Les Stratagèmes (Frontin)/Trad. Bailly, 1848/Livre I/Texte entier

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LES STRATAGÈMES.

LIVRE PREMIER.




I. Cacher ses desseins

1. Marcus Porcius Caton, soupçonnant que les villes soumises par lui en Espagne se révolteraient dans l’occasion, sur la confiance qu’elles avaient en leurs murailles, leur prescrivit, à chacune en particulier, de démolir leurs fortifications, les menaçant de la guerre si elles n’obéissaient pas sur-le-champ ; et il eut soin que ses lettres leur fussent remises à toutes le même jour. Chacune des villes crut que cet ordre n’était donné qu’à elle seule. Elles auraient pu s’entendre et résister, si elles avaient su que c’était une mesure générale.

2. Himilcon, chef d’une flotte carthaginoise, voulant aborder inopinément en Sicile, ne fit point connaître le lieu de sa destination ; mais il remit à tous les pilotes des tablettes cachetées portant l’indication de la partie de l’île où il voulait qu’on se rendît ; et il leur défendit de les ouvrir, à moins que la tempête ne les éloignât de la route du vaisseau amiral.

3. Caïus Lélius, allant en ambassade près de Syphax, emmena avec lui des centurions et des tribuns qui, sous l’habit d’esclaves et de valets, lui servaient d’espions, entre autres L. Statorius, que quelques-uns des ennemis semblaient reconnaître, parce qu’il était venu souvent dans leur camp. Lélius, pour déguiser la condition de cet officier, lui donna des coups de bâton comme à un esclave.

4. Tarquin le Superbe, jugeant qu’il fallait mettre à mort les principaux citoyens de Gabies, et ne voulant confier ses ordres à personne, ne fit aucune réponse au messager que son fils lui avait envoyé à ce sujet ; mais, comme il se promenait alors dans son jardin, il abattit avec une baguette les têtes des pavots les plus élevés. L’émissaire, congédié sans réponse, rendit compte au jeune Tarquin de ce que son père avait fait en sa présence ; et le fils comprit qu’il devait immoler les premiers de la ville.

5. C. César, suspectant la fidélité des Égyptiens, visita avec une feinte sécurité la ville d’Alexandrie et ses fortifications, se livra en même temps à de voluptueux festins, et voulut paraître épris des charmes de ces lieux, au point de s’abandonner aux habitudes et au genre de vie des Alexandrins ; et, tout en dissimulant ainsi, il fit venir des renforts et s’assura de l’Égypte.

6. Ventidius, dans la guerre contre les Parthes, qui avaient pour chef Pacorus, n’ignorant pas qu’un certain Pharnée, de la ville de Cyrrhus, et du nombre de ceux qui passaient pour alliés des Romains, informait l’ennemi de tout ce qui se passait dans leur camp, sut mettre à profit la perfidie de ce barbare. Il feignit de craindre les événements qu’il désirait le plus, et de désirer ceux qu’il redoutait. Ainsi, craignant que les Parthes ne franchissent l’Euphrate avant qu’il eût reçu les légions qu’il avait en Cappadoce, au delà du Taurus, il agit si habilement avec ce traître, que celui-ci, avec sa perfidie accoutumée, alla conseiller aux ennemis de faire passer leur armée par Zeugma, comme par le chemin le plus court, et parce que l’Euphrate y coulait paisiblement, n’étant plus encaissé dans ses rives. Ventidius lui avait affirmé, disait-il, que si les Parthes se dirigeaient de son côté, il gagnerait les hauteurs, pour éviter leurs archers, tandis qu’il aurait tout à craindre s’ils se jetaient dans le plat pays. Trompés par cette assurance, les barbares descendent dans la plaine, et, par un long détour, arrivent à Zeugma. Là, les rives du fleuve étant plus écartées, et rendant plus pénible la construction des ponts, ils perdent plus de quarante jours à en établir, ou à mettre en œuvre les machines nécessaires à cette opération. Ventidius profita de ce temps pour rassembler ses troupes, qui le rejoignirent trois jours avant l’arrivée des Parthes, et, la bataille s’étant engagée, Pacorus la perdit avec la vie.

7. Mithridate, cerné par Pompée, et se disposant à fuir le lendemain, alla, pour cacher son projet, faire un fourrage au loin, jusque dans les vallées voisines du camp des ennemis ; et, afin d’écarter tout soupçon, il fixa au jour suivant des pourparlers avec plusieurs d’entre eux. Il fit encore allumer dans tout son camp des feux plus nombreux qu’à l’ordinaire. Puis, dès la seconde veille, passant sous les retranchements mêmes des Romains, il s’échappa avec son armée.

8. L’empereur César Domitien Auguste Germanicus, voulant surprendre les Germains, qui étaient en révolte, et n’ignorant pas que ces peuples feraient de plus grands préparatifs de défense, s’ils se doutaient de l’approche d’un si grand capitaine, partit sous le prétexte de régler le cens dans les Gaules. Et bientôt, fondant à l’improviste sur ces peuples farouches, il réprima leur insolence et assura le repos des provinces.

9. Claudius Néron, désirant que l’armée d’Asdrubal fût détruite avant que celui-ci pût opérer sa jonction avec son frère Annibal, se hâta d’aller se réunir à son collègue Livius Salinator, qui était opposé à Asdrubal, et dans les forces duquel il n’avait pas assez de confiance ; mais, afin de cacher son départ à Annibal, qu’il avait lui-même en tête, il prit dix mille hommes d’élite, et ordonna aux lieutenants qu’il laissait d’établir les mêmes postes et les mêmes gardes, d’allumer autant de feux, et de donner au camp la même physionomie que de coutume, de peur qu’Annibal, concevant des soupçons, ne fit quelque tentative contre le peu de troupes qui restaient. Ensuite, étant arrivé par des chemins détournés en Ombrie, près de son collègue, il défendit d’étendre le camp, pour ne donner aucun indice de son arrivée au général carthaginois, qui eût évité le combat, s’il se fût aperçu de la réunion des consuls. Ses forces ayant donc été doublées à l’insu d’Asdrubal, il attaqua celui-ci, le défit, et, plus prompt qu’aucun courrier, revint en présence d’Annibal. Ainsi, des deux généraux les plus rusés de Carthage, le même stratagème trompa l’un et anéantit l’autre.

10. Thémistocle avait exhorté ses concitoyens à reconstruire promptement leurs murailles, que les Spartiates les avaient obligés à démolir. Ceux-ci ayant envoyé des députés pour s’opposer à l’exécution d’un tel dessein, il leur répondit qu’il irait lui-même à Sparte, pour détruire leurs soupçons, et il s’y rendit. Là, il simula une maladie, dans le but de gagner un peu de temps ; et, lorsqu’il s’aperçut qu’on se défiait de ses lenteurs, il soutint aux Spartiates qu’on leur avait apporté un faux bruit, et les pria d’envoyer à Athènes quelques-uns de leurs principaux citoyens, auxquels ils pussent s’en rapporter sur l’état des fortifications. Puis il écrivit secrètement aux Athéniens de retenir les envoyés de Sparte jusqu’à ce que, les travaux terminés, il pût déclarer aux Lacédémoniens qu’Athènes était en état de défense, et que leurs députés ne pourraient revenir qu’autant qu’il serait lui-même rendu à sa patrie. Les Spartiates acceptèrent facilement cette condition, pour ne pas payer par la mort d’un grand nombre celle du seul Thémistocle.

11. L. Furius, s’étant engagé dans un lieu désavantageux, et voulant cacher son inquiétude, pour ne point jeter l’alarme parmi ses troupes, se détourna peu à peu en feignant de s’étendre pour envelopper l’ennemi ; puis, par un changement de front, il ramena son armée intacte, sans qu’elle eût connu le danger qu’elle avaitcouru.

12. Pendant que Metellus Pius était en Espagne, on lui demanda un jour ce qu’il ferait le lendemain ; il répondit : « Si ma tunique pouvait le dire, je la brûlerais, »

13. Quelqu’un priait M. Licinius Crassus de dire quand il lèverait le camp : « Craignez-vous, répondit-il, de ne pas entendre la trompette ? »


II. Épier les desseins de l’ennemi.

1. Scipion l’Africain, ayant saisi l’occasion d’envoyer une ambassade à Syphax, députa Lélius, et le fit accompagner de tribuns et de centurions d’élite, qui, déguisés en esclaves, étaient chargés de reconnaître les forces du roi. Afin d’examiner plus facilement la situation du camp, ils laissèrent à dessein échapper un cheval, et, sous prétexte de chercher à l’atteindre, parcoururent la plus grande partie des retranchements. D’après le rapport qu’ils firent, on incendia le camp, et la guerre fut ainsi terminée.

2. Pendant la guerre d’Étrurie, au temps où les généraux romains ne connaissaient pas encore de moyens plus adroits pour observer l’ennemi, Q. Fabius Maximus donna l’ordre à son frère Fabius Céson, qui parlait la langue des Étrusques, de prendre le costume de ce peuple, et de s’avancer dans la forêt Ciminia, où nos soldats n’avaient point encore pénétré. Il s’acquitta de sa mission avec tant de prudence et d’habileté, que, parvenu de l’autre côté de la forêt, il sut amener à une alliance les Camertes Ombriens, ayant reconnu qu’ils n’étaient pas ennemis du nom romain.

3. Les Carthaginois ayant remarqué que la puissance d’Alexandre s’était accrue au point de devenir inquiétante même pour l’Afrique, un des leurs, homme résolu, nommé Amilcar Rhodinus, alla, d’après leurs ordres, se réfugier auprès de ce roi, comme s’il était exilé, et mit tous ses soins à gagner sa confiance. Aussitôt qu’il y eut réussi, il fit connaître à ses concitoyens les projets du monarque.

4. Les Carthaginois eurent à Rome des émissaires qui, sous le prétexte d’une ambassade, devaient y séjourner longtemps et surprendre nos desseins.

5. En Espagne, M. Caton, ne pouvant pénétrer les desseins de l’ennemi par un autre moyen, ordonna à trois cents soldats de se précipiter ensemble sur un poste espagnol, d’en enlever un homme, et de l’amener au camp sain et sauf. Le prisonnier, mis à la torture, révéla tous les secrets des siens.

6. Lors de la guerre des Cimbres et des Teutons, le consul C. Marius, voulant éprouver la fidélité des Gaulois et des Liguriens, leur envoya des lettres dont la première enveloppe leur défendait d’ouvrir, avant une époque déterminée, l’intérieur, qui était scellé ; puis il réclama ces mêmes dépêches avant ce temps, et les ayant trouvées décachetées, il comprit que ces peuples fomentaient des projets hostiles.

Il y a encore, pour pénétrer les desseins de l’ennemi, des moyens que les généraux emploient par eux-mêmes, sans aucun secours étranger. En voici des exemples :

7. Pendant la guerre d’Étrurie, le consul Emilius Paullus allait faire descendre son armée dans une plaine, près de Poplonie, lorsqu’il vit de loin une multitude d’oiseaux s’élever d’une forêt, en précipitant leur vol. Il pensa qu’il y avait là quelque embuscade, parce que les oiseaux s’étaient envolés effarouchés et en grand nombre. Des espions qu’il envoya lui apprirent, en effet, que dix mille Boïens s’y disposaient à surprendre l’armée romaine. Alors, tandis qu’il était attendu d’un côté, il fit passer ses légions de l’autre, et enveloppa l’ennemi.

8. De même Tisamène, fils d’Oreste, averti que le sommet d’une montagne fortifiée par la nature était occupé par l’ennemi, envoya reconnaître les lieux. Ses éclaireurs lui ayant affirmé qu’il se trompait, il se mettait déjà en marche, quand il vit que de cette hauteur, dont il se méfiait, une grande quantité d’oiseaux s’étaient envolés à la fois, et ne s’y reposaient pas. Il en conclut qu’une troupe ennemie y était cachée, il tourna donc la montagne avec son armée, et évita ainsi l’embuscade.

9. Asdrubal, frère d’Annibal, s’aperçut de la réunion des armées de Livius et de Néron, malgré la précaution qu’ils avaient prise de ne point étendre leur camp. Il avait remarqué de leur côté des chevaux plus efflanqués, et des hommes dont le teint était plus hâlé que de coutume, comme il arrive après une marche.


III. Adopter une manière de faire la guerre.

1. Alexandre, roi de Macédoine, ayant une armée pleine d’ardeur, préféra toujours, comme manière de faire la guerre, la bataille rangée.

2. Pendant la guerre civile, C. César, ayant une armée de vétérans, et sachant que celle de l’ennemi était composée de recrues, s’attacha continuellement à livrer des batailles.

3. Fabius Maximus, envoyé contre Annibal, que ses victoires avaient enorgueilli, résolut d’éviter les chances des combats, et de mettre seulement à couvert l’Italie, ce qui lui valut le surnom de Temporisateur et, par cela même, la réputation de grand capitaine.

4. Les Byzantins, pour éviter les hasards des combats contre Philippe, renoncèrent à la défense de leurs frontières, se retirèrent dans l’enceinte fortifiée de leur ville, et réussirent ainsi à éloigner ce roi, qui ne put supporter les lenteurs du siége.

5. Dans la seconde guerre Punique, Asdrubal, fils de Gisgon, étant vaincu en Espagne, et poursuivi par P. Scipion, partagea son armée entre différentes villes. Il en résulta que Scipion, pour ne point occuper ses troupes à faire plusieurs siéges à la fois, les ramena dans leurs quartiers d’hiver.

6 À l’approche de Xerxès, Thémistocle, pensant que les Athéniens ne pourraient ni livrer bataille, ni défendre leurs frontières, pas même leurs remparts, leur conseilla d’envoyer leurs enfants et leurs femmes à Trézène et dans d’autres villes, d’abandonner Athènes, et de se disposer à combattre sur mer.

7. Périclès en fit autant, dans la même république, contre les Lacédémoniens.

8. Tandis qu’Annibal s’obstinait à rester en Italie, Scipion, en faisant passer son armée en Afrique, mit les Carthaginois dans la nécessité de rappeler leur général. Par ce moyen Scipion transporta la guerre du territoire romain sur celui de l’ennemi.

9. Les Athéniens, souvent inquiétés par les Lacédémoniens, qui leur avaient enlevé le château de Décélie, et s’y étaient fortifiés, envoyèrent une flotte pour ravager le Péloponnèse, et réussirent à faire rappeler l’armée lacédémonienne qui était à Décélie.

10. L’empereur César Domitien Auguste, voyant que du sein des bois et de retraites cachées, les Germains, par une tactique qu’ils avaient adoptée, venaient fréquemment assaillir nos troupes, et trouvaient ensuite un refuge assuré dans la profondeur de leurs forêts, recula de cent vingt milles les limites de l’empire ; par là, non-seulement il changea la situation de la guerre, mais il réduisit sous sa puissance ces ennemis, dont les retraites furent mises à découvert.


IV. Faire passer son armée à travers des lieux occupés par l’ennemi.

1. Pendant que le consul Émilius Paullus conduisait son armée en Lucanie, par un chemin resserré le long du rivage, la flotte des Tarentins, qui s’était mise en embuscade, lui lançait des flèches empoisonnées : il couvrit le flanc de sa troupe avec des prisonniers, et l’ennemi, craignant de les atteindre, cessa de tirer.

2. Agésilas, roi de Lacédémone, revenant de Phrygie chargé de butin, et poursuivi par les ennemis, qui le harcelaient partout où le terrain leur donnait l’avantage, étendit de chaque côté de ses troupes une file de prisonniers ; et les ennemis, en épargnant ceux-ci, donnèrent aux Lacédémoniens le temps de s’éloigner.

3. Le même roi, ayant à franchir un défilé qu’il trouva occupé par les Thébains, changea de route, et feignit de se diriger sur Thèbes. Les ennemis, effrayés, étant accourus à la défense de leur ville, Agésilas reprit le chemin qu’il avait d’abord résolu devsuivre, et passa le défilé sans obstacle.

4. Nicostrate, général des Étoliens, marchant contre les Épirotes, et ne pouvant entrer sur leur territoire que par deux passages étroits, se présenta comme dans l’intention d’en forcer un. Tous les Épirotes étant accourus pour le défendre, il laissa sur ce point un détachement, pour faire croire que toute son armée y était arrêtée ; et il alla lui-même, avec le reste de ses troupes, passer par l’autre défilé, où il n’était point attendu.

5. Le Perse Autophradate, conduisant son armée en Pisidie, et trouvant un défilé gardé par les troupes de ce pays, feignit de craindre la difficulté du passage, et commença à faire retraite. Les Pisidiens s’étant fiés à cette manœuvre, il envoya pendant la nuit une troupe d’élite pour s’emparer du lieu, et le lendemain il y fit passer toute son armée.

6. Philippe, roi de Macédoine, se dirigeant vers la Grèce, et apprenant que les Thermopyles étaient occupées par les Étoliens, retint leurs députés, qui étaient venus pour traiter de la paix ; puis, marchant lui-même à grandes journées vers les Thermopyles, dont les gardiens, en pleine sécurité, attendaient le retour de leur ambassade, il franchit inopinément le défilé.

7. Iphicrate, commandant l’armée athénienne contre le Lacédémonien Anaxibius, près d’Abydos, sur l’Hellespont, avait à traverser avec son armée des lieux occupés par des postes ennemis. Le passage était, d’un côté, bordé de montagnes escarpées, et de l’autre, baigné par la mer. Il s’arrêta quelque temps ; et, profitant d’un jour où il faisait plus froid qu’à l’ordinaire, ce qui inspirait moins de méfiance à l’ennemi, il prit les soldats les plus robustes, les échauffa en les faisant frotter d’huile et en leur donnant du vin, et leur ordonna de suivre l’extrémité même du rivage, en passant à la nage les endroits impraticables. Au moyen de cette ruse, il fondit à l’improviste, et par derrière, sur les troupes qui gardaient ce défilé.

8. Cn. Pompée, ne pouvant traverser un fleuve dont l’autre rive était gardée par l’ennemi, faisait continuellement sortir ses troupes du camp, et les y ramenait ; quand il eut par là persuadé aux ennemis qu’ils n’avaient aucun mouvement à faire à l’approche des Romains, il s’élança tout à coup vers le fleuve et le traversa.

9. Alexandre le Grand, arrêté par Porus, qui lui disputait le passage de l’Hydaspe, donna l’ordre à une partie de ses troupes de se porter sans cesse vers le fleuve ; et lorsqu’il eut réussi, par cette manœuvre, à fixer les craintes de Porus sur ce point de la rive opposée, il fit subitement passer son armée plus haut.

Empêché par l’ennemi de traverser l’Indus, Alexandre fit entrer sa cavalerie en différents endroits du fleuve, comme pour forcer le passage ; et pendant qu’il tenait les barbares dans cette attente, il fit passer dans une île peu éloignée un détachement faible d’abord, mais qui, bientôt renforcé, gagna de là l’autre rive. À la vue de cette troupe, tous les ennemis s’élancèrent à la fois pour l’anéantir ; Alexandre eut alors le gué libre, passa le fleuve, et réunit toute son armée.

10. Xénophon, voyant que les Arméniens occupaient l’autre rive d’un fleuve qu’il devait traverser, fit chercher deux gués ; et, se voyant repoussé de celui du dessous, il gagna le gué supérieur. Également chassé de celui-ci, où l’ennemi était accouru, il revint au gué inférieur, laissant vers l’autre une partie de ses soldats, avec ordre de traverser par là, pendant que l’ennemi retournerait à la défense du gué inférieur. Persuadés que l’armée entière de Xénophon redescendrait le fleuve, les Arméniens ne prirent point garde aux troupes qui restaient sur l’autre point ; alors celles-ci, ayant traversé sans obstacle, vinrent protéger le passage des autres.

11. Lors de la première guerre Punique, le consul Ap. Claudius, étant dans l’impossibilité de faire passer son armée de Rhegium à Messine, parce que les Carthaginois gardaient le détroit, répandit le bruit qu’il ne pouvait continuer une guerre commencée sans l’ordre du peuple, et feignit de ramener sa flotte du côté de l’Italie. Les Carthaginois se retirèrent, croyant au départ du consul, et celui-ci, revenant sur ses pas, aborda en Sicile.

12. Des généraux lacédémoniens, faisant voile pour Syracuse, et redoutant la flotte des Carthaginois, qui était en croisière devant cette ville, firent marcher à leur tête, comme en triomphe, des vaisseaux carthaginois qu’ils avaient capturés, et au flanc ou à l’arrière desquels ils avaient attaché leurs propres navires. Trompés par cette apparence, les Carthaginois les laissèrent passer.

13. Philippe, arrêté au détroit de Cyanée par la flotte athénienne, qui lui fermait le passage, écrivit à Antipater de tout quitter pour le suivre chez les Thraces, qui étaient en insurrection, et avaient fait prisonnières les garnisons laissées dans leur pays ; et il eut soin que sa lettre fût interceptée par les Athéniens. Ceux-ci croyant avoir surpris les secrets des Macédoniens, retirèrent leur flotte ; et Philippe franchit le détroit sans trouver de résistance.

Ce roi, ne pouvant s’emparer de la Chersonèse, alors au pouvoir des Athéniens, parce que le passage de la mer lui était fermé, tant par la flotte de Byzance que par celle des Rhodiens et des habitants de Chio, sut gagner ces deux derniers peuples en leur rendant les vaisseaux qu’il leur avait pris, comme si cette restitution devait être un motif de médiation de leur part, pour conclure la paix entre lui et les Byzantins, seuls auteurs de la guerre. Puis traînant en longueur cette négociation, et apportant toujours à dessein quelques changements aux conditions du traité, il eut le temps de préparer sa flotte, qui passa le détroit sans que l’ennemi s’y attendit.

14. Chabrias, général athénien, qu’une flotte ennemie empêchait d’entrer dans le port de Samos, envoya quelques-uns de ses vaisseaux en vue de ce port, avec ordre de prendre le large, persuadé que les navires en station se mettraient à leur poursuite. Cette ruse, en effet, ayant éloigné l’ennemi, Chabrias ne trouva plus d’obstacle, et fit entrer dans le port le reste de sa flotte.


V. S’échapper des lieux désavantageux.

1. Q. Sertorius, serré de près par l’ennemi en Espagne, et devant traverser une rivière, creusa sur le bord un fossé en forme de demi-lune, le remplit de bois, auquel il mit le feu ; et, arrêtant ainsi l’ennemi, il passa librement la rivière.

2. Pélopidas, général thébain, recourut à un semblable artifice, dans la guerre de Thessalie, pour franchir une rivière. Ayant donné à son camp une vaste étendue sur la rive, il fit son retranchement avec des troncs d’arbres garnis de leurs branches, et avec d’autres pièces de bois ; puis il y mit le feu. Pendant que les flammes tenaient l’ennemi à distance, il traversa la rivière.

3. Q. Lutatius Catulus, poursuivi par les Cimbres, et n’espérant leur échapper qu’en passant un fleuve dont ils occupaient le bord, fit paraître ses troupes sur une montagne voisine, comme dans l’intention d’y camper ; et il défendit aux soldats de délier les bagages, de décharger les fardeaux, et de s’écarter des rangs et des enseignes. Pour mieux tromper les ennemis, il fit dresser quelques tentes qu’ils pussent apercevoir, allumer des feux, construire le retranchement par quelques hommes, tandis que d’autres allaient à la provision de bois, toujours à la vue des Cimbres. Ceux-ci, croyant à la réalité de ce qu’ils voyaient, choisirent aussi un lieu pour leur camp ; et, pendant qu’ils se dispersaient dans les environs pour se procurer les choses nécessaires au séjour, Catulus, saisissant l’occasion, traversa le fleuve, et dévasta même leur camp.

4. Crésus, ne pouvant passer à gué l’Halys, et n’ayant aucun moyen de construire des bateaux ou un pont, fit creuser un canal qui, de la partie supérieure du rivage, suivit la ligne de son camp, et donna au fleuve un nouveau lit derrière l’armée.

5. Cn. Pompée, vivement poursuivi par César, et voulant transporter la guerre hors de l’Italie, était à Brindes, sur le point de s’embarquer. Il obstrua quelques rues, en mura d’autres, en coupa quelques-unes par des fossés, qu’il couvrit en y dressant des pieux qui supportaient des claies chargées de terre. Les avenues qui menaient au port furent interceptées par des poutres serrées les unes contre les autres et formant une puissante barrière. Ces travaux terminés, il feignit de vouloir défendre la ville, en laissant çà et là quelques archers sur les remparts. Ses troupes s’embarquèrent sans bruit ; et, dès qu’il fut en mer, les archers, se retirant par des chemins qui leur étaient connus, le rejoignirent à l’aide de petites embarcations.

6. Le consul C. Duilius, ayant pénétré imprudemment dans le port de Syracuse, et s’y voyant enfermé par une chaîne tendue à l’entrée, fit passer tous ses soldats de la poupe de ses vaisseaux, qui, ayant par cette manœuvre l’arrière incliné et la proue relevée, furent lancés à force de rames, et s’engagèrent sur la chaîne. Après quoi, les soldats s’étant portés vers la proue, leur poids entraîna les vaisseaux de l’autre côté de l’obstacle.

7. Lysandre, de Lacédémone, enfermé avec toute sa flotte dans le port d’Athènes, dont les étroites issues étaient gardées par les vaisseaux ennemis, débarqua secrètement ses troupes sur le rivage, et fit passer, à l’aide de rouleaux, ses vaisseaux dans le port de Munychie, voisin de celui d’Athènes.

8. En Espagne, Hirtuleius, lieutenant de Sertorius, s’étant engagé entre deux montagnes escarpées, dans un long et étroit défilé, et n’ayant qu’un petit nombre de cohortes, apprit que l’ennemi approchait avec des forces considérables. Aussitôt il fit creuser un fossé d’une montagne à l’autre, le surmonta d’une palissade à laquelle il mit le feu, et s’échappa en arrêtant ainsi l’ennemi.

9. Pendant la guerre civile, C. César, s’étant avancé avec ses troupes pour présenter la bataille à Afranius, s’aperçut qu’il ne pourrait se retirer sans danger. Il fit rester la première et la seconde ligne sous les armes, dans l’ordre primitif de la bataille, pendant que la troisième, travaillant derrière les deux autres, à l’insu de l’ennemi, creusait un fossé de quinze pieds, dans l’enceinte duquel ses soldats se retirèrent, au coucher du soleil, et restèrent sous les armes.

10. Périclès, général athénien, poussé par les troupes du Péloponnèse dans un lieu entouré de rochers escarpés qui n’offraient que deux issues, coupa l’une par un fossé très-large, comme pour la fermer à l’ennemi, et étendit son camp vers l’autre, feignant de vouloir sortir de ce côté. Les troupes qui le tenaient investi, loin de croire que son armée s’échapperait par le fossé qu’elle avait creusé elle-même, accoururent toutes en tête de l’autre passage. Alors Périclès, qui avait préparé des ponts, les jeta sur le fossé, et fit sortir ses soldats sans éprouver aucune résistance.

11. Lysimaque, un des généraux qui se partagèrent l’empire d’Alexandre, avait dessein de camper sur une haute colline ; mais, conduit sur une autre moins élevée, par la faute de ses guides, et craignant que les ennemis, qui étaient postés plus haut, ne vinssent fondre sur lui, il établit son retranchement, et fit creuser en deçà trois fossés, ainsi que d’autres encore autour des tentes, de sorte que le camp tout entier en était sillonné. Puis, quand il eut ainsi coupé le passage à l’ennemi, il se fit des ponts sur les fossés avec de la terre et des branchages, et gagna en toute hâte des lieux plus élevés.

12. En Espagne, T. Fonteius Crassus, étant allé faire du butin avec trois mille hommes, se trouva enfermé par Asdrubal dans une position dangereuse. À l’entrée de la nuit, n’ayant fait part de sa résolution qu’aux premiers rangs, il s’échappa en traversant les postes ennemis, au moment où l’on s’y attendait le moins.

13. L. Furius, s’étant engagé dans un lieu désavantageux, et voulant cacher son inquiétude, afin de ne pas jeter l’alarme parmi ses troupes, se détourna peu à peu, en feignant de s’étendre pour attaquer l’ennemi ; puis, par un changement de front, il ramena son armée intacte, sans qu’elle eût connu le danger qu’elle avait couru.

14. Pendant la guerre contre les Samnites, le consul Cornélius Cossus étant surpris par l’ennemi dans un lieu où il courait du danger, le tribun P. Decius lui conseilla de faire occuper une hauteur qui était près de là, par un détachement qu’il s’offrit à commander. L’ennemi, attiré sur ce point, laissa échapper le consul, mais enveloppa Decius, et le tint assiégé. Celui-ci triompha encore de cette difficulté par une sortie nocturne, et revint auprès du consul, sans avoir perdu un seul homme.

15. Une action semblable a été faite, sous le consulat d’Atilius Calatinus, par un chef dont le nom nous a été diversement transmis : les uns l’appellent Laberius, quelques autres Q. Céditius, la plupart Calpurnius Flamma. Voyant que les troupes étaient entrées dans une vallée dont toutes les hauteurs étaient occupées par l’ennemi, il demande et obtient trois cents hommes, qu’il exhorte à sauver l’armée par leur courage, et s’élance avec eux au milieu de cette vallée. Les ennemis descendent de toutes parts pour les tailler en pièces ; mais, arrêtés par un combat long et acharné, ils laissent au consul le temps de s’échapper avec son armée.

16. En Ligurie, l’armée du consul L. Minucius s’étant engagée dans un défilé qui rappelait aux soldats le désastre des Fourches Caudines, ce général donna l’ordre aux Numides, ses auxiliaires, qui, ainsi que leurs chevaux, inspiraient le mépris par leur mauvaise mine, d’aller caracoler vers les issues occupées par les ennemis. Ceux-ci, craignant une surprise, établirent des avant-postes. De leur côté, les Numides, pour se faire mépriser davantage, se laissaient à dessein tomber de cheval, se donnant en spectacle et excitant la risée. Cette étrange manœuvre mit le désordre chez les barbares, qui abandonnèrent leurs rangs pour regarder. Aussitôt que les Numides s’en aperçurent, ils approchèrent peu à peu ; puis, donnant de l’éperon, ils passèrent à travers les postes mal gardés de l’ennemi, firent irruption dans les campagnes voisines, et forcèrent par là les Liguriens à courir à la défense de ce qui leur appartenait, et à laisser échapper les Romains, qu’ils tenaient enfermés.

17. Pendant la guerre Sociale, L. Sylla, surpris dans un défilé voisin d’Ésernia, se rendit près de l’armée ennemie, commandée par Mutilus, et, dans une entrevue qu’il avait demandée, il discuta sans succès les conditions de la paix ; mais, s’étant aperçu que les ennemis se tenaient peu sur leurs gardes, à cause de la suspension des hostilités, il sortit de son camp pendant la nuit, et, pour faire croire que son armée y était restée, il y laissa un trompette avec ordre de sonner chacune des veilles, et de le rejoindre après avoir annoncé la quatrième. Grâce à cette ruse, il put conduire en des lieux sûrs ses troupes, tous ses bagages et ses machines de guerre.

18. Le même général, faisant la guerre contre Archelaüs, lieutenant de Mithridate dans la Cappadoce, et ayant à lutter à la fois contre la difficulté des lieux et contre un grand nombre d’ennemis, fit des propositions de paix, conclut même une trêve, et, quand il eut par là trompé la vigilance de l’ennemi, il s’échappa.

19. Asdrubal, frère d’Annibal, ne pouvant sortir d’un défilé dont les issues étaient gardées par Claudius Néron, prit avec celui-ci l’engagement de quitter l’Espagne, si on lui laissait la retraite libre. Puis, chicanant sur les conditions du traité, il gagna quelques jours, qu’il mit tous à profit pour faire échapper son armée par détachements, à travers des sentiers étroits, que l’ennemi avait négligé d’occuper. Après quoi il s’enfuit aisément lui-même avec ses troupes légères.

20. Spartacus, que M. Crassus tenait enfermé par un fossé, fit tuer des prisonniers et des bestiaux, combla le fossé avec leurs corps, pendant la nuit, et passa par-dessus.

21. Ce même chef, assiégé sur le Vésuve, fit des liens de vigne sauvage, à l’aide desquels il descendit la montagne du côté le plus escarpé, et par cela même le moins gardé ; et non-seulement il s’échappa, mais encore il alla par un autre côté jeter une telle épouvante dans l’armée de Clodius, que plusieurs cohortes plièrent devant soixante-quatorze gladiateurs.

22. Le même Spartacus, enveloppé par l’armée du proconsul P. Varinius, planta devant la porte de son camp, et à de faibles intervalles les uns des autres, des pieux auxquels furent attachés des cadavres vêtus et armés, qu’on devait prendre de loin pour un avant-poste, et alluma des feux dans toute l’étendue du camp. Ayant trompé l’ennemi par cette fausse apparence, il emmena ses troupes pendant le silence de la nuit.

23. Brasidas, général lacédémonien, surpris dans les environs d’Amphipolis par les Athéniens, qui lui étaient supérieurs en nombre, se laissa entourer, afin que les rangs de l’ennemi s’affaiblissent en formant une longue enceinte, et s’ouvrit un passage par l’endroit le plus éclairci.

24. Iphicrate, dans une expédition en Thrace, ayant établi son camp dans un lieu bas, et s’étant aperçu que les ennemis occupaient une hauteur voisine, d’où ils ne pouvaient descendre que par un seul passage pour le surprendre, laissa dans le camp pendant la nuit quelques soldats auxquels il donna l’ordre d’allumer un grand nombre de feux ; et son armée, qu’il avait fait sortir, s’étant postée de chaque côté de cette issue, laissa passer les barbares. Puis, tournant contre ceux-ci la difficulté que le terrain lui avait présentée à lui-même, Iphicrate, avec une partie des siens, les chargea en queue et les tailla en pièces, tandis que le reste de son armée s’emparait de leur camp.

25. Darius, pour cacher sa retraite aux Scythes, laissa des chiens et des ânes dans son camp. Les ennemis, entendant aboyer et braire ces animaux, ne se doutèrent point du départ de Darius.

26. Les Liguriens employèrent un moyen analogue pour tromper la vigilance des Romains : ils attachèrent à des arbres, en différents endroits de leur camp, de jeunes bœufs qui, ainsi séparés les uns des autres, redoublèrent leurs mugissements, et firent croire par là que l’armée était toujours présente.

27. Hannon, cerné par des troupes ennemies, amoncela sur le lieu par où il pouvait le plus facilement s’échapper, une grande quantité de menu bois auquel il mit le feu. Les ennemis ayant abandonné cette position pour aller garder les autres issues, il fit passer ses soldats à travers les flammes, après leur avoir recommandé de se couvrir le visage avec leurs boucliers, et les jambes avec des vêtements.

28. Annibal, voulant sortir d’un lieu désavantageux où il était menacé de la disette, et serré de près par Fabius Maximus, chassa de côté et d’autre, pendant la nuit, des bœufs aux cornes desquels il avait attaché des faisceaux de sarment, qui furent allumés. Ces animaux, effrayés par la flamme que leurs mouvements excitaient encore, se répandirent au loin sur les montagnes, et firent paraître en feu tous les lieux qu’ils parcouraient. Les soldats romains, qui étaient venus en observation, crurent d’abord que c’était un prodige ; mais quand Fabius fut informé de la réalité, il craignit que ce ne fût un piége, et retint ses troupes dans le camp : alors les barbares s’échappèrent de ce lieu sans rencontrer aucun obstacle.


VI. Des embuscades dressées dans les marches.

1. Fulvius Nobilior, conduisant son armée du Samnium dans la Lucanie, et apprenant par des déserteurs que l’ennemi devait attaquer son arrière-garde, donna l’ordre à sa meilleure légion de marcher en tête, et plaça en queue les équipages. L’ennemi, profitant de cette disposition comme d’une occasion favorable, se jeta sur le bagage. Alors Fulvius rangea à sa droite cinq cohortes de la légion dont on vient de parler, et les cinq autres à sa gauche ; puis, étendant ses deux lignes du côté de l’ennemi, que le pillage occupait, il l’enveloppa et le tailla en pièces.

2. Le même Fulvius, vivement pressé par l’ennemi dans une marche, et rencontrant une rivière qui était trop peu considérable pour lui fermer le passage, mais assez rapide pour le retarder, embusqua en deçà une de ses deux légions, afin que les ennemis, ne craignant pas le petit nombre des soldats qu’ils verraient, le poursuivissent avec plus de témérité. Le fait ayant répondu à son attente, la légion qu’il avait postée sortit du lieu de l’embuscade, fondit sur eux, et les mit en déroute.

3. Iphicrate marchait vers la Thrace, forcé par la nature des lieux d’étendre son armée en longueur, lorsqu’il apprit que l’ennemi avait dessein d’attaquer son arrière-garde. Il ordonna à ses cohortes d’ouvrir leurs rangs en appuyant de chaque côté du chemin, et de s’arrêter ; et aux autres troupes, de hâter le pas comme dans une fuite. À mesure qu’elles défilaient devant lui, il retenait les hommes d’élite ; et quand il vit les ennemis pêle-mêle, échauffés au pillage, et déjà fatigués, il fondit sur eux avec ses soldats reposés et en bon ordre, les tailla en pièces, et leur enleva le butin.

4. Sur le passage de l’armée romaine, qui devait traverser la forêt Litana, les Boïens avaient scié les arbres de telle manière que, soutenus par une très-faible partie de leurs troncs, ils devaient céder au moindre choc ; puis ils s’étaient embusqués à l’extrémité de la forêt. Dès que les Romains s’y furent engagés, les Boïens donnèrent l’impulsion aux arbres qui étaient le plus près d’eux : ceux-ci déterminant la chute des autres sur l’armée romaine, un grand nombre de soldats furent écrasés.


VII. Comment on paraît avoir ce dont on manque, et comment on y supplée.

1. L. Cécilius Metellus, n’ayant pas de vaisseaux propres à transporter ses éléphants, joignit ensemble des tonneaux qu’il couvrit de planches, embarqua les éléphants sur ce radeau, et leur fit passer le détroit de Sicile.

2. Annibal, ne pouvant contraindre ses éléphants à traverser un fleuve très-profond, et n’ayant pas de bateaux, ni de bois pour construire des radeaux, ordonna qu’on blessât au-dessous de l’oreille le plus méchant de ces animaux, et que celui qui l’aurait frappé se jetât aussitôt à la nage, et traversât le fleuve en fuyant. L’éléphant, que la blessure rendit furieux, voulant poursuivre l’auteur de son mal, franchit le fleuve, et les autres n’hésitèrent plus à en faire autant.

3. Des généraux carthaginois, devant équiper une flotte, et manquant de sparte pour faire des cordages, y suppléèrent avec les cheveux des femmes.

4. Les Marseillais et les Rhodiens recoururent au même expédient.

5. M. Antoine, fuyant après sa défaite à Mutine, donna des écorces à ses soldats pour se faire des boucliers.

6. Spartacus et ses soldats avaient des boucliers d’osier recouverts de peaux.

7. Il n’est pas hors de propos, ce me semble, de rapporter ici cette belle action d’Alexandre le Grand. Lorsque, traversant les déserts de l’Afrique, il était, comme toute son armée, en proie à une soif brûlante, un soldat lui présenta de l’eau dans un casque. Il la répandit à terre, à la vue de tous. Par cet exemple de tempérance il produisit plus d’effet sur ses soldats, que s’il eût pu partager avec eux cette eau.


VIII. Mettre la division chez les ennemis.

1. Lorsque Coriolan se vengeait, les armes à la main, de son ignominieuse condamnation, il préserva du ravage les propriétés des patriciens, tandis qu’il brûlait et dévastait celles des plébéiens, voulant par là rompre l’accord qui régnait entre les Romains.

2. Annibal, ayant dessein de faire noter d’infamie Fabius, qui lui était supérieur en vertu, comme en talents militaires, épargna ses propriétés tout en ravageant celles des autres Romains. Mais la grandeur d’âme de Fabius mit sa fidélité à l’abri de tout soupçon : il vendit ses biens au profit de l’État.

3. Q. Fabius Maximus, étant consul pour la cinquième fois, lorsque les Gaulois, les Ombriens, les Étrusques et les Samnites réunirent leurs forces contre le peuple romain, s’avança à leur rencontre au delà de l’Apennin ; et, pendant qu’il fortifiait son camp près de Sentinum, il écrivit à Fulvius et à Postumius, qui gardaient Rome, de diriger leurs troupes sur Clusium. Cet ordre exécuté, les Étrusques et les Ombriens accoururent à la défense de leur territoire ; alors, comme il ne restait plus que les Samnites et les Gaulois, Fabius et son collègue Decius les attaquèrent et les défirent.

4. Les Sabins ayant levé une grande armée, et quitté leur territoire pour se jeter sur celui de Rome, M’. Curius envoya, par des chemins détournés, un détachement qui ravagea leurs terres, et incendia leurs bourgades dans plusieurs directions. Les Sabins rentrèrent chez eux pour arrêter cette dévastation ; en sorte que Curius eut le triple avantage de saccager le pays ennemi alors sans défense, de mettre en fuite une armée sans avoir livré bataille, et de la tailler en pièces après l’avoir dispersée.

5. T. Didius, ne trouvant pas son armée assez nombreuse, différait la bataille jusqu’à l’arrivée des légions qu’il attendait, lorsqu’il apprit que l’ennemi allait marcher à leur rencontre. Il convoqua l’assemblée, ordonna aux soldats de se préparer au combat, et fit à dessein négliger la garde des prisonniers. Il s’en échappa quelques-uns, qui annoncèrent aux leurs que les Romains se disposaient à les attaquer. Alors, dans l’attente du combat, l’ennemi craignit de diviser ses forces, et renonça à marcher contre les légions qu’il voulait surprendre. Celles-ci arrivèrent près de Didius sans avoir été inquiétées.

6. Dans une des guerres Puniques, quelques villes, ayant dessein de passer du parti des Romains dans celui des Carthaginois, et désirant, avant de rompre avec les premiers, retirer les otages qu’elles leur avaient donnés, feignirent d’avoir querelle avec des peuples voisins, demandèrent des Romains pour médiateurs, et, quand ceux-ci furent arrivés, elles les retinrent comme otages équivalents, et ne les rendirent qu’après avoir reçu les leurs.

7. Les Romains ayant envoyé une ambassade au roi Antiochus, qui, après la défaite des Carthaginois, avait auprès de lui Annibal, dont il mettait les conseils à profit contre Rome ; les députés eurent de fréquents entretiens avec Annibal, dans le but de le rendre suspect au roi, à qui sa présence était agréable, et même utile, à cause de son caractère rusé et de ses talents militaires.

8. Q. Metellus, faisant la guerre contre Jugurtha, gagna les députés que ce prince lui avait envoyés, et obtint d’eux qu’ils le lui livreraient. Il arrêta le même projet avec une seconde ambassade, puis avec une troisième ; mais il ne réussit pas à s’emparer de Jugurtha, parce qu’il voulait qu’on le lui amenât vivant. Toutefois il résulta de cette machination un grand avantage : des lettres qu’il écrivait aux confidents du roi furent interceptées ; et celui-ci, ayant immolé à sa colère tous ces personnages, demeura privé de conseillers, et ne put se faire dans la suite aucun ami.

9. C. César, informé par un prisonnier qu’Afranius et Petreius devaient lever le camp la nuit suivante, résolut de les en empêcher sans fatiguer ses troupes. Il ordonna, quand la nuit fut venue, que l’on criât de plier bagage, que l’on conduisît à grand bruit les bêtes de somme le long des retranchements des ennemis, et que l’on continuât le tumulte, afin que ce départ simulé les retînt dans leur camp.

10. Scipion l’Africain, voulant surprendre des renforts et des convois qui allaient rejoindre Annibal, envoya à leur rencontre M. Thermus, se disposant lui-même à le suivre pour l’appuyer.

11. Denys, tyran de Syracuse, informé qu’une nombreuse armée de Carthaginois devait débarquer en Sicile pour l’attaquer, fortifia plusieurs châteaux, et donna l’ordre aux troupes qu’il y laissa de les abandonner à l’approche de l’ennemi, et de s’échapper en se repliant secrètement vers Syracuse. Les Carthaginois, une fois maîtres de ces forts, se virent dans la nécessité d’y placer des garnisons ; et Denys, ayant réduit, autant qu’il le désirait, les forces de l’ennemi en les disséminant, tandis qu’en réunissant les siennes il s’était fait une armée presque aussi nombreuse que la leur, prit l’offensive et les défit.

12. Agésilas, roi de Lacédémone, allant faire la guerre à Tissapherne, feignit de se diriger sur la Carie, comme devant combattre avec plus de succès dans ce pays montueux, contre un ennemi qui lui était supérieur en cavalerie. Cette démonstration ayant fait passer Tissapherne lui-même en Carie, Agésilas fit irruption en Lydie, où était la capitale du royaume ; et, prenant au dépourvu les habitants, il s’empara des trésors du roi.


IX. Apaiser les séditions dans l’armée.

1. Le consul A. Manlius, ayant appris que les soldats avaient conspiré dans leurs quartiers d’hiver, en Campanie, pour égorger leurs hôtes et s’emparer de leurs richesses, répandit le bruit qu’ils auraient encore les mêmes quartiers l’hiver suivant. Il sauva la Campanie en déjouant ainsi le complot, et saisit toutes les occasions de sévir contre ceux qui l’avaient tramé.

2. Une sédition dangereuse s’étant élevée parmi des légions romaines, la prudence de Sylla sut en calmer la fureur. Annonçant tout à coup l’approche de l’ennemi, il fit crier aux armes, et donner le signal. Marcher contre l’ennemi fut la pensée de tous les soldats, et l’émeute fut apaisée.

3. Le sénat de Milan ayant été massacré par des soldats, Cn. Pompée, qui craignait de donner lieu à une rébellion en n’appelant que les coupables, les fît venir indistinctement avec ceux qui n’avaient pris aucune part à cette action. N’étant point séparés des autres, par conséquent ne se croyant pas appelés à cause de leur crime, les coupables comparurent avec moins de méfiance ; et ceux qui n’avaient rien à se reprocher, veillèrent à la garde des coupables, de peur d’être taxés de complicité s’ils les laissaient fuir.

4 Des légions de l’armée de C. César s’étant révoltées, au point de manifester l’intention d’attenter à la vie de leur chef, il dissimula sa crainte, s’avança vers les soldats, et, comme ils demandaient leur congé, il le leur donna sur-le-champ, d’un air menaçant. À peine l’eurent-ils obtenu, que le repentir les força de faire leur soumission à leur général, auquel ils furent dès lors plus dévoués qu’auparavant.


X. Comment on refuse le combat aux soldats, quand ils le demandent intempestivement.

1. Q. Sertorius, sachant par expérience qu’il ne pouvait résister aux forces réunies des Romains, et voulant le prouver aux barbares ses alliés, qui demandaient témérairement le combat, fit amener en leur présence deux chevaux, l’un plein de vigueur, l’autre extrêmement faible, auprès desquels il plaça deux jeunes gens qui offraient le même contraste, l’un robuste, l’autre chétif ; et il ordonna au premier d’arracher d’un seul coup la queue entière du cheval faible, au second de tirer un à un les crins du cheval vigoureux. Le jeune homme chétif s’étant acquitté de sa tâche, tandis que l’autre s’épuisait à force de tirer la queue du cheval faible : « Soldats, s’écrie Sertorius, je vous ai montré par cet exemple ce que sont les légions romaines ; invincibles quand on les prend en masse, elles seront bientôt affaiblies et taillées en pièces, si elles sont attaquées séparément. »

2. Ce même chef, à qui les soldats demandaient inconsidérément le combat, craignant qu’ils n’enfreignissent ses ordres, s’il refusait plus longtemps, permit, à un détachement de cavalerie d’aller attaquer l’ennemi ; et, quand il vit cette troupe plier, il en envoya successivement d’autres pour la soutenir, puis il les fit rentrer toutes dans le camp. Alors il montra à l’armée entière, sans avoir essuyé de perte, quel pouvait être le résultat de la bataille qu’elle avait demandée. Elle eut désormais pour lui la plus grande soumission.

3. Agésilas, roi de Lacédémone, dont le camp était placé sur le bord d’une rivière, en face de celui des Thébains, s’étant aperçu que l’armée ennemie était beaucoup plus nombreuse que la sienne, et voulant ôter à ses soldats le désir de livrer bataille, leur annonça que les réponses des dieux lui ordonnaient de combattre sur les hauteurs. Alors il laissa une faible troupe vers le fleuve, et gagna la colline. Les Thébains, prenant cette manœuvre pour un effet de la crainte, traversent la rivière, mettent facilement en fuite ceux qui en défendaient le passage ; mais, s’étant élancés avec trop d’ardeur vers le reste de l’armée, ils ont le désavantage du terrain, et sont défaits par des troupes inférieures en nombre.

4. Scorylon, général des Daces, sachant bien qu’une guerre civile divisait les Romains, mais ne jugeant pas à propos de les attaquer, parce qu’une guerre étrangère pouvait rétablir la concorde entre les citoyens, mit aux prises deux chiens en présence de ses compatriotes ; et, tandis que ces animaux se battaient avec le plus d’acharnement, il leur montra un loup, sur lequel ils se jetèrent aussitôt, déposant leur animosité réciproque. Par cet apologue, il dissuada les barbares d’opérer une attaque qui aurait tourné au profit des Romains.


XI. Comment l’armée doit être excitée au combat.

1. Pendant la guerre contre les Étrusques, l’armée des consuls M. Fabius et Cn. Manlius s’étant mutinée, et se refusant à combattre, ces chefs affectèrent eux-mêmes de temporiser, jusqu’à ce que les soldats, irrités des insultes de l’ennemi, eurent demandé le combat, et juré d’en revenir victorieux.

2. Fulvius Nobilior, étant dans la nécessité de livrer bataille, avec peu de monde, à une armée de Samnites, nombreuse et fière de ses succès, feignit d’avoir gagné une des légions ennemies ; et, pour en convaincre ses troupes, il prescrivit aux tribuns, aux premiers officiers et aux centurions, de lui apporter tout ce qu’ils avaient d’argent comptant, ou d’objets d’or et d’argent, pour payer les transfuges, promettant d’ajouter, après la victoire, d’amples récompenses au remboursement des sommes prêtées. Les Romains le crurent, engagèrent sur-le-champ le combat avec autant d’ardeur que de confiance, et remportèrent une éclatante victoire.

3. C. César, étant sur le point de combattre les Germains commandés par Arioviste, et voyant le courage de ses troupes abattu, les rassembla et leur dit que dans cette circonstance la dixième légion seule marcherait à l’ennemi. Par là, il stimula cette légion, en lui rendant le témoignage qu’elle était la plus brave, et fit craindre aux autres de lui laisser à elle seule cette glorieuse renommée.

4. Q. Fabius, convaincu que les Romains avaient trop de fierté pour ne pas s’irriter d’un affront, et n’attendant rien de juste ni de modéré de la part de Carthage, envoya des députés dans cette ville pour proposer la paix. Ils en rapportèrent des conditions pleines d’injustice et d’insolence ; et dès lors l’armée romaine ne respira plus que le combat.

5. Agésilas, ayant établi son camp près d’Orchomène, ville alliée de Lacédémone, et apprenant que la plupart de ses soldats allaient déposer dans cette place ce qu’ils avaient de plus précieux, défendit aux habitants de rien recevoir de ce qui appartenait à son armée : il pensait que le soldat combattrait avec plus d’ardeur, quand il se verrait dans la nécessité de défendre tout ce qu’il possédait.

6. Épaminondas, général des Thébains, étant sur le point de livrer bataille aux Lacédémoniens, et voulant tirer parti, non-seulement de la vigueur, mais encore de toutes les affections de ses soldats, leur annonça en pleine assemblée que les Lacédémoniens avaient résolu, s’ils étaient vainqueurs, de massacrer les hommes à Thèbes, d’emmener comme esclaves les femmes et les enfants, et de raser la ville. Cette nouvelle exaspéra les Thébains, qui, au premier choc, mirent les Lacédémoniens en déroute.

7. Leutychidas, général lacédémonien, étant sur le point de combattre, le jour même que ses alliés gagnaient une bataille navale, déclara à ses soldats, pour leur inspirer plus d’ardeur, et bien qu’il l’ignorât encore, qu’on venait de lui annoncer la victoire des alliés.

8. Dans un combat contre les Latins, A. Postumius, voyant apparaître deux jeunes hommes à cheval, releva le courage des siens en disant que c’étaient Castor et Pollux qui venaient à leur secours, et rétablit ainsi le combat.

9. Archidamus, de Lacédémone, étant en guerre avec les Arcadiens, plaça au milieu de son camp des armes autour desquelles il fit secrètement marcher des chevaux pendant la nuit. Le lendemain il montra les pas à ses soldats, et leur persuada que Castor et Pollux étaient venus à cheval dans ce lieu pour les soutenir pendant le combat.

10. Périclès, général athénien, aperçut, au moment de livrer bataille, un bois d’où l’on pouvait être en vue des deux armées, bois très-épais, vaste et consacré à Pluton. Il y aposta un homme d’une grande taille, augmentée encore par de très-hauts cothurnes, et dont le manteau de pourpre et la chevelure inspiraient de la vénération. Debout sur un char attelé de chevaux blancs, cet homme devait, au signal du combat, s’avancer, appeler Périclès par son nom, l’encourager, et lui annoncer que les dieux étaient du côté des Athéniens. À la vue de ce prodige, les ennemis prirent la fuite avant même qu’on lançât le javelot.

11. L. Sylla, voulant inspirer du courage à ses troupes, leur fit croire que les dieux lui révélaient l’avenir. En présence même de toute l’armée, et au moment de sortir du camp pour combattre, il adressait des prières à une petite statue, qu’il avait enlevée à Delphes, et la suppliait de hâter la victoire qu’elle lui avait promise.

12. C. Marius avait auprès de lui une prophétesse de Syrie, dont il feignait de recevoir les prédictions sur l’issue des combats.

13. Q. Sertorius, qui avait une armée de barbares, sans raison et sans discipline, menait à sa suite, dans la Lusitanie, une biche blanche d’une beauté remarquable ; et, afin que ses ordres fussent observés comme s’ils émanaient du ciel, il assurait que cette biche l’avertissait de ce qu’il devait, faire et de ce qu’il devait éviter.

Les ruses de ce genre ne peuvent être employées que lorsqu’on connaît l’ignorance et la superstition des hommes auxquels on s’adresse ; mais il est bien préférable d’en imaginer qui soient de nature à pouvoir être prises réellement pour des manifestations divines.

14. Alexandre le Grand, au moment d’offrir un sacrifice, se servit d’une teinture pour tracer dans la main que l’aruspice allait porter sur les entrailles des victimes, certaines lettres qui signifiaient qu’il serait vainqueur. Le foie, encore chaud, ayant reçu promptement ces caractères, Alexandre les fit voir aux soldats, et accrut par là leur courage, comme si un dieu lui eût promis la victoire.

15. L’aruspice Sudinès en fit autant, lorsqu’Eumène était sur le point de livrer bataille aux Gaulois.

16. Épaminondas, général thébain, persuadé que ses troupes marcheraient avec plus de confiance contre les Lacédémoniens, si un motif religieux les animait, enleva pendant la nuit les armes suspendues en trophées dans les temples, et fit entendre aux soldats que les dieux les suivaient pour les secourir dans le combat.

17. Agésilas, roi de Lacédémone, ayant fait quelques prisonniers aux Perses, dont l’aspect est effrayant quand ils ont leur costume de guerre, les mit à nu, et montra leurs corps blancs et délicats à ses troupes, afin qu’elles n’eussent que du mépris pour de pareils soldats.

18. Gélon, tyran de Syracuse, ayant fait dans une guerre contre les Carthaginois, un grand nombre de prisonniers, choisit les plus faibles, surtout parmi les auxiliaires, qui étaient très-noirs, et les fit paraître nus en présence de ses soldats, pour exciter leur mépris.

19. Cyrus, roi de Perse, voulant donner du courage à ses sujets, les fatigua toute une journée à couper une forêt ; puis, le lendemain, il leur fit préparer un festin somptueux, et leur demanda laquelle de ces deux journées ils préféraient. Tous s’étant prononcés pour le plaisir présent : « Eh bien, dit-il, c’est par la première des deux conditions que vous parviendrez à celle-ci ; car vous ne pouvez être libres et heureux qu’après avoir vaincu les Mèdes. » Ce fut ainsi qu’il leur inspira le désir de combattre.

20. L. Sylla, devant livrer bataille, près du Pirée, à Archelaüs, général de Mithridate, et voyant que ses troupes manquaient d’ardeur, les contraignit, en les fatiguant par des travaux, à demander elles-mêmes le signal du combat.

21. Fabius Maximus, qui craignait que ses soldats ne combattissent pas avec assez d’ardeur, dans l’espoir de trouver un refuge sur leurs vaisseaux, y fît mettre le feu avant d’engager l’action.


XII. Rassurer les soldats, quand ils sont intimidés par de mauvais présages.

1. Scipion, arrivant d’Italie en Afrique avec son armée, tomba au sortir de son vaisseau, et, voyant ses soldats effrayés de cet événement, sut, par son courage et sa présence d’esprit, trouver dans cette circonstance un motif d’exhortation : « Soldats, s’écria-t-il, réjouissez-vous : je tiens sous moi l’Afrique ! »

2. C. César, étant tombé au moment où il montait sur son navire, s’écria : « Ô terre, ma mère, je te tiens ! » voulant faire entendre par là qu’il reviendrait dans ce pays dont il s’éloignait.

3. Le consul T. Sempronius Gracchus s’avançait en bataille contre les Picentins, lorsqu’un tremblement de terre jeta tout à coup l’épouvante dans les deux armées. Il exhorta les siens, les rassura ; et, les ayant déterminés à fondre sur l’ennemi, que la superstition tenait abattu, il donna l’attaque, et fut vainqueur.

4. Dans l’armée de Sertorius, les boucliers de la cavalerie, par un prodige soudain, parurent ensanglantés à l’extérieur, ainsi que le poitrail des chevaux. Ce général déclara que c’était un présage de victoire, parce que ces objets se couvrent ordinairement du sang de l’ennemi.

5. Épaminondas, voyant ses troupes effrayées de ce qu’une banderole, qui était suspendue à sa lance comme ornement, avait été enlevée par le vent et jetée sur le tombeau d’un Lacédémonien, leur dit : « Soldats, cessez de craindre ; voilà qui annonce la mort des Lacédémoniens : nous parons les tombeaux pour leurs funérailles. »

6. Un météore enflammé, tombé du ciel pendant la nuit, effrayait les soldats qui l’avaient aperçu : « C’est, leur dit Épaminondas, une lumière que la bonté des dieux nous envoie. »

7. Le même général était au moment d’en venir aux mains avec les Lacédémoniens, lorsque le siége sur lequel il était assis se brisa, ce qui fut, pour le commun des soldats, un événement de sinistre présage : « Allons, s’écria-t-il, nous ne pouvons plus rester assis. »

8. C. Sulpicius Gallus, craignant qu’une éclipse, qui était prochaine, ne fût considérée par les soldats comme un mauvais présage, la leur prédit, et leur expliqua les causes et les lois de ce phénomène.

9. Pendant qu’Agathocle, de Syracuse, faisait la guerre aux Carthaginois, il y eut une semblable éclipse de lune, dont les soldats furent effrayés comme d’un prodige, il leur expliqua cet événement, et leur apprit à le considérer, quel qu’il fût, comme un phénomène naturel, qui n’avait aucun rapport avec leurs desseins.

10. La foudre était tombée dans le camp de Périclès et avait effrayé ses soldats. Il convoqua l’assemblée, puis, en présence de tous, il choqua des pierres l’une contre l’autre, en fit jaillir du feu, et mit fin à l’épouvante, en montrant que la foudre s’élance de la même manière du sein des nuages en conflit.

11. Timothée, général athénien, était sur le point d’engager un combat naval avec les Corcyréens, et déjà sa flotte se mettait en mouvement, lorsque son pilote donna le signal de la retraite, pour avoir entendu un des rameurs éternuer : « Tu es étonné, lui dit Timothée, que parmi tant de milliers d’hommes, il y en ait un qui soit enrhumé ? »

12. Un autre Athénien, Chabrias, vit, au moment de combattre sur mer, la foudre tomber devant son navire, ce qui fut un prodige effrayant aux yeux de ses soldats : « Profitons de cet instant, leur dit-il, pour commencer le combat : car Jupiter, le plus grand des dieux, nous montre que sa puissance vient au secours de notre flotte. »