ici les indications fournies par le conseiller de la reine Victoria. Si de 1814 à 1830, et surtout de 1830 à 1848, la France avait eu une suite de ministres comme ceux qui, dans tel ou tel sens, whigs ou tories, ont gouverné la nation anglaise, la monarchie constitutionnelle se serait implantée en France aussi solidement qu’en Angleterre ; et si de 1688 jusqu’à nos jours l’Angleterre n’avait pas eu des ministres, bons ou mauvais, habiles ou malhabiles, mais du moins connaissant tous le devoir constitutionnel, par conséquent résolus à couvrir le souverain ou prêts à se retirer, l’Angleterre aurait été comme la France un foyer de révolutions et de guerres civiles. Tous les élémens de désordres, tous les germes du mal s’y trouvaient comme chez nous. Au milieu des commotions les plus redoutables, c’est le système constitutionnel, et, dans ce système, le rouage ministériel, qui a dominé les vents et les flots.


II

M. Guizot, dans la longue durée de son ministère, a été souvent attaqué avec une extrême violence ; jamais il n’a subi d’assaut pareil à cette discussion du baron de Stockmar. On sait avec quelle force, avec quelle hauteur d’éloquence il répondait à ses adversaires de la chambre des députés ou de la chambre des pairs ; et certes, armé comme il l’était de toutes les armes de la parole, il n’avait pas de peine à repousser les attaques de l’ennemi. L’opposition n’était pas moins en faute que le ministre ; on peut même dire que les fautes des assiégeans excusaient les fautes de l’assiégé. Les uns se conduisant en factieux, l’autre ne connaissait pas d’autre système que celui de la résistance aveugle. Des deux côtés, la vérité constitutionnelle était sacrifiée. M. Guizot eût été bien autrement embarrassé par l’argumentation du conseiller de la reine Victoria ; il n’eût pas répondu aux critiques de ce maître-docteur aussi facilement qu’aux outrages de la gauche. Stockmar n’outrage point M. Guizot ; il l’honore, il le place très haut, il rend les plus sincères hommages à son génie, à son savoir, à son désintéressement, à la grandeur morale de sa vie ; seulement, au nom de la monarchie constitutionnelle, et avec une science profonde des principes, il lui demande ce qu’il a fait de cette monarchie en France.


« M. Guizot, ses amis l’affirment, est un caractère irréprochable. Sa haute valeur intellectuelle, sa pénétration, son savoir, son activité d’esprit, le ferme enchaînement de ses vues et de ses maximes politiques, tout cela nous est attesté par ses écrits, comme son rare talent d’orateur est attesté par les discussions de la tribune française ; mais nous n’avons à nous occuper ici que de sa valeur et de sa justification comme ministre.

« J’ai connu dans ma vie plusieurs hommes d’état qui, sans connaissances théoriques préalables, avaient commencé leur carrière par la pratique, et que l’étude immédiate, l’étude vivante de la réalité, n’a conduits que plus tard à se faire par induction des principes généraux et des règles spéciales pour leur conduite politique. J’en ai connu d’autres qui, avec des dons précieux et les plus profondes connaissances, bien avant de parvenir aux fonctions supérieures de l’état, se sont trouvés en possession de théories et de systèmes scientifiquement établis, d’après lesquels ils pouvaient démontrer, de la façon la plus persuasive, combien il était raisonnable, et par conséquent nécessaire, de comprendre, de régler, de diriger le développement d’un état suivant leurs conceptions. C’étaient des hommes à qui leur nature avait fait le plus impérieux besoin d’une conviction forte, et qui, sur leur chemin, s’étaient si parfaitement pénétrés de la vérité de leurs idées subjectives, que les contradictions même les plus visibles du dehors ne pouvaient éveiller un doute dans leur esprit. C’est à cette catégorie d’hommes d’état qu’appartient notoirement M. Guizot.

« Il est rare qu’un homme aux mains de qui est remis le sort d’un peuple produise à lui seul quelque chose d’extraordinaire, soit en bien, soit en mal ; il faut pour cela qu’il soit soutenu et complété par le concours d’une action homogène. C’est ce qui arriva ici : les convictions, les vues, les projets, l’obstination aveugle du roi, trouvèrent leur entier complément dans le caractère du ministre, dans sa vaine et immodérée confiance en lui-même, dans sa ténébreuse prétention de posséder le bon droit ; et ce complément devait exercer une action d’autant plus forte et plus décisive que M. Guizot avait en France et hors de France la réputation d’un homme d’état désintéressé.

« Le roi et le ministre s’étaient unis dans cette conviction, que l’opposition, au sein des chambres et en dehors, ne demandait plus de réformes, qu’elle voulait la révolution, la chute de la dynastie, le renversement de l’ordre social. Sur cette base fondamentale s’établit de plus en plus entre le roi et le ministre une étroite solidarité, autant du moins que le caractère du roi s’y prêtait. Tous deux firent de cette opinion un principe dirigeant, tous deux résolurent de repousser à l’avenir chaque demande sérieuse de l’opposition, puisque ces concessions, suivant eux, seraient faites désormais non plus à un parti constitutionnel adverse, mais à un parti révolutionnaire s’avançant sous ce manteau. Ces projets révolutionnaires, qu’ils apercevaient l’un et l’autre en tout mouvement politique et en toute chose, ils voulurent en avoir raison non par des réformes, mais par la force. En prenant cette résolution, le roi et son ministre avaient abandonné le véritable chemin constitutionnel, et engagé une lutte, dirigée non pas, comme ils le croyaient, contre un parti révolutionnaire, mais contre la liberté régulière de la nation. Le ministre surtout se fit un point d’honneur de mener cette lutte à bien, il y concentra toute son habileté, il ne compta plus que sur l’armée, sur les fortifications de Paris, il cessa de se préoccuper comme auparavant de la possibilité des émeutes et des insurrections. »


La réponse que M. Guizot eût faite à ces accusations, il l’a indiquée dans ses Mémoires, lorsqu’il a exprimé le regret que la France ait essayé en 1830 quelque chose d’analogue à ce que l’Angleterre a réalisé en 1688. « Nous nous sommes fait illusion, a-t-il dit ; dans la hiérarchie de la société anglaise, il y avait des bases, des étages, des points d’arrêt qui manquaient à la nôtre. » C’est presque le mot de Napoléon au lendemain du directoire : « La société a été réduite en poussière. » Développant ce point de vue, qui n’est que trop vrai, M. Guizot eût ajouté sans doute que la violence des passions révolutionnaires justifiait suffisamment sa conduite. Avait-il donc eu si tort de se considérer comme en état de guerre ? avait-il manqué à ses devoirs en inaugurant une politique de résistance ? est-ce que tout ce qui a suivi ne prouve pas qu’il avait vu clair dans la situation générale ? D’ailleurs, et c’est la grande réponse au point de vue du droit constitutionnel, il avait toujours agi correctement. Pouvait-on lui reprocher de s’être perpétué au pouvoir, quand la majorité des deux chambres n’avait cessé de le soutenir ? Lorsque ses adversaires du parlement, les hommes de ce groupe trop faible qui s’appelait la gauche dynastique, lui exprimaient en particulier leurs craintes à ce sujet, M. Guizot leur disait ironiquement : « Eh bien, renversez-moi. Mettez le ministère en minorité. Tant que la majorité nous donne la victoire, mon devoir est de garder mon poste. À Paris comme à Londres, c’est la règle. » voilà ce que l’illustre orateur aurait répondu triomphalement au conseiller de la reine Victoria ; mais, si grand que fût son art, si altière que fût sa parole, il eût provoqué aussitôt une contradiction accablante. Stockmar eût opposé la vérité du système constitutionnel au pseudo-système des doctrinaires, et M. Guizot eût été convaincu d’avoir appliqué à faux les principes qu’il croyait posséder mieux que personne. Tout ce qui précède, en effet, dans l’argumentation si pressante du conseiller de la reine, n’est que la préparation d’une sentence définitive. N’oublions pas qu’il s’agit du droit constitutionnel et que sur ce terrain Stockmar est un maître. Voici donc comment se terminent ces pages où la politique de M. Guizot est jugée à un point de vue si neuf, non plus au point de vue de la passion, de la passion révolutionnaire ou légitimiste, mais au nom du droit même dont elle relève et de la pratique des grands ministres anglais :


« Lorsque je compare l’état politique réel de la France de ce temps-là et l’agitation orageuse qui avait saisi l’opinion publique, à la candeur, au courage, à l’obstination avec laquelle le ministre poursuivait sa voie, je me heurte à une véritable énigme psychologique. Au lieu d’en chercher la solution, je me borne à citer ici la déclaration que le ministre lui-même faisait à plusieurs de ses amis immédiatement après la catastrophe : « Plus l’horizon politique s’assombrissait en France, plus les difficultés s’amoncelaient en face de lui, plus ses adversaires redoublaient contre sa politique leurs véhémentes attaques, plus aussi il s’était maintenu, il s’était retranché, consciencieusement et loyalement, dans le cercle des lois constitutionnelles. » En tant que cette déclaration se rapporte à la lettre du système et de la théorie, je la tiens pour entièrement fondée.

« Au point de vue de la pure théorie constitutionnelle et de la lettre de la loi, le désir qu’avait le roi de conserver son ministre aussi longtemps que possible était aussi peu blâmable que la résolution prise par le ministre de ne céder à ses adversaires qu’après avoir épuisé tous les moyens de droit pour le maintien de ses doctrines. Il avait eu constamment la majorité parlementaire et numérique, une majorité considérable. Cette majorité était parfaitement dévouée au ministre, et résolue à prêter au gouvernement tout l’appui dont elle pouvait disposer, dussent même quelques-uns de ses membres les plus importans sacrifier pour cela leurs opinions et convictions. Ainsi, d’après la lettre de la loi, le premier souci du roi devait être de conserver le ministre, et par lui la majorité. Rien de si naturel et de si correct.

« La doctrine des majorités constitutionnelles a été établie en Europe d’après la pratique du seul pays qui ait eu depuis longtemps une existence constitutionnelle, — une existence dans laquelle, comme dans la vie de l’individu, la santé est la règle, tandis que les manifestations morbides passagères forment l’exception. Or pourquoi l’observation de cette règle n’a-t-elle pas produit en France ce qu’elle aurait certainement produit en Angleterre ? Si la règle a refusé le service en France, je n’accuse pas de ce refus une infirmité qui soit inhérente à la règle, j’accuse la fausse application, l’application inopportune qui en a été faite à un état irrégulier et morbide.

« En droit, la France avait une constitution et un roi irresponsable ; en fait, elle avait un roi qui, depuis le commencement de son règne, avait travaillé à détruire cette fiction de l’irresponsabilité, et qui, par cette conduite, avait assumé en face du peuple une responsabilité dont l’effet demeurait le même, soit qu’il eût réellement atteint son but, soit qu’il eût simplement paru l’atteindre. — En droit, la France avait des ministres responsables ; d’après le jugement de l’opinion publique, elle avait des ministres qui avaient constamment abandonné au roi leurs prérogatives constitutionnelles, et ce jugement produisait le même effet, soit que les ministres fussent réellement coupables de cette faute, soit qu’ils ne le fussent qu’en apparence. — En droit, la France avait dans une chambre légalement élue un organe convenable pour la voix de l’opinion, pour ses désirs et ses plaintes ; en fait, elle n’avait qu’une assemblée législative, réunie de telle façon par l’influence et l’art du gouvernement que les décisions de sa majorité étaient bien l’écho des désirs du pouvoir, mais ne pouvaient être l’expression des besoins, des vœux, des réclamations du peuple.

« Mon argumentation n’a pas besoin de poursuivre l’exposé de ce registre en partie doublé ; cet exposé serait trop long, si je voulais le donner complet. J’en ai dit assez pour avoir le droit de poser cette question : En appliquant la loi constitutionnelle la plus saine à un état comme celui qui vient d’être décrit, le ministre pouvait-il en attendre un secours efficace, soit pour l’état général des choses, soit pour tel ou tel cas particulier ?

« Je suis obligé de répondre : Non. Aujourd’hui encore, je ne puis croire qu’un homme d’état possédant une véritable expérience de la pratique constitutionnelle, à la place de M. Guizot, eût agi comme lui. Quant à la majorité numérique d’un parlement qui, aux yeux du plus grand nombre, est le parlement du gouvernement, non le parlement de la nation, — si on veut savoir ce qu’elle est en réalité, ce qu’elle peut, comment elle finit d’ordinaire, et par conséquent la valeur qu’un ministre doit lui attribuer dans ses combinaisons, on peut le lire en bien des pages de toutes les histoires parlementaires. On y trouve ceci en caractères qui sautent aux yeux : les seules décisions parlementaires qui exercent une influence de conciliation et d’apaisement dans les temps d’orage, ce sont celles qui, étant de nature à mériter le suffrage des amis de la constitution, arrachent en même temps aux ennemis de l’ordre un aveu secret, — à savoir que cette majorité, dans la crise du danger public, a vraiment renoncé à tout esprit de parti, pour ne suivre que les conseils de la modération et de la justice patriotique.

« Qu’était la politique confiée au ministre et dont il avait promis d’assurer le succès ? Dans les affaires extérieures, une politique grosse de périls ; à l’intérieur, une politique visant au changement de la constitution. Telle était l’opinion de tous les esprits intelligens du pays. La chose est notoire. C’est pourquoi le ministre ne pouvait placer sa majorité dans la catégorie de celles que je viens de décrire, et en attendre les résolutions que j’ai signalées.

« Donc à la déclaration de M. Guizot j’oppose expressément celle-ci : — Un ministre qui, dans des circonstances semblables, aurait eu réellement comme lui l’intention de demeurer dans les limites de la constitution n’avait pour cela qu’un moyen : résigner ses fonctions, quoiqu’il possédât la majorité. Sa résolution de garder le pouvoir en de telles conditions renfermait un danger inévitable, celui de laisser arriver en dernière instance un conflit qui, commencé sur le terrain légal et dans la forme légale, devait nécessairement finir en dehors de toute légalité. Or l’histoire de tous les conflits que des gouvernemens impopulaires ont osé engager en se fiant à la force invincible des majorités parlementaires offre toujours les mêmes résultats. Grâce à des circonstances favorables et au moyen d’une direction habile, ces gouvernemens peuvent bien défendre quelque temps une politique impopulaire, jamais ils ne peuvent la faire triompher. Même dans le cas où la défense de cette politique a réussi quelque temps, le succès n’a été possible que pour une raison, c’est que la défense s’était restreinte à des questions spéciales. Une politique eût-elle les apparences de la défensive (le ministre ayant eu l’art d’amener ses adversaires à se donner les torts de l’attaque), si elle est aux yeux de la nation une politique hostile et agressive, elle est perdue. Ce sont précisément ces tendances agressives que beaucoup de personnes attribuaient au ministère Guizot. Sa majorité courut dès lors le même péril auquel avaient succombé des majorités semblables en des circonstances analogues. L’histoire en effet nous montre toujours, dès que la tempête éclate, ces majorités saisies par la conscience de l’impopularité et de l’injustice de la cause qu’elles défendent, les individus ébranlés dans leurs convictions et leurs projets, la cohésion des membres, si ferme jusque-là, subitement détruite, et toute la machine s’écroulant dans le sentiment de son impuissance.

« Ces enseignemens de l’histoire ont trouvé dans le sort du ministère Guizot une confirmation nouvelle.

« Le ministre, d’après ses déclarations, défendait l’ordre et la légalité d’une manière strictement constitutionnelle ; d’après les déclarations de ses adversaires, il interprétait cette légalité d’une façon arbitraire, inconstitutionnelle, et il attaquait en réalité ce qu’il se proposait de défendre. Ainsi est arrivé ce qui arrive toujours en pareil cas : une majorité immense dans le pays, qui ne trouvait pas ses idées représentées au parlement, poussée par le sentiment énergique de la volonté générale, forma une coalition, prit fait et cause avec ardeur pour l’opposition parlementaire et s’unit à elle comme un allié redoutable. Dès ce moment, la catastrophe de 1848 était préparée ; le ministre et la majorité avaient beau croire qu’ils pouvaient échapper à la condamnation de l’opinion publique, celle-ci avait déjà envoyé ses assignations, dans une forme reconnaissable pour tous, excepté pour les aveugles[5]. »


Sous ce langage dogmatique et serré, que nous avons tâché de traduire aussi clairement que possible, on a dû remarquer une pensée qui domine toute l’argumentation du maître : intelligence pratique avant tout, Stockmar ne veut pas qu’en des matières si graves on se laisse aller à prendre des apparences pour des réalités. Il y aurait sans doute bien des choses à contester, bien des points à compléter, dans les pages qu’on vient de lire, en ce qui concerne l’appréciation des faits ; il faudrait demander au conseiller de la reine Victoria si le reproche qu’il fait si amèrement à M. Guizot d’avoir faussé le système constitutionnel n’atteint pas au même degré les assaillans ; si, de 1830 à 1848, l’opposition des chambres françaises, comparée à l’opposition du parlement anglais de 1830 à 1848, n’offre pas un spectacle plus fâcheux encore que le ministère de M. Guizot comparé, par exemple, au ministère de sir Robert Peel ; enfin, si un système si pondéré, si compliqué, a jamais pu être compris chez une race primesautière aussi bien que dans le pays des whigs et des tories, — ce qui serait ramener la question des tempéramens de peuples et des vocations nationales. Laissons de côté cette discussion des faits, ne regardons qu’aux principes ; la leçon qui résulte des paroles de Stockmar, c’est que le gouvernement constitutionnel exige autant de sincérité que de vigilance, qu’il y faut toujours se préoccuper de la vérité vraie, qu’on ne doit pas se fier aux apparences menteuses, qu’on ne doit pas se croire à l’abri du péril parce qu’on aura doctoralement appliqué un régime de santé à un état de crise et de maladie. Stockmar dit plus encore : cet état de crise et de maladie, c’est le gouvernement lui-même qui le fait naître quand il s’attache obstinément à la lettre de la loi au lieu d’en respecter l’esprit. Sur ce point, je crois que l’histoire définitive donnera raison au conseiller de la reine Victoria. M. Guizot, qui savait lire si bien les livres saints, ne s’est pas souvenu des grandes paroles de l’apôtre : « La lettre tue, et l’esprit vivifie. »

Si M. Guizot avait été un grand ministre, comme il a été un grand historien, un grand penseur, un grand théoricien politique, s’il avait possédé le génie de l’action comme il possédait la philosophie du passé, il aurait pu fonder en France la monarchie constitutionnelle. Les premiers ministres d’Angleterre, tories ou whigs, ont toujours su se retirer à temps ; M. Guizot ne l’a pas su. Il eût été digne de ce noble esprit de faire chez nous pour les réformes politiques ce que sir Robert Peel a fait au parlement anglais pour les réformes économiques : On ne peut lire les belles études que M. Guizot a consacrées ici même à Robert Peel[6] sans être assailli de pensées douloureuses sur le contraste que présentent ces deux hommes. Robert Peel était le chef des tories comme M. Guizot était le chef des conservateurs ; Robert Peel était assuré de sa majorité comme M. Guizot était maître de la sienne ; rien n’empêchait Robert Peel d’ajourner indéfiniment les réformes s’il avait voulu se perpétuer au pouvoir, car il pouvait opposer aux attaques du dehors les suffrages incontestables du parlement. Ce grand ministre eut une pensée plus haute. Du sein de la majorité pressée autour de lui, il entendit, selon le conseil de Stockmar, le cri de l’opinion populaire, et, obéissant à l’esprit de la constitution, au lieu de s’attacher à la lettre, il fit alliance avec ses adversaires pour assurer le triomphe de la réforme. Il savait bien que dès le lendemain il serait renversé par ses amis. Qu’importe ! il avait désarmé les ennemis de l’ordre, écarté pour longtemps chartistes et radicaux, assuré une force nouvelle au gouvernement de son pays. Quelle crise, au contraire, quelle cause de ressentimens et de fureurs, si le gouvernement, satisfait d’avoir la majorité, s’était obstiné à ne pas regarder plus loin ! Voilà le vrai ministre constitutionnel. Le jour de sa chute, de cette chute si noblement voulue, si noblement préparée, a été le jour le plus glorieux de sa glorieuse carrière.

La réforme électorale demandée vers le même temps à M. Guizot était bien moins difficile à introduire chez nous que la réforme des lois agricoles dans les comtés d’Angleterre. Ce qu’on réclamait alors était si peu de chose ! Ne pas tenir compte seulement de l’impôt dans la concession du droit de suffrage, faire à l’intelligence sa part, chercher des garanties ailleurs que dans les bureaux du fisc, voilà les réformes dont le ministère se faisait un si grand sujet d’épouvante ! il ne voyait pas quels argumens et quelles armes il fournissait aux passions subversives. On raconte qu’en 1847 un candidat à la députation alla trouver Victor Cousin pour lui demander sa voix. Cousin l’écouta, puis, très gravement, avec cet art dramatique où il excellait, il lui débita ce petit discours : « Monsieur, je suis professeur à la faculté des lettres, je suis membre de l’Académie des sciences morales et politiques, je suis membre de l’Académie française, je suis membre du conseil royal de l’instruction publique, je suis pair de France, j’ai été ministre, je puis le redevenir,… mais je ne suis pas électeur. » C’est vers le même temps que M. Guizot, dans les débats sur l’extension du droit de suffrage, faisait cette déclaration solennelle : « L’heure du suffrage universel ne sonnera jamais. » Quelques mois plus tard, cette heure avait sonné, la résistance aveugle aux réformes les plus simples avait fait les affaires de la révolution, un insigne déni de justice avait provoqué une injustice en sens contraire, et le bulletin de vote du dernier manœuvre pesait autant que le suffrage d’un Victor Cousin, autant que le suffrage d’un Guizot.

Stockmar pensait à tout cela lorsqu’il portait sur le ministère Guizot le sévère jugement qu’on vient de lire. Ce n’était pas un jugement précipité, comme ceux qui échappent aux meilleurs esprits pendant les violences de la crise, sous le vent des passions déchaînées. Le conseiller de la reine écrivait ces pages en toute sérénité d’intelligence, deux années après le 24 février 1848. L’année suivante il revenait encore sur les mêmes idées. Enfin, au mois de janvier 1852, il résumait tout dans cette déclaration : « Je n’aime pas Guizot, je le hais même d’une haine loyale, parce que je lui attribue une grande part de la faute qui a causé la catastrophe européenne. Je crois, — aussi fermement qu’un homme peut croire, — je crois que sans les ténébreuses pensées de Guizot, sans sa courtisanerie, sans sa légèreté, sans son ignorance du monde et des hommes, Louis-Philippe serait mort sur le trône, et son petit-fils serait roi. »


III

D’où vient qu’un esprit plus mesuré d’ordinaire se laissait entraîner à de telles paroles évidemment excessives et injustes ? Blâmer la politique de M. Guizot, à la bonne heure ; mais accuser sa légèreté, son ignorance du monde et des hommes ! Si ce n’était pas là un jugement précipité, on ne saurait dire que ce fût une sentence tout à fait désintéressée. Stockmar ne pensait pas seulement aux affaires de France, il nous le dit lui-même sans détour : la catastrophe du 24 février 1848 était une catastrophe européenne. Tous les pays qu’il aimait, l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, pouvaient être plus ou moins troublés par l’ébranlement général, tous les foyers royaux dont il était le serviteur intime, de Cobourg à Bruxelles et de Bruxelles à Londres, en recevaient déjà les atteintes. C’est comme victime de 1848 que Stockmar, au nom de l’Europe libérale, maudissant la victoire du parti démagogique, maudissait aussi le personnage illustre auquel en incombait, à son avis, la responsabilité la plus haute.

Victime de 1848, ai-je dit ? oui, c’est le mot juste, et non-seulement victime par la sympathie que lui inspirent les inquiétudes de ses maîtres, mais victime directement, personnellement, par l’humiliation de la cause qu’il soutenait en Allemagne de tous ses vœux et de tous ses efforts. Voici, en effet, le conseiller de la reine Victoria engagé pour plusieurs années dans les luttes que soulève la question de l’unité germanique. Au moment où il trace les lignes cruelles que nous citions tout à l’heure (3 janvier 1852), la cause qu’il défend est perdue, elle a été perdue surtout, c’est sa conviction, par suite des désordres dont le 24 février a donné le signal dans une moitié de l’Europe. Quelles étaient les espérances de Stockmar au sujet de la rénovation de l’Allemagne ? à quel système s’était-il attache ? Il voulait l’unité germanique par la Prusse, il voulait un empire germanique d’où l’Autriche fût exclue, il croyait fermement que tel était le but indiqué à ses compatriotes, le but nécessaire, le but prochain, et les révolutions de 1848 ayant ramené les peuples vers les abris dont toute société a besoin, l’Autriche avait profité de ce mouvement pour reprendre sa vieille autorité en Allemagne. Dès le mois de décembre 1850, le Bismarck autrichien qui a précédé l’autre, qui l’a provoqué peut-être, et à vingt années de distance lui a servi de modèle, le prince Félix de Schwarzenberg, avait fait reculer le roi Frédéric-Guillaume IV et consommé l’abaissement de la Prusse. C’est dans l’irritation de ses espérances trompées que Stockmar traçait les paroles de haine, — de haine loyale, patriotique, de haine pourtant, il l’avoue, — que nous avons été obligé de transcrire.

Il faut reprendre tout cela de plus près. Stockmar ne peut plus rester en repos à Windsor, écoutant les ministres, suivant les travaux du parlement, conseillant la reine, conseillant le prince, s’occupant même de l’éducation des enfans ; des intérêts trop graves, des questions trop pressantes le rappellent dans sa patrie. Du nord au sud et de l’est à l’ouest, toute l’Allemagne est en feu. La révolution accomplie à Paris le 24 février a été le signal des révolutions du 13 mars à Vienne et du 18 mars à Berlin. Dans le grand-duché de Bade, dans les duchés de Darmstadt, de Hesse-Cassel, dans le Palatinat, dans les royaumes de Bavière, de Saxe et de Hanovre, des insurrections éclatent. C’est comme une traînée de poudre. Le premier fait qui se dégage de ces agitations confuses, c’est que l’Allemagne démagogique répond à la France révolutionnaire, et les vainqueurs de Paris en poussent des cris de joie. Bientôt cependant d’autres idées apparaissent. Si les vainqueurs étaient mieux informés, ils n’auraient pas lieu de se réjouir. À l’imitation tumultueuse de la France succèdent des sentimens de défiance et de haine. Le principal résultat des révolutions de 1848 en Allemagne est le désir plus ardent que jamais de constituer contre nous l’union des peuples germaniques.

Cette idée de l’unité allemande, née des guerres de l’empire, avait subi bien des phases diverses de 1806 à 1848. Depuis les journées d’Iéna et d’Auerstædt jusqu’à la bataille de Leipzig, c’est surtout le sentiment d’une grande communauté nationale opprimée par Napoléon, sentiment irrité qui prépare les explosions prochaines, sans qu’il s’y mêle d’ailleurs la moindre vue sur la manière dont se réorganisera l’empire. Le vieil empire d’Allemagne, après mille années d’existence, a disparu de la carte politique entre Austerlitz et Iéna. Ce n’est pas cet empire qu’il s’agit de relever ; il était mon et bien mort, depuis cent ans au moins, le jour où l’empereur François II déclara simplement que ses destinées étaient finies. Nul ne le regrette, nul n’y pense ; on s’habitue seulement à concevoir l’espérance d’une future unité, espérance générale et vague à laquelle ne se rattache encore, soit au sud, soit au nord, aucune combinaison politique. Quand éclata en 1813 l’immense soulèvement national, il n’y eut en jeu que le sentiment de la communauté, le sentiment de la grande patrie embrassant les patries particulières. Quel serait le chef de cette communauté ? Le roi de Prusse ? l’empereur d’Autriche ? L’opinion publique ne s’inquiétait pas de cette question, elle allait au plus pressé et ne songeait qu’à l’Allemagne. C’était l’inspiration des poètes, des publicistes, des philosophes, hommes du nord ou hommes du sud, qui entraînaient au combat tous les défenseurs de la patrie, les rois comme les peuples. Kœrner et Fichte, Maurice Arndt et Gœrres, jetaient les mêmes appels à tous, sans faire une place à part ni à l’Autriche ni à la Prusse. Edgar Quinet a rendu très fidèlement cette physionomie des choses en son poème de Napoléon, lorsque, résumant dans une vive image le long travail de 1813, il fait entendre ce murmure confus d’abord, ces voix qui s’appellent dans l’ombre, ces chœurs dispersés qui s’unissent, puis la clameur immense, formidable, la clameur unanime :

Saxons, Westphaliens, Souabes, Bavarois,
Électeurs palatins, grands-ducs, comtes et rois,
Nous n’avons tous qu’un nom : Allemagne ! Allemagne !
Et notre père à tous s’appelait Charlemagne.


Seulement, comme il n’y avait d’autre Charlemagne alors que le vainqueur d’Austerlitz, on ne se demandait pas encore quel serait le chef commun des Westphaliens et des Saxons, des Bavarois et des Souabes, l’empereur de tous ces comtes et de tous ces rois. Il s’agissait de s’unir et de vaincre ; l’organisation de l’unité viendrait après la victoire.

Elle ne vint qu’à demi, ou plutôt on n’en vit que le simulacre. Grâce à la circonspection du congrès de Vienne, toutes les difficultés que présentait cette grosse affaire se trouvèrent écartées pour longtemps. L’organe de l’unité, d’après les décisions du congrès, fut la confédération germanique. On connaît les principales dispositions de ce système : tous les états allemands, grands et petits, représentés par des plénipotentiaires ; — ces délégués de l’Autriche, de la Prusse, de la Saxe, de la Bavière, du Hanovre, du Wurtemberg, des duchés, des principautés, des villes libres, chargés de se concerter pour le règlement des affaires communes ; — ce congrès installé sous le nom de diète dans la ville où avait lieu autrefois le couronnement des empereurs ; — chacun des états ayant une voix ou plusieurs voix, ou des fractions de voix, suivant son importance ; — enfin la présidence de la diète attribuée au représentant de l’empereur d’Autriche. Il y avait bien là une apparence d’unité ; en fait, c’était la consécration de ce que Saint-Marc Girardin, dans ses Notices sur l’Allemagne, a spirituellement appelé le mal de la petitesse et de la dislocation. Stockmar fait remarquer ici, et la remarque est très piquante, que ce système différait assez peu de celui que les conquêtes de Napoléon avaient imposé à l’Allemagne. Napoléon avait coupé l’Allemagne en trois morceaux ; en face de l’Autriche et de la Prusse, que tant de rivalités divisaient, il avait institué la confédération du Rhin. La seule différence, c’est, que la confédération du Rhin, placée en 1806 sous le protectorat de la France, se trouvait placée, dans le système de 1815, sous le protectorat de l’Autriche. À l’action dominatrice du vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna avait succédé la domination insinuante du prince de Metternich. Même morcellement d’ailleurs sous une vaine image d’unité.

Cette apparence suffit d’abord à contenter les esprits. La politique de la sainte-alliance avait posé d’autres problèmes : la liberté menacée faisait oublier l’unité compromise. Tant que dura la restauration, on ne songeait qu’aux luttes des cours absolutistes (Russie, Prusse, Autriche) contre l’esprit libéral de toute l’Europe. L’Allemagne en souffrait comme la France. Ce n’était pas le moment pour l’opinion allemande de se reprendre à ses passions antifrançaises.

Voilà pourquoi la révolution de 1830 a été accueillie en Allemagne avec un véritable enthousiasme. Nous parlons, bien entendu, de l’opinion publique et non des gouvernemens. La chute des Bourbons de la branche aînée, l’arrivée au pouvoir du parti qui voulait la monarchie constitutionnelle, les espérances libérales que ce parti faisait naître, non-seulement pour la France, mais pour la société européenne, c’étaient là des victoires dont l’Allemagne se réjouissait dans un vrai sentiment de fraternité sociale. Les vieilles rancunes avaient disparu. Nulle défiance ne se mêlait aux sympathies. Ce n’était pas une explosion des mauvais instincts révolutionnaires qui avait amené la ruine de la vieille monarchie, c’était la juste revendication du droit. La royauté elle-même avait déchiré le contrat qui la liait à la nation. Une révolution ainsi faite, ainsi préoccupée de son but, ainsi arrêtée à point, n’éveillait que des idées de justice. Les Teutomanes les plus soupçonneux étaient obligés de reconnaître que l’esprit de 1830, tant que la France y serait fidèle, ne menaçait point l’indépendance de l’Allemagne. Le travail intérieur de l’unité n’avait rien à en craindre. Telles étaient du moins les premières impressions qui firent taire quelque temps les vieilles défiances germaniques. Qu’est-ce donc qui a dissipé ces pensées amicales nées si noblement d’un élan d’enthousiasme ? Il faut bien le dire, c’est l’année 1840, une des plus tristes années de ce siècle fécond en mauvais jours. Un incident imprévu des affaires d’Orient, perfidement exploité par les haines de lord Palmerston, avait exclu la France du concert des grandes puissances européennes ; les émotions du public français, l’attitude du ministère, ses paroles, ses préparatifs, le langage des journaux, des cris de guerre proférés au hasard, réveillèrent d’un bout de l’Allemagne à l’autre les passions de 1813. On se serait cru aux jours qui précédèrent la bataille de Leipzig. Dès ce moment, les haines allemandes, apaisées depuis un quart de siècle, reprirent leur cours interrompu. Vainement de notre côté tout un groupe d’intelligences d’élite, poètes, penseurs, savans, philosophes, se sont appliqués à effacer tous les mauvais souvenirs ; les générosités de l’esprit français ont été impuissantes à détourner ce courant.

Aussi, dès qu’on apprit en Allemagne la révolution du 24 février, deux partis se constituèrent immédiatement : d’abord le parti démagogique, le parti de la révolution cosmopolite, ensuite le parti de l’unité allemande, celui qui se donna plus tard le nom de parti libéral-national. Ces partis étaient distincts à l’origine, bien qu’ils se soient mêlés par la suite en plus d’une circonstance et que la faction révolutionnaire, aux heures de crise, ait essayé de cacher son drapeau sous le drapeau rouge noir et or, symbole de l’unité de l’empire.

Stockmar était de ceux qui n’avaient jamais cessé depuis 1815 de songer à l’unité de l’Allemagne et chez qui cette idée fixe était devenue depuis 1840 une véritable passion. Les tragiques nouvelles de Paris le surprirent à Cobourg où il avait passé une partie de l’hiver. Le 27 février, le prince Albert lui écrivait pour le rappeler à Londres :

« Buckingham-Palace, 27 février 1848.

« L’état des affaires est mauvais. La guerre européenne est à nos portes. La France est en feu de l’un à l’autre bout. Louis-Philippe est en fuite sous un déguisement, la reine aussi. Nemours et Clémentine ont pu arriver à Douvres. Quant à Auguste, Victoire, Alexandre, de Wurtemberg et aux autres, tout ce que nous savons, c’est que la duchesse de Montpensier est au Tréport sous un nom d’emprunt. Guizot est prisonnier, la république est proclamée, l’armée est en marche vers la frontière, l’incorporation de la Belgique et des provinces du Rhin est annoncée. Ici, on refuse de payer l’income-tax et on attaque le ministère ; Victoria va faire ses couches dans quelques jours ; notre pauvre grand’mère vient de quitter ce monde. Je ne suis pas découragé, mais j’ai besoin d’amis et de conseils dans ces temps dont le poids est si lourd. Venez, si vous m’aimez, si vous aimez Victoria, si vous aimez l’oncle Léopold, si vous aimez votre patrie allemande[7]. »


Cette lettre renfermait quelques détails inexacts, suivant les on-dit du moment, mais le fond n’était que trop vrai. Ces angoisses publiques, auxquelles se joignaient les douleurs ou les inquiétudes du foyer, étaient bien faites pour troubler le prince. L’agitation du pays, l’émotion des chambres, les embarras du ministère, les nouvelles du continent, les bruits de guerre augmentés par tant d’échos, la révolution menaçant l’Angleterre elle-même par la voix des chartistes, et au milieu de tout cela la mort d’une grand’mère tendrement aimée[8], la crise qui tenait la reine éloignée des affaires, que de soucis et quelle responsabilité pour celui qui, en fait, sinon en droit, remplissait comme un intérim de la puissance royale !

Six semaines après, ce n’était plus seulement des prévisions sinistres qui pouvaient inquiéter les hommes d’état d’Angleterre ; un danger très grave menaçait le pays. Les chartistes avaient annoncé l’intention de se réunir dans un des quartiers de Londres au nombre de 150,000, de se rendre de là dans Westminster, et de présenter au parlement une pétition monstre, comme ils disaient, une pétition formant une masse énorme de signatures, préparée depuis plusieurs semaines sur tous les points du royaume. Il ne fallut pas moins de trois voitures de place (common cab) pour transporter par les ponts et les rues la paperasse monstrueuse. Le rendez-vous était fixé au 10 avril. On s’effrayait beaucoup de cette manifestation gigantesque. L’exemple récent des banquets de Paris n’était pas fait pour rassurer Londres. Savait-on quels incidens pouvaient naître de ce rassemblement prodigieux ? Anglaise ou française, la foule est toujours la foule. Allait-on se battre dans la Cité comme on s’était battu à Manchester ou à Sheffield sous le roi George IV ? « Le danger, dit un écrivain anglais, était de ceux que tout bon citoyen peut apprécier ; des gens de cœur résolurent de montrer par l’énergie de leur attitude qu’ils n’étaient pas hommes à se laisser dominer par les agitateurs. C’est pourquoi ils s’enrôlèrent eux-mêmes au nombre de 170,000 comme constables spéciaux (et parmi eux était le prince Louis-Napoléon), afin de soutenir la force civile régulière, ou de combattre à côté des troupes, si les circonstances l’exigeaient. » On lit à ce propos un détail curieux dans les mémoires de M. de Bunsen. Deux ou trois jours avant la date fixée pour la manifestation chartiste, M. de Bunsen, ayant rencontré le duc de Wellington, lui dit : « votre grâce va donc nous défendre tous lundi prochain, nous et la ville de Londres ? — Oui, répondit le duc, nous avons pris nos mesures, mais vous ne verrez ni un soldat ni un canon, à moins que ce ne soit réellement nécessaire. Si la force légale, si la police à pied et à cheval a le dessous ou est mise en péril, alors les troupes marcheront ; leur moment sera venu ; mais il n’est pas bon, à aucun point de vue, que la troupe soit employée au lieu de la police. La troupe ne doit jamais être confondue avec la police, la troupe ne doit jamais être transformée en police. » Les mesures prises par le gouvernement, l’énergie morale des bons citoyens, déjouèrent sans effusion de sang tous les projets de l’ennemi. L’armée chartiste fut mise en déroute avant la bataille. Ces manifestans, qui devaient être 150,000, ou même 500,000, au dire de leur chef, M. Feargus O’Connor, se trouvèrent réduits au nombre de 30,000. Quand la police leur interdit de passer les ponts en masse, ils eurent le bon esprit d’obéir, et la pétition colossale, au lieu d’être promenée en triomphe dans les grandes voies de la ville, fut voiturée au parlement comme n’importe quel colis par les rues écartées. Il est à peine nécessaire de dire qu’elle fut présentée à qui de droit selon les formes officielles. La victoire de la loi resta pleine et entière jusqu’à la fin.

Le lendemain, 11 avril 1848, le prince Albert écrivait au baron de Stockmar : « Nous avons eu hier notre révolution, et elle a fini en fumée. Londres a remercié plusieurs centaines de constables spéciaux, les troupes ont été consignées hors de la vue du public afin d’éviter toute possibilité de collision, et la loi est demeurée triomphante. J’espère que cela fera une bonne impression sur le continent. »

Les chartistes, il est vrai, ne se tenaient pas encore pour battus, les affaires d’Irlande leur fournirent bientôt de nouvelles occasions d’agiter les villes populeuses. Dans le procès fait à MM. Mitchell, Meagheret Smith O’Brien, comme fauteurs de trouble et de sédition, le premier ayant été déclaré coupable par le jury et condamné à la transportation pour quatorze ans, dès que la sentence fut connue à Londres, les chartistes poussèrent des cris de rage, il y eut des meetings révolutionnaires, des orateurs proposèrent de marcher sur Buckingham-Palace et d’arracher à la reine la mise en liberté de Mitchell. Les assaillans et la police en vinrent aux mains, on se battait chaque soir, chaque nuit, sans qu’il fût nécessaire toutefois de faire marcher la troupe. Il y avait bien quelques têtes cassées par-ci par-là, mais les policemen, chargés d’arrêter l’émeute, suffisaient à la besogne. C’est ce que le prince Albert écrivait à Stockmar :

« Buckingham-Palace, 6 mai 1848.

« … Nous avons chaque nuit des émeutes chartistes qui ont pour résultat un certain nombre de têtes cassées. L’organisation de ce parti est incroyable, ils ont des signaux secrets et correspondent de ville en ville au moyen de pigeons voyageurs. À Londres, ils sont forts de 10 à 20,000 hommes ; c’est peu de chose assurément sur 2 millions d’habitans, mais le jour où leur organisation leur permettrait de se porter en corps sur tel ou tel point, ils pourraient tenter avec succès un coup de main. Jusqu’à présent on a eu raison de l’émeute avec le seul secours de la police, et, s’il est possible de la tenir en échec sans la force militaire, certainement on ne laissera pas la troupe engager la lutte avec elle. Somme toute, la loyauté du pays est vraiment grande, et, en ce qui concerne la personne du souverain, il est impossible qu’elle le soit davantage. »


Ainsi, bien que l’Angleterre ne fût absolument à l’abri des contre-coups du 24 février, ce n’est pourtant pas de ce côté-là que devait se porter avec le plus de hâte l’action vigilante du baron. L’Allemagne était bien autrement agitée, menacée, bouleversée de fond en comble par les révolutions de 1848. Le prince Albert lui’ avait écrit : « Si vous m’aimez, si vous aimez Victoria, si vous aimez l’oncle Léopold, si vous aimez votre patrie, arrivez au plus vite. » Victoria ne courait aucun péril, l’oncle Léopold pouvait être exposé, il est vrai, à de sérieuses épreuves, mais c’est en Allemagne que se dressaient les questions redoutables, et Stockmar était persuadé qu’il servirait son pays bien moins efficacement à Londres qu’à Berlin ou à Francfort.

Quelles étaient les vues de Stockmar sur la rénovation de l’Allemagne ? L’éditeur de ses Mémoires, M. le baron Ernest de Stockmar, affirme qu’elles étaient parfaitement arrêtées dès les années 1814, 1815, et qu’elles se résumaient en ces cinq articles : 1o la cause de la décadence politique de l’Allemagne, de sa faiblesse, de son impuissance, de sa honte au dehors et de ses embarras intérieurs, ne doit pas être cherchée ailleurs que dans son morcellement, dans le grand nombre des souverainetés par la grâce de Napoléon, dans le manque d’un pouvoir central unique ; 2o le dualisme de la Prusse et de l’Autriche ne peut se maintenir qu’au détriment de la Prusse, de l’Allemagne et de l’Autriche elle-même : c’est une situation contre nature, un état de choses qui n’est point viable ; 3o l’Autriche n’a jamais gouverné l’Allemagne, elle n’a fait que l’exploiter au profit d’une politique non allemande ; et il n’en sera jamais autrement, il ne pourra jamais en être autrement, parce que l’Autriche a son centre de gravité trop en dehors de l’Allemagne. Jamais, sous la suprématie de l’Autriche, la vie particulière de l’Allemagne ne pourra parvenir à constituer son droit ; 4o c’est la Prusse qui est appelée par la nature des choses à exercer le pouvoir central du monde germanique ; 5o les petits états devront se résigner à des limitations sérieuses dans l’intérêt de l’unité nationale.

Stockmar était donc de ceux qui en 1815, avec tous les politiques ardens et tout le parti militaire de la Prusse, avec Blücher et Stein, avec Scharnhorst et Guillaume de Humboldt, n’avaient pu pardonner au congrès de Vienne cette œuvre équivoque de la confédération germanique. À coup sûr, l’établissement de la confédération fut un grand service rendu à l’équilibre européen, car l’ambition allemande se trouva brusquement ajournée. Gagner du temps en politique, c’est souvent chose capitale, et, si l’on se rappelle que cette création, déclarée non viable dès le premier jour, a duré plus d’un demi-siècle (1815-1866) au milieu de tant de révolutions, on ne peut que rendre hommage à l’habileté de M. de Talleyrand, comme aux sages intentions des plénipotentiaires anglais et russes. Et cependant Stockmar avait vu juste ; la confédération germanique sous la suprématie de l’Autriche était une œuvre condamnée à périr. Quand on pense à la manière dont elle a disparu, tuée par la Prusse aux applaudissemens de presque toute l’Allemagne, on se demande si l’ajournement du péril que redoutaient les maîtres de la diplomatie n’a pas rendu ce péril beaucoup plus grand. La rupture du pacte fédéral a entraîné des conséquences dont l’Europe est encore ébranlée. Peut-être, si la confédération eût été placée dès 1815 sous l’hégémonie de la Prusse, aurait-on épargné de grands malheurs à la civilisation. Le monde germanique n’étant plus blessé dans ses sentimens nationaux, on ne l’aurait pas vu travailler ou se prêter à la destruction du lien fédéral. L’institution nouvelle aurait pu être entourée de garanties confiées à la garde des grandes puissances, tandis que rien de pareil n’était possible après Sadowa et la capitulation de Paris. Il est clair d’ailleurs que ces deux guerres funestes et à jamais maudites n’auraient pas attristé l’histoire, l’Allemagne n’aurait pas eu besoin de se jeter sur l’Autriche en 1866, d’envahir la France en 1870. L’unité, sa grande passion, étant depuis longtemps hors de cause, n’aurait donné aucun prétexte de guerre, même à une nation militaire et conquérante. L’Allemagne satisfaite eût contenu la Prusse, tandis que c’est l’Allemagne irritée qui a mis au service de l’ambition prussienne ses revendications et ses colères.


IV

Il est difficile de se soustraire à ces douloureuses réflexions quand on interroge les notes de Stockmar. Tout ce que les événemens de 1866 et de 1870 ont constitué avec violence, Stockmar aurait voulu le voir établi d’une façon pacifique, sagement et libéralement, dès l’année 1815. Même à cette date il aurait voulu que l’Autriche fût exclue de la communauté allemande. Cette exclusion, accomplie seulement en 1866, au lendemain de Sadowa, il eût désiré qu’elle fût prononcée par le congrès de Vienne. Cette vue de l’avenir ayant échappé aux diplomates de 1815, le baron revint à son idée en 1848. Ce que le congrès n’avait pas osé faire, il espéra que la révolution, habilement dirigée, pourrait le mener à bien. Cette préoccupation était chez lui si forte et si tenace qu’il l’exprima en toute occasion pendant ces trois années de crise, de 1848 à 1851. Dans une lettre, datée du 20 avril 1849, il écrivait cette page, résumé lumineux de l’histoire d’Allemagne avant et après la bataille d’Austerlitz :


« Même avant la mort de l’empire d’Allemagne, la politique particulière de l’Autriche était, à mon avis, la cause de notre décadence. Jamais l’Autriche n’a gouverné l’Allemagne dans l’intérêt de l’Allemagne ; elle l’a constamment gouvernée pour des vues autrichiennes, pour les vues d’une dynastie qui cherchait à acquérir et acquit en effet dans l’Europe orientale, par la force de l’Allemagne, la puissance qu’elle ne pouvait acquérir par sa propre force sur le terrain germanique. Mais un si grand peuple ne se laisse pas toujours exploiter de la sorte. De là l’effondrement successif de la puissance autrichienne en Allemagne et, par suite, l’effondrement de l’empire d’Allemagne lui-même. Napoléon, au moyen de l’organisation territoriale sur laquelle il fonda sa confédération du Rhin, opéra plus complètement que jamais le déchirement de l’empire. En faisant de l’Allemagne trois parties séparées, l’Allemagne prussienne, l’Allemagne autrichienne et l’Allemagne de la confédération, il la polonisa formellement. Après la chute de Napoléon, sa politique fut remplacée en Allemagne par la politique autrichienne de Metternich. Cette politique, reprenant ses procédés d’autrefois, ne cherchait en Allemagne qu’un moyen de travailler à étendre sa domination ; elle finit nécessairement par viser à une suprématie complète. L’adversaire naturel de cette suprématie était la Prusse, qui, après la conclusion de la paix, était plus forte que l’Autriche en élémens germaniques. Plus Metternich réussissait à maintenir les arrangemens territoriaux de l’ancienne confédération du Rhin, et plus elle avait d’alliés contre la Prusse ; plus aussi il lui était facile, 1o de prendre à l’égard des princes de la confédération du Rhin la place occupée jadis par Napoléon ; 2o de neutraliser l’influence prussienne dans le reste de l’Allemagne. C’est ainsi qu’on vit le protectorat de la confédération du Rhin passer de Napoléon à Metternich. Et Metternich posséda encore plus de puissance en Allemagne que n’en avait possédé Napoléon, grâce à l’habileté qu’il eut de déterminer deux rois de Prusse à se laisser traîner pendant trente-trois ans à la remorque de la politique autrichienne. Sans doute, Metternich n’employa point cette suprématie, comme Napoléon, à des entreprises extérieures, à des guerres de conquêtes, mais il s’en servit pour des guerres morales contre l’influence de la Prusse, contre la révolution et sa propagande, contre le régime constitutionnel et la religion protestante, en faveur du jésuitisme et de l’absolutisme. Cette politique, aussi funeste que la politique de l’ancienne Autriche, devait forcément produire les mêmes résultats : la confusion d’abord, ensuite le bouleversement des affaires allemandes. L’inondation démocratique qui nous submergea au printemps de 1848 a eu pour cause principale la politique autrichienne de 1814 à 1847. Cette politique, dont le but constant était de faire en sorte que les princes allemands, sous des formes constitutionnelles, pussent toujours gouverner en maîtres absolus, amena, au lieu du résultat désiré, cette décomposition sociale que nous avons vue en Saxe, dans le Wurtemberg, dans le duché de Bade, dans les deux Hesse, et qui aujourd’hui encore oppose le plus sérieux obstacle à tout essai de reconstruction politique de l’Allemagne. »


L’unique pensée de Stockmar, pendant la crise de 1848, a été de faire prévaloir ces idées chez les esprits politiques de l’Allemagne et d’y trouver avec eux la solution du problème. Malheureusement pour lui, la clé de voûte de son édifice, c’était la dynastie des Hohenzollern, et le chef des Hohenzollern, par toute sorte de considérations, se refusait au rôle que lui assignait le patriotisme germanique de ce hardi conseiller. De ces deux rois de Prusse qui depuis trente-trois ans, comme dit Stockmar, se laissaient traîner à la remorque de l’Autriche, le second était précisément celui qui régnait alors, le bon Frédéric-Guillaume IV, âme chrétienne, imagination d’artiste, le plus savant et le plus scrupuleux des souverains. De 1840 à 1848, à l’heure où le désir des libertés constitutionnelles se faisait jour de toutes parts, Frédéric-Guillaume IV rêvait pour la Prusse une sorte de gouvernement féodal avec toute une hiérarchie de castes, seigneurs, bourgeois, paysans, comme aux siècles du moyen âge. Surpris au milieu de ses rêves par les révolutions de 1848, il sentit bien que les appels faits à la Prusse par les fougueux partisans de l’unité allemande lui imposaient des devoirs, de grands devoirs, et en même temps sa conscience lui défendait de se prêter à aucune entremise qui pût porter atteinte aux droits de l’Autriche. Il était religieusement dévoué à la tradition. L’empereur d’Autriche, à ses yeux, était toujours l’empereur d’Allemagne. Se séparer de l’empereur, méconnaître ou diminuer la suprématie de l’empereur, c’eût été pour lui un attentat à l’ordre d’en haut, une impiété révolutionnaire.

Comment concilier ces principes avec les paroles que lui arracha la révolution dans une heure de suprême péril ? Le 18 mars 1848, l’émeute victorieuse dans les rues de Berlin envahit la cour du palais et traîna sous les fenêtres du roi les cadavres des victimes. Quelles que fussent ses songeries politiques, le roi était brave autant que généreux ; il parut à la fenêtre, descendit dans la cour, se découvrit devant les morts, et, avec cette éloquence cordiale ou se révélait une âme candide, il triompha bientôt de la fureur populaire. « Je serai le roi allemand ! » dit-il d’une voix forte. Cette promesse avait suffi pour apaiser l’émeute, tant la passion de l’unité dominait tout depuis 1840, et tant l’opinion était impatiente de voir la Prusse répondre enfin aux sommations de la patrie germanique.

Il y avait là cependant une singulière équivoque. Le roi allemand, cela voulait dire pour les vainqueurs du 18 mars : le roi de Prusse n’hésitant plus à mettre la Prusse à la tête de la révolution intérieure qui allait constituer l’unité allemande. Pour Frédéric-Guillaume IV, le sens était tout autre. Le doux mystique voulait une transformation, un développement, un nouvel ordre de choses ayant ses racines dans le passé, par conséquent tout à fait conciliable avec l’ordre divin ; l’idée seule de révolution lui faisait horreur. Combinant ses devoirs de roi de Prusse, fils du XIXe siècle, avec ses principes de souverain par la grâce de Dieu, il s’était formé le singulier système que voici : « Je serai le roi allemand, je prendrai la direction active de l’Allemagne, je travaillerai de tout cœur à l’unité de l’Allemagne, mais sans rien enlever à la suprématie séculaire de l’Autriche. C’est pour l’Autriche qu’il faut reconstituer l’empire des peuples germaniques ; ce ne sera pas un empire moderne et révolutionnaire comme celui que prépare l’assemblée nationale de Francfort, ce sera l’empire des vieux âges, le saint-empire romain ayant à sa droite la royauté allemande. L’Autriche, avec ses populations diverses, qui s’étendent du Tessin au Danube, de l’Italie à l’Europe orientale, est admirablement placée pour faire revivre l’antique majesté du saint-empire ; la Prusse, avec son peuple compacte, son esprit militaire, ses institutions robustes, sa discipline inflexible, est naturellement désignée pour les fonctions de la royauté allemande. Auprès d’un Habsbourg, chef du saint-empire, il y aura un Hohenzollern, roi d’Allemagne. L’Autriche représentera les traditions séculaires de la couronne impériale, et, satisfaite d’une part si glorieuse, elle renoncera sans peine à se mêler des affaires germaniques ; la Prusse représentera l’Allemagne nouvelle, et, par ses liens avec l’Autriche, dont elle reconnaîtra le droit d’aînesse, elle sera intimement rattachée à l’Allemagne des anciens jours. »

La conduite de Frédéric-Guillaume IV, dans la crise de 1848, ses hardiesses et ses timidités, ses marches en avant et ses reculades, tout cela est expliqué par le programme qu’on vient de lire. Nous avons déjà raconté ces événemens, soit à l’heure même où ils venaient de se produire, en 1849, après la dissolution du parlement de Francfort, soit vingt-quatre ans plus tard, lorsque la correspondance de Frédéric-Guillaume IV avec le baron de Bunsen, publiée par M. de Ranke avec l’assentiment de l’empereur d’Allemagne, nous permit de pénétrer plus avant dans les pensées du roi de Prusse. Qu’il nous suffise aujourd’hui de résumer les principales décisions du roi, depuis le mois de mars 1848 jusqu’au mois de décembre 1850 ; on verra que tous ses actes, malgré les perpétuelles contradictions dont ils paraissent empreints, sont l’application constante et obstinée de son système.

Pendant toute l’année 1848, Frédéric-Guillaume IV ne néglige aucune occasion de commenter à sa manière les mots qu’il a prononcés le 18 mars : « Je serai le roi allemand ; » en même temps, il oppose une résistance continuelle à tout ce que l’assemblée nationale de Francfort prépare avec tant d’ardeur pour donner à la Prusse l’empire d’Allemagne. Le 15 août, dans les fêtes où il célèbre magnifiquement, et dans une intention symbolique si manifeste, l’inauguration de la cathédrale de Cologne, il porte un toast « aux architectes du grand édifice de l’unité germanique, » en d’autres termes à l’assemblée nationale, dont les délégués ont été invités au banquet ; or, dans ces mêmes fêtes, recevant le président de l’assemblée, M. Henri de Gagern, et les vingt-cinq députés qui l’accompagnent, il leur adresse une allocution d’où se détache cette phrase, prononcée du ton le plus significatif : « N’oubliez pas, messieurs, qu’il y a des princes en Allemagne, et que je suis un de ces princes. » Qu’est-ce à dire ? Ici presque un éloge, là presque un blâme ; ici, un encouragement, là un avertissement. Cela signifie : vous avez raison de vouloir travailler à l’unité de l’Allemagne, car ce doit être notre pensée à tous ; mais, prenez garde, vous êtes engagés dans une voie fausse, et votre travail ne vaut rien.

Au mois de novembre 1848, l’assemblée nationale, votant la constitution du futur empire, décide que l’Autriche ne fera plus partie de l’Allemagne ; Frédéric-Guillaume IV, sans tenir, bien entendu, aucun compte de ce vote révolutionnaire, continue à chercher le moyen de réaliser le système qu’il a imaginé : la suprématie du titre réservée à l’Autriche, la direction réelle attribuée à la Prusse. Au moment où l’assemblée nationale vient d’exclure la monarchie autrichienne du sein de la communauté germanique, il redouble de respect filial à son égard, il envoie note sur note au cabinet de Vienne, il lui soumet les combinaisons qui peuvent être le plus agréables aux Habsbourg, il lui propose de refaire l’œuvre du parlement de Francfort au moyen d’un congrès de princes présidé par l’Autriche et la Prusse. Le prince de Schwarzenberg, irrité du rôle que l’opinion publique assigne à la Prusse, a beau rejeter les offres du roi et le traiter en suspect, aucune dureté, aucune offense ne peut ébranler la foi de Frédéric-Guillaume. C’est un illuminé, un visionnaire. Attaqué de droite et de gauche, il poursuit sa route en souriant. Dans la mêlée de plus en plus confuse, il ne voit que son système : l’Autriche avant tout, l’Autriche au-dessus de tout, et la Prusse, respectueuse et fière, debout à la droite de l’Autriche.

Le 28 mars 1849, l’assemblée nationale de Francfort, à l’unanimité des suffrages exprimés, décerne au roi de Prusse le titre d’empereur d’Allemagne. Que fait le roi de Prusse ? Le jour où le président de l’assemblée, M. Simson, accompagné de vingt-quatre de ses collègues, va porter à Berlin le vote du 28 mars, le roi, sans refuser ouvertement, ajourne sa décision jusqu’à l’heure où les souverains de l’Allemagne, régulièrement consultés, auront exprimé leur avis. C’était le 2 avril. Dès le lendemain, l’Allemagne est en feu. Tandis que l’assemblée de Francfort s’indigne de la pusillanimité de Frédéric-Guillaume, tandis que le cabinet de Vienne s’irrite au contraire de son audace et l’accuse d’avoir ménagé un parlement révolutionnaire, le parti démagogique se hâte de mettre à profit les fureurs du parti national. Pressé de nouveau entre Francfort et Vienne, Frédéric-Guillaume n’hésite pas ; il donne raison à Vienne. Une déclaration signée de sa main fait savoir à tous les gouvernemens de l’Allemagne qu’il ne peut ni reconnaître la constitution de Francfort ni accepter la couronne impériale. S’en tenir là pourtant, ce serait renoncer à son idée, il s’y attache plus que jamais. L’œuvre de l’unité allemande n’est pas abandonnée, elle passe seulement à d’autres architectes. Le roi de Prusse invite tous les princes allemands à se réunir en congrès et à reconstruire de fond en comble l’édifice de Francfort.

Ce qu’il exprime là sous les formes du langage officiel, il le dit à son ami le baron de Bunsen avec une incroyable énergie. « Cette couronne que je refuse, ce n’est pas une couronne… Quoi ! ce produit de fabrique révolutionnaire, ce misérable oripeau, ce bric-à-brac pétri de glaise et de fange, on voudrait le faire accepter à un souverain légitime ! .. Si la couronne dix fois séculaire de la nation allemande, après un interrègne de quarante-deux ans, doit être une nouvelle fois donnée, c’est moi et mes pareils qui la donnerons. Et malheur à qui usurperait ce qui ne lui appartient pas[9]. »

Singulière menace en vérité ! À qui donc s’appliquent ces paroles ? y aurait-il quelque part, en dehors de l’Autriche, un rival inconnu qui disputerait l’empire d’Allemagne à Frédéric-Guillaume ? Pas le moins du monde. La menace s’adresse au parlement de Francfort, c’est-à-dire à l’assemblée qui, pour faire du roi de Prusse le chef de l’empire, lui a fabriqué elle-même une couronne à sa guise, ce que l’ardent légitimiste appelle un bric-à-brac. Les trois ou quatre mois qui suivent ne laissent aucun doute à ce sujet. La révolution a usurpé en mettant la main sur la couronne impériale pour l’offrir ou l’imposer à la Prusse ; celui à qui vient d’être présentée cette offrande révolutionnaire va écraser la révolution. Tandis que l’Autriche est aux prises avec de grandes insurrections nationales, tandis qu’elle étouffe à Curtatone, à Novare, les aspirations les plus légitimes de la cause italienne, tandis qu’elle lutte contre les Magyars et ne réussit à les vaincre qu’avec l’épée de la Russie, la Prusse, aux mois de mai et de juin 1849, met en pleine déroute les armées démagogiques de l’Allemagne. D’abord leur action est circonscrite dans le duché de Bade et le Palatinat ; puis, à Waghæusel, à Durlach, aux bords de la Murg, à Landau, à Rastadt, frappées de coups terribles et poursuivies l’épée dans les reins, elle vont mourir en Suisse. Le Rhin est dégagé, le Wurtemberg est délivré, le parlement de Francfort, dont la partie la plus violente s’est transportée à Stuttgart, expire dans les convulsions. La première assemblée nationale des pays allemands, la grande convention germanique n’est plus qu’un souvenir.

Et pour qui donc a vaincu la Prusse ? Pour l’Autriche. Chaque victoire du prince Guillaume de Prusse sur les insurgés de Bade et du Palatinat a rendu à l’Autriche une part de son ancienne autorité. Comme c’est elle qui représente l’ordre, le rétablissement de l’ordre lui profite ; la Prusse, qui a tout fait à elle seule[10], semble n’être que le bras droit de l’Autriche. Il est vrai que la Prusse, en organisant le congrès d’Erfurth, essaie de reprendre à sa manière la question de l’unité future, c’est-à-dire de fonder cette royauté allemande qui doit avoir la direction effective à côté de l’empire idéal ; vains efforts ! l’Autriche, dirigée par l’audacieux génie du prince Félix de Schwarzenberg, réclame à la fois la puissance idéale et la puissance réelle, la majesté impériale et la royauté allemande. Les notes impérieuses du ministre autrichien troublent si fort la conscience de Frédéric-Guillaume IV que le commissaire supérieur de la Prusse à Erfurth, le général de Radowitz, est obligé chaque jour de renier ses actes de la veille. Bref, le congrès d’Erfurth est dissous comme l’a été le parlement de Francfort, par la volonté de l’Autriche et par la main de la Prusse. Il ne reste plus qu’à restaurer la diète de 1815. C’en est fait des espérances de 1848.

La correspondance du baron de Bunsen nous a déjà révélé le désespoir des hommes qui, sans seconder la révolution, désiraient si ardemment l’unité de l’Allemagne par la Prusse ; les notes de Stockmar confirment ces impressions poignantes. Lui aussi, comme Bunsen, il joue un rôle actif dans ces négociations. On le voit tour à tour à la diète de Francfort, à l’assemblée nationale, au congrès d’Erfurth. Au mois de juillet 1848, lorsque l’assemblée nomme l’archiduc Jean vicaire de l’empire, il ne tiendrait qu’à Stockmar d’avoir la direction des affaires étrangères ; il aime mieux rester dans l’ombre pour agir plus librement. Un ministère pourrait le gêner. Quand il n’est pas à Francfort, il est à Berlin dans le cabinet du roi Frédéric-Guillaume, ou à Bruxelles auprès du roi Léopold, ou à Windsor chez le prince Albert. À Berlin, il s’efforce, comme Bunsen, de convertir le roi de Prusse à ses idées ; à Bruxelles et à Windsor, irrité de tout ce qu’il vient d’entendre en Allemagne, il cherche un appui dans une pensée conforme à la sienne. Et que va-t-il faire au foreign office ? Il va plaider auprès de lord Palmerston la cause de l’unité allemande.

Ses Mémoires contiennent à ce sujet de curieux détails. Les hommes d’état anglais ne manquent pas de bonnes raisons pour se montrer peu favorables à cette entreprise. D’abord ils ne comprennent rien aux premiers actes de l’assemblée nationale, à ses contradictions, à ses indécisions, à ce va-et-vient de théories où un esprit pratique est tout dépaysé. D’honnêtes Allemands s’y perdent, Stockmar l’avoue ; comment John Bull s’y retrouverait-il ? Il y a d’ailleurs certaines réflexions toutes simples qui poussent à la défiance, et Stockmar en parle avec humour : « John Bull, comme vous savez, est un grand et gros homme qui a de lui-même une haute idée. Or qu’apprend-il tout à coup ? Les trente-huit Michel allemands, si petits, si minces, qu’il pourrait les fourrer aisément dans sa poche, s’arrangent pour faire tous ensemble un grand et gros Michel. Naturellement cela le choque, et il lui faut quelque temps pour s’accoutumer à l’idée que des petits aient la prétention de grandir. Au reste tous les hommes grands et gros, race volontiers hautaine, ont toujours pensé de la même façon. » Les premières critiques ne l’effraient donc pas, et il est persuadé que le jour où l’unité allemande sera faite, les hommes d’état de l’Angleterre ne seront pas les derniers à en féliciter l’Allemagne. Bunsen complète ici Stockmar ; il nous apprend que les objections des politiques anglais s’évanouirent aussitôt que l’assemblée de Francfort eut rejeté l’Autriche hors de l’Allemagne. Ce décret, que les événemens ajournèrent jusqu’en 1866, et dont l’exécution au lendemain de Sadowa parut chez nous une chose si extraordinaire, si exorbitante, une espèce de violence contre nature, les chefs whigs et tories l’avaient approuvé dès l’année 1848. Lord Aberdeen et sir Robert Peel, aussi bien que lord Palmerston et lord John Russell, s’en exprimaient franchement avec Bunsen. « C’est la première fois, disaient-ils, que le parlement de Francfort a montré un véritable esprit politique. » Ces maîtres experts voyaient bien que la passion de l’unité tenait trop au cœur des nations allemandes pour ne pas vaincre un jour tous les obstacles, et que, ce jour-là venu, la séparation de l’Autriche et de la Prusse serait du moins une garantie d’équilibre européen.

Dans ces notes de Stockmar sur les péripéties des affaires allemandes, ce qui domine, on le pense bien, ce sont les paroles de blâme. La pusillanimité du roi de Prusse, les témérités de l’assemblée nationale, les prétentions dominatrices du cabinet de Vienne, quels sujets de réflexions amères ! Il y a des jours où le désespoir le prend. C’est surtout le mysticisme de Frédéric-Guillaume qui l’impatiente et l’irrite. S’il essaie d’abord de lui donner des conseils, il ne tarde guère à y renoncer. Plus d’une fois, mandé par le souverain, qui veut reprendre la discussion, on le voit se dérober tout à coup. Où donc est le baron, l’ami du roi des Belges, le conseiller de la reine Victoria ? Frédéric-Guillaume lui avait donné rendez-vous au palais ce matin même. Qu’on cesse de chercher le baron ; il est parti de Berlin hier soir, il sera aujourd’hui à Bruxelles. C’est qu’entre Frédéric-Guillaume et Stockmar le débat est stérile ; il y a trop loin des combinaisons embrouillées du roi au programme simple et net du baron. Un jour, dans le premier mois de la crise, le 31 mars 1848, il écrit ces mots : « Le pauvre roi de Prusse a totalement déménagé. Il agit toujours quand il est trop tard, il parle quand il faudrait se taire… La confiance est perdue. Personne en Allemagne ne veut plus entendre parler de lui. On dit : Plutôt l’empereur d’Autriche ou le roi de Bavière ! » Deux ans après, quand les péripéties que nous venons de rappeler ont amené une confusion inextricable, le 29 juin 1850, il résume la situation en ces termes : « Ce qui s’est écroulé en Allemagne au mois de mars 1848 ne se relèvera pas sur les bases que la diplomatie toute seule a posées en 1814 et en 1815. Maintenir ou rétablir la souveraineté des états isolés d’après le système de 1814, cette souveraineté qui existait bien à l’intérieur, mais qui n’était à l’extérieur qu’une vaine apparence, cette souveraineté qui avait toujours besoin du protectorat d’une grande puissance, soit la France, soit l’Autriche, — je tiens cela pour absolument impossible. Le dualisme austro-prussien est chose tout aussi impraticable ; il faudrait anéantir d’abord le système constitutionnel, car ce dualisme aurait nécessairement pour base une domination despotique exercée en commun sur le reste de l’Allemagne. Quant à une alliance purement extérieure de grands et de petits états qui conserveraient chacun leur pleine indépendance, c’est un non-sens. Quel est donc le moyen qui nous reste pour mettre d’accord les intérêts opposés et former le faisceau national ? Il n’en reste qu’un seul : la guerre. »


V

Telle était au milieu de l’année 1850 la situation du monde germanique. Le gouvernement autrichien, après avoir mis en déroute le parti national sous ses deux formes, celle que l’assemblée de Francfort avait votée et celle que rêvait le roi de Prusse, se disait avec confiance : tout est fini, je n’ai plus qu’à rétablir la diète de 1815, l’Autriche va rentrer plus forte que jamais dans la confédération germanique telle que l’a constituée le congrès de Vienne. Et à ce moment-là même les représentans les plus perspicaces du parti national, les politiques les plus pénétrans, le baron de Stockmar à leur tête, se disaient avec une foi opiniâtre : tout est à recommencer. L’œuvre de 1815 est morte. Aucun système n’est possible. La diplomatie est impuissante, et la discussion stérile. Il ne reste plus que la guerre ; la guerre seule nous donnera l’unité que la nation réclame.

La guerre ! c’est toujours chose grave de s’en remettre au hasard des armes, même dans une cause que l’on croit juste et bonne. Aussi, que d’angoisses pour les partisans de l’unité dans ces sombres mois de 1850 ! À ces angoisses publiques se mêlèrent chez Stockmar de profondes afflictions personnelles. Une série de grands deuils attrista encore cette année déjà si douloureuse et si lugubre. Le baron était à Cobourg lorsqu’il apprit coup sur coup la mort de personnes illustres qui, d’une façon directe ou indirecte, avaient été étroitement mêlées à sa vie politique. Le 2 juillet 1850, sir Robert Peel mourait à Londres d’une chute de cheval ; le 11 octobre la reine des Belges, après une longue maladie, rendait le dernier soupir à Ostende. Dans l’intervalle de ces deux dates, le 26 août, le roi Louis-Philippe était mort à Claremont.

Le roi Louis-Philippe, nous le savons déjà, n’inspirait aucune sympathie personnelle au baron de Stockmar. D’abord le baron n’avait rien de la haute et généreuse nature de son premier maître, le roi Léopold ; tout plein des rancunes de 1806 et de 1813, il poursuivait toujours la France d’une haine sournoise. Si l’éclair de 1830 lui fit entrevoir un instant l’image d’une France qu’il pouvait aimer, ses vieilles inimitiés n’étaient qu’endormies, et l’affaire des mariages espagnols les réveilla brusquement. Sous l’influence des passions anglaises de 1846, il a jugé sans bonne foi la conduite du roi des Français. On ne peut donc s’étonner de la sécheresse et même de l’aigreur de son langage, quand il mentionne en ses Mémoires la date funèbre du 26 août 1850 ; nous ne sommes que trop préparés aux sentimens hostiles dont ses paroles gardent l’empreinte. Mais avec quelle admiration il parle du caractère de sir Robert Peel, de ce génie à la fois si ferme et si ouvert, de cette vie politique si féconde ! Avec quel respect, avec quelle piété, pour ainsi dire, il s’incline devant la figure vénérée de la reine Louise ! Sir Robert Peel et la reine Louise, après le roi Léopold, après la reine Victoria et le prince Albert, ce sont les physionomies que le rigide baron a retracées avec le plus d’amour. Sur ce fond souvent triste, elles se détachent dans un rayon de lumière.

On connaît tous les détails de la mort de sir Robert Peel ; M. Guizot les a racontés en d’admirables pages[11]. Même après ce tableau magistral, les souvenirs de Stockmar peuvent encore être interrogés avec profit. Stockmar a été un des témoins intimes de cette grande existence. Le jour où sir Robert expire, la reine, le prince, dans la douleur qui les accable, associent Stockmar à tous leurs sentimens. C’est le 30 juin 1850 que l’illustre homme d’état, jeté à bas de son cheval pendant une promenade à Hyde-Park, avait été relevé sans connaissance. Le 2 juillet, à onze heures et demie du soir, il rendait le dernier soupir. Le lendemain, le prince Albert écrit à son ami de Cobourg :


« Cher Stockmar, vous allez partager notre profonde affliction, car vous pouvez mesurer toute l’étendue de notre perte, ayant toujours apprécié notre ami comme nous le faisions nous-mêmes : Peel est mort cette nuit vers onze heures. Vous devez savoir qu’il était tombé de cheval samedi dernier en face du mur de notre parc, et s’était brisé la clavicule et l’omoplate. Il a beaucoup souffert ; la douleur et la fièvre, avec sa constitution goutteuse, ont été les plus fortes. Quelques heures avant l’accident, il siégeait avec nous dans la commission, avisant aux difficultés où nous jette, pour l’exposition universelle, le refus qui nous est fait de l’usage du parc.

« Les débats sur Palmerston avaient duré la nuit précédente jusqu’à cinq heures du matin, et Peel avait prononcé un discours admirable. Maintenant le voilà mort… nous sommes dans un profond chagrin. Ajoutez ceci, que je ne puis vous cacher : nous allons peut-être nous trouver forcés de renoncer complètement à l’exposition. Nous avons annoncé notre intention de prendre ce parti, si, le jour où doit commencer la construction du grand édifice, l’emplacement que nous demandons nous est refusé. Peel avait promis de se charger de l’affaire à la chambre des communes. C’est demain que le vote doit avoir lieu, et le public est excité jusqu’au délire par la polémique des journaux.

« Notre ami est cruellement regretté en des momens comme celui-ci. Je vous en prie, si vous pouvez venir, venez. Nous avons besoin de vous. »


Ces difficultés qui tourmentaient si fort le prince Albert comme président de la commission furent heureusement écartées. Le vote dont il parle eut lieu le 4 juillet dans le sens qu’il désirait, et il paraît bien que, si l’opposition fut battue par une majorité considérable, ce fut une victoire suprême de sir Robert Peel. On savait quelle cause devait soutenir le grand homme d’état ; c’est à lui qu’une bonne partie des opposans rendit les armes. Quant aux débats sur Palmerston, et à ce discours admirable que sir Robert avait prononcé la veille de sa mort, il s’agit de cette grande controverse dans laquelle lord Palmerston eut à défendre sa politique étrangère contre des hommes de tous les partis, contre des tories, des whigs, des radicaux, contre M. Disraeli et M. Gladstone, contre sir Robert Peel et sir William Molesworth. Ce débat, par les merveilles d’éloquence qui s’y produisirent de part et d’autre, surtout par la dignité, par la mesure, par les scrupules patriotiques dont il fut le triomphe, est un de ceux qui ont fait le plus d’honneur à la tribune anglaise. Entrer plus avant dans le récit de cette affaire, ce serait nous éloigner de notre sujet ; on nous pardonnera pourtant d’avoir signalé en quelques mots le caractère glorieux d’un tel épisode. Sans cela, comment comprendre les lettres que le prince Albert écrit à Stockmar au lendemain de la mort de Robert Peel ? On vient de lire ce qu’il lui mande le 3 juillet 1850 : « Les débats sur Palmerston avaient duré la nuit précédente jusqu’à cinq heures du matin et Peel avait prononcé un discours admirable. Maintenant le voilà mort… » trois semaines plus tard, répondant à une lettre de Stockmar, qui lui a communiqué ses impressions au sujet de ce grand deuil, il revient en ces termes sur le dernier discours de sir Robert :


« J’ai reçu votre lettre sur Peel et sur[12]. Pour le premier, ce que j’ai dit à Victoria immédiatement après la mort était déduit du même principe sur lequel s’appuie votre raisonnement. La seule ambition et le principal désir de Peel ayant été de laisser un beau nom dans l’histoire du pays, — l’ambition d’une renommée honorable, comme il l’a dit lui-même un jour, — le moment où il est mort et les derniers actes de sa vie ont véritablement réalisé son vœu. À aucun moment de sa carrière, il n’a été aussi libre de toute entrave, aussi éminemment patriote, aussi haut placé dans l’opinion publique. Son dernier discours a été le résumé du rôle qu’il s’efforçait de tenir, celui d’un médiateur bienveillant envers tous les partis, par cela même les contrôlant tous et dirigeant le gouvernement du pays.

« La soudaineté de sa mort a élargi, et pour nous et au dehors, la brèche qu’une telle perte devait nécessairement produire : et la commisération inspirée par ses souffrances a augmenté encore l’affection et la gratitude dont sa personne était l’objet. Et cependant, qui sait s’il eût été capable de maintenir longtemps la position qu’il aspirait à garder, sans attirer sur lui-même la haine des partis, peut-être même sans leur fournir l’occasion de lui adresser de justes reproches ?

« Le débat sur les affaires étrangères lui a montré toute la difficulté de son entreprise. Il ne pouvait approuver la politique dont il s’agissait ; cependant il ne voulait pas faire tort au ministère, et cela par la seule raison qu’un ministère protectionniste succédant au ministère actuel lui paraissait dangereux pour le pays, et qu’il était absolument décidé à ne pas reprendre le pouvoir. Mais l’excuse de sa santé qui lui commandait cette réserve aurait-elle suffi, à la longue, pour faire que ses amis se résignassent patiemment à cette exclusion permanente ? J’en doute. »


Cette politique si vivement discutée dans la chambre des communes au mois de juin 1850, c’était la politique de lord Palmerston, la politique téméraire qui avait contribué pour une bonne part aux révolutions de 1848, la politique brouillonne qui, par ses prétentions d’ingérence chez les petits états de l’Europe, avait donné un éclatant démenti au grand principe anglais de non intervention. C’est sur ce point que le chef du foreign office dans le ministère John Russell avait été attaqué, d’abord à la chambre haute, puis à la chambre des communes, par des orateurs de toutes les opinions. Le prince Albert vient de nous dire quelle avait été dans ce débat la position particulière, et aussi embarrassante qu’honorable, de sir Robert Peel. Puisqu’un whig déclaré comme M. Gladstone, puisque d’autres amis politiques de lord Palmerston ne craignaient pas de blâmer hautement sa conduite, Robert Peel, l’ancien chef des tories, pouvait-il ne pas la condamner ? Il la condamnait certes aussi décidément que personne, mais il était sûr que la chute du ministère whig ramènerait aux affaires un ministère protectionniste. Or, on sait avec quel éclat Robert Peel s’était séparé de ses anciens amis sur la question des céréales, avec quelle noblesse de sentimens il avait sacrifié sa position politique pour assurer le succès d’une mesure qui devait profiter aux classes pauvres et prévenir des conflits redoutables. Si la politique personnelle de lord Palmerston eût été seule en cause, si M. Gladstone par exemple, en lui portant de si terribles coups, avait eu chance de le renverser pour prendre sa place dans le ministère whig, Robert Peel eût été plus à l’aise ; mais lord John Russell, quoique fort opposé en plus d’un cas aux procédés de son collègue[13], avait trop de loyauté pour l’abandonner dans un si grand péril. Le ministère tout entier était solidaire de la politique suivie au foreign office. Ainsi s’explique l’admirable discours que sir Robert Peel prononça la veille de sa mort. Il condamna la politique de lord Palmerston au nom des traditions anglaises, au nom de la paix et de la liberté, mais il le fit de manière à ne pas ébranler un cabinet qui ne pouvait être remplacé sans danger par ses anciens amis. M. Gladstone, en ses attaques passionnées, songeait à s’emparer d’un portefeuille dans le ministère whig ; M. Disraeli travaillait à la chute de ce ministère pour ramener les tories au pouvoir. Sir Robert Peel, placé désormais comme un arbitre au-dessus des partis, s’appliquait à sauver le ministère tout en blâmant ses fautes et en le rappelant au respect des grandes doctrines conservatrices. Aux whigs, ses alliés d’un jour dans la question des céréales, il empruntait leur noble souci des classes populaires ; aux tories, ses anciens amis devenus des adversaires pleins de rancunes, il empruntait leurs principes généraux de prudence politique. On comprend maintenant et l’admiration exprimée par le prince Albert et les mélancoliques réflexions qu’il y a jointes ; qui sait combien de temps l’illustre homme d’état aurait pu garder une telle position sans s’exposer à la colère de tous les partis ?

Il fut aidé, au reste, en cette circonstance par le rare talent de discussion que déploya lord Palmerston. Le ministre avait parlé cinq heures durant, sans hésiter, sans s’arrêter, avec une précision merveilleuse. « Son discours est un chef-d’œuvre, écrivait le prince Albert à Stockmar (28 juin). » M. Gladstone, de son côté, disait à la chambre des communes : « La défense du noble lord est un gigantesque effort intellectuel et physique. » Et sir Robert Peel, qui lui-même n’avait jamais mieux parlé, résumait ainsi le sentiment général : « Ce discours très habile, très mesuré, nous rend fiers de celui qui l’a prononcé dans cette chambre avec un talent digne de son nom et de sa charge. » Il faut ajouter que le résultat de la lutte fut conforme aux vues de sir Robert ; 46 voix de majorité vinrent au secours de lord John Russell. Les voix les plus imposantes s’étaient unies pour donner à lord Palmerston un avertissement nécessaire, et cependant le ministère whig n’était pas renversé.

Ce rôle de Robert Peel, si bien soutenu jusqu’à la dernière heure, nous fait mieux comprendre l’émotion profonde que produisit sa mort. Les lettres de la reine et du prince, les notes de Bunsen, les confidences de Stockmar (nous ne citons que les documens de premier ordre), nous laissent comme une image auguste de ce véritable homme d’état. Stockmar l’a dit très justement : si le personnage le plus influent de la chambre des communes est le premier en Angleterre après le roi (et telle est bien la ferme conviction de tout sujet britannique), Robert, Peel, pendant les quinze dernières années de sa vie, a été le premier homme d’Angleterre, le premier citoyen du royaume, soit qu’il fût ministre, soit qu’il siégeât sur les bancs de l’opposition.

Il était plus encore que le premier Anglais de son temps ; on peut ajouter sans emphase qu’il avait place parmi les héros de la vie morale. Si l’on cherche dans le groupe des politiques de nos jours ceux qui ont montré les qualités les plus originales et rendu les plus grands services à leur pays, on a coutume de citer au premier rang sir Robert Peel, le comte de Cavour et le prince de Bismarck. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de juger le prince de Bismarck, nos critiques seraient trop suspectes, et, soit qu’il y ait à louer, soit qu’il y ait à blâmer, la dignité nous impose le silence. Quant au comte de Cavour, notre admiration ne nous empêche pas de dire que, si la finesse italienne chez ce grand esprit a été toujours au service du patriotisme, la cause dont il était le champion exigeait trop d’efforts pour se prêter aux scrupules d’une conscience timorée. Au contraire, dans la carrière de Robert Peel, c’est le droit pur, c’est la pure morale qui a été constamment l’inspiration et la règle. Politique consommé, il s’est toujours montré rigoureux moraliste. Il possédait ces principes souverains sans lesquels les incidens de la vie politique sont de perpétuelles occasions d’erreur, et cette connaissance des détails sans laquelle les principes appliqués à faux égarent souvent la volonté la plus droite. Dans les petites choses comme dans les grandes, il avait horreur de toute atteinte à la vérité. C’est même de là que vient le seul défaut qu’on lui reproche, cette réserve excessive qui tenait les gens à distance, cette froideur apparente qui au premier abord semblait interdire l’amitié. Stockmar l’avait éprouvé très vivement au début de ses relations avec Robert Peel. C’était en 1819 ; en le voyant si défiant, il l’avait pris lui-même en défiance. Il sut bientôt que cette réserve était la défense d’une grande âme attentive à ne compromettre aucun des intérêts dont elle était chargée. Robert Peel craignait qu’une parole de lui, répétée d’une façon inexacte, ne donnât lieu à de fausses interprétations. Ce qui pouvait passer pour manque de franchise et calcul d’ambitieux était au contraire la marque du désintéressement le plus vrai, des scrupules les plus délicats et les plus rares. Peu d’hommes ont montré comme lui une préoccupation constante de ce que Royer-Collard appelle les parties divines de l’art de gouverner. Toutes ses pensées, toutes ses études, cette application de tous les jours aux matières d’économie politique et de finances, n’avaient qu’un mobile et un but : le bien-être du plus grand nombre, la prospérité de l’Angleterre, le bonheur de l’humanité.

L’humanité, le sentiment de l’humanité, c’était bien là le trait distinctif de cet esprit, d’ailleurs si profondément anglais. La politique anglaise a trop souvent encouru le reproche d’égoïsme ; lui, sans oublier aucun de ses devoirs nationaux, il croyait bien servir son pays en imprimant à ses traditions quelque chose de plus large et de plus humain. Ce qu’il avait fait si glorieusement le jour où il avait rompu avec son parti pour sauver les intérêts du pauvre, il le faisait avec une égale hardiesse en s’attachant à la cause commune de la civilisation. Dans les deux cas, le programme était le même : ici maintenir l’ordre et cependant venir en aide à des millions de malheureux ; ici se dévouer aux intérêts de l’Angleterre et travailler en même temps pour le genre humain. Il ne se séparait pas en réalité de la tradition conservatrice, il n’en repoussait que l’égoïsme intraitable ; il ne se séparait pas davantage de la tradition patriotique, il n’en repoussait que l’étroitesse hargneuse. C’était les servir l’une et l’autre, puisqu’il les épurait toutes les deux. Son dernier discours est tout rempli de ces sentimens. Il faut lire, en ces grands débats du mois de juin 1850, avec quelle ardeur d’équité vraiment humaine il caractérisait la diplomatie britannique telle que l’avait façonnée lord Palmerston. « Qu’est-ce donc que la diplomatie ? disait-il. Un instrument coûteux destiné au maintien de la paix… Si vous employez votre diplomatie à envenimer toutes les blessures, à provoquer les ressentimens au lieu de les dissiper, si vous n’y voyez qu’un moyen de placer dans chacune des cours de l’Europe un ministre chargé non pas de prévenir ou d’arranger les querelles, mais de prolonger des correspondances irritées, de favoriser tout ce qu’on suppose être un intérêt anglais, d’entretenir des conflits avec les représentans des autres puissances, je dis que les dépenses faites pour ce coûteux instrument ne sont pas seulement du gaspillage, je dis qu’elles sont funestes, je dis que ce grand engin, appliqué par toutes les sociétés civilisées au maintien de la paix, est devenu entre vos mains un engin d’hostilités et de guerres. »

Ainsi, conscience, justice, humanité, respect de tous les droits, voilà le secret des évolutions parlementaires de sir Robert Peel, le noble secret de ces volte-face qui ont soulevé contre lui tant de fureurs intéressées. Le baron de Bunsen, un des admirateurs de Peel, a dit que son malheur était d’avoir débuté dans le parti tory, lui qui avait plutôt les sentimens des anciens whigs. « Les vieux tories, écrit-il, ne lui ont jamais pardonné son origine bourgeoise, et quand ils ont vu le fils du manufacturier introduire les réformes que repoussait son parti, ils l’ont accusé de perfidie, de trahison, ils l’ont traité de radical. Grandi parmi les whigs, il eût opéré ses réformes sans donner un démenti à toute une moitié de sa carrière[14]. » Nous ne saurions partager ce regret. La destinée du grand ministre, avec les péripéties dont elle est pleine, contient une leçon bien autrement éloquente. Robert Peel, formé à l’école des tories, s’est élevé loyalement par la seule énergie de la conscience, avec un désintéressement héroïque, au-dessus de son parti — et de tous les partis. Oui, sans doute, quand on le voit, au début de sa carrière, combattre comme député d’Oxford l’émancipation des catholiques, puis contribuer en 1829 au triomphe de cette cause ; quand on le voit, si opposé d’abord à la réforme électorale, travailler ensuite à en assurer libéralement les conséquences ; enfin, quand on le voit, malgré le parti qui l’a fait arriver au pouvoir, détruire les anciennes lois d’impôts et de finances dont il a reconnu l’iniquité, on est frappé de ces contradictions extraordinaires qui l’ont exposé aux plus violentes insultes. Est-ce légèreté, palinodie, intérêt personnel, recherche de la popularité ? Non, certes, l’ensemble de ses actes explique et justifie tout. Le jour où il a préparé lui-même sa chute en s’alliant aux whigs et aux radicaux pour faire abroger la loi des céréales, ce jour-là, le plus beau de sa vie, une clarté subite illumine d’un bout à l’autre la carrière du grand homme d’état. Toutes les ombres se dissipent, une figure sans tache apparaît en pleine lumière.

Aussi, quel concert de lamentations autour de son lit de mort ! À la chambre des communes lord John Russell, à la chambre haute lord Stanley, lord Lansdowne, le duc de Wellington, exprimèrent noblement la douleur publique. La voix du vieux duc de fer tremblait d’émotion, quand il se leva pour apporter son témoignage à celui qu’une aristocratie intraitable avait tant injurié : « Jamais, disait-il, je n’ai connu un homme dont la sincérité et la justice m’inspirassent plus de confiance, un homme chez qui j’aie vu un plus invariable désir d’augmenter le bien public. Dans mes communications avec lui, jamais je n’ai rencontré une occasion où il n’ait pas montré le plus rigoureux attachement à la vérité, jamais je n’ai eu la moindre raison de soupçonner qu’il décidait une chose sans être convaincu que c’était la vérité. » Culte du vrai, poursuite du juste, ces mots reviennent sans cesse dans la bouche de ceux qui parlent de Robert Peel, tant la supériorité morale répondait chez ce grand homme à la supériorité de l’intelligence.

Il avait demandé que ses funérailles se fissent de la façon la plus simple, voulant reposer à Drayton Bassett, dans le caveau de famille, à côté de son père et de sa mère. Le parlement, qui ne put décerner à son cercueil les honneurs de Westminster, résolut de lui élever au moins un monument national dans l’illustre abbaye.

Le plus grand de tous les hommages, celui qui l’aurait le plus touché, ce fut la profonde affliction du peuple. Là, point de passions en jeu, point de manifestations intéressées, point de calculs, point de mensonges, comme cela se voit trop souvent en des circonstances analogues ; c’était une douleur silencieuse et morne. Depuis le jour où on l’avait rapporté brisé dans sa demeure jusqu’à l’heure où l’âme s’envola, la foule ne cessait d’assiéger l’hôtel de l’illustre malade, et de temps en temps, à mesure qu’elle s’écoulait, un constable lisait d’une voix grave le dernier bulletin des docteurs[15]. Le jour des obsèques, la reine Victoria écrivait au roi Léopold : « C’est aujourd’hui qu’a lieu l’enterrement de Peel. L’affliction que cause sa mort est touchante au plus haut degré ; le pays pleure sur lui comme sur un père ; chacun semble avoir perdu un ami personnel. » Ce qu’il y a de plus touchant ici, la reine ne pouvait le dire, c’était cette union intime de la reine et du peuple. Lorsque Louis XVI, après deux ans de règne, fut obligé par les privilégiés de la cour de congédier Turgot, le pauvre jeune roi lui disait avec émotion : « Il n’y a que vous et moi qui aimions le peuple. » Dans l’Angleterre du XIXe siècle, la royauté constitutionnelle, malgré les clameurs furieuses des hauts tories, avait soutenu le réformateur, et, lorsque sir Robert disparut, la reine dit comme le peuple : Nous avons perdu un père.

Un autre deuil, nous le disions plus haut, avait profondément ému le conseiller de la reine Victoria pendant cette sombre période de 1850. Il y avait plus de deux ans que la reine des Belges, frappée au cœur d’un mal sans remède, s’acheminait lentement vers la tombe. La révolution de février l’avait blessée à mort. Cette catastrophe soudaine, ces nouvelles désolantes, les angoisses de l’incertitude, un père, une mère, des frères, des sœurs, toute une famille royale, de l’aïeul aux petits-enfans, exposée à tant de périls, — que d’angoisses pour la fille du roi Louis-Philippe et de la reine Amélie ! toutes ces émotions la brisèrent ; elle ne se relevait par instans que pour tomber plus bas. Ces alternatives de reprises et de rechutes durèrent assez longtemps pour entretenir quelques illusions. Lorsque le roi son père mourut à Claremont le 26 août 1850, ce lui fut une nouvelle et terrible secousse. Cependant, malgré de graves symptômes, l’affection s’obstinait à espérer. La reine Louise avait à peine trente-deux ans ; est-ce que la vie à cet âge n’a pas encore bien des ressources ? On croyait, on s’efforçait de croire que la malade souffrait seulement d’une faiblesse générale, que l’air vivifiant de la mer lui rendrait la santé. Le 5 septembre 1850, la famille royale de Belgique alla s’installer à Ostende. C’était trop tard, hélas ! le mal meurtrier achevait son œuvre, il n’y avait plus qu’un reste de flamme à dissiper. On fut bien obligé de reconnaître que tout espoir était perdu. Les augustes exilés de Claremont et de Twickenham, presqu’au lendemain du coup qui venait de les frapper tous, accoururent auprès de la mourante. La reine Marie-Amélie, la princesse Clémentine, la duchesse d’Orléans, le duc de Nemours, le prince de Joinville, le duc d’Aumale, le duc de Saxe-Cobourg, entourant ce lit de douleur avec le roi Léopold et les enfans, purent donner à la belle âme prête à partir les consolations des derniers jours, la bénédiction de la dernière heure. Le vendredi 11 octobre, à huit heures dix minutes du matin, après une agonie qui avait duré un peu plus de quatre heures, la bonne reine Louise s’éteignit. Elle tenait la main du roi ; sa mère était à ses côtés, ses enfans, ses frères, ses sœurs, à genoux autour du lit, pleuraient et priaient.

On a tout dit sur la vie et la mort de la reine Louise. Le deuil spontané du pays a parlé assez haut. Lorsque le cortège funèbre, parti d’Ostende le 14 octobre au matin, s’achemina lentement vers Bruxelles, partout, des villes et des campagnes, la foule respectueuse s’empressait sur son passage. Quelques jours après, dans l’église des Saints-Michel et Gudule, l’orateur sacré chargé de prononcer l’oraison funèbre de la reine pouvait dire en toute exactitude : « Dieu a voulu la voir mourir à l’extrémité du royaume, afin que, portée à travers nos provinces comme sur les bras des populations jusqu’au tombeau qu’elle avait choisi, elle imprimât en passant dans le cœur de tous l’empreinte de sa sainte vie et de sa sainte mort[16]. » Oui, on a tout dit sur la noble reine. En cette humble chapelle de Laeken où elle avait choisi son tombeau, dans l’imposante cérémonie de sainte Gudule, par les messages des grands pouvoirs publics comme par les manifestations populaires, l’affliction nationale a été singulièrement éloquente. Si vous voulez pourtant ajouter quelque chose à ces touchans témoignages, lisez la lettre que le prince Albert adressait au baron de Stockmar au lendemain de la fatale nouvelle :


« Le malheur que je redoutais et dont je vous exprimais l’appréhension dans ma lettre datée de Balmoral est arrivé ; voici notre pauvre oncle, pour la seconde fois de sa vie, seul et désolé dans le monde. Les récits des derniers momens de notre excellente tante sont extrêmement touchans, et prouvent combien cette noble nature, toujours prête à s’oublier, à se sacrifier elle-même, à ne vivre que pour les autres, est restée la même jusqu’au dernier soupir. Il serait bien inutile de vous parler de la grandeur d’une telle perte, car vous êtes mieux en mesure que moi de l’apprécier dans ses conséquences.

« La résignation de la pauvre reine Marie-Amélie est admirable ; l’affection et le respect que la Belgique témoigne à celle qui n’est plus est un spectacle plein d’encouragemens.

« Victoria est profondément affligée. Sa tante était sa seule confidente, sa seule amie. Le sexe, l’âge, l’éducation, les sentimens, le rang, tout les mettait si parfaitement sur le même pied, qu’un lien d’amitié spontanée se forma naturellement entre elles ; et c’était une amitié dont Victoria pouvait à bon droit être fière.

« J’espère que ce malheur ne vous aura pas découragé, qu’il vous stimulera au contraire à aider, à soutenir, à défendre les graves intérêts qui sont encore en suspens. Notre oncle aura besoin de vous avoir près de lui ; nous avons besoin de votre présence, de vos conseils, de votre amitié, en mille choses qui ont de l’importance, non-seulement pour nous, mais pour toute la famille, pour l’Angleterre, et, par elle, pour le monde entier.


Stockmar était digne de recevoir ces confidences. Malgré son peu de sympathie pour le roi Louis-Philippe, il avait toujours subi le charme de la reine des Belges. Les paroles les plus belles qu’ait inspirées cette figure idéale, c’est Stockmar, que dire de plus ? c’est le défiant Stockmar qui les a prononcées. Quelques semaines avant la mort de la reine, informé de la gravité de son état, il écrivait ces mots :

« Depuis que la reine Louise est entrée dans le cercle d’existence où j’ai moi-même une place depuis tant d’années, je vénère en elle, avec une conviction profonde, le modèle de son sexe. Nous disons, nous croyons que la créature humaine peut être noble et bonne ; de la reine, nous ne disons pas qu’elle peut l’être, nous savons qu’elle l’est, et nous le savons de science certaine. En elle, nous pouvons voir tous les jours une vérité de sentimens, une fidélité au devoir, qui de la noblesse possible, mais si rare, du cœur humain fait pour nous une certitude. Des personnalités comme celle de la reine des Belges sont à mes yeux la garantie la plus sûre de la perfection de l’Être qui a créé l’humaine nature. »


Quels que fussent les devoirs de patriotisme qui retenaient Stockmar en Allemagne, l’ami qui avait assisté le prince Léopold trente-deux ans plus tôt au lit de mort de la princesse Charlotte d’Angleterre ne pouvait rester éloigné du roi des Belges à l’heure où la reine Louise, l’auxiliaire dévouée de son œuvre, venait de descendre au tombeau. Stockmar se rendit à Bruxelles dans le courant du mois d’octobre. C’est de là que, répondant aux lettres du prince Albert, il lui donnait des nouvelles du roi Léopold, avec des détails particuliers sur les dernières pensées de la reine Louise. Une lettre d’elle, jointe à son testament, était adressée au roi, et ne devait être ouverte qu’après sa mort, « Je l’ai lue, dit Stockmar. C’est vraiment l’expression d’une âme angélique dans toute sa pureté. J’ai prié le roi d’en faire une copie pour notre reine. »

Et ce n’était pas seulement la perfection morale que Stockmar admirait chez la reine Louise, il avait été si frappé en mainte occasion de la sagacité de son intelligence, de la sûreté de son jugement, qu’il avait toute confiance dans le rôle politique qu’elle pouvait remplir. On a déjà vu combien Stockmar était dévoué à la cause de la Belgique. Si les Belges avaient eu le malheur de perdre le roi Léopold avant que l’héritier du trône eût atteint sa majorité, la reine, avec son esprit si droit, si loyal, et soutenue par l’affectueuse vénération qu’inspiraient ses vertus, aurait continué efficacement l’œuvre si bien commencée par son illustre époux. C’est à ces sentimens que le prince Albert faisait allusion, lorsqu’il écrivait à Stockmar : « Il serait inutile de vous parler de la grandeur d’une telle perte, car vous êtes mieux en mesure que moi d’en apprécier les conséquences. »


VI

Ces grandes douleurs de Stockmar, la mort de sir Robert Peel, la mort de la reine Louise, qui atteignaient en lui l’homme privé autant que l’homme politique, étaient venues le frapper, on l’a vu, au milieu des cruels mécomptes que lui causait la question allemande. Dans une des lettres qu’il recevait de Windsor au sujet de la reine des Belges, on voit le prince Albert, ordinairement si mesuré, écrire ces vives paroles : « Il me répugne autant qu’à vous-même de parler des politiques allemands. La bassesse ou l’incapacité sans limites de ceux qui tiennent les rênes du gouvernement est chose trop irritante… » Ce n’est pas le prince anglais qui s’est exprimé de la sorte, c’est le fils toujours ardent de sa première patrie. Le mari de la reine Victoria était resté fidèle à la grande passion de l’Allemagne. Comme Stockmar, comme Bunsen, comme l’immense majorité des Allemands, il gardait obstinément le souvenir des désastres de 1806 et des fureurs de 1813. Il voulait l’unité des peuples germaniques, et il la voulait par la Prusse. Or, si telle était au mois d’octobre 1850 l’irritation d’un esprit aussi sage que le prince Albert, on peut se représenter aisément quelles étaient les amertumes de Stockmar. Ces mois d’octobre et de novembre 1850 sont précisément l’époque des grandes humiliations de la Prusse.

La lutte de l’Autriche et de la Prusse, ou plutôt l’ardente campagne du ministre autrichien, le prince Félix de Schwarzenberg, contre le mystique rêveur de Berlin appelé Frédéric-Guillaume IV, en était arrivée au point qui précède la crise suprême. Stockmar nous disait tout à l’heure que les difficultés germaniques n’ayant plus de solution possible ne seraient dénouées que par la guerre. Mais où donc la guerre peut-elle éclater ? Cette idée seule fait horreur au roi de Prusse ; jamais Frédéric-Guillaume IV ne marchera contre le représentant du saint-empire, il se croirait un rebelle et un impie. Aussi rien de plus net : la Prusse cédant toujours, l’Autriche avance toujours.

Une heure vient pourtant où Frédéric-Guillaume IV essaie de se dégager de ses scrupules. Si le jeune souverain de l’Autriche, dans le système de Frédéric-Guillaume, doit représenter la majesté du saint-empire, Frédéric-Guillaume ne doit-il pas représenter la royauté allemande ? La royauté allemande, qui est tenue au respect envers le saint-empire, a aussi des devoirs envers elle-même. Le peuple de Hesse, opprimé par l’odieuse camarilla du prince-électeur, avait imploré la protection de la Prusse ; il s’agissait pour le roi allemand de défendre non pas des révolutionnaires, mais l’administration, la magistrature, l’armée, la bourgeoisie, la nation tout entière contre le despotisme d’un autre âge. L’Autriche saisit aussitôt l’occasion d’humilier la politique prussienne ; provocante, l’épée à la main, elle soutient la cause du prince de Hesse et défend à Frédéric-Guillaume IV toute intervention en sens contraire. Frédéric-Guillaume essaie de résister, il appelle au ministère des affaires étrangères son mystique ami le général de Radowitz, une belle âme sœur de la sienne, un rêveur comme lui, mais plus résolu, qui ne craint pas de faire appel aux armes et dont l’attitude obligera l’Autriche à plus de réserve. Radowitz tire l’épée de la Prusse, mobilise les troupes, convoque le ban et l’arrière-ban ; l’Autriche avance toujours. À ce moment décisif, Frédéric-Guillaume est repris par ses scrupules de conscience, il tremble devant la majesté du saint-empire, il craint d’être jugé comme un violateur des lois d’en haut, et, par une lettre singulièrement touchante, il prie le général de Radowitz de résigner ses fonctions. L’épée de la Prusse rentre au fourreau. C’est M. de Manteuffel qui va négocier avec le prince de Schwarzenberg, ou plutôt qui va le trouver à Olmütz, s’incliner, s’humilier devant lui au nom du roi son maître. Frédéric-Guillaume IV a presque l’air d’un vassal rebelle, rebelle d’un jour, d’une heure, à qui le souverain fait grâce en tenant compte de son repentir (29 novembre 1850).

Ces humiliations de la Prusse étaient d’autant plus douloureuses pour Stockmar qu’il voyait les politiques anglais très disposés à s’en réjouir. Revenu à Londres vers la fin d’octobre, un mois avant la convention d’Olmutz, il eut mainte occasion d’entendre les ministres, les membres du parlement exprimer leur opinion sur la politique prussienne. Tous la blâmaient, et, si les motifs étaient différens, l’énergie était la même. Les uns reprochaient à Frédéric-Guillaume IV d’avoir suivi timidement, hypocritement, une politique révolutionnaire, et signalaient avec joie la déconvenue d’Olmutz comme une punition méritée. Les autres, c’étaient les whigs, lui reprochaient d’avoir abandonné si misérablement la cause du peuple hessois, d’avoir livré ses cliens de la veille à la tyrannie de leur prince et à la domination de l’Autriche. Les uns et les autres s’accordaient sur un point : Frédéric-Guillaume, à les entendre, ne s’était jamais soucié ni de l’unité allemande, ni des droits constitutionnels des états allemands ; il n’avait que des vues intéressées, n’était conduit que par des ambitions dynastiques. Ainsi parlaient les tories comme les whigs, et les whigs comme les radicaux ; ainsi s’exprimait le Times, aussi bien que le Globe et le Daily News.

Précisément à cette date, le général de Radowitz avait été envoyé de Berlin à Londres sous prétexte d’étudier une question d’artillerie, en réalité pour préparer les voies à une alliance de la Prusse et de l’Angleterre. Il était secondé par l’ambassadeur prussien, M. de Bunsen, dont les Mémoires nous donnent à ce propos de bien curieux détails. Naturellement le roi Frédéric-Guillaume comptait sur l’appui du prince Albert, si attaché aux intérêts de l’Allemagne et si bien disposé pour la Prusse ; l’appui du prince Albert, n’était-ce pas bientôt l’agrément de la reine Victoria ? La reine entraînerait les ministres, les ministres entraîneraient le parlement. Frédéric-Guillaume se faisait là de singulières illusions, et le prince Albert fut obligé de les détruire dans une pièce très intéressante que M. de Bunsen a publiée tout au long. Le prince Albert explique à Bunsen qu’il lui est impossible, absolument impossible, de se mêler d’une négociation de ce genre. L’alliance de l’Angleterre et de la Prusse est chose de si grande conséquence que les ministres responsables des deux états ont seuls le droit de s’en occuper. Quant aux ministres anglais, bien que la conclusion d’un pareil traité fasse partie des prérogatives de la couronne, ils ne décideraient rien sans un vote du parlement, car il s’agit ici d’une alliance qui pourrait engager le pays dans une guerre. Bunsen, commentant ces paroles, résume avec précision les sentimens de l’Angleterre au sujet de l’unité germanique. « Entre l’Autriche et la Prusse, l’Angleterre veut rester neutre. Si elle n’aime pas ce système de réaction à outrance que représente le prince de Schwarzenberg, elle n’aime pas davantage la politique de la Prusse. Elle la trouve équivoque, inquiétante, pleine de sous-entendus périlleux. À supposer que la reine accueillît avec faveur l’idée d’une alliance anglo-prussienne, elle ne trouverait pas aujourd’hui de ministre pour soutenir cette cause devant les chambres. Une preuve de ce sentiment général, c’est l’article méchant, haineux, que le Times a publié ce matin même. On y reproche à la reine d’avoir invité à Windsor l’homme de la guerre, le général de Radowitz, et on y engage le prince Albert à se souvenir qu’il a cessé d’être un prince allemand[17]>. »

Au milieu de cette défiance générale de l’Angleterre, Stockmar est heureux de trouver au moins des compatriotes qui partagent ses opinions. Le prince Albert, sans oublier une minute ses devoirs de prince anglais, ne saurait étouffer dans les conversations intimes les sentimens que lui inspire l’Allemagne. Quant à Bunsen, il était alors le confident naturel de tous les Allemands que la convention d’Olmütz avait exaspérés. C’est à lui que M. de Camphausen, M. de Pourtalès et bien d’autres envoient ces lettres passionnées où éclatent des cris de vengeance. Nous avons déjà cité dans une autre étude[18] cette page extraordinaire que M. le comte Albert de Pourtalès, ambassadeur de Frédéric-Guillaume IV auprès de la Porte-Ottomane, adressait de Constantinople à M. de Bunsen, le 18 janvier 1851. C’est un cri d’indignation sur l’abaissement de la Prusse à Olmütz, un appel et un programme de revanche : « … Nous agirons sans relâche contre nos bons amis Nicolas et François-Joseph, nous encouragerons les Turcs, nous conseillerons aux Italiens de se grouper autour de la maison de Savoie, nous tâcherons de faire comprendre au parti révolutionnaire national dans toute l’Europe que le Piémont et la Prusse sont les deux seuls états européens dont l’existence et l’avenir soient étroitement liés au succès de l’idée de nationalité, en ce qu’elle a de raisonnable. Nous empêcherons à tout prix l’accroissement des états moyens de l’Allemagne, puis nous attendrons le moment où l’Autriche, essayant de régler ses finances et d’organiser son système politique, fera un éclatant fiasco. Alors, comme on dit, chacun son tour ! Alors nous lui rendrons, à ce Schwarzenberg, nous lui rendrons avec usure ce qu’il nous a fait. »

Nous ne pouvons lire aujourd’hui ces paroles sans en ressentir une impression profonde. Quel cri de haine ! et quelle sûreté de coup d’œil ! Voilà bien le plan de campagne qui a conduit la Prusse d’Olmütz à Sadowa. M. de Pourtalès annonçait en 1851 la victoire de 1866. Quant à Stockmar, s’il a eu communication de ces lettres, et tout nous porte à le croire, il a dû y blâmer des idées excessives. Il partageait certainement l’indignation de M. de Pourtalès et de M. de Bunsen, mais il était trop sage pour approuver ni l’esprit ni l’accent de ce programme. On voit en effet dans ses notes que sa préoccupation principale, au moment où Bunsen entretient avec ses amis ces correspondances irritées, était de défendre le roi de Prusse contre les accusations de politique révolutionnaire que ne lui ménageaient pas les hommes d’état anglais. « Quoi ! disait-il, Frédéric-Guillaume IV accusé d’avoir voulu se servir de la révolution pour agrandir la Prusse aux dépens de l’Autriche ! Rien de plus contraire à la vérité. Certes le roi de Prusse et tous ses ministères, depuis 1848, ont commis des fautes inconcevables ; jamais ils n’ont mérité ce reproche. Bien loin de là, c’est l’horreur de Frédéric-Guillaume à la seule idée d’une politique révolutionnaire qui l’a mis dans la position fausse où il est aujourd’hui. » En un mot, selon Stockmar, le roi de Prusse n’avait nui qu’à la Prusse. Le grand coupable, en toutes ces affaires, c’était le prince de Schwarzenberg avec sa politique menaçante et brutale.

Cette politique menaçante et encore plus hardie qu’on ne le pensait alors nourrissait la prétention de faire admettre tous les états de la monarchie autrichienne, c’est-à-dire des pays slaves, magyars, italiens, dans la confédération germanique. Pour introduire une mesure qui modifiait d’une façon si grave les conditions de l’Europe centrale, le prince de Schwarzenberg avait demandé d’abord le consentement de la Russie, et, après quelques hésitations du tsar Nicolas, il n’avait pas tardé à l’obtenir. Dès que l’Angleterre et la France soupçonnèrent ces négociations, avant même de savoir que l’Autriche avait l’assentiment de la Russie, elles demandèrent des explications aux deux gouvernemens. Ceux-ci ne répondirent que d’une manière évasive. C’est alors que M. Mercier, chargé par le prince-président d’une mission confidentielle auprès du tsar (avril 1851), fit entendre à Saint-Pétersbourg un langage très précis : il avait ordre de dire que la France ne verrait point avec plaisir cette entrée de l’Autriche tout entière dans la confédération germanique, et que, si on ne renonçait à ce dessein, la paix de l’Europe serait troublée. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en affectant de croire que ce ne pouvait être pour la France un sérieux casus belli, s’empressa d’avertir le prince de Schwarzenberg qu’il y avait lieu d’ajourner son projet. Ce sont là des faits à peu près inconnus que nous révèlent les notes de Stockmar.

Cette nouvelle tentative du prince de Schwarzenberg indiquait l’intention de pousser à outrance les avantages remportés à Olmütz. Pour des patriotes allemands tels que Stockmar et Bunsen, quelle douleur de voir l’Allemagne menacée d’un envahissement par l’Autriche et n’échappant à ce péril que par la protection de l’Angleterre et de la France ! Il n’en fallait pas tant pour faire éclater les sentimens de colère dont Stockmar s’efforçait de retenir l’expression. Au printemps de 1851, Stockmar repartit pour l’Allemagne ; il y resta jusqu’à la fin de l’automne et put constater l’état général de l’opinion, un découragement mêlé de haines profondes, un désespoir momentané sous lequel couvait sourdement un âpre désir de représailles. Ses impressions se résumaient ainsi : « Nous devons renoncer pour longtemps à l’unité de l’Allemagne dans son ensemble ; la seule chose possible d’ici à bien des années, c’est l’union de l’Allemagne du Nord sous la direction de la Prusse. Cette union même ne pourra se faire par voie de négociations et de transactions pacifiques, il faudra que la force intervienne : la force seule mâchera de ses dents de fer ce nœud indissoluble. Les habitans des petits états se sont dégagés de tout attachement à leurs dynasties, ils ont désormais la pleine conscience de ce qu’il y a de misérable dans leur existence politique. Ce signe de honte et de dérision imprimé à notre peuple par l’étranger comme par ses propres souverains arrêtera chez lui tout essor, toute civilisation, le peuple deviendra sauvage, et par suite la détresse générale sera portée à son comble. On verra se produire alors ce qui est déjà si souvent arrivé : la suprême détresse enfantera l’homme et l’acte libérateur. »

Quel homme ? quel acte ? Lorsque Stockmar écrivait cette page, au mois de septembre 1851, il ne pouvait prévoir la venue du personnage puissant qui devait quinze ans plus tard expulser l’Autriche de la confédération germanique, et bientôt après donner l’empire d’Allemagne à la Prusse. La colère l’inspirait comme elle avait inspiré M. de Pourtalès ; l’indignation du patriotisme jointe aux pressentimens de la sagacité politique avait fait de l’observateur un voyant. C’était le moment où le prince de Schwarzenberg concevait l’idée de partager l’Europe en trois grands empires : l’empire latin, l’empire germanique, l’empire slave, — ajoutant que l’empire slave appartiendrait de droit à la Russie, l’empire germanique à l’Autriche et l’empire latin à la France. Qui sait si cette conception du téméraire ministre autrichien ne provoquait pas à ce moment même l’antagoniste qui allait bientôt reprendre toute une partie de ce programme au profit des Hohenzollern ? Pour moi, plus j’étudie ces crises de 1848 à 1851, plus je m’assure que les événemens de 1866 et de 1871, ces événemens considérés en France comme des coups de foudre, ont été prévus, prédits, préparés dès ce temps-là. Évidemment, le futur Schwarzenberg prussien, le futur négociateur du traité de Nicholsbourg et du traité de Versailles, a dû s’éveiller aux grandes ambitions et se tenir prêt aux grands rôles politiques vers l’époque où Bunsen protestait contre les hontes d’Olmütz, où M. de Pourtalès traçait le plan des revanches prussiennes, où Stockmar appelait l’homme et l’acte avec l’accent du désespoir.

On ne saurait négliger, quoi qu’il en coûte, de mettre en lumière ces choses si peu connues. Les rapprochemens que nous venons de faire appartiennent à l’histoire. Il faut rétablir la vérité des situations internationales, dussent les responsabilités s’amasser plus lourdes sur ceux qui, obligés de la connaître, l’ont si complètement ignorée, et sur ceux qui la connaissant, en ont tenu si peu de compte. Il y a parmi ceux-là des hommes de tous les camps et de tous les partis. Dieu nous garde d’accuser des personnes dont les intentions ne sont point en cause ! Les fautes commises par ignorance ou par présomption ont été assez cruellement expiées. Nous voudrions seulement accoutumer les esprits à regarder au-delà de nos frontières, nous voudrions donner un avertissement à ces vanités nationales qui s’imaginent être dispensées de savoir, à cette sottise prétentieuse qui croit faire acte de patriotisme en dédaignant tout ce qui n’est pas la France. Il est bon de rappeler aussi que les événemens les plus graves dépendent souvent de causes lointaines, car cette vérité contient de hautes leçons, et ceux qui en auront gardé le souvenir sauront mieux qu’il faut toujours veiller, toujours, toujours. L’exemple que nous venons de produire est assez éclatant. Comment ne pas reconnaître que la vigie politique ne doit jamais être en défaut, quand on voit les catastrophes des dernières années tenir si étroitement aux révolutions de 1848 ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février, du 1er mars, du 1er mai, du 15 août, du 1er novembre et du 1er décembre 1876 et du 15 mars 1877.
  2. Voyez dans la Revue du 1er avril 1863 l’étude intitulée : Démocratie et liberté. Voyez aussi dans le n° du 15 novembre 1869 : le But politique de la Révolution française.
  3. Voyez la Revue du 1er mars 1855.
  4. « Casimir Perier ausgenommen und vielleicht Molé. » — Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich Stockmar, p. 474.
  5. Voyez Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, p. 478-482.
  6. Voyez la Revue des 15 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1856.
  7. Cette lettre ne se trouve pas dans les Mémoires de Stockmar, je l’emprunte à la belle biographie du prince Albert, par M. Théodore Martin. — Voyez the Life of his royal highness the prince consort, by Théodore Martin, 5e édition, t. Ier p. 480. Londres, 1877.
  8. La duchesse douairière de Saxe-Gotha était morte à Gotha le 23 février 1848.
  9. Voyez, dans la Revue du 15 août 1873, Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, — la fondation du nouvel empire d’Allemagne.
  10. Elle a été aidée pourtant, il faut le dire, par l’exemple que donna si énergiquement le général Changarnier, lorsqu’il défit l’insurrection parisienne ou plutôt cosmopolite du 13 juin 1840. Les mémoires de Bunsen contiennent à ce sujet de curieuses indications : « Le grand événement européen de ces derniers jours, la défaite de la révolution à Paris, à Lyon et en d’autres villes, du 13 au 15 juin, n’a pas tardé à développer ses prodigieuses conséquences. Tout le réseau de la conspiration fut mis à nu et déchiré. » Il est certain que les victoires du prince Guillaume de Prusse (aujourd’hui empereur d’Allemagne) sur l’armée révolutionnaire de Bade, commandée par le Polonais Mieroslawski, ont suivi de près la victoire du général Changarnier ; les troupes de Mieroslawski furent battues à Waghæusel le 20 juin, à Durlach le 29, aux bords de la Murg le 30.
  11. Voyez la Revue du 1er septembre 1856.
  12. M. Théodore Martin, à qui nous empruntons ces curieux détails, a laissé en blanc le nom du second personnage. Il est permis de penser qu’il s’agit de lord Palmerston, l’acteur le plus en vue dans ce grand débat, Stockmar s’était exprimé probablement sur le chef du foreign office avec moins de courtoisie que ne l’avait fait Robert Peel. Je m’imagine que le savant biographe du prince Albert aura trouvé les vivacités de Stockmar un peu compromettantes pour son auguste correspondant. — Voyez the Life of his royal highness the prince consort, by Théodore Martin, tome II, p. 296. Londres, 1876.
  13. Lord John Russell, dans une lettre adressée à la reine le 18 mai 1850, s’exprimait sans ambages sur les périls que les incartades de lord Palmerston pouvaient faire courir à la couronne. « Je sens fortement, disait-il, que la reine ne doit pas être exposée à l’inimitié de l’Autriche, de la France et de la Russie pour le compte de son ministre. » Cette lettre est citée par M. Théodore Martin dans sa Vie du prince Albert.
  14. Voyez Christian Carl Josias Freiherr von Bunsen, aus seinen Briefen und nach eigener Erinnerung geschildert von seiner Wittwe, t. III, p. 89-90. Leipzig, 1871.
  15. Un savant écrivain, en racontant ces détails, se rappelle des traits analogues admirablement consacrés par Tacite à propos de la mort d’Agricola, son beau-père : « Finis vitæ ejus nobis luctuosus, amicis tristis, extraneis etiam ignotisque non sine cura fuit. Vulgus quoque, et hic aliudagens populus, et ventitavere ad domum, et per fora et circulos locuti sunt ; nec quisquam, audita morte Agricolæ, aut læatus est, aut statim oblitus. » Vita Agricolœ, XLIII. — Voyez Théodore Martin, Life of the prince consort, t. II, p. 292.
  16. Cet orateur était le R. P. Deschamps, de l’ordre des rédemptoristes, devenu depuis archevêque de Malines. Le père Deschamps était frère de M. Deschamps qui avait occupé avec distinction le ministère des affaires étrangères.
  17. Christian Carl Josias Freiherr von Bunsen, t. III, p. 158-161.
  18. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1873, l’étude qui porte ce titre : Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, — les humiliations de la Prusse en 1850.