Les Terres de feu et de désolation/02
La Terre-de-Feu
Au sud du cap Froward se dessinent encore de hautes terres, toutes blanches de neige.
Ce sont les îles sauvages qui terminent l’Amérique et vont former plus bas le redoutable cap Horn.
La plus étendue de ces îles est la Terre-de-Feu, une vaste contrée couverte de forêts vierges et seulement hantée par quelques familles d’ichthyophages. Le ciel y est terne et brumeux, le climat comparable à celui des régions les plus froides du nord de l’Europe. On y circule à grand’peine, en s’accrochant aux branches, au milieu de forêts sans âge, encombrées d’arbres morts ; le sol y est chargé de débris de végétation, entassés par la suite des siècles, et on enfonce jusqu’à disparaître dans ces monceaux de détritus. — Les lichens ont acquis, à l’ombre perpétuelle de ces bois, un prodigieux développement, et tout est confondu sous d’épaisses couches de ces tristes mousses grises.
Cette nature que rien n’anime, ni un cri d’oiseau, ni un mouvement, ni un bruit, présente pendant les sombres journées d’hiver des aspects singulièrement sinistres ; ce grand silence qui règne partout et cette solitude serrent le cœur.
Les côtes sud de la Terre-de-Feu, balayées par les rafales de neige et les vents terribles du large, sont partout dénudées, et les îles les plus australes du groupe, celle entre autres qui renferme le cap Horn, ne sont plus guère que des roches nues, abandonnées aux pingouins et aux phoques. Ce sont de dangereux parages, sans cesse battus par une mer énorme, et très-redoutés des marins.
L’extrémité occidentale du détroit de Magellan a pour rives, d’un côté la Terre-de-Désolation, de l’autre la Terre-de-Guillaume IV.
Cette dernière contrée est entièrement boisée et montagneuse : toujours la même végétation, toujours les mêmes fouillis enchevêtrés et impénétrables.
Après avoir fait dans ce pays de longues et pénibles chasses, nous y rencontrâmes certain jour ce que nous ne cherchions pas : une bande d’indigènes dans un état de sauvagerie idéal.
La scène se passait sous bois, un matin d’hiver, au fond d’une baie obscure, où sans doute avant nous aucun Européen n’avait pénétré. — La présence de ces personnages nous fut de loin révélée par un bruit de voix au timbre inconnu ; en nous avançant doucement au milieu du branchage épais nous fûmes bientôt près d’eux, en face d’un spectacle d’une hideuse nouveauté.
Ces sauvages, assis ou perchés, prenaient leur repas matinal avec une voracité de bêtes affamées ; d’affreux chiens qui mangeaient avec eux ne nous avaient pas signalés et nous pûmes un instant les examiner sans être aperçus.
La partie résistante de ce déjeuner était composée de moules et de divers coquillages pêchés dans la baie ; mais nous vîmes aussi déchiqueter deux pingouins, que ces gens pressés par la faim n’avaient pas jugé nécessaire de faire cuire ; — de jeunes femmes d’un physique repoussant mordaient à même dans leurs ailes non plumées.
Notre arrivée produisit sur cette famille un premier effet terrifiant, manifesté par de grands gestes et de grands cris ; tous en un clin d’œil avaient glissé et disparu dans les fourrés d’alentour ; on n’entendait plus qu’un bruit saccadé de leur gosier, assez pareil au bruit que font les singes en fureur.
Nous les apprivoisâmes cependant sans peine, comme nous avions fait de leurs semblables de la baie Saint-Nicolas, en leur offrant des biscuits et du pain.
Nous fûmes promptement entourés, examinés et palpés avec beaucoup de curiosité ; ces gens nous trouvaient étonnants et ridicules d’être ainsi habillés ; ils se communiquaient leurs remarques avec une intraduisible expression de bouffonnerie. — Leurs vilaines têtes, carrées et maigres, étaient taillées toutes sur un même modèle, comme cela a lieu chez les races inférieures qui ne sont pas mélangées ; leurs cheveux, d’un brun rouge, nuance fréquente chez les peuplades indiennes, étaient longs sur le cou, courts et hérissés sur le front et le sommet du crâne. — Des manteaux de peaux à longs poils jetés sur leurs épaules composaient tout leur costume ; ni le froid très-vif, ni aucun sentiment de pudeur ne les poussait jamais à en recouvrir leur vilain corps jaune enduit de graisse de poisson.
Les pirogues qui les avaient amenés étaient faites de plusieurs planches grossièrement taillées et ajustées ; nous trouvâmes dedans des filets en jonc tressés, des couteaux en os, modèle de l’âge de pierre, des œufs de pingouins et des flèches.
Un paquet de fourrures qu’on nous avait caché excita notre curiosité ; mais quand nous voulûmes y porter la main des femmes se jetèrent sur nous avec des cris menaçants… C’étaient deux tout petits enfants endormis dans des peaux de renards. Nous vîmes que ces mères possédaient au même degré que les animaux l’amour de leurs petits, ce qui les releva beaucoup à nos yeux.