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Les Terres de feu et de désolation/01

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Les Terres de feu et de désolation
L’Illustration des 3, 31 juillet et 4 septembre 1875 (p. 1-4).
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La Terre-de-Feu

Le détroit de Magellan est devenu pour la navigation à vapeur une importante voie de communication, et cette route, moins langue et moins dangereuse que celle du cap. Horn, est fréquentée aujourd’hui par tous les paquebots rapides de l’Amérique du Sud.

Cependant les deux rives sombres du grand détroit ne portent nulle part encore les traces de la civilisation, et les marins qui en passant mettent pied à terre n’ont aucun secours à attendre de ces pays inhospitaliers.

Quand, en venant de l’Atlantique, on a doublé le cap des Vierges et qu’on s’engage dans les canaux étroits qui séparent la Patagonie de la Terre-de-Feu, on est frappé d’abord de l’air désolé de toute cette nature. La première partie du trajet s’accomplit entre deux plaines immenses, absolument désertes et nues ; partout de grands marécages glacés, dont la monotonie n’est rompue çà et là que par de blanches plaques de neige.

Ce sont de vastes territoires de chasse qu’exploitent de loin en loin des bandes d’Indiens nomades ; les chasseurs patagons trouvent là en abondance deux gibiers recherchés : la petite autruche d’Amérique et le guanaco, une sorte de lama dont la fourrure jaune est rare et précieuse.

Peu à peu cependant, le pays change de physionomie et passe à un autre genre de tristesse. Les côtes s’élèvent et commencent à se couvrir d’une forte végétation, aux nuances foncées et froides ; les bouquets d’arbres résineux, au feuillage persistant et noir, se multiplient de plus en plus, et finissent par former un même tout impénétrable. On est bientôt environné de forêts épaisses, au-dessus desquelles des cimes couvertes de neiges ou des arêtes de glaciers se détachent sur un ciel sombre.

L’horizon s’élargit, et les sites prennent une saisissante grandeur ; le navire continue sa course tranquille au milieu d’un vrai dédale de montagnes, de baies profondes et d’îlots verts ; des nuages, plus obscurs que ceux de notre ciel de France, promènent de grandes ombres sur ces paysages, et les bancs de la brume font varier les aspects à l’infini.

Une ruine informe, sur la côte de Patagonie, sert de point de reconnaissance aux navires qui passent ; c’est ce qui reste aujourd’hui de Port-Famine, un essai d’établissement européen dont le nom était peu attrayant, et qui est depuis longtemps abandonné.

Un peu après Port-Famine, on rencontre la Punta-Arenas et un peu plus loin au sud le cap Froward, l’extrême pointe du continent américain.


Le cap Froward (extrémité méridionale de la Patagonie).

À l’abri de ce cap s’ouvre une grande baie, la baie Saint-Nicolas, fréquentée aujourd’hui par les navires qui traversent le détroit. C’est là que nous vînmes jeter l’ancre, à la fin de l’hiver austral, attendant le beau temps pour tourner le cap Froward, abandonner la voie battue de Magellan et nous engager dans les passages encore peu connus du Nord.

Le pays alentour était entièrement vierge, couvert partout d’un incroyable enchevêtrement de forêts, dont la belle verdure était à demi couverte de neige.

Cependant, dans le lointain, une mince fumée dans les bois trahissait la présence d’êtres humains au milieu de cette solitude.

C’était une famille de ces bizarres sauvages qui habitent la Terre-de-Feu et les grandes îles du Sud, et diffèrent d’une manière radicale des peuplades indiennes du continent. Ces Fenégiens ichthyophages occupent à tous les points de vue un des derniers degrés de l’échelle humaine, et les Patagons, quand ils les rencontrent, les traitent comme des animaux malfaisants.

Nous les trouvâmes campés dans des huttes de branches, au bord d’une limpide rivière, dans un site délicieux ; des monceaux de coquilles et de débris de poissons attestaient que la société s’était trouvée bien là, et y avait fait long séjour.


Un campement d’ichthyophages (Patagonie).

Ces gens eurent une très-grande peur de nous. Surpris au gîte, leur premier mouvement fut de chercher à fuir, le second, de nous demander à manger ; une distribution de biscuit les mit dans une joie folle.

Petits, chétifs, transis de froid et laids tous au delà du possible, ils devinrent promptement familiers et même farceurs. Notre confiance cependant était fort limitée, et nous les quettâmes bientôt, emportant en souvenir d’eux des couteaux en os humain pour ouvrir les coquillages, seul produit de leur industrie.

Nous devions d’ailleurs, dans la suite du voyage, faire plus ample connaissance avec leurs semblables.