Les Touristes anglais/02

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Les Touristes anglais
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 690-719).
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LES


TOURISTES ANGLAIS.




II.

UN SOLDAT DANS L’INDE.

Camp and Barrack-Room, or the British army as it is. — London, Chapman and Hall, 1846.




Un spectacle grandiose entre tous, c’est celui que présente la Tamise à partir de South-End et Sheerness jusqu’au débarcadère de Westminster-Bridge. Sur ces flots jaunes, la traversée n’est guère que de trois heures ; mais pendant ces trois heures le plus splendide panorama se déroule devant les yeux du voyageur. Aux (vaisseaux succèdent les vaisseaux, et derrière les maisons du rivage, — ateliers, arsenaux, hôpitaux, villas, forteresses, — s’élancent les mâts aigus d’autres navires invisibles, enserrés dans les docks, où ils semblent attendre, non le moment du départ, mais la liberté de cette route liquide, constamment encombrée, constamment envahie.

Pour un homme au cœur sympathique, à l’imagination facilement excitable, il y a dans ce grand mouvement, qui de ce coin du monde se propage aux extrémités de l’univers, une source infinie de fantaisies et de rêves. Comment ne pas suivre par la pensée ce vaisseau de guerre qui va croiser sur les côtes d’Afrique, vaillante et dévouée sentinelle. pour y paralyser par sa présence l’odieux commerce des esclaves ? Comment ne pas rêver une existence patriarcale, en voyant entassés sur le pont d’un navire marchand ces centaines d’émigrans qui vont défricher les arrière-forêts, les backwoods du Canada, ou les vallons fertiles de l’Australie ? Ce charbonnier de Newcastle sera dans quelques jours amarré dans le port d’Alexandrie ; ce léger schooner arrive des Açores, et en apporte plus d’oranges, plus de pommes d’or que n’en contenait le jardin des Hespérides. Quant à l’Indiaman, magnifique hôtel garni, taverne flottante, restaurant à voiles peuplé de nababs jaunes comme l’intérieur de leur coffre-fort, vous trouveriez dans ses flancs rebondis une cargaison de lingots qui forcera les directeurs de la banque à élargir leurs caveaux. C’est l’argent chinois, le sycee-silver, la rançon du Céleste Empire, perçue il y a trois ou quatre mois à Quan-Tong ou à Fou-Chou-Fou. Ainsi, pas une voile ne passe indifférente, pas une de ces nombreuses carènes qui n’ait son poème, ses aventures, ses tempêtes à vous raconter, pour peu que vous l’interrogiez du regard et de l’imagination, avec l’imagination et le regard des poètes.

Or, entre autres impressions que ce tableau nous a laissées, nous nous souvenons d’un magnifique man of war, tout battant neuf, que nous rencontrâmes à la hauteur de Gravesend, entouré de bateaux de transport, et se chargeant, compagnie par compagnie, d’un corps de troupes. Je les vois encore, ces jeunes soldats, avec leurs jaquettes rouges, leurs longues tailles fluettes, leurs cheveux blonds, leurs pantalons de toile blanche, empoignant l’un après l’autre les tire-veilles, et se hissant sur le pont, où la plupart allaient rester pendant toute la traversée. Sur le rivage, cependant, une musique militaire leur envoyait je ne sais quel air sautillant qu’on me dit être une mélodie nationale de la verte Erin, — Patrick’s Day, si j’ai bonne mémoire, — et ils lui répondaient gaiement par des hourrahs ironiques. — Hurrah for the pongo band ! — Hourrah pour l’orchestre des singes ! — L’honnête passager qui prit la peine de m’expliquer leurs hurlemens, accompagnés de longs éclats de rire, ne manqua pas d’y ajouter une réflexion qui devait, selon lui, réhabiliter dans mon esprit la dignité anglaise, quelque peu compromise par ces élans d’effervescence animale, — animal spirits, voilà le mot. — « Ce sont des Irlandais, » me dit-il à plusieurs reprises. Le brave homme n’eut de repos que lorsque je lui eus accusé réception de cette remarque patriotique.

Et vraiment que m’importait ? Après tout, c’étaient des hommes,. — disons mieux, des enfans, — qui, sans trop savoir où ils allaient, poussés par la misère, par d’aveugles passions, ou cédant aux grossières tentations du recruteur, partaient pour quelque pays lointain, — pour l’Inde, me disait-on, — et la plupart n’en devaient jamais revenir. Anglais, leur sort m’eut inspiré moins de pitié : il est toujours noble et consolant de mourir pour un pays où l’on est com()té comme citoyen, et dont la grandeur rejaillit sur vous. Irlandais, au contraire, ils jouaient le rôle des limiers sanglans que le chasseur lance après sa proie, et dont il prodigue la vie moins précieuse que la sienne. Pour eux, ni véritable conquête, ni satisfaction d’orgueil national, en échange des souffrances qu’ils endurent, des périls qu’ils bravent. L’Anglais hautain paie et opprime ces ilotes armés qu’il envoie aux confins du monde porter la crainte du nom britannique.

Ainsi donc, c’étaient des Irlandais qui, par une belle matinée du mois de juillet 1843, montaient à bord de ce superbe navire, pour la première fois envoyé sur les mers. Et justement ce volume gauffré de rouge, que le hasard de l’étude a placé sous nos yeux, contient l’histoire d’un soldat irlandais qui, le 9 juillet 1843, devant Gravesend, s’embarquait pour Calcutta, sur la Gloriana, frégate de mille tonneaux, récemment sortie du chantier. Faut-il croire au hasard presque merveilleux qui nous aurait fait assister, il y a trois ans, au début d’une campagne dont nous devions lire plus tard la naïve chronique ? Ou bien, tout simplement, sommes-nous dupe de nos souvenirs qui rassemblent ainsi deux événemens étrangers l’un à l’autre, et dès-lors fort insignifians ? C’est ce que nous vérifierions sans peine en consultant notre journal de voyage ; mais à quoi bon ? Ne vaut-il pas mieux supposer certain ce qui est possible, et ce qui a donné pour nous tant de charme aux véridiques récits d’un staff-sergeant retiré du service ?

Par un concours de circonstances assez rare, il y était entré volontairement, de son libre choix, après avoir travaillé quelque temps, comme associé, dans une maison de commerce. Les spéculations tournèrent mal : notre homme, harcelé sans doute par d’importuns créanciers, ne vit d’asile assuré que sous le drapeau. D’ailleurs, et c’est lui-même qui le dit, il était tourmenté de ce besoin de voyager qui pousse hors de leurs îles les aventureux Saxons.

Aussi choisit-il un régiment de service dans l’Inde, le 13e d’infanterie légère, que les bulletins du gouverneur-général avaient rendu célèbre depuis les guerres de l’Afghanistan, les combats de Ghuznée, de Julgah et de Jugdullak. Son parti pris, il reçut un shelling, et, par la vertu de cette espèce de coemption, fut désormais soldat de la reine. Les regrets et les craintes ne tardèrent pas à lui venir après cet étrange et désastreux marché ; mais il était trop tard, il fallait suivre son étoile. A défaut de plus nobles motifs, le fouet et la mort le menaçaient s’il eût hésité.

On ne voit pas que ses futurs compagnons d’armes aient inspiré dès-lors un bien vif intérêt au nouvel enfant de Mars. La plupart lui apparurent comme des êtres dépravés dès l’enfance, portant sur leurs traits flétris l’ignoble empreinte du vice. La licence de leurs propos, les infâmes pratiques à l’aide desquelles ils dépouillaient les nouveaux venus assez simples pour se laisser faire, lui inspirèrent dès l’abord un profond dégoût, évidemment partagé par tous les employés militaires chargés d’enrégimenter ces misérables jeunes gens. Un seul détail fera juger de ce qu’on les estime. A Chatham, dans la maison de réception où ils attendent la visite du chirurgien-major, on les fait coucher sans couvertures ni draps, et ceci pour éviter la contagion d’un mal « qui, s’il offre peu de dangers, a beaucoup d’inconvéniens. » De plus, on les fond de près, et cela pour deux raisons dont nous ne donnerons que la plus honnête : une tête rase rendrait un déserteur plus facile à reconnaître et à retrouver. Ajoutez à ceci le mauvais pain distribué aux soldats, — si mal cuit que, lancé contre un mur, il y demeurait plaqué, — l’eau de café dans des tasses d’étain ; — la séquestration des malades dans une espèce de dépôt où l’eau de gruau faisait le fond de leur régime ; — pour les hommes valides et sans démangeaisons, les douceurs du drill (l’exercice) chaque jour, pendant quatre heures, partagées en deux séances ; ajoutez encore les mille fraudes des « officiers sans commission, » c’est-à-dire des soldats promus provisoirement à tel ou tel grade dont ils remplissent les fonctions sans en avoir les privilèges : — il y a là de quoi rebuter dès l’abord le plus crédule amant de la gloire.

Faire payer, quand ils l’osent, l’habit qu’ils devraient donner gratis au soldat, lui escamoter sans scrupule la meilleure part de sa haute paie,, imposer à tout un corps une sorte d’amende collective pour de prétendus dégâts faits dans la caserne qu’il vient d’occuper, distribuer de mauvais fusils, qui seront nécessairement détériorés, et dont on exige en argent les frais de réparation naturellement fort exagérés, — tels sont les moindres exploits de ces requins de terre, plus actifs, plus éhontés, plus voraces à Chatham, sous les yeux de l’autorité centrale, que dans les districts les plus lointains de l’empire britannique. Les officiers supérieurs, dont ils ont capté la bienveillance par une officieuse servilité, ne regardent guère à ces abus. Et d’ailleurs quelles en sont les victimes ? Les soldats anglais, c’est-à-dire un ramassis de gens sans aveu, l’écume de la population, le rebut de la classe misérable, oisive, abandonnée au vice ; espèce de chair à canon, sans intelligence et sans cœur, que l’on mène à coups de fouet jusque sur le champ de bataille, où la boucherie qu’on en fait semble purifier le corps national.

A peine dans les rangs d’une pareille armée, un jeune homme, honnête jusque-là, se sent avili, dégradé, condamné au mépris de ses supérieurs, qui ne prennent même pas la peine de chercher à discerner les bons des mauvais. « A Rome, dit Gibbon, le paysan et l’ouvrier, prenant les armes, croyaient avancer en dignité. » En Angleterre, le laboureur le plus misérable estime sa famille déshonorée, si quelqu’un de ses enfans a pris le mousquet. Il vendra, pour le racheter, sa meilleure paire de bœufs, les pauvres bijoux de sa femme, les meilleurs meubles de son cottage. Son fils soldat est perdu pour lui, perdu pour le ciel, voué à la débauche, à la plus honteuse dépravation, vrai gibier de potence et d’enfer. Avec un tel préjugé, puissamment secondé par le régime aristocratique dont le soldat est victime, et qui lui interdit toute espèce d’avancement, on s’étonne qu’une armée puisse exister et vaincre. C’est là une merveille de. la discipline qui n’est pas à l’honneur de la race humaine.

Dans un régiment anglais, — le récit que nous avons sous les yeux le fait merveilleusement bien comprendre, — il n’existe aucun intérêt commun, aucune sympathie entre les officiers et les soldats. Les premiers forment un corps à part, composé de gentlemen sur un pied de parfaite égalité pour tout ce qui ne concerne pas directement le service. Le colonel, au lieu d’être, comme chez nous, investi d’une autorité despotique, n’est que le président d’une sorte de république hiérarchique dont les lois pèsent sur lui comme sur ses moindres subordonnés. D’ailleurs, presque étranger au corps, il y réside rarement et s’en occupe à peine. « C’est un bénéficiaire sans fonctions qui réalise de gros profits sur les fournitures du régiment dont il a l’entreprise, et qu’il recède ordinairement à quelque banquier ou à quelque fournisseur ordinaire, moyennant un boni fixé à 25,000 francs de rente pour un régiment en Angleterre, à 50,000 francs pour un régiment dans les Indes[1]. »

Les deux lieutenans-colonels, dont le plus ancien commande effectivement le corps, n’ont affaire qu’aux officiers, et, sauf quelques rares exceptions, ne se mettent nullement en peine de connaître ou de récompenser le zèle, l’intelligence, la bonne discipline de chaque private ou simple soldat. Les capitaines eux-mêmes, imitant cette singulière réserve, ne daignent pas s’enquérir, si ce n’est en des circonstances toutes particulières, de ce qui concerne les hommes de leur compagnie. Bref, le seul officier avec lequel les soldats soient en relation directe est l’adjudant instructeur, pris parmi les lieutenans ; encore ne communiquent-ils avec lui que par l’intermédiaire du sergent-major ou des non commissioned officers. Ceux-ci sont de la même classe que les simples soldats ; on n’exige d’eux aucune autre condition d’avancement que de savoir écrire et lire d’une manière passable. Aussi leurs camarades ne leur reconnaissent-ils volontiers aucune supériorité de mérite, et pour peu que le sergent laisse empiéter, dans la familiarité des camps, sur la prérogative de son grade, ils sont portés à méconnaître complètement le pouvoir qu’il a sur eux. De là mille délits que l’espoir de l’impunité fait commettre, et dont la punition inattendue, souvent injuste, souvent accompagnée de brutalités tyranniques, engendre de longs ressentimens. Les deux tiers des assassinats commis dans l’armée n’ont pas d’autre cause.

Pris en masse et envisagés comme une classe à part, les officiers sans commission se font remarquer par une astucieuse servilité, à laquelle en général ils doivent leur promotion. Leur devoir exactement rempli ne les met pas à l’abri des caprices de leurs chefs, dont ils sont par conséquent obligés de caresser les faiblesses, de servir les penchans, d’étudier et de satisfaire toutes les passions. Contraints, en revanche, de cacher les leurs, ils se font peu à peu des habitudes de duplicité, d’hypocrisie consommée, qui les rendent essentiellement dangereux tant à leurs supérieurs, qu’ils dominent à l’insu de ceux-ci, qu’aux simples soldats, dont ils disposent par une foule de moyens indirects et de ruses traditionnelles. — «L’exercice d’une autorité subalterne, dit judicieusement notre écrivain, a pour effet d’aiguiser l’esprit et de développer des facultés ignorées. Telle marche, adoptée et suivie avec persévérance par le corps des sous-officiers dans un de nos régimens, ferait honneur à Machiavel lui-même. Aussi arrive-t-il souvent que les sergens-majors, grâce à leurs sinistres machinations, exercent une autorité réellement supérieure à celle du chef de corps, influencé par leurs artificieuses remontrances. On voit même, parmi ces profonds politiques, des hommes assez habiles pour conquérir à la longue une commission et passer dans l’état-major[2]. »

Cette institution est si mal combinée, qu’au lieu de servir à exciter l’émulation des jeunes soldats, elle tend à les corrompre ; voici comment : aussitôt qu’un nouveau venu se fait remarquer par ses bonnes dispositions, son exactitude, un certain vernis d’éducation, les sous-officiers, — qu’on nous permette de leur donner un nom plus en harmonie avec nos usages, — les sous-officiers prennent en haine ce concurrent qui menace de leur passer sur le corps, et un complot s’organise contre la bonne réputation dont le soldat novice a jeté les bases. Il se passe alors des scènes qui rappellent involontairement celles de Iago et Cassio dans la tragédie de Shakspeare. On ménage de loin des occasions de faillir, de périlleuses tentations, au jeune homme que l’on veut perdre : — Come, lieutenant, I have a stoop of wine[3]. — S’il cède, il est perdu, car au moment favorable Iago prendra soin que le commandant soit averti des désordres auxquels se livre son jeune protégé. C’est autant de gagné, d’abord contre celui-ci, puis par ricochet contre tous ceux dont les supérieurs seraient tentés de récompenser les premiers efforts.

Frappé de ces abus, de l’influence énorme que des hommes sans morale et sans instruction exercent sur l’armée des trois royaumes, de la désaffection qu’ils répandent parmi les troupes, des injustices sans nombre qui sont commises, grâce à eux, par les cours martiales, l’écrivain anglais réclame, à titre de réforme préalable, la création d’un corps spécial où l’on formerait des hommes d’élite aux fonctions de sous-officiers. On suppléerait ainsi à cette insouciance profonde, à ce défaut de lumières que les chefs de corps apportent maintenant dans la promotion arbitraire de tel ou tel soldat à des grades qu’il est si essentiel de voir dignement occupés. Comme conséquence de ce premier progrès, il demande ensuite que les sous-officiers ne soient pas déclarés incapables de monter au grade supérieur. En leur ouvrant ainsi, sous telles restrictions que l’état actuel de l’armée pourrait exiger, une carrière honorable, on les relèverait de l’espèce de mépris dont ils sont l’objet ; les soldats qui les traitent en égaux s’habitueraient à les regarder comme de véritables chefs ; les officiers qui les dédaignent se devraient à eux-mêmes de ménager en eux de futurs collègues ; on y gagnerait de pourvoir plus aisément les fils des officiers pauvres, et de former à la longue une pépinière de chefs expérimentés, « au lieu de ces marmots imberbes qui viennent, au sortir de l’université, prendre le pas sur de vieux sergens aux leçons desquels ils sont cependant assujettis pendant la plus longue période de leur commandement. »

Jusque-là, l’auteur reconnaît que l’armée britannique, non encore relevée de son abaissement, doit rester sous le dur et flétrissant régime du code actuel. « Les châtimens corporels sont, dit-il, indispensables au bon ordre ; l’ignoble peine du fouet, dont on pourra restreindre l’usage à des délits d’une extrême gravité, surtout aux délits commis durant la guerre, ne saurait être supprimée sans péril. » Et cependant ici l’écrivain semble prendre à tâche de se démentir lui-même, car il convient que la flagellation, à laquelle on a cessé d’attacher une idée de déshonneur, a perdu le terrible effet que l’on espère produire sur l’esprit du soldat par la vue d’un si rigoureux supplice. Par son propre exemple, il constate que les yeux se font vite à ces sanglantes exhibitions, et l’épiderme n’est guère plus long à s’y endurcir. En voyant revenir au milieu d’eux, et partager leurs repas, leurs jeux, leurs travaux guerriers, l’homme que le cat-o-nine-tails a marqué de ses tristes empreintes, ses camarades se familiarisent avec ce châtiment, désormais réduit à une souffrance purement physique. Le stoïcisme, la bravade, s’en mêlent bientôt, et l’on applaudit ou l’on blâme, selon qu’il a bien ou mal supporté la douleur, le coupable plus ou moins robuste, plus ou moins maître de ses nerfs. Du délit, de la honte, il n’est plus question.

Quelles sont donc, à son avis, les raisons de maintenir cette humiliante pénalité, qui, selon nous, devrait être abolie, ne fût-ce que par respect pour la nation anglaise, dont elle accuse la civilisation encore incomplète ? La première est que le soldat se trouve fréquemment placé de manière à ne pouvoir être puni autrement ; la seconde est qu’en supprimant la peine du fouet, on serait obligé de recourir plus souvent à la peine de mort. On comprendra, sans que nous nous arrêtions à les réfuter, combien sont faibles et puérils les argumens tirés d’une prétendue nécessité que l’expérience dément chez nous et ailleurs. Nous avons dû cependant ne pas les omettre, car, sous la plume d’un soldat qui a vécu deux ans exposé à ces châtimens réprouvés, ils ont, à part toute autre valeur, celle d’un trait caractéristique. Il est souverainement curieux, surtout il est contre toutes les idées reçues en France, qu’un militaire à peine licencié reconnaisse comme deux faits irrévocables et corrélatifs, d’abord le recrutement de l’armée anglaise parmi tout ce que la nation a de plus méprisable et de plus dangereux, puis la nécessité de donner pour garanties à la discipline, a la subordination militaire, les mêmes supplices que partout ailleurs on réserve à l’esclave, aux bêtes de somme, aux êtres les plus avilis de la création.

Du reste, nous n’irons pas loin sans trouver encore l’écrivain novice eu contradiction avec lui-même. Nous avons vu qu’il réserverait volontiers le fouet aux crimes commis pendant la guerre. Or, il constate, comme un fait généralement observé, que les officiers anglais, n’ayant aucune influence morale sur leurs soldats, sont réduits, aussitôt que l’heure du péril sonne, à se relâcher de leurs rigueurs ordinaires. Domptés, pendant la paix, par la crainte et par la crainte seule, les soldats en campagne prennent leur revanche ; ils savent qu’on n’osera pas les mécontenter, qu’un chef dont le salut dépend de leur zèle et de leur courage fermera les yeux sur bien des délits, et ils profitent largement de cette impunité temporaire. Ainsi, au moment même où les nécessités exceptionnelles réclament, dit-on, l’emploi du fouet, on y a bien moins recours qu’en toute autre circonstance. Voici le passage auquel nous faisons allusion, et que nous regretterions de ne pas donner textuellement. «En temps de guerre, si le fouet reste suspendu in terrorem sur le soldat, dont les passions déchaînées ont besoin d’un frein plus puissant, l’officier hésite à s’en servir, si ce n’est pour les crimes les plus graves. Il dépend alors de ses hommes, et, dans son propre intérêt, il fera tout au monde pour les maintenir en aussi bonne disposition que possible. Si je ne me trompe, il n’y eut pas à Jellalabad, pendant le siège, un seul exemple de punition corporelle. Les soldats étaient alors courtisés et flattés en toute occasion par leurs chefs, dont la condescendance n’avait presque plus de bornes ; mais, plus tard et quand le régiment fut de retour dans l’Inde, il expia chèrement cette provisoire indulgence, et, pour lui apprendre à ne point trop compter sur les exemples passés, les cours martiales redoublèrent de rigueur, les exécutions furent plus fréquentes qu’elles ne l’avaient jamais été, si bien qu’à la fin l’adjudant-général, surpris au dernier point de cette recrudescence de châtimens, demanda, par lettre officielle, ce que signifiait la conduite de l’illustre 13e[4]

Ce n’est pas le seul exemple de cette politique perfide, de ces ménagemens calculés, à l’aide desquels, — privés de plus nobles et de plus loyales influences, — les chefs anglais maintiennent le bon ordre parmi leurs troupes. Dans un autre chapitre, le staff-sergeant raconte un épisode qui donne une idée fort nette de ce machiavélisme militaire.

Le 64e régiment des cipayes du Bengale, principalement composé de soldats indous, avait fait partie d’une expédition dirigée, en 1842, contre les défilés de Khyber (Khyber Pass), qu’on ne put réussir à forcer. Le mauvais succès de la campagne aigrit encore le mécontentement de ces hommes, dont on avait froissé les préjugés religieux en les contraignant de passer l’Indus. — Par parenthèse, cette superstition a fait donner le nom d’Attok, qui signifie prohibé, au fort élevé par Ackbar-Khan, au point où le Caboul rejoint le fleuve sacré. — Les Sikhs, instruits de ces mécontentemens, voulurent les mettre à profit, et, par des promesses d’argent, essayèrent de provoquer une sédition, qui faillit en effet éclater. Dirigé vers le Scindh après que l’armée d’observation eut été dissoute, le 64e s’insurgea sur la route, s’empara des drapeaux, et parut disposé à déserter en masse. Pour retenir les soldats, pour les calmer et les décider à continuer leur route, il fallut un engagement formel de leur commandant (le colonel Mosely), qui leur promit, au nom du gouvernement, une haute paie et certaines indulgences disciplinaires pendant toute la durée de leur service dans le Scindh ; mais ces promesses furent ouvertement violées dès leur arrivée à Shikarpore, et les cipayes, indignés de ce que leurs officiers européens, dans la parole desquels ils placent une confiance absolue, se jouaient ainsi des conventions faites, eurent de nouveau recours à la rébellion. Cette fois, ils chassèrent à coups de pierres du champ de parade les officiers responsables de la trahison, et les officiers indigènes, commissionnés ou non, dont aucun ne voulut se joindre à la révolte, furent placés sous une surveillance rigoureuse ; puis les soldats, se formant en conseil, élurent un gouverneur-général, un commandant en chef, et des officiers pour chaque compagnie. Le général Hunter, accouru pour prendre une connaissance exacte de l’état des choses, fut mal reçu par les rebelles, qui aggravèrent leurs torts en le repoussant de leurs quartiers. Or, le général se trouvait dans une situation des plus délicates. Shikarpore n’avait pas de garnison européenne, et les chaleurs étaient encore trop fortes pour tirer de ses cantonnemens le 13e léger, alors à Sukkur. D’ailleurs, le moindre mouvement de ce corps aurait mis les mutins sur leurs gardes et donné le signal des hostilités, qui, déclarées une fois, pouvaient avoir les conséquences les plus graves. Le vieux général eut alors recours à des moyens moins violens, mais plus sûrs, et qui font honneur à sa prudence, sinon à sa loyauté. Un ordre du jour enjoignit au 64e de se mettre en route pour Delhi, en passant par Sukkur, où il trouverait indiqué son itinéraire ultérieur, et, pour leur donner à penser qu’on s’apprêtait à leur faire justice, le colonel des cipayes fut mis aux arrêts forcés.

Trompés par ces bienveillantes démonstrations, persuadés qu’on les envoyait à Delhi pour y examiner à loisir la justice de leurs griefs, ils suivirent paisiblement leur adjudant jusqu’à Sukkur. Là, on leur refusa l’accès de leurs casernes ordinaires, et ils durent camper sur les bords du fleuve, qu’on leur ordonna de se tenir prêts à passer. Après quelques jours, durant lesquels on leur avait interdit tout rapport avec le reste des troupes, on les commanda pour une parade, où le général avait, disait-on, à leur adresser quelques propositions d’arrangement. De ce moment, ils se virent joués encore une fois ; mais il était trop tard pour y porter remède : toutes les embarcations du voisinage ayant reçu ordre de descendre le fleuve, ils ne pouvaient songer à gagner l’autre rive. Les canons de la forteresse étaient pointés sur leur camp ; des batteries, appuyées par les troupes du 13e, leur coupaient la retraite sur les routes qui mènent de Shikarpore à Sukkur ; bref, ils étaient cernés, et il fallait ou se rendre à discrétion ou périr jusqu’au dernier homme. Aussi n’opposèrent-ils aucune résistance, lorsque le général, aidé des officiers indigènes, vint lui-même choisir dans leurs rangs trente-neuf soldats reconnus pour les principaux promoteurs de l’émeute. Le prétendu gouverneur-général et le prétendu commandant en chef furent également saisis, désarmés et chargés de fers.

Le jour même parut un ordre du jour qui interdisait toute communication de ces faits aux divers organes de la presse ; le général exprimait en même temps l’espérance que sa conduite serait approuvée du gouvernement, et donnait au régiment soumis l’assurance d’une pleine et entière amnistie, dont les fauteurs de la révolte demeureraient seuls exceptés. Ce pardon fut confirmé par sir C. Napier, qui avait en mains les pouvoirs nécessaires pour licencier le régiment, mais qui se contenta de lui retirer temporairement ses étendards. Quant au colonel Mosely, dont l’imprudence avait aggravé la première sédition, il passa, quelques mois après, devant la grande cour martiale, et fut privé de son grade.

Le staff-sergeant raconte l’exécution de quelques-uns des mutins compromis particulièrement dans cette affaire, à laquelle d’autres émeutes militaires, — celle de Barrackpore fut la plus sanglante, — donnèrent une extrême gravité. Il les regardait passer, chaque soir, chargés de chaînes et sous bonne escorte, pour aller faire leurs ablutions et remplir leurs jumboos dans la rivière. Un jour, du haut d’une éminence, il les vit mettre à mort, et donne à ce sujet les détails suivans : « La veille au soir, ces pauvres diables avaient amusé le camp par une cérémonie assez étrange. Un brahmine conduisait, devant le cachot de chacun d’eux, une vache sacrée, dont la queue était placée avec beaucoup de solennité dans la main du criminel. On apportait ensuite un chattie[5] rempli d’eau, où étaient jetées les dix roupies que chaque condamné payait pour le droit de serrer dans sa main la queue en question. Le brahmine prononçait alors une courte prière, après laquelle le pauvre cipaye laissait aller le saint animal, et s’en retournait dans sa prison avec la physionomie la plus sereine que j’aie jamais vue à des gens si près de mourir. Le gouverneur-général, qui assistait à ces pieux préparatifs, s’étant éloigné avant qu’ils fussent terminés, l’un des prisonniers se promit tout haut «qu’une fois mort, il se changerait en khutakhuta veut dire chien, — pour venir mordre Hunter-Sahib[6]. »

Rien de plus frappant que la manière dont ces Indous, sectateurs de Vishnou et portant sur leurs fronts la marque horizontale, subirent tour à tour le dernier supplice. Ils bavardèrent ensemble sur les sujets les plus indifférens jusqu’au moment de monter sur la plate-forme où pendait une corde pour chacun d’eux ; et comme, de peur d’être souillés, ils ne voulaient pas être touchés par un individu de caste inférieure, ils s’efforcèrent, tout garrottés qu’ils étaient, de se passer eux-mêmes le nœud fatal autour du cou. Quelques-uns examinèrent froidement les cordes, comme pour en choisir une à leur convenance, et deux d’entre eux se jetèrent résolument hors du plateau à bascule avant qu’où l’eût retiré de dessous leurs pieds. « On avait craint un mouvement en faveur des condamnés, et quelques pièces de canon étaient placées en batterie, de manière à foudroyer le 64e aux premiers symptômes de révolte ; mais les cipayes assistèrent immobiles, et sans donner le plus léger signe de mécontentement, à l’exécution de leurs camarades. Sur les trente-un hommes qui survécurent, et que le 13e traînait péniblement d’étape en étape, neuf finirent par s’évader, et, bien qu’on eût promis 50 roupies[7] de récompense à qui ramènerait quelqu’un des fugitifs, pas un ne fut trahi par ses compatriotes. »

Si nous préférons des sujets plus généraux à l’histoire particulière de notre voyageur, c’est que ses aventures se bornent à bien peu de faits. Débarqué d’abord à Calcutta, il est dirigé immédiatement après vers Bombay, où il arrive par mer et d’où il repart pour Kurratchie, port de mer situé à l’extrémité de la ligne montagneuse qui sépare le Belouchistan du pays des Scindhys. Il faut le chercher, sur les cartes bien faites, à cinquante milles au-delà d’une des bouches de l’Indus (Gharra ou Sutledge mouth) et à six cents milles à l’ouest de Bombay. C’est, à vrai dire, la clé du Scindh. Un bateau à vapeur construit en fer pour cette navigation spéciale vint y chercher le détachement dont le staff-sergeant faisait partie et lui fit remonter l’Indus jusqu’à Sukkur.

Ce pays, qui est compris dans le Scindh supérieur, est, parmi les districts récemment occupés, un des plus malsains et des plus redoutés par les troupes européennes. Les soldats indigènes eux-mêmes y sont décimés par d’horribles fièvres, qui ont, à certains égards, les caractères de la peste. Déjà sur le bateau à vapeur qui, ramenant une cargaison de malades, remportait avec lui de nouvelles victimes, la terrible influence se faisait sentir. Entassés sur le pont, où leurs vêtemens de coton les défendaient mal contre la glaciale rosée des nuits indiennes, les cipayes souffraient et mouraient avec cette calme résignation qui est le caractère distinctif de leur race. A peine l’un d’eux avait-il rendu le dernier soupir, qu’on le jetait sans cérémonie par-dessus le bord, et son cadavre s’en allait vers la mer, avec tant d’autres que les flots de l’Indus emportent, qu’il dépose çà et là sur ses rives, et que se disputent les chacals, les hyènes, les choucas, les aigles, les alligators, habitués ; depuis des siècles à cette curée humaine.

Fameux par l’inconstance de ses ondes et les ravages qu’il a de tout temps causés, l’Indus éloigne les populations de ses rives sinueuses. A peine çà et là, dans certains districts où il est plus profondément encaissé, voit-on quelques échantillons de culture, quelques villages perdus au milieu des palmiers et des dattiers, quelques villes dont les minarets blanchis à la chaux renvoient au loin les vives clartés du ciel.. C’est dans ces rares oasis que les pauvres ryots cultivent avec une admirable patience de vastes champs de blé qui leur donnent rarement le pain de chaque jour. C’est là que des nuages de poussière annoncent de temps en temps l’arrivée d’un berger scindhy, qui vient désaltérer ses troupeaux de buffles bossus, de maigres brebis, de chèvres aux longues oreilles bigarrées, dans les eaux poudreuses du fleuve. De distance en distance, on rencontre une station de bois, préparée d’avance pour l’approvisionnement des steamers. Les voyageurs profitent de la halle pour descendre à terre, les soldats européens pour se promener à travers les jungles déserts, les Indiens et les mahométans pour se livrer en toute liberté à leurs travaux de boulangerie et de cuisine. C’est alors de préférence qu’ils préparent leurs chupeties (gâteaux de froment) et font bouillir leur congie, c’est-à-dire leur riz. On pousse quelquefois jusqu’au village le plus voisin, où, moyennant 8 ou 10 francs (3 ou 4 roupies), on achète un bouvillon que quelque boucher musulman égorgera sur le rivage, la face tournée vers la Mecque. Trois rames disposées en faisceau servent ensuite à le suspendre pour l’écorcher, et, séance tenante, sans recourir au cuisinier du navire, l’animal dépecé sera grillé tant bien que mal et fournira un souper improvisé.

Par-delà Hyderabad, qui, sous la domination des princes talpouries, était la capitale du Scindh, et toujours en remontant vers le nord, douze jours de navigation vous conduisent au gros bourg de Sukkur, non sans péril, car les Beloutchies, embusqués derrière les rochers du rivage, se donnent parfois le plaisir de fusiller les soldats anglais entassés sur leur étroit navire. On leur répond comme on peut à coups de canon ; mais s’ils sont trop nombreux ou trop obstinés, il faut descendre à terre, tourner leurs retranchemens de granit et les repousser dans les jungles.

Une île au milieu du fleuve, surmontée d’un petit fort qui barre le passage à toute navigation ennemie ; — à droite, les bungalows du village, dispersés parmi les dattiers, le long du bord ; — à gauche, la petite ville de Rorie, que domine la tombe de quelque prince canonisé : — vous voyez d’ici le poste militaire qu’allait occuper notre voyageur. Le régiment que ses camarades et lui allaient rejoindre les attendait pour leur faire fête, et la cantine ouvrait derrière le camp ses deux portes, l’une réservée aux sergens, l’autre accessible aux simples soldats, qui s’y précipitaient en foule. Le vin, le brandy, l’arack, coulaient à flots ; l’arack seul, le plus dangereux poison des trois, était mis à la portée de toutes les bourses. On ne le vend, il est vrai, que par quantités déterminées, et, en sus du prix, le soldat doit présenter un billet délivré par ses chefs ; mais ces mesures sont ouvertement éludées, et les sergens eux-mêmes se livrent à un commerce de contrebande qui déjoue toute surveillance et ruine la santé du soldat.

L’ivrognerie, le jeu, la débauche, ces trois hideuses plaies, minent dans l’Inde la puissance militaire des Anglais. La paie allouée par la compagnie aux troupes qu’elle prend à sa solde est assez élevée pour donner ample carrière aux passions brutales du soldat. Dans les stations ordinaires (single butta stations, — batta veut dire présent), la solde mensuelle est de 10 roupies et 1 anna, soit un peu plus de 23 francs ; dans les double batta stations, de 12 roupies, ou 30 et quelques francs. Là-dessus, il est vrai, l’homme avisé doit prélever mi supplément de nourriture, que la mauvaise qualité des vivres fournis par le commissariat rend indispensable à la santé ; mais la plupart des soldats, imprévoyans et abrutis, portent à la cantine tout ce que leur laissent les menues dépenses restées à leur charge, le blanchissage, les gages du cuisinier (bobagie), du barbier (nappie), du valet d’écurie (sice). Ceci s’explique d’ailleurs par un enchaînement de circonstances qu’il n’est pas sans intérêt de connaître. On a remarqué que, chez les troupes royales, l’ivrognerie était moins fréquente que étiez celles de la compagnie. Ceci ne tient pas seulement à la discipline moins rigoureuse de ces dernières, mais à l’abandon définitif que les soldats qui les composent ont fait de la mère-patrie. L’espoir du retour leur manque, et, convaincus qu’ils mourront jeunes sur cette terre brûlante, où ils se sentent pour jamais prisonniers, ils cherchent dans l’abus des liqueurs enivrantes l’oubli de cette condamnation qui pèse sur leurs têtes. A cette pensée de désespoir viennent se joindre d’autres causes accessoires : le manque de tout sentiment affectueux, de tout plaisir innocent, le poids d’une oisiveté que le climat exige, et qui fait une large place à l’ennui. « Puis, — comme le fait remarquer l’auteur avec amertume, — le soldat anglais est un être négligé. On le regarde en tout pays comme un homme d’une espèce inférieure, comme le paria du corps politique, incapable d’aucun progrès moral ou social. Ses propres officiers le méprisent, et le public prend ce mépris pour règle. Étonnez-vous donc après cela que, dégradé dans l’estime des autres, il renonce à la sienne propre, et, s’abandonnant aux entraînemens matériels, il devienne ce qu’il est trop souvent, un homme avili et sans principes ! Le paysan, l’ouvrier, ont leurs avocats au parlement ; l’armée n’y envoie personne. Pas une voix ne s’élève pour elle. Aussi, tandis que toutes les autres classes participent aux bienfaits du progrès, le soldat est resté ce qu’il était au XVIIIe siècle[8]. »

Et cependant, — même en faisant abstraction de l’intérêt moral, — quels puissans motifs devraient éveiller l’attention du gouvernement anglais sur la vicieuse organisation de son armée ! On perd, chaque année, en moyenne, dix-huit cents soldats européens dans les possessions de l’Inde, et, sur ce nombre, huit cents au moins meurent victimes de leur intempérance. Or, chaque soldat débarqué sur ces rivages lointains a déjà coûté 40 liv. sterl., ou 1,000 francs, à l’état. En estimant à un quart de cette somme les services que chaque soldat mort a pu rendre avant d’être emporté, vous avez encore une somme de 24,000 liv. sterl., ou 600,000 francs, que rapporterait au pays la moralisation des troupes anglo-indiennes. Ce raisonnement curieux n’est pas de nous, nous n’avons pas besoin de le dire, car il porte assez le cachet de son origine anglaise ; mais il nous a frappé, comme certaines maximes du bonhomme Richard, qui, lui aussi, fondait l’amour du bien sur les considérations purement égoïstes de l’avarice bien entendue.

L’ambition serait un excellent contre-poids à ces honteux entraînemens. Un ambitieux n’est jamais un ivrogne ; — « mais l’ambition, dit très sensément notre voyageur, est soumise aux lois de l’existence physique. Il lui faut des élémens, une atmosphère renouvelée, des routes lumineuses, des influences stimulantes. Or, le service, chez nous, n’admet que pensées étroites, vœux bornés, espérances mesquines. L’armée anglaise ne peut avoir ni un Ney ni un Murat. Tels hommes que la nature avait rendus aptes à ce rôle ont vécu et sont morts simples sentinelles, sans nom et sans estime...» «Il nous manque, dit-il ailleurs, une École Polytechnique. » Bref, à chaque instant, on discerne, à travers les protestations résignées d’une âme assez humble et d’un esprit modéré, la plainte énergique du plébéien contre les abus du régime aristocratique.

Les femmes d’Europe sont, dans l’Inde, autant de raretés merveilleuses et recherchées à l’extrême. Heureux le père qui a deux ou trois filles un peu passables à établir dans ce fortuné pays ! Bien loin de lui demander une dot, les épouseurs, qui se présentent par douzaines, le comblent d’offrandes propitiatoires, tout prêts à payer fort cher l’honneur d’être admis dans sa famille. Et non moins heureuse la veuve inconsolable qui voudrait être consolée : avant que ses premiers pleurs aient séché sur ses joues, elle est entourée d’admirateurs empressés à solliciter l’héritage matrimonial du défunt. Le staff-sergeant raconte qu’il n’est pas rare de voir des employés civils de la compagnie venir s’informer dans les casernes si, par hasard, quelque veuve de soldat serait disposée à les accepter pour époux. Il cite une femme qui avait eu trois maris en six mois, et une autre qui, veuve de cinq Européens, gardait de chacun d’eux un souvenir vivant.

De là un grand nombre d’unions plus ou moins légitimes entre les résidens européens et les femmes indiennes. Aussi la classe des métis (half-castes) tend-elle à se multiplier prodigieusement. Quelques graves esprits, — faut-il compter parmi eux le spirituel capitaine Basil Hall ? — voient un danger imminent pour l’empire indo-britannique dans le rapide accroissement de cette nouvelle race, à qui, sous très peu d’années, il sera facile de lutter contre les possesseurs actuels de l’immense colonie. C’est parmi les half-castes que les soldats vont en général chercher leurs femmes. Il y en avait plusieurs au camp de Sukkur, choisies parmi les plus jolies élèves d’une école d’orphelines établie à Bombay (Byculla orphan school). En général, leur éducation était assez bonne, et elles auraient pu devenir d’excellentes ménagères, n’eussent été les mauvais maris auxquels le sort les avait attachées. Vindicatives et passionnées, ces femmes ressentent profondément l’insulte et les mauvais traitemens, qu’elles attribuent volontiers à l’orgueil d’une caste supérieure, au lieu d’y voir tout simplement les aveugles excès de l’ivrognerie. En très peu de temps, elles prennent leurs maris en aversion, négligent tous les devoirs intérieurs, apprennent à boire, à fumer le houka tout le long de la journée, et finissent invariablement par tomber au rang des plus viles courtisanes. Celles-ci, d’ailleurs, abondent dans le Scindh, où presque toutes les femmes pourvues de quelques attraits font commerce de leur beauté. Shikarpore, Sehwan, Hyderabad, sont fameuses par le nombre et la richesse de ces cypriennes, comme les appelle mythologiquement l’écrivain anglais, et la station militaire de Sukkur n’en était point dépourvue. Presque toutes habitaient le Sudder-Bazaar (sudder veut dire principal), et les soldats prenaient grand plaisir à les guetter lorsque, vers le soir, ces prêtresses de la Vénus indienne passaient dans la rue, allant prendre l’air, à cheval, jambe de çà, jambe de là, — et souvent par couples,— sur d’étiques ânons, leur monture favorite. Leurs larges pantalons blancs serrés à la cheville et ornés de pendeloques d’argent, leurs bizarres costumes, leurs traits cuivrés, et par-dessus tout les énormes anneaux passés dans leurs narines, en faisaient autant de caricatures excellentes. Au surplus, elles affichent le plus grand luxe. Leurs pantoufles même sont brodées en fil d’or ou d’argent, et le soir, étendues sur de petites couchettes en bois devant leurs habitations, elles ont grand soin de déchausser un de leurs pieds pour le laisser voir resplendissant d’anneaux d’or incrustés de pierreries. Les cités mahométanes, plus encore que les autres, sont envahies par ces créatures, dont un grand nombre semble n’appartenir point à la race indienne. Si ce qu’en disent les voyageurs n’est pas exagéré, il faudrait regarder Peshawer et Caboul comme les rivales de l’antique Gomorrhe ; Ceylan est la Cythère de l’Océan indien.

Quel que soit le relâchement des mœurs chez les indigènes, les Européens, sous ce rapport, ne leur cèdent en rien. Beaucoup, dépouillant tout scrupule chrétien, se donnent les joies prohibées de la polygamie, ni plus ni moins que s’ils étaient Turcs de naissance et mahométans de religion. Ils ont leurs harems, leurs sultanes favorites, et profitent amplement de la carrière ouverte à leurs passions par les molles habitudes des peuples sur lesquels ils règnent. Il ne faudrait pas croire, cependant, que les licences du soldat ou même des officiers ne soient pas ressenties par les indigènes quand elles s’adressent à des femmes dignes de respect. Les Indous, aussi bien que les mahométans, considèrent l’exposition de leurs femmes à la vue des étrangers comme le comble du déshonneur, et le baiser familier qu’un soldat envoie ou dérobe à la jeune paysanne qu’il rencontre sur son chemin laisse un ressentiment profond dans le cœur du ryot qui a surpris cet outrage involontaire. Jugez de l’effet que doivent produire à la longue « les passions terribles et la bestiale incontinence » dont un homme qui avait servi dans leurs rangs accuse hautement les soldats anglais.

« Leurs excès se sont si fréquemment renouvelés, nous dit-il, qu’aujourd’hui une pauvre femme vieille et laide, qui ne songe pas à se couvrir quand des natifs passent devant elle, s’arrête et tourne le dos du plus loin qu’elle aperçoit un Européen... Soit au moral, soit au physique, le contact, la caresse même de l’Européen, laissent toujours à l’indigène une flétrissure. Le cipaye admet pourtant une immense distinction entre le soldat et les officiers. Il méprise le premier comme de basse classe et d’une caste impure. Il distingue les autres par le nom collectif de Sahiblog, c’est-à-dire la caste des gentilshommes[9]. »

Dans son touchant plaidoyer en faveur de la race indienne, le Las-Cases anglais, l’évêque Héber, nous a conservé une anecdote, insignifiante en elle-même, mais qui vient à l’appui de ces témoignages. Une enfant de douze ans, qu’il trouva seule sur un chemin écarté, à la vue de son costume européen, se laissa, tout épouvantée, tomber à genoux. — Puissant seigneur, lui dit-elle, ne me faites point de mal ; je ne suis qu’une pauvre petite fille qui va porter du riz à son père. — « Ce qu’elle craignait de moi, continue l’évêque Héber, je ne saurais le dire au juste. Ce que je sais bien, c’est que jusqu’alors je n’avais jamais été apostrophé en fermes aussi applicables à un ogre[10]. »

Ces digressions, qui rentrent certainement dans notre sujet, nous ont cependant écarté de Sukkur, où le voyageur, arrivé le 15 janvier 1844, demeura jusqu’au 18 septembre suivant. La description qu’il donne du pays, et son ardeur à démontrer l’inutilité d’une conquête aussi stérile, ne doivent pas manquer d’arrêter notre attention. La science politique fait son profit des moindres renseignemens, et ceux-ci ont tous les caractères de la bonne foi la plus incontestable.

Comme nous l’avons vu, Sukkur est sur le bord de l’Indus, au sommet d’un angle obtus formé par un méandre du fleuve. Tous les ans, à la saison des pluies, les plaines, les jungles d’alentour, sont inondés, et toute communication devient impossible, si ce n’est au moyen des bateaux préparés pour la circonstance. Pendant la bonne saison, c’est-à-dire avant le mois d’août, on y compte jusqu’à deux mille habitans, dont il reste à peine quelques-uns lorsque, après le débordement annuel, c’est-à-dire vers les derniers jours de l’été, les marécages que le soleil dessèche rapidement infectent l’air de leurs pestilentielles émanations.

Sous la domination mogole, Sukkur avait plus d’importance qu’aujourd’hui. On s’en aperçoit au nombre et à la richesse des tombes qui de tous côtés couronnent les élévations où on les a placées pour les mettre à l’abri des eaux. Ces vestiges de l’ancienne cité s’écroulent peu à peu sous le travail du temps et sous la pioche des soldats anglais, qui ne se gênent pas pour transformer en casernes les débris des cimetières musulmans. Sans beaucoup scandaliser les habitans, on rase les tombes de leurs ancêtres ; on nivelle, pour y manœuvrer plus à l’aise, les éminences tumulaires, parmi lesquelles les batteries passent et repassent comme sur un champ de bataille. L’indifférence des Indous a de quoi surprendre quand on la compare au soin minutieux avec lequel ils accomplissent les rites funèbres. La tombe, faite de briques, est disposée de manière à ce que la tête du mort, tournée vers l’occident, regarde la Mecque. On ne manque jamais de la voûter, afin que la terre ne puisse toucher le cadavre, et pour rien au monde les musulmans eux-mêmes ne se permettraient de rouvrir cet asile consacré.

A l’exception de ces tombes et du fort de Bukkur, dans lequel il serait impossible de se défendre, mais qui se recommande par son antiquité aux curieux d’architecture militaire, Sukkur n’offre aucune sorte d’intérêt. Comme position de guerre, ce village a mille inconvéniens. Les vivres y sont de mauvaise qualité ; les légumes, indispensables pour le bien-être sanitaire des troupes, y manquent absolument. Pendant les chaleurs, qui ne permettent pas au soldat européen de quitter sa caserne, tous les Beloutchis de l’occident pourraient faire invasion dans le Scindh supérieur sans qu’on eût une baïonnette anglaise à leur opposer ; et, lorsque vient la saison des opérations militaires, les fièvres épidémiques commencent ordinairement à sévir. Or, elles sont de telle nature que, sous peine de voir, homme après homme, les régimens entiers disparaître, il faut les renvoyer sans retard sous un ciel plus clément. « Ainsi, dit le voyageur, pendant une bonne moitié de l’année, nos troupes sont consignées dans leurs casernes, et le reste du temps se passe à enterrer leurs morts. Cet état de choses doit durer jusqu’au jour où l’Indus cessera d’inonder le pays. Ce jour-là seulement les troupes envoyées à Sukkur en décembre et janvier ne seront pas contraintes de fuir, l’été venu, jusqu’à Kurratchie, où elles ont, pour lutter contre les miasmes mortels des plaines abandonnées par le fleuve, la salubre influence des brises marines. »

Presque tous les autres postes du Scindh supérieur sont sujets aux mêmes inconvéniens. L’occupation de ce pays ayant eu pour objet principal d’ouvrir aux négocians de la Grande-Bretagne le libre accès de l’Indus, toutes les garnisons ont dû être disséminées le long du fleuve. Il en résulte que ces postes sont tout-à-fait inhabitables, inhabitables sous peine de mort pendant un tiers de l’année, et que pendant un autre tiers le pays reste ouvert à toutes les invasions de l’ennemi.

D’ailleurs les difficultés que présente la navigation sur l’Indus et l’évacuation de l’Afghanistan rendent complètement illusoires les bénéfices que l’on attendait de ce nouveau chemin ouvert aux cotonnades et aux draps anglais. Pour qu’ils arrivent à Sukkur, par exemple, il faut surmonter de tels obstacles, encourir de tels délais[11], s’exposer à de telles chances, que ces marchandises doivent se vendre, une fois là, au triple de leur valeur primitive. Or, les habitans du Scindh sont loin d’être riches. Leur pays, stérile et brûlé, leur fournit à peine de quoi subvenir aux premiers besoins de l’existence, et le sol n’y rend guère au-delà de ce qu’il coûte à cultiver. Cela est si vrai que, dans le Scindh inférieur, le grain nécessaire aux troupes, les fourrages de la cavalerie, sont importés de Kattywar et des autres districts longeant la côte. A Sukkur même, tout le commerce est entre les mains des Parsis de Bombay, qui, tentés par de gros bénéfices, viennent y vendre à des prix énormes tout ce que réclament les dispendieuses habitudes des officiers anglais. Ce sont encore les Parsis qui ont fait bâtir les plus élégans bungalows de cette station lointaine, et ils les louent à un taux extravagant.

L’ennui qui dévore les malheureux envoyés par l’Angleterre à ces extrémités de son immense colonie respire dans les pages du journal que nous avons sous les yeux. Annulés, écrasés, domptés par la chaleur, ils ne peuvent, de neuf heures du matin à cinq heures du soir, faire un pas hors de leurs casernes sans encourir les plus graves dangers. Le sable brûlant calcine leurs pieds, l’air embrasé dessèche leurs poitrines. Dormir ou jouer aux cartes, il n’y a pas d’autre alternative pour ceux qui ne sont pas en état de prendre goût à quelque lecture. Fort heureusement pour lui, le sergent n’était pas de ce nombre, et il épuisa, durant ses longs loisirs, la petite bibliothèque du régiment. D’ailleurs, peu de temps après son arrivée au corps, sa belle écriture, son orthographe correcte, l’avaient fait remarquer de ses chefs, et on lui donna des fonctions en harmonie avec sa placide humeur, en l’appelant à faire partie des bureaux de l’état-major. A vrai dire, sous ce climat maudit, le travail même de l’écrivain est une immense fatigue ; mais ne fallait-il pas acheter, même au prix de quelques migraines, le droit d’avoir une chambre séparée du dortoir commun et d’y savourer à son aise les admirables romans de Walter Scott ? Notre voyageur déclare qu’il les lut et relut de manière à savoir à peu près par cœur Guy Mannering et l’Antiquaire. Parfois, mais rarement, un ghorkée, ou montagnard nomade, traînant après lui quelque ours pantelant, une compagnie de jongleurs annoncés par le bruit du tam-tam, venaient rompre la monotonie de cette existence pleine de loisirs et de fatigue, ou bien quelques privates, las de ne rien faire, organisaient une soirée dramatique à laquelle accouraient, avec tout l’empressement de l’ennui, leurs officiers reconnaissans.

Vers onze heures du soir seulement, les vents chauds venant à cesser, il était permis de respirer l’air frais des nuits, et ce plaisir était si grand, qu’au mépris de mille dangers, les soldats transportaient leurs lits sous la verandah, ou galerie extérieure. Quelquefois même, cette précaution ne suffisant pas, on allait dormir sur les collines des environs, en s’abritant comme on pouvait des tourbillons de poussière que le vent encore tiède balayait sans cesse de tous côtés. La chaleur avait au reste ses avantages, car elle débarrassait nos soldats des moustiques indiens, véritables vampires qui épuisent littéralement les veines de leurs victimes, et de la mouche de sable, ou sand-fly, imperceptible bourreau qui naît dans l’aire battue des maisons ; les naturels la détruisent en recouvrant la terre, mouillée au préalable, d’une couche épaisse de bouse de vache. Quant aux fourmis, elles sont innombrables, et il ne faut point songer à s’en préserver. Les murailles sont sillonnées des sentiers qu’elles se creusent. A travers couvertures et draps, de quelque manière qu’on les dispose, elles s’introduisent dans les lits. Pas un morceau de pain (rootie) n’est à l’abri de leurs incursions, à moins qu’on ne l’enveloppe avec le plus grand soin dans quelque linge avant de le glisser sous les matelas du lit de camp. Faute de ces précautions, et pour avoir voulu souper dans l’obscurité, le sergent faillit avaler une poignée de ces terribles insectes, qui l’avertirent à temps de sa méprise, non sans lui mettre le palais tout en sang. Il raconte aussi que deux soldats ivres morts, sur lesquels personne ne veillait, furent à peu près pelés, en une nuit, par les fourmis du dortoir militaire.

Tous les soirs, au bord de l’Indus, on pouvait se donner le plaisir de voir les naturels traverser le fleuve assis entre deux outres de cuir ballonnées d’air, ou se livrer à la pêche, enfoncés dans de grands pots de terre, dont leur ventre ferme exactement le goulot. Ces vases servent à la fois de barque pour le pêcheur et de réservoir pour les poissons qu’il a pris. Le vendredi, qui est, on le sait, le sabbat des mahométans, les indigènes venaient en grand nombre se baigner dans le fleuve, et de là passaient dans le Ziarat[12] de Khaja Khizr, où on leur montrait, en grande cérémonie, un poil de la barbe du prophète. Enfin, pour clore la liste de ces passe-temps, il faut mentionner le naturel très doux et très sociable de presque tous les animaux indiens. Les jeunes bœufs de transport (bheestie bullocks) venaient familièrement déjeuner avec les militaires, qui leur abandonnaient volontiers la plus forte part de leur détestable pitance. Les faucons, les passereaux, évitant la chaleur, se réfugiaient, le bec ouvert, sous les verandahs. Le choucas affamé s’attaquait aux enfans pour leur enlever des mains un morceau de pain. Les bobagies, ou cuisiniers, chargés de porter à la caserne le dîner des soldats, étaient obligés d’avoir un bâton à la main pour écarter les oiseaux voraces, toujours prêts à s’abattre sur le panier aux vivres. A travers le jungle, on voyait passer d’immenses troupeaux de brebis et de chèvres, conduits par un seul berger, dont ils suivaient religieusement la trace, tandis qu’un second, marchant en arrière, se bornait à remettre dans leur chemin les chevreaux ou les agneaux inexpérimentés qui s’écartaient à l’étourdie.

Cependant la saison fatale approchait. Épuisés par la chaleur, pâles, fiévreux, les soldats du 13e régiment voyaient arriver, avec une résignation mélancolique, ces fléaux destructeurs auxquels ils offraient une proie déjà toute préparée. Aidés par les indigènes que quelque délit avait soumis à la corvée, ils élevaient tristement les batardeaux, les barrages, qui devaient écarter de leurs cantonnemens les eaux de l’Indus. La main-d’œuvre est à bas prix dans le Scindh. Pour un salaire de quatre annas (l’anna vaut environ 5 centimes), un ouvrier vous donne sa journée. Celle d’un laboureur ne vaut que deux annas. Les femmes et les enfans travaillent à moitié prix. On peut donc, à peu de frais, multiplier les digues, les môles, les paies ; mais le fleuve triomphe aisément de ces obstacles. Vers le mois d’août, la chaleur devint moins étouffante, les nuits étaient plus fraîches, et pourtant la crue de l’Indus n’était pas encore sensible. Ranimés et le cœur ouvert à l’espérance par ce bien-être momentané, les soldats se berçaient de la pensée que leurs travaux contiendraient les débordemens, que les fièvres séviraient avec moins de rigueur, que la malaria serait combattue avec plus d’efficacité. Vaine confiance ! dès les premières pluies, le fleuve, plus puissant et plus rapide, s’éleva de quinze pieds en quelques heures, et fit des vastes jungles un lac immense, sur lequel les bateaux se réfugièrent, incapables de tenir dans le lit de l’énorme torrent. Pendant quinze jours entiers, — du 4 au 18 août, — tout le plat pays demeura sous les eaux. Alors elles commencèrent à baisser, et dans les derniers jours du mois elles avaient à peu près retrouvé leur niveau habituel ; mais en revanche, dès la semaine suivante, l’hôpital, à peu près vide, se remplit de malades. Le sergent fut du nombre. Saisi d’une violente fièvre, il lui fallut, dès qu’elle le lui permit, partir avec un convoi pour le port de Kurratchie. Son régiment reçut presque en même temps l’ordre de se diriger sur Tattah, et fut remplacé à Sukkur par un corps de montagnards écossais, envoyés là pour y mourir.

Ce tableau de mœurs militaires ne serait pas complet si nous omettions quelques détails du voyage imposé aux malades. Jusqu’à Tattah, ce voyage s’accomplit eu bateaux. Ils étaient dans ces misérables jumpties, pressés les uns contre les autres, attendant que les morts fissent place aux vivans, et chaque jour, en effet, un peu plus au large, car ils laissaient sur la rive, où on les enterrait à la hâte, à quelques pas des tigres hurlant au fond du jungle, plus d’un brave soldat, plus d’une malheureuse femme, jeune encore, et qui mourait l’œil arrêté sur ses pauvres petits enfans. Ils étaient là, sans protection contre les ardeurs du soleil, contre la rosée glaciale des nuits, dépourvus de médecins et de remèdes, et bien moins soignés que les bagages du régiment, que l’argenterie et les cristaux du mess-room. Après cinq à six jours de route, le convoi quitta le fleuve et marcha désormais à des de chameau, chaque malade dans une sorte de panier appelé kejou. Ces kejous sont en osier et placés sur le chameau, comme les cacolets de Bayonne sur les mulets de nos Pyrénées. « J’en atteste ma triste expérience, dit le sergent, on n’a jamais inventé un plus abominable moyen de transport depuis que, pour la première fois, un chameau servit de monture à l’homme. Accroupi dans cette espèce de boîte, à sept ou huit pieds du sol, et n’ayant d’autre siège que le treillis inégal du kejou, j’étais déjà fort mal à mon aise pendant les haltes ; mais, lorsque l’animal se remettait en marche, son pas relevé, son allure brusque et saccadée, rendaient ma position presque insoutenable... Ajoutez à ceci que le jungle à travers lequel serpentait notre route étroite était rempli de moustiques et de mouches à chameau qui s’acharnaient après nos montures, et que celles-ci se défendaient avec non moins d’obstination, tantôt en ruant, tantôt en se frottant aux broussailles qui bordaient le chemin. Or, le contact d’un poirier épineux n’a rien de très enchanteur dans des circonstances pareilles. Aussi, me dressant sur mes genoux comme je pouvais, et armé du bâton qui servait à mon compagnon d’infortune, — un pauvre jeune homme paralysé par les rhumatismes, — je châtiais d’importance, à grands coups assenés sur les épaules, toutes les fois qu’elle abandonnait le milieu de la chaussée, notre fatigante monture. Quand elle ruait, je la frappais sur la queue, et, moyennant ces châtimens systématiques, lorsque surtout nous fûmes parvenus à un endroit où la route élargie n’était plus à chaque instant traversée par d’énormes rats, les choses redevinrent supportables. La nuit d’ailleurs arriva bientôt, véritable panacée pour toutes nos misères : elle était délicieusement fraîche, les étoiles brillaient d’un vif éclat dans l’azur profond, et le vent de mer jouait autour de mon front échauffé par la fièvre. »

Tattah, où nous voici parvenus, est une de ces antiques cités dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et dont nos capitales européennes sont les sœurs très cadettes. On est assez généralement d’accord qu’il faut voir en elle cette Pattala dont parle Strabon, qui devait ses renseignemens sur l’Inde aux écrits de Néarque, d’Onésicrate, et des autres Macédoniens contemporains d’Alexandre. Cet antiquaire, si minutieux lorsqu’il traitait des monumens, et si superficiel quand il parlait des nations, raconte que cette ville était l’entrepôt des productions de l’Inde ; qu’après avoir remonté l’Indus aussi loin que la navigation le permettait, des caravanes les transportaient par terre jusqu’à l’Oxus, et de là jusqu’à la mer Caspienne, d’où elles arrivaient en Europe. Au Ve et au VIe siècle de notre ère, Tattah devait encore avoir une certaine importance commerciale, car l’Indus, — ainsi que Gibbon nous l’apprend, — était une des routes les plus volontiers suivies par les marchands de soie, qui évitaient de traverser la Perse à cause des déprédations commises par les monarques de ce pays. Plus tard, jouissant comme Lahore du commerce libre, Tattah devint encore un des grands marchés de l’Orient. C’est là que les produits de l’Inde occidentale et de l’Afghanistan venaient s’échanger contre ceux du Malabar et de Coromandel, et contre les marchandises apportées d’Europe. D’ailleurs cette ville devait à ses manufactures de coton une prospérité plus directe et moins livrée au hasard. Du temps de Nadir-Shah, plus de trente-cinq mille ouvriers y étaient régulièrement employés ; ses mosaïstes jouissaient d’une réputation fort étendue ; mais, sous le régime despotique des princes talpouris[13], ils émigrèrent en masse vers Bombay, où leurs chefs-d’œuvre décorent encore aujourd’hui le boudoir de plus d’une élégante Européenne. Les tunghis ou draps étroits et la poterie de Tattah sont encore connus et demandés sur les marchés intérieurs de l’Inde. Cependant, et faute de protection suffisante, les commerçans européens se virent peu à peu forcés de supprimer les factoreries qu’ils y avaient organisées, et de ce moment commença pour la ville qu’ils abandonnaient une décadence qu’on a précipitée en transférant à Hyderabad le siège du gouvernement local.

Ni à Tattah, ni même à Kurratchie, où il arriva le 7 octobre, le pauvre sergent ne retrouva la santé. Il est vrai qu’à l’en croire, les hôpitaux militaires sont sur un pied déplorable : l’insolence des officiers de santé, leur négligente oisiveté, leur insouciance cruelle, vivement ressenties par tous leurs malades, si elles soulevaient beaucoup de plaintes comme celles du staff-sergeant, seraient bientôt réprimées. Mécontent de leurs procédés, et fort peu rassuré par l’ignorance grossière dont ils donnaient des preuves quotidiennes, il se hâta de les quitter dès que la fièvre lui permit de se tenir debout. Au sortir de l’hôpital, il apprit que l’ordre de départ était arrivé pour son régiment. En pareille occasion, l’alternative est toujours laissée au soldat, désormais acclimaté, de quitter son corps et de s’enrôler dans un de ceux qui restent sous ce ciel brûlant. Pour l’y mieux préparer, on lève provisoirement les consignes jalouses qui lui interdisent l’accès trop fréquent de la cantine, et cette mesure, qui a pour effet de mettre à sec la bourse de ces pauvres diables, leur rend très désirable la prime de réengagement que l’on fait briller à leurs yeux. Elle n’est pas très considérable : 30 ou 40 roupies (75 à 100 francs), que le cabaret absorbe en quelques jours, suffisent pour retenir sur un sol prêt à les dévorer ces malheureux à peine échappés à la mort qui, hier encore, décimait leurs rangs. D’ordinaire, ils demandent seulement à passer dans le Bengale, celle des trois présidences où le soldat est le mieux traité. « Quatre cent quarante-six de nos hommes, dit le sergent, prirent ce parti. Beaucoup d’entre eux nous en témoignèrent par la suite le plus vif regret ; quelques-uns se suicidèrent. En revanche, j’ai vu d’autres privates se repentir de n’avoir pas accepté la prime (bounty). Le 86e régiment, d’ailleurs très bien administré, ne recruta qu’un très petit nombre des hommes qui nous quittaient, et cela parce que, disait-on, les soldats étaient obligés de tout acheter au quartier-maître, au lieu de se pourvoir où cela leur serait agréable. Si cette allégation était fondée, les hommes du 86e étaient encore mieux partagés, après tout, que les Européens au service de la compagnie. Ceux-ci, en débarquant, se trouvent obligés, par un règlement encore en vigueur, de payer leur cercueil sur le premier mois de leur solde. Je me suis souvent demandé si on croyait préparer ainsi nos guerriers à mieux affronter le trépas, certains qu’ils sont de n’avoir rien à débourser pour leurs funérailles. »

Cette boutade satirique est plus que justifiée, — on en conviendra, — par la bizarrerie du règlement en question.

Kurratchie, que le voyageur allait quitter après l’avoir revue, se ressentait déjà, nous dit-il, de l’occupation anglaise. Un môle élevé au milieu du port donnait aux barques et aux dinghis indiens la faculté d’opérer leur chargement et leur déchargement à marée basse ; la plaine adjacente, débarrassée des arbustes épineux qui l’obstruaient naguère, offrait un magnifique champ de manœuvres où vingt mille hommes auraient pu s’exercer à l’aise. Une route, percée entre la ville et les cantonnemens militaires, se garnissait de bungalows élégans. La police urbaine était sur un pied respectable, et les soldats anglais n’avaient le droit d’entrer en ville qu’en vertu de passes spéciales à eux délivrées par leurs officiers. En même temps la population croissait à vue d’œil, et comptait déjà plus de trente mille âmes.

Point intermédiaire entre Bombay et le golfe Persique, voisine de l’Indus, et facile à relier avec Tattah par une bonne route qui augmenterait rapidement son commerce de transit, Kurratchie, si nous en croyons le staff-sergeant, pourrait, avant qu’il soit long-temps, devenir le grand entrepôt du Scindh, et son développement, favorisé par le gouvernement anglais, la mettrait en passe de rivaliser plus tard avec l’antique Pattala elle-même. La possession de cette dernière (Tattah), jointe à celle de Kurratchie, suffirait à tous les besoins de l’occupation commerciale et militaire en vue de laquelle on a tenté la conquête du Scindh. Rendre aux amirs Hyderabad et tout le Scindh supérieur serait donc, au dire de bien des gens, en même temps qu’un grand acte de justice, une mesure de sage politique. On s’épargnerait la nécessité d’entretenir des forces considérables, un grand établissement militaire, dans une province dont les revenus suffisent à peine pour rétribuer les services civils, et de plus, — cette considération n’est pas à dédaigner, — on diminuerait sensiblement l’impôt de mort que l’armée anglo-indienne paie chaque année au terrible climat de ces incultes régions.

Nous invoquions tout à l’heure la justice due aux anciens amirs du Scindh. Un court résumé de la question qui les concerne suffira pour établir l’iniquité des transactions par lesquelles ils ont été dépossédés de leur souveraineté ; il montrera combien les Anglais restent encore fidèles à la politique cauteleuse et violente des Hasting et des Clive.

En 1832, un traité fut passé avec ces princes pour la libre navigation de l’Indus, dont on attendait des résultats commerciaux bien supérieurs à ce qui s’est manifesté depuis lors. Pendant six années, ce traité, fidèlement exécuté par les souverains talpouris, fut la base des relations établies avec eux. En 1838, quand il fut question de replacer Shah-Soudjah sur le trône de l’Afghanistan, on prit prétexte de ce que le Scindh avait dépendu naguère du royaume afghan, pour sommer les amirs de contribuer à la restitution projetée, et provisoirement on réclama d’eux la cession temporaire aux Anglais du fort de Bukkur. Puis on songea aux moyens de les rendre effectivement tributaires de la Grande-Bretagne. Or, comme, depuis la mort de Timour-Shah, aucun tribut régulier n’avait pu être obtenu des princes scindhis, on pressentit qu’ils invoqueraient une prescription depuis long-temps acquise pour se dispenser d’acquitter cette dette imaginaire. Aussi se garda-t-on bien d’élever aucune prétention à cet égard avant d’avoir débarqué chez eux, — sans qu’ils songeassent à s’y opposer, — toute une division de l’armée que l’Angleterre avait échelonnée au bord de l’Indus. Cette combinaison déloyale eut un plein succès. Les amirs, — souverains ineptes qui, croyant à la possibilité d’enfermer dans une malle ordinaire tout un régiment de soldats européens, regardaient avec un respect mêlé de terreur ces boîtes mystérieuses, rivales du cheval de Troie, — les amirs, disons-nous, ne se doutèrent de rien ; ils laissèrent tranquillement débarquer les troupes britanniques ; ils les virent, sans la moindre inquiétude, se diriger vers Hyderabad. Alors seulement les Anglais jetèrent le masque, et réclamèrent le tribut, qu’il était trop tard pour leur refuser, mais dont une portion seulement put être accordée à leurs exactions violentes. Ils obtinrent, comme gage du surplus, la cession temporaire de Bukkur, qu’ils n’ont jamais voulu restituer depuis lors. Plus tard, et quand l’abandon de l’Afghanistan semblait leur ôter tout motif, toute raison, plausible ou non, de réclamer aucun droit sur le Scindh, les agens de l’Angleterre avaient eu le temps de compromettre les amirs vis-à-vis de la puissance britannique, et si bien, qu’on les avait réduits à ne plus exercer qu’une ombre d’autorité sous le contrôle menaçant des Anglais.

Nous devons clore par ce simple récit tout ce qui nous restait à dire, généralement parlant, de la province récemment conquise où nous avons voulu suivre un humble soldat de cette armée anglaise qui dresse ses drapeaux sur tous les points du globe ; armée à part, recrutée par la misère, disciplinée par le fouet, et qui pourtant, en mille occasions, a fait preuve d’un dévouement, d’une énergie, auxquels un étranger même ne peut refuser son hommage. C’est à elle que nous reviendrons en terminant pour enregistrer encore quelques notes curieuses, dont les hommes appelés à méditer sur l’organisation militaire de la Grande-Bretagne pourront faire leur profit.

L’auteur raconte avec une certaine indignation l’injure faite en sa présence, à un de ses compagnons d’armes, par un officier brutal : «Vous ne vous êtes fait soldat, s’écriait ce dernier, que pour vous remplir le ventre ! » Mais, après tout, dans ce propos insultant, veut-on savoir ce qu’il y avait d’exagéré ? Consultez alors le tableau, dressé par un colonel anglais, des motifs qui provoquent, chez nos voisins, l’enrôlement volontaire. Ce document suppose une compagnie ordinaire de 120 hommes ; sur ce nombre, 80 au moins, nous est-il dit, sont des ouvriers ou des laboureurs sans emploi, et qui n’ont pas d’autre ressource. Le surplus se divise en huit catégories :

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1° Jeunes gens bien nés, imprudens ou malheureux. 2 sur 120.
2° Paresseux, à qui fait envie l’apparente oisiveté du soldat. 16
3° Caractères indomptables, repoussés de partout. 8
4° Criminels, qui cherchent à se dérober au châtiment. 1
5° Enfans pervertis, voulant affliger leurs familles. 2
6° Esprits turbulens et sans repos. 8
7° Ambitieux. 1
8° Causes inappréciables. 2

N’est-ce pas là une statistique effrayante, et qui donne amplement raison à l’insolent capitaine dont nous venons de citer la dure apostrophe ?

Trois races distinctes, trois nations jadis séparées, et dont l’amalgame ne sera pas de long-temps une œuvre parfaite, composent l’armée des trois royaumes. La différence morale entre les soldats écossais, anglais et irlandais n’échappe point à l’auteur, qui la constate quelque part en ces termes, à propos de l’assassinat d’un sergent par un des privâtes :

«C’est un fait singulier que presque tous les meurtres commis dans l’armée anglaise le soient par des Irlandais, Le 13e depuis bien des années, se recrutait parmi mes compatriotes, et cette règle générale n’y avait pas encore reçu d’exception, à ce que me dirent les anciens du corps. On s’explique pourtant cette anomalie, en songeant que l’Irlandais est bien plus rancunier, bien plus vindicatif que les gens d’Ecosse ou d’Angleterre. Dans les hautes classes, l’éducation tend à effacer ce déplorable travers du caractère national ; mais les soldats ne participent guère aux bienfaits de l’instruction publique, et leur position sociale est de celles qui mettent le plus fréquemment en relief ce défavorable côté de leur organisation native. Les régimens anglais se gouvernent bien plus aisément qu’un régiment irlandais, et la discipline y peut être bien plus sévèrement maintenue. — John (l’Anglais) est un animal passablement obtus et borné, que les bonnes manières ou les encourageantes paroles de son officier touchent très médiocrement : l’important à ses yeux est d’être bien nourri, sans trop de travail. Il en est tout autrement de Paddy (l’Irlandais), qui enregistre avec une effrayante exactitude les moindres griefs, conserve jusqu’à la mort le souvenir d’une insulte, et en transmet la mémoire à ses camarades, pour qu’ils en perpétuent la tradition vengeresse. Ces rancunes héréditaires sont telles, que j’ai souvent entendu épiloguer sur la conduite ou les imprudences de certains officiers qui depuis des années avaient quitté l’Inde ou succombé sur !e champ de bataille. En revanche, un bon procédé n’est jamais perdu, quand il s’adresse à ces hommes si susceptibles. C’est le précieux charme, le trésor féerique, soigneusement gardé dans leur cœur, jusqu’au moment où ce cœur cesse de battre[14]. »

Quant aux cipayes, l’écrivain anglais en parle avec une sorte de mépris, comparant l’armée anglo-indoue à celle d’Alexandre, dont la véritable force consistait dans un petit nombre de Macédoniens, et non dans les peuplades indigènes qu’il traînait avec eux. Les cipayes manœuvrent avec une exactitude parfaite ; leur feu est bien nourri, bien dirigé ; mêlés aux soldats anglais, ils peuvent même soutenir une attaque vigoureuse, ou emporter des positions bien défendues ; leur docilité est extrême ; le crime est à peu près inconnu dans leurs rangs ; avec leurs pieds nus dans des souliers à boucles, avec leurs vestes beaucoup plus légères et beaucoup moins bien faites que celles du soldat européen, ils ont cependant à la parade un aspect assez élégant, mais ils manquent de cette ardeur indomptable qui caractérise les soldats anglais, soit qu’il faille monter sur la brèche couronnée de feux, soit qu’il s’agisse d’aborder une batterie à la baïonnette.

Les révoltes sont fréquentes chez les cipayes. L’insurrection du 64e, que nous avons racontée, n’est rien auprès de celles qui éclatèrent à Vellore et à Barrackpore. A Vellore surtout, le mouvement parut menacer l’existence même de l’empire indo-britannique. Des régimens d’infanterie indigène, s’étant révoltés, massacrèrent un grand nombre de leurs officiers européens. Tout annonçait que l’insurrection allait s’étendre au loin, peut-être gagner Madras ou Calcutta ; mais dans le voisinage se trouvait un régiment de cavalerie, sous les ordres du colonel Gillepsie, qui s’est fait un nom glorieux dans les guerres de l’Inde. L’affection de ces soldats pour leur chef l’emporta sur l’esprit de nationalité. Ils n’hésitèrent pas à charger leurs compatriotes. S’ils avaient refusé, ce qu’ils eussent fait sans doute sous un autre commandant, aucun obstacle n’arrêtait plus la révolte. Il y a tout lieu de croire que la domination anglaise aurait disparu de l’Inde. « Le sort de l’empire, dit un historien, dépendit, sans aucun doute, de la conduite d’un seul régiment : celle de ce régiment, du caractère du chef qui le commandait. L’imagination s’effraie de la ténuité du fil qui suffit à retenir sur le bord de l’abîme cette masse immense[15]. »

En 1842, la désaffection des cipayes, due, — on le pense du moins, — aux intrigues des Sickhus, se montra de tous côtés dans l’armée d’observation réunie à Ferozepore, et maintenant encore les troupes du Bengale sont soumises à des précautions qui attestent à quel point on se méfie de leur fidélité. Chaque nuit, tous les soldats, excepté les hommes de service, viennent déposer leurs fusils dans des râteliers d’armes gardés par une sentinelle. Ces râteliers ont le nom de bells, cloches, et chaque régiment en a dix, un par compagnie. Ces mesures préventives contre l’esprit de révolte subsistent même alors que les troupes sont en marche, et ne cessent qu’en pays ennemi.

Quand on compare les forces relatives des deux armées, il est impossible de ne pas redouter pour l’Angleterre un moment prévu par les meilleurs esprits : celui où les troupes cipayes se révolteront en masse contre la domination étrangère. Dans un ouvrage universellement estimé, celui de M. John Malcolm, cette hypothèse est présentée comme inévitable. « Il est facile, dit-il, d’apprécier le genre de services que le gouvernement anglais se trouve <à même de retirer des indigènes, officiers ou soldats. Ils obéiront dans des circonstances ordinaires, ils hésiteront quand elles menaceront de devenir graves, ils nous échapperont quand elles le seront devenues. » Et ailleurs, parlant des officiers indigènes tels qu’ils se montrèrent à Vellore et à Barrackpore : « Dans ces deux occasions, dit-il, ils agirent en hommes désireux de ne point perdre ce qu’ils possédaient, mais, en même temps, dénués de motifs suffisans pour accomplir avec ardeur, avec résolution, un devoir difficile[16]. »

Or, les forces payées par la compagnie, y compris les soldats irréguliers et la police locale, doivent excéder trois cent mille hommes, et l’armée européenne, en comptant les soldats de toute arme, ne va pas tout-à-fait à trente mille. C’est justement un homme contre dix, et encore ne faisons-nous pas figurer, parmi les ennemis naturels de l’Angleterre, ces immenses populations que ferait sortir de leur torpeur indolente le canon d’une insurrection victorieuse au début.

Il faut maintenant prendre confié de notre staff-sergeant, qui revint en Angleterre, où, le 7 juillet 1845, il débarquait joyeusement à Gravesend. Au moment où le vaisseau qui le ramenait venait de laisser tomber son ancre, un joueur de cornemuse, debout sur le pont d’un bateau à vapeur, salua les arrivans de quelques airs nationaux : Auld lang Syne et Home Sweet home, éveillant ainsi dans leurs âmes mille sympathiques échos ; après quoi les officiers descendirent à terre, et quelques-uns d’entre eux revinrent le soir « glorieusement ivres. » Le génie anglais éclaté, à notre avis, dans ce contraste piquant de mélancolie et d’ardeur bachique.

S’il n’était parfaitement vulgaire de s’excuser, en terminant, sur la manière dont on a compris le sujet que l’on vient de traiter, nous dirions que, rassasié de ces brillantes fantaisies, de ces peintures à grand effet, que les romanciers et les poètes nous prodiguent à propos de l’Inde, nous avons voulu la montrer telle qu’elle apparaît, dans les districts les plus déserts et les plus sauvages, aux malheureux pionniers de la civilisation. Ces sables ardens où s’absorbent leurs sueurs et leur sang, ces villages, ces campemens ravagés par l’épidémie, ces jungles inondés et pestilentiels, ces vieilles cités que leurs nécropoles étouffent et qui semblent porter le deuil de leur splendeur passée, ces troupeaux de peuples serviles qui s’humilient devant toutes les conquêtes et vont au-devant de tous les jougs, offrent un assez triste tableau pour quiconque l’envisage sans préventions. Un observateur peu lettré, dont l’enthousiasme juvénile a été de bonne heure éteint par les mécomptes de la vie positive, qui dit ce qu’il a vu, ce qu’il a souffert, sans nulle emphase, mais sans nulle atténuation, n’est pas, dans une enquête de ce genre, un témoin à dédaigner. Assez d’autres nous ont raconté, nous raconteront encore la pompe sauvage des trônes que sapent les canons et la diplomatie de l’Angleterre ; assez d’autres s’amuseront à nous décrire les élégances et le luxe des Anglo-Indiens, les voyages en palanquin, les mollesses du harem, les splendeurs gastronomiques des dîners donnés par les nababs, la chasse au tigre, les bayadères, les délices de cette voluptueuse paresse que les esclaves partagent avec leurs maîtres, trop énervés pour être exigeans, trop soigneux de leur repos pour s’entêter à combattre l’inertie de leurs misérables serviteurs. Ce sont là les détails d’un tableau que ne se lassent point de reproduire, à leur retour de l’Inde, les employés enrichis, les femmes tourmentées du besoin de se mettre en scène ; mais une peinture seulement à demi vraie, à demi complète de la vie que mènent les obscurs soutiens de cet édifice aventuré, manquait jusqu’ici à l’immense collection des récits dont l’Inde a fourni le sujet.

Ce travail a d’ailleurs un autre intérêt. Dans je ne sais quelle tragédie moderne, un vétéran romain parle de l’indifférence avec laquelle la république accepte les dévouemens du plébéien : « Rome, dit-il, ne s’enquiert pas de mes rudes fatigues, de mon sang répandu sous ses drapeaux, »

Et, quand je meurs pour elle, ignore que je meurs.


L’Angleterre va plus loin, et dans son ingratitude impie, — nous avons eu occasion de le prouver, — elle méprise, elle insulte, elle avilit ceux qui meurent pour elle. Faut-il plaindre, faut-il admirer la constance hébétée, le dévouement inexplicable et stupide des hommes qui subissent, presque sans se plaindre, une si énorme iniquité ? Nous n’oserions le décider encore ; mais quand l’un d’eux, choisissant le moment où quelques sympathies ont éclaté en faveur des parias armés qui font de tous côtés prévaloir l’intérêt britannique, élève timidement la voix et cherche à les faire connaître, eux, leurs obscurs travaux, leurs griefs étouffés, leurs passions, leurs vices, leurs ambitions bornées, leur héroïsme ignoré, il a droit, selon nous, d’être entendu, entendu de nous comme des siens. Malgré la différence de nos institutions militaires, on ne peut nier que, souvent placés dans des conditions identiques, les soldats des deux pays n’aient des droits du même ordre à faire valoir, des plaintes pareilles à faire écouter. De même qu’en étudiant le sort des ouvriers de la Grande-Bretagne, nos publicistes en sont venus à s’éclairer sur le sort des travailleurs français, de même trouvera-t-on peut-être, dans ce journal d’un soldat indien, de quoi mieux connaître et mieux apprécier la situation physique et morale de nos combattans en Algérie. Les peuples sont frères en effet, les vérités sont proches parentes, et le rayon qui en tire une des ténèbres reflète plus ou moins sur toutes celles du même ordre sa bienfaisante et immortelle lumière.


E.-D. FORGUES.

  1. L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte de Warren.
  2. Camp and Barrack-room, p. 282.
  3. Le More de Venise, acte II, scène III.
  4. Le surnom l’illustre avait été donné à ce corps par le gouverneur-général lord Ellenborough.
  5. Chattie, jumboo, vaisseaux de terre cuite.
  6. Sahib, sire ou seigneur.
  7. La roupie vaut 2 fr. 50 cent, environ.
  8. Camp and Barrack-room, p. 142.
  9. L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte de Warren.
  10. Héber, t. II, p. 45.
  11. Les bateaux à vapeur mettent seize jours à remonter de l’embouchure du fleuve jusqu’à Sukkur ; les jumpties ou bateaux Indiens n’y arrivent presque jamais en moins d’un mois, encore faut-il les louer en bien des endroits.
  12. Ziarat, châsse ou reliquaire, et par extension autel et temple.
  13. Les Talpouris, — ceci soit dit sans offenser l’érudition de nos lecteurs, — étaient une tribu guerrière du Beloutchistan qui s’empara du Scindh à la chute de la dynastie mogole.
  14. Camp and Barrack-room, p. 169.
  15. L’Inde sous la domination anglaise, par M. Barchou de Penhoën, t. II, p. 5.
  16. Malcolm, Hist. polit., t. Il, p. 235.