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Les Tragiques. Livre premier : Misères/Introduction IV

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Texte établi par H. BourginArmand Colin et Cie, éditeurs (p. 37-43).

IV

Notice sur l’établissement du texte des Tragiques.


Nous disposons, pour constituer le texte des Tragiques, de deux éditions publiées du vivant de d’Aubigné et de deux manuscrits établis sous sa direction.

Les deux éditions (cf. Bibliographie, I) ont été décrites dans les préfaces des diverses éditions modernes et dans la notice de M. Legouëz. L’édition princeps, qui est anonyme, porte la date de 1616. La seconde édition est « avouée » par l’auteur : mais elle ne mentionne ni le lien ni la date de sa publication. Elle renferme beaucoup de passages nouveaux[1].

Parmi les manuscrits de d’Aubigné qui sont conservés près de Genève, au château de Bessinges, propriété de la famille Tronchin, se trouve un texte des Tragiques, écrit par un secrétaire, mais portant des corrections de la main de l’auteur[2]. On en trouvera la description sommaire dans le Bull. de la Soc. d’Hist. du Protest. franç. (1863, p. 339 et 465) et dans la notice de M. Legouëz. L’autre manuscrit des Tragiques est conservé à Londres (British Muséum, fonds Harleian, no 1216, in-4o). Il est parfaitement établi qu’il provient de d’Aubigné. Il a été sommairement décrit par M. Read dans les notes de son édition (p. 339). Mal connu jusqu’ici, il n’a été sérieusement examiné par aucun éditeur[3].

Nous nous proposons de rechercher, par la comparaison des variantes du livre Ier, quelle est, de ces quatre formes du texte des Tragiques, celle qui doit servir de base à une édition critique de ce poème, et dans quelle mesure il convient de tenir compte des autres. La question ne semble pas avoir été résolue ni même nettement posée par les précédents éditeurs. M. Lalanne ne connaissait pas les manuscrits. Quant aux éditions de M. Read et de MM. Réaume et de Caussade, elles sont strictement fondées sur le manuscrit Tronchin, bien que M. Read ait mis en doute la supériorité de ce manuscrit sur l’édition sans lieu ni date (cf. son Avant-propos, p. xvj).

Éliminons tout d’abord l’édition de 1616, puisque manifestement d’Aubigné a revu, corrigé et augmenté ce texte primitif dans la seconde édition.

Nous ne pensons pas qu’il faille attribuer plus d’importance au manuscrit de Londres. Il est impossible d’y voir autre chose qu’une copie, parfois assez mauvaise, du manuscrit de Bessinges, Il reproduit en effet toutes les leçons propres à ce dernier manuscrit[4], et n’apporte aucune leçon nouvelle[5]. Mais surtout, il reproduit même les fautes les plus flagrantes du copiste du manuscrit Tronchin[6], et à ces fautes, il en ajoute d’autres qui lui sont propres, et qui sont tantôt de simples étourderies, tantôt le résultat d’une lecture inexacte et inintelligente du texte copié[7].

Quant au manuscrit Tronchin lui-même, il est hors de doute qu’il est postérieur à l’édition princeps : il contient en effet toutes les additions de l’édition s. l. n. d.

La question se ramène donc en définitive à celle-ci : quel est le rapport de l’édition s. l. n. d. au manuscrit Tronchin ? Le manuscrit représente-t-il une revision du texte antérieure ou postérieure à la seconde édition ?

Dès que l’on y regarde de près, et c’est là ce qui fait la difficulté du problème, on s’aperçoit que ces deux hypothèses sont aussi improbables l’une que l’autre. Le texte de l’édition s. l. n. d, et celui du manuscrit sont en effet très voisins l’un de l’autre, et les divergences, quoique assez nombreuses, sont pour la plupart si insignifiantes qu’on ne s’expliquerait guère comment l’un de ces deux textes pourrait représenter une véritable révision de l’autre. Mais il y a plus. D’une part, en effet, il paraît impossible d’admettre l’antériorité du manuscrit : car, dans un grand nombre de cas, l’édition s. l. n. d. est d’accord avec l’édition princeps contre le manuscrit, parfois même lorsque la leçon du manuscrit est meilleure. Mais, d’autre part, il parait également fort difficile d’admettre l’antériorité de l’édition s. l. n. d. : car le manuscrit est souvent d’accord avec l’édition princeps contre la seconde, bien que plusieurs

des leçons de cette seconde édition soient nettement préférables ; et comment expliquer, dans cette hypothèse, la note qui se trouve en tête du manuscrit : Donné à l’imprimeur le 5 aoûst ?

Ces deux hypothèses étant rejetées, voici celle que nous proposons et que nous essaierons ensuite de justifier. Selon nous, d’Aubigné n’a remanié qu’une seule fois le texte des Tragiques : ce travail de revision est représenté par le manuscrit de Bessinges. Puis, pour faciliter la tâche de l’imprimeur et sans doute à la demande de celui-ci, il transporta sur un exemplaire de 1616 les additions du manuscrit et les leçons nouvelles, sans s’interdire d’ailleurs de les modifier ou de revenir à son texte primitif, lorsqu’il le jugeait à propos. On s’explique d’ailleurs aisément que des omissions et des confusions aient pu se produire au cours de ce travail. L’édition s. l. n. d. représente donc le dernier état du texte, et la base d’une édition critique des Tragiques doit être, non pas le manuscrit, mais l’édition s. l. n. d.[8], le manuscrit ne devant être employé que pour réparer les fautes de l’imprimeur ou les distractions de l’auteur.

Un premier avantage de cette hypothèse est d’expliquer très clairement la mention Donné à l’imprimeur le 5 aoûst, qui était restée jusqu’ici inintelligible, l’état du manuscrit ne permettant pas de supposer qu’il ait passé par les mains des compositeurs d’imprimerie. D’Aubigné, en remettant son exemplaire à l’imprimeur, prend note, sur le manuscrit qui a servi à établir cet exemplaire définitif, de la date à laquelle il s’en est séparé. — Mais venons à des preuves plus directes.

Il est aisé tout d’abord de se convaincre que les imprimeurs de l’édition s. l. n. d. ont eu entre les mains, non pas un manuscrit, mais un exemplaire de l’édition princeps portant des additions et des corrections en marge, en surcharge ou sur des feuillets intercalés. Certaines fautes typographiques communes aux deux éditions en sont une preuve : c’est ainsi qu’aux vers 361-362 substance rime dans les deux éditions avec leurs consciences au pluriel, faute qui ne se trouve pas dans le manuscrit. Au vers 190, un accident typographique propre à la seconde édition ne peut s’expliquer que dans cette hypothèse. Le vers de l’édition princeps :

Vainqueur : mais hélas ! c’est vaincre à la cadmeenne,

est remplacé dans la seconde par celui-ci :

Vainqueur : comme l’on peut, c’est vaincre à la cadmene,

ce qui n’offre aucun sens. Or voici la leçon du manuscrit :

Vainqueur : comme l’on peut vaincre à la cadmeenne.

Il faut admettre que d’Aubigné, en transportant la correction : Vainqueur : comme l’on peut, sur le texte de la première édition, n’avait barré, par inadvertance, que les mots : Vainqueur : mais hélas, laissant subsister le mot c’est de l’ancienne leçon, que l’imprimeur a religieusement reproduit : de là le vers absurde de la seconde édition[9]. Cet exemple est le plus caractéristique : mais ce n’est pas le seul, même en s’en tenant au premier livre. C’est ainsi qu’au vers 1216 la leçon donnée par l’édition s. l. n. d. parait bien due à une rature insuffisante (cf. les Variantes)[10].

Entrons maintenant dans l’examen et le classement des variantes. Pour confirmer notre hypothèse, il faut et il suffit que toutes les divergences entre le manuscrit et l’édition s. l. n. d. rentrent dans l’une des catégories suivantes :

1o On n’a affaire qu’à une faute d’impression de l’édition, que le manuscrit corrige.

2o On n’a affaire qu’à une faute du copiste du manuscrit, que l’édition corrige.

3o La divergence s’explique par une confusion ou une omission de d’Aubigné, lorsqu’il a transporté sur son exemplaire de 1616 les corrections ou les additions du manuscrit.

4o Au dernier moment, d’Aubigné revient volontairement au texte primitif, jugeant la leçon du manuscrit ou moins bonne ou trop insignifiante pour faire l’objet d’une correction.

5o Au dernier moment, d’Aubigné introduit une leçon nouvelle.

Or l’étude attentive des variantes prouve que toutes peuvent se classer sous ces cinq rubriques. Voici ce classement, tel que nous avons cru pouvoir l’établir :

1o Fautes d’impression : v. 6, 42, 304, 362, 383, 425, 491, 552, 991, 1111, 1259, 1372.

2o Fautes du copiste : v. 65, 137, 143, 213, 270, 313, 322, 339, 377, 433, 450, 496, 514, 560, 605, 710, 729, 828, 846, 914, 1081, 1087, 1104, 1145, 1202, 1238, 1321, 1343, 1374.

3o Divergences résultant de distractions dans la transcription : Confusions s’expliquant par une rature insuffisante (cf. ci-dessus ) : V. 190, 1216, peut-être 258[11]. — Omission de corrections heureuses du manuscrit : v. 108, 1318 et 1320, peut-être 38, 1024 et 1214. — Omission des v. 1163-1164 : il se peut que cette faute soit imputable à l’imprimeur si l’on remarque que dans l’édition s. l. n. d. le v. 1162 termine la page.

4o Retour volontaire de l’auteur au texte primitif : Leçons moins bonnes du manuscrit : v. 12, 26, 102, 167, 289, 394, 477, 586, 598, 659 à 662, 779, 784, 903, 1229, 1230, 1282, 1343, 1344. — Corrections insignifiantes du manuscrit[12]: V. 32, 82, 107, 132, 344, 346, 354, 372, 374, 490, 638, 650, 686, 735, 771, 914 1040, 1058, 1080, 1088, 1211, 1293, 1313. — Enfin, c’est volontairement, semble-t-il, que d’Aubigné a omis dans la seconde édition les quatre vers que le manuscrit ajoute au texte de la première après le vers 876 : il a sacrifié cette gauche addition qui rompait le mouvement primitivement combiné :

Elle ne l’entend pas, quand de mille posteaux

Elle fait appuier ses logis, ses chasteaux…
Il falloit contre toy et contre ta machine

Appuier et munir, etc.

5o Leçons nouvelles de l’édition s. l. n. d. : v. 68, 192, 223, 246, 366, 381, 513, 556, 585, 617, 802, 1074, 1125, 1258. Il importe de remarquer que, si quelques-unes de ces corrections sont sans grande importance, aucune du moins n’est malheureuse, et il en est plusieurs qui sont manifestement très supérieures aux leçons du manuscrit (ex. : v. 192, 585, 617, 1258).

Notre hypothèse ne serait contredite qu’au cas où une grosse faute de l’édition princeps, corrigée dans le manuscrit, reparaîtrait dans l’édition sans lieu ni date : or nous n’avons rien trouvé de pareil.

Elle serait confirmée, au contraire, de façon éclatante, si par hasard une faute grave du manuscrit, un non-sens ou une faute de français, étrangère d’ailleurs à la première édition, se trouvait amendée dans la seule édition s. l. n. d. : or c’est là le cas du vers 617. Le vers primitif était celui-ci :

Que si tu peux encor dévorer la viande.

Pour le rendre plus énergique, d’Aubigné le corrigea ainsi dans le manuscrit :

Si tu peux allouvi dévorer la viande.

Mais au dernier moment, il s’aperçut qu’allouvi au masculin faisait une faute de français, puisque ce discours s’adresse à la France ; c’est ce qui explique la correction de l’édition s. l. n. d. :

Si en louve tu peux dévorer la viande.

Cet exemple nous paraît décisif ; et nous pouvons conclure que le texte de l’édition s. n. l. d. doit être la base de toute édition critique des Tragiques, le manuscrit ne devant être suivi que pour les leçons comprises sous les rubriques 1 et 3[13].

  1. C’est exclusivement d’après les deux éditions originales qu’a été faite l’édition Lalanne : d’ailleurs elle s’en tient généralement au texte de la première édition et ne se réfère guère à la seconde que pour en adopter les additions.
  2. C’est le texte de ce manuscrit qu’ont reproduit les deux plus récentes éditions des Tragiques : celle de M. Read et celle de MM. Réaume et de Caussade. Grâce à l’obligeance de M. Henri Tronchin, qui a bien voulu permettre à l’un de nos camarades, M. Edmond Flegenheimer, de prendre connaissance de ce manuscrit, nous avons pu fixer certaines leçons restées douteuses et rectifier quelques erreurs de lecture des précédents éditeurs.
  3. M. Charles Bonnior, de l’Université d’Oxford, a soigneusement collationné ce manuscrit pour la plus grande partie du livre I, et la liste de variantes qu’il a bien voulu dresser pour nous, nous a permis d’en déterminer la valeur.
  4. Exemples, v. 12, au lieu — v. 38, en connoistre — v. 82, eschevelee, affreuse — v. 102, donnoit — v. 108, ayant dompté long temps — v. 167, enflé — V. 258, gaignee — v. 289, leurs demeures plus franches — v. 344, infernal — v. 372, voicy — v. 394, ne sçavoir — v. 598, tu cours remédier — V. 617, allouvi, etc.
  5. On ne peut considérer comme telle la substitution de permet à promet au vers 246 : elle s’explique aisément par une faute, heureuse d’ailleurs, du copiste, ou à la rigueur, par une timide correction.
  6. Exemples : v. 65, non ma commune — v. 143, rend le sang non plus sang — V. 314, des charognes, des viandes — v. 322, répétition du mot portes dans les deux hémistiches — v. 450, font sentir — v. 493, de nos sens desmentoyt etc.
  7. Exemples : v. 9, fit pour vid — v. 109, en pour et — v. 221, voix pour croix — v. 323, fortune pour font une — v. 388, langage pour langue — v. 415, le dehors pour de dehors — v. 472, donnée pour ordonnée, etc.
  8. Nous avons respecté scrupuleusement l’orthographe de cette édition ; mais nous avons cru pouvoir prendre toute liberté à l’égard de la ponctuation.
  9. Le vers était non seulement absurde, mais faux. Faut-il penser que c’est pour le rendre juste que l’imprimeur a changé cadmeenne, forme attestée par d’autres passages (cf. IV, 203, Fers), en cadmene ? Il est plus probable que ce changement est un simple accident typographique.
  10. Peut-être en est-il de même pour le vers 258 : mais le cas est plus douteux.
  11. Dans ce cas douteux, comme pour les vers 38, 1024 et 1214, nous avons suivi le texte de l’édition s. l. n. d.
  12. Cette répartition des corrections négligées du manuscrit en leçons moins bonnes et corrections insignifiantes peut être sans doute, pour certains vers, assez arbitraire. Mais on remarquera qu’il importe peu à notre thèse que telle variante soit classée dans l’un ou l’autre de ces deux groupes, ou sous l’une ou l’autre des rubriques 3 et 4.
  13. Ce travail était achevé, lorsque nous avons eu le plaisir d’apprendre, par une note du Bull. de la Soc. des Humanistes français (23 mai 1896), que M. Desrousseaux était arrivé à des conclusions sensiblement analogues à celles que nous présentons ici.