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Les Terres de feu et de désolation/03

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Les Terres de feu et de désolation
L’Illustration des 3, 31 juillet et 4 septembre 1875 (p. 9-12).
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La Terre de désolation

Au milieu de ces tristes régions, la Terre de désolation présente des aspects plus particulièrement navrants, et justifie en tous points le nom qu’elle a reçu. La végétation y est rare et frêle, et on s’y promène dans de grandes solitudes mornes, couvertes de lichens ; de loin en loin, quelques forêts d’arbres caducs ou mêmes d’arbres morts, dont les squelettes, blanchis et tordus par le vent, affectent des formes étranges ; toujours un froid sombre et humide, rien de vivant d’ailleurs, et perpétuellement le même terrible silence.

Des canaux importants, mais très-peu connus, partent du détroit de Magellan, et s’en vont au nord, entre la côte de Patagonie et plusieurs îles encore vierges, déboucher dans le golfe de Peñas, à environ en latitude au-dessous de leur point de départ.

C’est dans ces parages que nous fûmes retenus un mois, avec mission de les explorer.


LA TERRE DE DÉSOLATION. — Aspect général du pays.

Sur une longueur d’environ 160 lieues, nous traversâmes d’immenses pays déserts ; une seule et même forêt s’étendait sur les deux rives, une forêt dans laquelle rien n’avait dû changer depuis les premiers jours au monde.

Entre la Terre de Guillaume IV et l’île de la Reine-Adélaïde, les premiers canaux dans lesquels s’enfonça notre navire étaient étroits et difficiles. C’étaient des passages sinueux, encaissés entre de sévères montagnes, si resserrés parfois que la mâture, frôlant les branches des vieux arbres, secouait en passant leur neige sur nos têtes.

Mais l’horizon s’élargit bientôt, et nous vîmes défiler chaque jour, au milieu d’un silence de mort, une nouvelle suite de lacs et de montagnes, de glaciers et de hautes cascades, de cours d’eau solitaires et sans nom.

La nature perd son caractère d’âpre tristesse, à mesure qu’on s’éloigne de Magellan pour se rapprocher des contrées plus tempérées du nord ; la verdure à des teintes moins foncées et moins uniformes, et les bois se remplissent de hautes bruyères dorées.

Dans les vallées profondes, sous des votes d’arbres antiques, tout ruisselants de pluie, l’ombre est si épaisse que c’est presque la nuit, et là-dessous se déploie un grand luxe de mousses ou de fougères inconnues, d’une exquise délicatesse.

Quelques petits oiseaux transis commencent à chanter dans les branches, et sur les rivières abonde un martin-pêcheur vert, huppé, d’une grande beauté.

Le gibier d’eau se montre aussi en quantité prodigieuse ; nous dérangeons en passant des peuplades de guèbres, de plongeons, de canards et d’oies sauvages au plumage très-somptueux, toutes bêtes au goût détestable, que nous sommes cependant fort heureux de rencontrer.

Les moules gigantesques dont se nourrissent les indigènes nous rendent aussi de grands services. Ces coquilles renferment toutes des perles, teintées de bleu ou de rose, que sans doute personne n’a songé à utiliser encore pour aucune parure.

Les débarquements et les excursions sont là-bas choses très-difficiles ; on n’avance guère dans ce pays qu’à la manière des singes, en se suspendant aux arbres, et on se fatigue vite de ces promenades sombres, de ce silence et de ce complet isolement.

Les matelots passent leurs journées dans ces bois, à couper des arbres pour entretenir à défaut de charbon les feux de la machine. Ils rentrent le soir, à la tombée des nuits d’hiver, mouillés et gelés, très-satisfaits cependant de rapporter pour leur dîner quelques pingouins ou des coquillages.

De loin en loin nous trouvons les ichthyophages, mauvaise rencontre en général, et de laquelle on ne peut au moins tirer aucun parti. Les matelots ont de ces hommes une sorte de frayeur superstitieuse mêlée de dégoût, et s’en amusent à bord avec méfiance, comme de bêtes originales, mais nuisibles. Il serait déplaisant en effet de tomber sans armes entre leurs mains jaunes ; on y serait très-promptement houspillé et mangé, avec de grands cris et un grand tapage.

La fumée de leurs feux de branches les trahissent heureusement de fort loin, et les surprises ne sont pas à redouter de leur part. Leurs campements, encombrés de monceaux de coquilles, d’os, et de plusieurs choses malpropres, répandent une odeur fétide, et tout ce qui les entoure est souillé et répugnant. On ne voit d’ailleurs chez eux aucune trace d’industrie, ni d’organisation quelconque ; ils vivent le plus souvent par familles comme les orangs, se nourrissent de chasse et de pêche, et passent sur l’eau la plus grande partie de leur existence.

Leurs pirogues contiennent en général quatre ou cinq individus, un nombre égal de chiens et un feu qui brûle imprudemment avec un peu de cendre, sur le fond même de l’embarcation.

À la hauteur de l’île de la Reine-Adélaïde, nous fûmes mis en émoi certain jour par une pirogue ainsi montée qui se dirigeait vers nous avec des signes de détresse. Les gens poussaient avec leurs chiens des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouches ouvertes et des visages de l’autre monde ; avec une inconscience absolue du danger, ils se jetèrent sur notre navire au risque d’être mis en pièces,

Nous les avions crus fous ou possédés ; ils étaient affamés seulement, et leur pirogue fut en un instant comblée par nos matelots de biscuits et de pain qu’ils dévorèrent.


LA TERRE DE DÉSOLATION. — Une pirogue d’affamés.

De tels personnages cadrent bien cependant avec les sites étrangement sauvages qu’ils habitent, et on peut, au milieu d’eux, se croire transporté à l’époque reculée de l’homme préhistorique. Sous leur ciel noir, dans leurs forêts primitives, d’autres hommes feraient moins bien, et l’effet en serait moins saisissant.

À mesure qu’on descend vers le nord, les canaux deviennent plus larges et plus droits ; c’est comme une route immense ouverte à la navigation, entre les glaciers de la côte de Patagonie et les montagnes vertes de l’île Wellington.

Tous les oiseaux des mers du Sud, les grands albatros, les damiers et les pétrels gris suivent en masse le navire dans sa course tranquille, et décrivent des courbes folles autour de lui. Des sites d’une grande splendeur se réfléchissent dans l’eau calme, et les premières belles journées d’octobre, l’avril du printemps austral, apportent à toute cette nature un charme moins sévère.

Notre dernière relâche dans ces contrées est au Havre-Éden, une baie ravissante qui précède le golfe de Peñas, — et puis notre mission terminée, nous prenons en pleine mer le chemin du Pérou.