Les Traités de commerce de l’Europe centrale, les conventions commerciales entre les États d’Amérique et le régime douanier de la France

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Les Traités de commerce de l’Europe centrale, les conventions commerciales entre les États d’Amérique et le régime douanier de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 564-593).
LES
TRAITES DE COMMERCE
DE
L'EUROPE CENTRALE, LES CONVENTIONS COMMERCIALES ENTRE LES ETATS D'AMERIQUE ET LE REGIME DOUANIER DE LA FRANCE.

Le lecteur peut être assuré que nous n’avons nullement l’intention de rouvrir ici, en ce moment, l’ample débat classique entre la protection et le libre échange. Aussi bien n’est-il nulle part question de ce dernier, et nous ne ferons pas difficulté de reconnaître que l’état présent du monde se prête peu à son prochain avènement.

Ce qui est intéressant à signaler et important à étudier, c’est le contraste qu’offrent à l’heure actuelle, au point de vue des relations commerciales, la politique que la France veut inaugurer et la politique qu’adopte en Europe et en Amérique la presque généralité des nations civilisées. Nous allons vers l’isolement ; tout le reste du monde va dans la direction opposée, vers des groupemens de plus en plus étendus. Nous prêchons la méthode des mains libres ; les autres peuples tiennent pour les alliances commerciales. L’instabilité des tarifs, abandonnés perpétuellement aux caprices des chambres, nous paraît un précieux idéal ; les autres États consacrent la fixité pendant douze années consécutives.

On ne saurait avoir deux méthodes plus contraires. Quelqu’un à coup sûr se trompe : est-ce la France ? est-ce tout le reste du monde ? Si le nombre vaut quelque chose pour décider la vérité, il paraît bien que c’est nous qui serions dans l’erreur. Ce qui est certain, c’est que notre gouvernement et notre parlement, quand ils projetèrent, il y a près de deux ans, de modifier notre régime douanier, se doutaient fort peu du démenti que la généralité des nations civilisées leur allait infliger. Ils croyaient, en répudiant les traités de commerce, en vantant les tarifs dits autonomes, se ranger, sinon encore à l’usage commun, du moins aux désirs intimes et unanimes des nations ; sans oser se dire des précurseurs, ils pensaient être des premiers à donner le salutaire exemple de l’indépendance économique.

Nous avons sous les yeux l’analyse des délibérations des bureaux de notre chambre des députés à la fin de janvier 1890, il y a juste deux ans, quand fut élue la commission générale des douanes. On la composa exceptionnellement de cinquante-cinq membres ; c’était un petit parlement. Les journaux classaient ainsi les commissaires : 8 libre-échangistes,39 protectionnistes, et 8 membres d’opinion intermédiaire ou flottante. Les uns et les autres, sauf une exception, celle de M. Aynard, député de Lyon, daubaient sur les traités de commerce. Ce vocable était devenu odieux ; la généralité des libre-échangistes eût considéré comme malséant et imprudent de le prononcer. Plus tard, quand le gouvernement se fut fait, dans la mesure où cela lui est possible, une opinion, et quand il mit au jour cette merveilleuse combinaison du tarif maximum et du tarif minimum, il murmura bien à demi-voix le terme moins compromettant de « conventions commerciales. » Il lui eût répugné de faire même une allusion à la possibilité de traités de commerce. Il semblait que ce mot décrié s’appliquât à des procédés de l’ancien régime, sinon du moyen âge. Le dogme nouveau de l’indépendance économique de chaque nation allait certainement triompher dans l’univers.

L’ironie de la nature des choses ne l’a pas voulu. Cette année 1891 qui, suivant des observateurs frivoles, devait mettre fin aux traités de commerce, a consacré, au contraire, leur triomphe parmi les nations civilisées. Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie, Belgique, Suisse, en attendant la Roumanie, la Serbie et d’autres États, voilà les défenseurs des traités de commerce en Europe. Les États-Unis, le Brésil, Cuba, bientôt le Mexique, voilà ceux qui les pratiquent en Amérique. Le nombre d’ailleurs des nations qui adoptent ce régime s’accroît chaque mois : d’un pôle à l’autre en Amérique, de l’Atlantique à l’Oural en Europe, il n’est question que de traités de commerce réalisés ou en préparation. Les diplomates et les ministres ne reculent pas plus devant le mot que devant la chose : ils.ne cherchent pas des synonymes honteux ; ce sont bien des Handelsvertrüge que concluent l’Allemagne et son groupe pour une période de douze années ; et ils ne se contentent pas de clauses générales et vagues, comme celle du traitement de la nation la plus favorisée ; ils y joignent, ce qui est une abomination pour certains membres de notre commission des douanes, des tarifs détaillés et invariables.

Si notre gouvernement et notre parlement eussent été un peu plus attentifs aux bruits du dehors, ils ne se seraient pas attiré la déception dont ils sont à l’heure présente quelque peu humiliés. Ils se seraient aperçus que l’ambitieux et remuant secrétaire d’État des États-Unis pour les affaires étrangères, M. Blaine, préparait depuis longtemps déjà des arrangemens commerciaux entre les diverses puissances d’Amérique. Ils auraient vu aussi que le jeune empereur d’Allemagne, hors de pages depuis le congédiement de M. de Bismarck, était avide de lauriers pacifiques, que, frustré dans son espoir de résoudre la question sociale, il voulait du moins faire une grande œuvre de concorde. Avec moins de préjugés, nos hommes d’État se seraient avisés qu’ils tournaient le dos aux nations civilisées et, suivant l’expression vulgaire, qu’ils n’étaient pas dans le train.


I

« L’indépendance économique, » comment peut-on faire, de notre temps, un rêve aussi bizarre ? Où la prend-on, cette indépendance économique ? Sans revenir à tous les lieux-communs sur la vapeur et l’électricité, l’histoire du dernier demi-siècle est toute remplie de conventions internationales qui limitent la liberté de chacun des contractans : conventions de navigation, conventions pour la protection des voyageurs de commerce, conventions relatives à la garantie réciproque de la propriété littéraire et artistique, etc. Notre gouvernement et notre parlement, dans la laborieuse élaboration de leur tarif maximum et de leur tarif minimum, avaient oublié toutes les conventions que nous venons de dire, et beaucoup d’autres encore, qui règlent des intérêts considérables. Grand fut leur étonnement, quand la pratique vint leur révéler que toutes ces clauses dites accessoires, mais pour nous, comme on le verra plus loin, capitales, allaient tomber avec les traités de commerce. Ils n’avaient pas prévu que « l’indépendance économique » dût aller jusqu’à cette rupture de tous les liens entre notre nation et le reste du globe.

Ils se préoccupaient bien vaguement de notre exportation. Ils se rendaient quelque compte que les 2 milliards d’objets manufacturés, qui constituent la plus forte part de notre exportation annuelle, représentent des intérêts respectables, et que le milliard et demi de produits agricoles et de denrées diverses, que nous écoulons en outre sur les marchés étrangers, ne devaient pas être sacrifiés légèrement aux passions protectionnistes. Aussi avaient-ils stipulé l’immunité de droits pour les principales matières premières : la laine, la soie, les peaux, etc. Convient-il de les louer d’une prévoyance aussi naturelle ?

Ce qui leur échappait, ce sont, dans l’état présent du monde, plus qu’à aucune époque du passé, les raisons qui rendent salutaire l’interdépendance économique des nations. Ces deux grands peuples, à des points de vue si divers, les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne, ne s’y étaient pas mépris et n’avaient pas été longtemps la dupe du sophisme de « l’indépendance économique. »

Le premier bienfait d’une politique économique libérale et d’un marché très étendu, c’est de favoriser le développement de la division du travail. Or, cette division portée au plus haut degré est la condition indispensable du progrès industriel. La production scientifiquement organisée ne peut s’accommoder, pour les produits communs du moins, que de vastes ateliers, qui permettent une spécialisation très minutieuse et un engrenage très rigide des opérations. Pour justifier des installations tout à fait modernes, des agencemens compliqués, mais par cette raison même très économiques, il faut une clientèle singulièrement étendue. Si l’on ne travaille que pour un territoire chétif, pour un district ou une banlieue, on est condamné à un outillage imparfait.

Qu’on ne s’y méprenne pas, à l’heure actuelle, un territoire de 540,000 kilomètres carrés, comme celui de l’Allemagne, de 528,000 kilomètres carrés, comme celui de la France, c’est, au point de vue des applications scientifiques à l’industrie et de la conduite méthodique des opérations manufacturières, un territoire chétif, un district, une banlieue. Il n’est pas possible d’organiser, en vue d’un espace aussi restreint, une production vraiment perfectionnée et progressive. Les conditions morales, d’ailleurs, ne s’y prêtent pas mieux que les conditions matérielles. Sur ces petits espaces, la concurrence ne peut jamais être assez éveillée et assez active. Dans la plupart des branches d’industrie, deux ou trois grandes maisons ont une prédominance incontestée et dominent presque absolument le marché ; même pour les industries vulgaires, dix ou douze maisons puissantes acquièrent une prédominance considérable. Rien ne leur est plus aisé que de se concerter, et l’intérêt commun les y amène. On arrive alors à la constitution de ces syndicats de producteurs et de vendeurs, à ces corners, comme disent les Américains, à ces cartels, comme s’expriment les Allemands, qui non-seulement exploitent les consommateurs, les traitant en serfs, mais encore, par la sécurité qu’ils donnent aux maisons associées, étouffent ou endorment l’esprit de perfectionnement.

On ne saurait trop le répéter aux badauds qui l’ignorent, c’est un pauvre marché, qu’un marché de 52 ou 53 millions d’âmes, comme celui de l’Allemagne, ou de 38 millions d’âmes comme celui de la France. Si l’on réduit l’horizon de l’industrie aux besoins d’une aussi faible population, on empêche les usines de pousser la division du travail au degré que permettraient les connaissances scientifiques et les bonnes méthodes industrielles. Le rêve d’une organisation économique, autonome et isolée est d’autant plus chimérique que le pays est plus étroit comme surface, la population moins nombreuse et moins prolifique.

On comprend à la rigueur que des empires gigantesques, comme les États-Unis d’Amérique, qui occupent 9,212,270 kilomètres carrés de territoire, 18 fois environ la superficie de la France, ou comme la Russie qui détient 22,430,000 kilomètres carrés, plus de 43 fois le territoire français, aient caressé cette chimère de l’autonomie économique nationale. La première de ces puissances avec ses 63 ou 64 millions d’habitans, où l’élément adulte, grâce à l’immigration, constitue une proportion beaucoup plus importante que dans les vieux pays, la seconde avec ses 115 millions d’âmes, l’une et l’autre en présence d’une augmentation annuelle rapide de la population, ont quelques excuses pour avoir entretenu ou pour entretenir cette chimère d’un développement économique qui devrait peu de chose au monde environnant. La variété même des climats et, par conséquent, des productions naturelles, des aptitudes humaines, que comportent des espaces aussi infinis, pouvait faire croire à ces colosses qu’ils avaient sur leur sol même tous les élémens de prospérité et de progrès : ne trouve-t-on pas chez eux des terres aptes à tous les produits, des sous-sols abondant en toutes les ressources industrielles : la houille, le 1er, le pétrole, le cuivre, l’or même et l’argent, à côté du lin, du chanvre, de la laine, du coton, du blé, du bétail, de la vigne, etc. ? Que le Yankee et le Moscovite, avec leur infatuation d’adolescens robustes et ambitieux, se soient grisés en considérant l’immensité et la diversité de leur territoire, l’énormité de leur population et son accroissement plus énorme encore, s’il n’y a pas là matière à admiration, il n’y a pas, du moins, sujet à étonnement ; mais certes, on ne peut, dans des conditions toutes différentes, imiter cet excès de confiance.

Un pays relativement petit, puisqu’il n’a que 528,000 kilomètres carrés de superficie, qui ne produit que modérément de houille, presque pas de fer, ni de cuivre, ni de plomb, ni de pétrole, ni de coton, peut-il, sans sottise, aspirer à être une contrée économiquement autonome ? N’est-il pas visible qu’il est des productions auxquelles la nature des choses lui impose de renoncer, d’autres, au contraire, auxquelles il convient qu’il consacre particulièrement ses efforts ? Tel est le cas de la France. La tentative de faire de la France une nation solitaire, une nation ermite, vivant presque repliée sur elle-même, ne prenant avec le dehors que le minimum de contact possible, est l’un des projets les plus antinaturels et les plus extravagans qui se puissent imaginer. On n’y tient compte ni des espaces qui sont restreints, ni des productions naturelles qui sont trop bornées, ni surtout de la population qui a trop peu d’importance numérique et qui est stationnaire, si même, comme le lait craindre le tableau des naissances et des décès pour l’année 1890, elle n’entre pas définitivement dans une voie de décroissance.

Cette considération ajoute à l’ineptie de la conception de l’isolement économique de la France. Nous avons aujourd’hui 38 millions d’habitans, c’est-à-dire moins que la Russie, moins que les États-Unis, moins que l’Allemagne, moins que l’Autriche-Hongrie, à peine autant que l’Angleterre qui nous a atteints hier et nous devancera demain. Nous sommes menacés de ne compter éternellement que 38 millions d’habitans, c’est-à-dire 38 millions de consommateurs : le chiffre en est fixé d’une manière invariable, et c’est à ces 38 millions de cliens que l’on a la prétention de borner l’ambition de l’industrie et de l’agriculture françaises. Tous les arts utiles font des progrès, toutes les méthodes s’améliorent, on invente chaque jour des machines plus puissantes, des procédés plus économiques ; les cultures comme les industries deviendront plus productives ; mais éternellement nos manufacturiers et nos cultivateurs, avec leur production accrue, se trouveraient en présence de 38 millions seulement de consommateurs !

Toute la mesquinerie de cette conception, tout ce qu’elle contient de décourageant pour l’avenir national, se révèle avec une rare intensité quand on y réfléchit et quand on considère les choses dans leur ensemble et dans leur développement, ce que n’ont jamais cherché à faire les inventeurs du système.

Il est des peuples qui ne peuvent être grands que par leur rayonnement au dehors, qui ont une vocation historique, des dispositions innées et naturelles, pour un rôle d’expansion. Telle est la France ; ses idées, ses produits intellectuels, comme ses produits matériels, ont toujours débordé son territoire. Ses industries ont la même direction, une tendance cosmopolite ; sa clientèle aussi bien mercantile qu’artistique ou littéraire a toujours été universelle. La France a tiré non-seulement honneur, mais profit, de ce rôle civilisateur. Ce n’est pas seulement de la gloire, ce sont des millions et des dizaines de millions chaque année que lui rapportent ses seuls échanges intellectuels, si j’ose ainsi parler, avec l’étranger, à savoir l’écoulement des œuvres de l’esprit, sous la forme de littérature et d’art. Toute sa production intérieure en est heureusement influencée : le goût des choses françaises de toute nature s’en accroît au dehors ; les produits matériels suivent la voie ouverte par les produits intellectuels. On peut dire que toute l’économie intérieure de la France profite de son renom à l’étranger ; tel ouvrier qui, dans une filature ou dans un tissage, dans une mine ou dans un haut-fourneau, gagnerait péniblement de 3 francs à 5 francs par jour, s’en fait allègrement 7, 8 ou 10 en gravant, en décorant, en ornementant, en donnant le précieux cachet français à des objets que nous exportons ; l’agriculture nationale, les industries nationales, par les consommations de cet ouvrier bien rémunéré, bénéficient de tout cet écart entre les 7, 8 ou 10 francs que lui paient les acheteurs étrangers et les 3,4 ou 5 francs qu’il eût acquis par une besogne vulgaire pour le débouché intérieur. Certes, il est désirable de développer les hauts-fourneaux, les filatures ou les tissages, et nous n’y renonçons pas : le goût français, entretenu par tant d’industries d’art, la précision de la main française, nous ont valu une supériorité même pour certains produits métallurgiques ou métalliques perfectionnés, et à coup sûr pour tous les tissages d’étoffes, non-seulement riches, mais simplement soignées. Convient-il d’abandonner ou de compromettre tant de dons, en partie naturels, en partie acquis, d’exposer à des représailles tant de produits finis et précieux qui ont toujours joué un si grand rôle dans notre production nationale ? Devons-nous attirer sur ces richesses fragiles la colère des étrangers, nos cliens ? Pouvons-nous, le cœur léger, inaugurer un régime qui, à l’intérieur, élèverait tous leurs prix de revient, et à l’extérieur, les laisserait sans garantie ? La contrefaçon étrangère nous guette, presque dans tous les domaines où nous excellons ; en elle-même, elle est impuissante ou ne peut nous dérober que la partie la moins lucrative de notre clientèle qui grandit toujours ; elle espère beaucoup des droits différentiels et des rancunes que peut provoquer notre nouveau régime douanier. Sommes-nous assurés de trouver une compensation en installant sur notre territoire des industries nouvelles moins raffinées, moins conformes à notre caractère, à nos aptitudes, à nos productions naturelles et où nous n’avons jamais excellé ?


II

Quelque mépris intérieur qu’aient beaucoup de nos ultra-protectionnistes pour nos brillantes industries d’exportation, la plupart croiraient devoir s’indigner en public au reproche qu’ils les sacrifient. Il est visible, cependant, qu’ils le font et doublement : d’un côté par tout le surcroît de charges qu’imposent aux productions supérieures toute la série des droits qui frappent les articles élémentaires qu’elles transforment, d’un autre côté, par la perte de toute garantie d’un traitement, sinon favorable, du moins équitable, à l’entrée des contrées étrangères. La seule garantie sérieuse, ce sont les traités de commerce.

Une histoire des traités de commerce, de leurs antécédens, est encore à faire. Deux de nos académies qui disposent de prix nombreux, l’Académie des sciences morales et politiques et l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pourraient mettre au concours ce très intéressant sujet, aujourd’hui peu connu. Quelque érudit démontrerait aisément, croyons-nous, que ces arrangemens sont vieux comme le monde, qu’ils ont été connus et pratiqués par l’antiquité, tout comme par les temps modernes. Pour nous en tenir à ceux-ci, nous constatons, sans grandes recherches, que sous Charles IX, le 29 avril 1572, un traité de commerce avait été signé entre la France et l’Angleterre et qu’il lut confirmé en 1575 par Henri III. En 1603, Henri IV se préoccupa d’en conclure un nouveau et chargea Sully de ces délicates négociations. Elles aboutirent en 1606, et il est encore instructif d’en remémorer les clauses. Il était stipulé qu’à l’avenir les draps anglais introduits par Caen, Rouen et La Rochelle seraient visités non plus par les officiers royaux, mais par quatre commerçans, deux Anglais, deux Français, qui prendraient le titre de conservateurs du commerce. Si la marchandise était considérée comme non admissible, elle serait rembarquée au lieu d’être confisquée. Les marchands français pourraient commercer librement en Angleterre où ils jouiraient des mêmes franchises qui seraient accordées chez nous aux sujets britanniques. Un tarit exact des droits d’entrée et de sortie devait être affiché dans les principales villes de commerce, et toutes les marchandises seraient réciproquement admises en pleine liberté, sauf les articles prohibés dont la liste serait publiée. Les conservateurs du commerce et les consuls français prononceraient dans les cas litigieux ; c’était l’égalité de traitement pour les commerçans des deux pays. Voilà près de trois siècles que ces conventions ont été signées entre l’Angleterre et la France par l’un des plus grands de nos rois et l’un des plus admirés et des plus patriotes de nos ministres.

D’autres traités plus anciens existaient entre la France et les Hanséates, entre la France et les Scandinaves. Sully encore eut le mérite de conclure un traité de commerce avec l’Espagne, et l’exposé des circonstances et des négociations n’est pas sans quelque actualité. En 1603, le gouvernement espagnol et celui des Pays-Bas frappaient d’un droit de 30 pour 100 à l’importation et à l’exportation toutes les marchandises franchissant la frontière. Ils se réservaient de faire de la suppression de ce droit une prime pour leurs alliés et pensaient déterminer ainsi l’Angleterre et les États maritimes de l’Italie à se joindre à eux. Henri IV décréta des droits analogues sur toutes les marchandises à destination ou en provenance des possessions espagnoles, puis prohiba même d’une façon absolue le commerce entre la France, l’Espagne et les Pays-Bas. Quoique les relations internationales et le besoin que les nations ont les unes des autres ne fussent alors qu’embryonnaires, cet état de guerre mercantile était contraire aux intérêts de chacun. L’Angleterre, ayant traité avec l’Espagne, avait obtenu la remise pour ses marchands du droit de 30 pour 100, et elle approvisionnait l’Espagne non-seulement de ses propres marchandises, mais des marchandises françaises, ce qui soulageait un peu nos producteurs, tout en réduisant notre marine à l’inaction : « Les Anglais, écrivait à Sully Villeroy de Neufville, ne vont marris de ce mauvais mesnage, et pour moi j’estime que sous main ils le nourriront plutost qu’ils ne nous ayderont à le composer, et qu’ils espèrent s’en prévaloir. De fait, on mande de toutes parts qu’ils enlèvent nos toilles et nos bleds à furie pour les transporter en Espagne et que cela ruynera toute la navigation française. » Sully parvint à y obvier en obtenant le 12 octobre 1604 de l’Espagne une convention qui révoquait le droit de 30 pour 100 et qui rétablissait sur l’ancien pied les relations avec les pays espagnols[1].

Voilà, certes, des ancêtres déjà respectables des traités de commerce contemporains ; on en trouverait sans difficultés d’infiniment plus éloignés et plus vénérables. Le traité de commerce a toujours été un des organes essentiels de l’humanité civilisée. On en concluait presque après chaque guerre. L’un des derniers du XVIIIe siècle, le traité de 1786 entre la France et l’Angleterre, est resté célèbre ; il provoqua des discussions et des controverses analogues à celles que souleva le traité célèbre de 1860.

Le gouvernement parlementaire, la prépondérance dans les chambres des représentans de la grande propriété et de la grande industrie, rendirent plus malaisée dans la première partie de ce siècle la conclusion de ces accords internationaux. Il faut lire dans l’ouvrage d’un douanier, M. Amé, toute la lamentable histoire de la lutte du gouvernement et des chambres sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe au sujet du régime commercial que le premier voulait sans cesse rendre plus libéral et que les dernières s’obstinaient à maintenir restrictif. Il y a dans cette narration des débats parlementaires sur ce point pendant quarante années un épisode navrant, celui de la fixation de nos rapports commerciaux avec la Belgique. Au lendemain de la révolution belge, ce ne furent pas seulement les puissances qui s’opposèrent à l’union de la Belgique à la France, ce furent encore certains manufacturiers français. Il est une manifestation du temps qu’il convient de reproduire et que nous empruntons au livre de M. Amé : « Félicitons le gouvernement, s’écriaient ces étranges patriotes en 1831, d’avoir compris les vrais besoins du pays, de n’avoir pas voulu aggraver ses souffrances, d’avoir senti que réunir la France et la Belgique, c’était effacer d’un trait de plume cette ligne de douanes, encouragement, garantie et protection de notre industrie : c’était frapper de mort nos forges de la Flandre, des Ardennes, des Vosges, de la Moselle et de la Champagne ; c’était ruiner nos manufactures de draps ; c’était ruiner nos manufactures de toiles et de coton ; c’était porter une funeste atteinte à notre agriculture[2]. » On peut juger par ces lignes de l’étroitesse d’esprit et de cœur de certains grands propriétaires ou grands industriels du temps. Ajoutons qu’ils se trompaient, même au point de vue de leurs intérêts, sinon tout à fait immédiats, du moins prochains. Il n’est pas douteux que l’union de la France avec la Belgique, si elle eût nui, pendant un petit nombre d’années, à quelques filatures ou à quelques ateliers métallurgiques de France, aurait, au bout de bien peu de temps, contribué à singulièrement stimuler l’industrie dans toute la région du Nord-Est et même du Centre. L’esprit d’entreprise des Belges, leur expérience et leurs capacités techniques, leur surabondante population, se seraient portés sur tous nos départemens de la zone voisine et y auraient provoqué la mise en œuvre de toutes nos richesses. Ni Lille, ni Roubaix, ni Reims, ni le Creusot n’en eussent été longtemps entravés dans leur essor, et il est probable que le riche bassin houiller du Pas-de-Calais eût été exploité quinze ou vingt ans plus tôt.

La question de nos rapports commerciaux avec la Belgique ne devait pas tarder à se présenter de nouveau devant le parlement français ; elle devait être traitée encore avec la même absence de prévoyance industrielle et de patriotisme. Ce fut lors de la constitution du Zollverein ou union douanière allemande. On sait que l’acte fédéral de 1815 avait posé les bases de cette association. En 1828, la Bavière, le Wurtemberg et les Pays de Hohenzollern formèrent entre eux une complète union de douanes. La Prusse parvint vers la même époque à y faire entrer la Hesse. D’autres groupemens plus restreints se constituaient en Allemagne. Le Zollverein ne cessait pas de chercher des recrues. En 1845, il embrassait 25 millions d’âmes : la Prusse, la Bavière, la Saxe royale, le Wurtemberg, Bade, les deux Hesses, la Thuringe, Nassau et Francfort-sur-le-Mein. Les États à direction réactionnaire et féodale montraient seuls de la résistance à y entrer : le Hanovre n’en fit partie qu’à la fin de 1851. Bientôt, il ne resta plus à l’écart que l’Autriche, dont la Prusse prévoyante et politique avait toujours combattu l’adhésion, les villes hanséatiques, éprises d’une liberté quasi complète et le féodal Mecklembourg. Le traité du 19 février 1853 qui reconstitua le Zollverein consacrait, toutefois, une convention de commerce avec l’Autriche, les États associés se liaient entre eux jusqu’au 1er février 1866, et il était stipulé, ce qui n’advint ou n’aboutit pas, que leurs délégués se réuniraient, en 1860, à ceux du cabinet de Vienne pour tâcher de s’entendre sur l’incorporation de l’Autriche, ou, du moins, pour élargir les bases de l’arrangement commercial de 1853[3].

Avec cette lointaine prévoyance qui a depuis plus de deux siècles et presque sans intermittence caractérisé tous les actes de son gouvernement, la Prusse, médiocrement empressée à pousser l’Autriche dans le Zollverein, se proposait, malgré l’opposition de quelques États allemands, d’y faire entrer la Belgique. Celle-ci hésitait entre une union douanière avec l’Allemagne et une union douanière avec la France. Sous le ministère du comte Mole, des ouvertures furent faites à ce sujet entre les deux gouvernemens ; ce ministre éphémère était le plus réellement progressif et le plus politique qu’ait eu le règne de Louis-Philippe. La célèbre coalition vint le renverser. Eût-il réussi dans cette grande œuvre ? Les préjugés du temps et la composition des chambres peuvent en faire douter. On n’aboutit qu’au traité de 1842, par lequel la France faisait à la Belgique un traitement de faveur pour ses fils et tissus de chanvre et consacrait un traitement différentiel déjà accordé aux fontes et aux houilles belges ; la Belgique, de son côté, réduisait à 0 fr. 50 par hectolitre ses droits de douane sur nos vins en fûts, à 2 francs ceux sur nos vins en bouteilles, elle abaissait de 20 pour 100 les droits sur nos soies. Cette convention, toutefois, n’était faite que pour quatre ans avec tacite reconduction. Ce traité ne fut pas voté sans une discussion animée au cours de laquelle M. Guizot, qui devait faiblir quelques années plus tard, prononça ces paroles d’homme d’État : « Lorsque les embarras industriels de la Belgique, lorsque la difficulté pour elle de vivre en sécurité et avec une mesure de prospérité qui est nécessaire aujourd’hui au repos des peuples, lorsque ces circonstances-là se présentent, il est de l’intérêt de la France de venir en aide à la Belgique, dût-il lui en coûter quelques sacrifices industriels ? » Quatre ans après, néanmoins, en 1846, la brève période prévue par le traité étant expirée, on revenait sur la concession faite à la Belgique pour ses toiles et ses fils.

Ce fut la politique de M. Guizot d’essayer de rattacher à la France par des traités de commerce les petits pays voisins. Il apporta seulement à cette œuvre moins de fermeté que de clairvoyance ; il préparait bien les traités, les rédigeait encore avec assez de vigueur, mais n’ayant pas le goût de la chute, il faiblissait devant les chambres et ne posait la question de cabinet qu’après des concessions qui enlevaient à ces accords internationaux une grande partie de leur signification et de leur efficacité. C’est ce qui arriva au traité de commerce entre la France et le Piémont en 1844. Nous nous engagions à diminuer d’un cinquième les droits sur les bestiaux sardes et convertissions la taxe par tête en taxe au poids, nous maintenions la franchise aux produits agricoles de la Sardaigne à l’entrée de l’Algérie. Nous obtenions, en revanche, des concessions, notamment pour nos vins et nos eaux-de-vie, ainsi que la garantie de la propriété artistique et littéraire. Ce traité, qui soulevait surtout l’opposition des agriculteurs, ne fut voté que grâce à la réduction à trois années de sa période de durée qui avait été primitivement fixée à six. Les chambres de ce temps retentissaient exactement des mêmes débats qu’aujourd’hui ; et l’on y entendait la grande voix de Berryer, soutenant, au nom de Marseille, la cause des graines oléagineuses exotiques, notamment du sésame qui a fait depuis une si brillante fortune.

Les hommes d’État les plus entêtés des droits de la production nationale, quand ils se trouvaient au pouvoir, n’échappaient pas à la nécessité de régler, par des conventions à tarifs fixes, nos relations avec certains pays de l’étranger ; c’est ce qui advint à M. Thiers en 1840 pour le traité de commerce avec la Hollande qu’il eut l’honneur de faire voter et qui dura jusqu’en 1860. Cette convention, outre certains avantages à la navigation sur le Rhin et la Moselle, abaissait d’un tiers les droits sur les fromages et la céruse de Hollande, pendant que ce pays supprimait tous les droits de douane sur nos vins et nos eaux-de-vie en cercle et les abaissait sur nos porcelaines, nos verres, nos papiers de tenture, notre coutellerie, notre mercerie, nos dentelles, nos tulles, nos bonneteries, nos soieries. Et ce traité dura jusqu’en 1860.

Ainsi l’antique et nécessaire pratique des traités de commerce, connue et appréciée de Sully et de Colbert, ne fut même pas condamnée, au temps des chambres censitaires et par des ministres comme Molé, Thiers ou Guizot. C’était alors, toutefois, avec les petits États voisins de la France, la Hollande, la Belgique, la Sardaigne, qu’on en usait, dans un dessein aussi politique que commercial, pour empêcher ces intéressans pays, auxquels l’étroitesse de leur territoire permettait moins qu’à d’autres l’isolement, de devenir la proie du Zollverein allemand.

Il était réservé au second empire de généraliser le système. L’extension des traités de commerce aux grandes nations, et, en quelque sorte, au monde civilisé tout entier, a été une pensée proprement française ; elle fut la conception de Michel Chevalier, qui s’en constitua l’apôtre. C’est lui le promoteur unique de toute cette série de contrats. Il prépara ce projet de sa seule initiative, en dehors des ministres du jour. Il eut de la peine à convertir à son idée Cobden, Bright et Gladstone. Tous les trois y répugnaient. Dans leur foi britannique au triomphe du libre échange, ils considéraient un traité de commerce comme une déviation de la ligne droite, comme un marché, a bargain, un marchandage plutôt, indigne des principes. C’est une erreur de croire, en effet, que la généralité des théoriciens économistes soient partisans de ces arrangemens internationaux qui reposent sur la formule : donnant donnant, do ut des. Dernièrement encore, un des hommes qui, en France, ont qualité pour parler au nom de la science s’élevait contre les traités de commerce. Ce dédain transcendantal tient trop peu de compte des nécessités pratiques. Si toutes les sciences pures, la mécanique, par exemple, quand on les veut appliquer, doivent subir, de l’ensemble des circonstances diverses, des corrections, des rectifications : à plus forte raison en est-il de même d’une science comme l’économie politique, qui n’a pas seulement affaire aux élémens matériels, mais aux dispositions morales, sociales, aux préjugés, aux intérêts politiques intérieurs et extérieurs. C’est ce que comprit merveilleusement Michel Chevalier et ce qu’il persuada à Cobden. L’un et l’autre conquirent à leur dessein l’empereur Napoléon III, que ses ministres durent suivre, et ainsi furent signés les célèbres traités de 1860 entre la France et l’Angleterre que suivit bientôt, de la part de toutes les nations d’Europe, un ensemble de contrats sur le même type et dans le même esprit.

Il n’entre pas dans notre plan d’étudier ces conventions soit dans leurs clauses, soit même dans leurs effets. Ce qui est certain, c’est que dix et quinze ans après, malgré des fléaux de toute sorte, dont l’un ruineux en hommes et en capitaux, la guerre de 1870-1871, la France étonnait le monde entier par sa richesse acquise et par l’élasticité de ses ressources. Certes, les traités de 1860 ne l’avaient ni appauvrie, ni affaiblie, ni privée de cet esprit d’initiative qui vaut encore mieux que la richesse.

Des circonstances très diverses vinrent, cependant, faire perdre quelque terrain aux idées économiques libérales à partir de 1877 et plus encore de 1880. Le peuplement de l’Amérique et le perfectionnement des voies de transport amenèrent sur nos marchés à des prix auxquels on ne s’était pas attendu, les produits de l’agriculture américaine. Un fléau sans précédent, le phylloxéra, ruina le midi de la France. D’un autre côté, M. de Bismarck, beaucoup moins par conviction économique que pour constituer, avec des droits de douane élevés, des ressources au nouvel empire, poussa l’Allemagne dans la voie protectionniste ; l’Italie, l’Autriche, quelques autres États plus ou moins besogneux et avides de se transformer prématurément et artificiellement en nations industrielles l’y suivirent. Les industries françaises virent donc s’élever à l’étranger des barrières qui arrêtèrent leurs produits ou en restreignirent le débouché.

On persista encore, néanmoins, dans la voie des traités de commerce, et l’on conclut ceux de 1881 qui vont expirer demain. Ce qui contribua le plus à aliéner au régime des traités de commerce une partie de l’opinion, ce fut le phylloxéra. Les départemens du Midi autrefois, notamment ceux du Midi méditerranéen, comptaient parmi les plus fidèles défenseurs de la liberté commerciale ; à l’heure présente, ils sont les plus entêtés de protectionnisme. Une clause malheureuse du traité de commerce de 1881 avec l’Espagne a particulièrement irrité les méridionaux, et nous devons le dire très légitimement : on recevait en France, moyennant le droit infime de deux francs par hectolitre, tous les vins espagnols et, au moyen de l’application de la clause de la nation la plus favorisée, tous les vins étrangers jusqu’à un poids d’alcool de 15° 9 par hectolitre. Les rédacteurs du traité de 1881 n’avaient évidemment pensé qu’aux anciens vins d’Espagne, récoltés sur des coteaux, avec des cépages peu producteurs et de vieilles vignes, médiocrement ou nullement fumées. Ceux-là pouvaient, en effet, peser fréquemment de 12 à 15 degrés d’alcool. Mais le phylloxéra, en France, et l’immense accroissement de débouché qui en résulta pour les vins espagnols fit planter, de l’autre côté des Pyrénées, d’énormes étendues de plaines basses avec des cépages donnant d’abondantes productions et que l’on cultivait, d’ailleurs, d’une façon très intensive en ne leur menageant pas les fumures. Il en résulta que la très grande partie des vins espagnols ne pesa plus bientôt que de 9 à 11 degrés. Or, le traité de 1881 permettant de les introduire en France jusqu’à 15° 9, on y versait 3, 4 ou 5 degrés d’alcool qui ne payait aucun droit, tandis qu’en France l’alcool employé à remonter les vins paie un droit de 1 fr. 56 par degré. Ces circonstances toutes nouvelles, que le législateur n’avait pas prévues, firent qu’une très grande partie des vins espagnols jouissait réellement en France d’une forte prime à l’importation. On comprend que les viticulteurs français, ayant à faire d’énormes sacrifices pour reconstituer leurs vignes, aient été exaspérés : de là vient qu’ils sont passés avec une grande véhémence dans le camp protectionniste.

Ces circonstances imprévues, la concurrence américaine, le phylloxéra, le relèvement des droits à l’entrée de divers pays étrangers, on en pouvait tenir compte dans la mesure raisonnable. Les droits pouvaient être relevés sur les articles pour lesquels il s’était produit des faits nouveaux d’une incontestable gravité. Mais était-ce une raison pour déchirer tous les tarifs existans, pour refondre par le menu tout notre système de douanes, pour mettre des droits énormes sur tous les objets sans exception, même sur ceux pour lesquels les intéressés n’en demandent pas, comme les soieries, ou ceux que la France ne peut pas produire en abondance ou de bonne qualité, comme la pâte de bois, ou ceux que nous exportons en quantité décuple de ce que nous importons, comme les livres imprimés, les lithographies, etc., ou ceux enfin qui sont indispensables, en tant que matières premières, à nos plus importantes industries d’exportation, comme les fils fins de coton ou de lin ? Était-ce une raison surtout de renoncer au régime des traités de commerce ?

Faute de caractère, le gouvernement français s’est jeté dans le plus inextricable labyrinthe. Ne pensant qu’à flatter la manie ultraprotectionniste des chambres, il a imaginé le système le plus compliqué et le plus impraticable qui soit. Nous avons sous les yeux le projet de loi qui fut présenté par le ministre du commerce au parlement au commencement du mois de novembre 1890. L’exposé des motifs était tout un plaidoyer en faveur des doctrines protectionnistes. Il commençait par une relation des modifications effectuées, depuis 1871, par les principales nations dans leur politique douanière. A part trois États, disait-il, l’Angleterre, la Norvège et les Pays-Bas, les nations civilisées ont changé leur orientation économique. L’Allemagne qui, en 1865, par les traités avec la France et avec l’Autriche, était entrée dans la voie libérale et y avait même marché avec enthousiasme, y persista encore, quoique moins résolument, en 1873, époque où elle fit quelques modifications secondaires à son tarif ; puis en 1879, M. de Bismarck, rejetant avec hauteur les idées de ce qu’il appelait les doctrinaires et se séparant de leur chef, M. Delbruck, se rejeta vers le régime protecteur. Depuis lors, le tarif général allemand du 22 mai 1885, puis les deux lois du 24 juin et du 21 décembre 1887 introduisirent de nouvelles majorations dans la tarification allemande.

L’empire germanique, simplement parce que, depuis Sedan, il peut prendre pour devise ego nominor leo, exerce sur beaucoup d’autres États une influence fascinatrice. L’Autriche-Hongrie qui, dans la révision de son tarif en 1879, tenait encore pour une liberté commerciale mitigée, s’en départit par une loi du 25 mai 1882, surtaxant fortement la plupart des articles, puis par une autre loi du 21 mai 1887, laquelle constitua le tarif hongrois jusqu’aux traités qui viennent d’être signés. On sait la ligne de conduite de l’Italie, cette imprudente qui s’est fermé son marché principal et qui, aux charges d’une situation financière difficile, a joint l’embarras de la perte de ses débouchés habituels. Le tarif italien de 1878 était encore un tarif libéral ; celui du 9 août 1883, et surtout celui du 14 juillet 1887 approchent, sur beaucoup de points, de la prohibition. Aujourd’hui, l’Italie est revenue de la mégalomanie industrielle, sinon encore de la mégalomanie politique, et elle aspire à renouer avec ses voisins, notamment avec celui qu’elle dédaignait tant il y a quelques années et qu’elle n’a pu remplacer.

La Suisse, par l’étroitesse de son territoire, l’éloignement de la mer, l’ingéniosité de ses habitans, a plus que toute autre nation continentale intérêt au maintien de la liberté commerciale. Elle l’a compris longtemps : les remaniemens qu’elle a apportés à son tarif en 1882, 1884 et 1887eurent surtout un caractère fiscal ; mais, depuis lors, elle a cédé à la séduction du protectionnisme et élaboré un tarif contenant un grand nombre de relèvemens de taxes. La Suède aussi s’est mise à dévier de la liberté commerciale : une loi du 1er juillet 1888 y établit des droits sur les céréales, jusque-là admises en franchise ; puis des surtaxes sur un bon nombre d’objets alimentaires ou fabriqués, et en 1889, on renchérit encore. La Norvège, au contraire, pays de navigation, de pêche et d’exportation de bois, résista à la manie générale. La petite Belgique ne s’y abandonna pas, elle y céda toutefois un peu par la loi du 8 juin 1887, qui taxa les animaux sur pied et les viandes fraîches que le tarif de 1882 admettait en franchise. Le protectionnisme s’épanouit, au contraire, dans deux pays dont tous les intérêts réels sont, pourtant, dépendant de la liberté commerciale, l’Espagne et le Portugal. Ce dernier, le 22 septembre 1887, mit en vigueur toute une série de relèvemens de droits et, dans l’agonie financière où il se débat depuis plus d’un an, il accroît constamment, croyant en tirer quelque profit, toutes les taxes de douane. L’Espagne demeura plus longtemps fidèle à la liberté économique qui devrait être sa loi ; mais l’avènement du ministère conservateur, aujourd’hui au pouvoir, l’a lancée dans le protectionnisme à outrance. Les décrets du 26 décembre 1890 augmentèrent de 30 à 60 pour 100 les droits sur les céréales et les farines ; ils quadruplaient les droits sur les viandes salées et triplaient ceux sur les autres catégories de viandes. Les droits sur les mulets étaient portés de 19 fr. 60 à 80 francs par tête, ceux sur les chevaux hongres de 128 fr. 30 à 180 francs, taxe exorbitante. En même temps on élaborait, pour l’expiration prochaine des traités de commerce en cours, des relèvemens encore plus extravagans. L’imprudente, qui ne devrait que prêcher la liberté commerciale, prépare les verges dont elle pâtira.

En Amérique, le mouvement protectionniste paraissait aussi accentué lorsque M. Jules Roche, à l’ouverture de la session d’automne 1890, proposait son tarif douanier et publiait son exposé des motifs. Avec la complaisance d’un ministre bien aise de capter la faveur de la chambre, il faisait ressortir que le tarif américain du 14 juillet 1862, adopté pendant la guerre de sécession et dont les droits étaient déjà fort élevés, avait été remanié dans le sens d’une majoration par toute une série de lois. Codifié en 1874, modifié encore en 1875 et en 1879, refondu par l’Act du 3 mars 1883, puis par un autre, plus rigoureux encore, du 6 octobre 1890, fortifié par les rigoureuses formalités qu’a inventées M. Mac-Kinley, le nouveau régime américain faisait du malheureux importateur l’esclave de la douane, qui peut en user à son égard absolument ad libitum. Il ne comporte pour le commerçant avec l’étranger aucune de ces garanties que stipulaient nos plus anciens traités de commerce français, celui de 1606 par exemple, conclu par Sully avec l’Angleterre, et dont nous avons parlé plus haut.

Le Canada suivait les États-Unis dans la voie des rigueurs douanières. En 1873, il jouissait d’un tarif libéral ; il le remplaça, en 1879, par un beaucoup plus élevé ; puis il marcha de modifications restrictives en modifications plus restrictives encore par des lois de 1880, 1881, 1883, 1885, 1887 et 1888.

Il est donc exact que dans ces dernières années il y avait, dans le monde civilisé, l’Angleterre, la Hollande et la Norvège mises à part, une sorte de surenchère générale de tarifs. Le gouvernement français pouvait croire qu’il suivait le mouvement, ce qui a toujours été très agréable à certains de ses membres. Le parlement en était encore plus convaincu. Aussi aggravait-il toutes les propositions du ministère. Pendant que les politiciens français, gens à courte vue, se complaisaient dans l’idée que le système jouissait de l’agrément et du consentement universel, les hommes perspicaces et impartiaux, cependant, pouvaient discerner à l’horizon les signes certains d’un revirement qui allait se produire dans le monde entier.


III

Les projets de constitution de grands groupes douaniers, soit en Amérique, soit en Europe, ne datent pas d’hier. Ils ont été élaborés à l’air libre depuis deux ou trois ans. Il faut toute l’étonnante faculté d’inattention de nos hommes d’État pour ne s’en être pas avisés. Dès le 7 juillet 1884, le congrès fédéral de Washington nommait une commission composée de trois membres et d’un secrétaire pour se rendre auprès des divers gouvernemens du continent américain, et s’entendre avec eux sur l’établissement d’un régime économique en quelque sorte commun ou, sinon absolument uniforme, du moins en grande partie analogue.

Cette commission commença par se livrer à un travail préparatoire, et recueillit des données statistiques. Il en résultait que les États-Unis importent de l’Amérique du Sud plus du double de ce qu’ils lui fournissent, et que ce qu’ils lui fournissent ne représente pas le dixième de l’importation totale de l’Amérique du Sud.

Après ces constatations sur l’ampleur du domaine à conquérir, les commissaires américains se mirent en route et visitèrent, dans le premier semestre de 1885, le Venezuela, Costa-Rica, Guatemala, l’Equateur, le Pérou, le Chili, l’Uruguay. Le Brésil, dont les institutions alors les attiraient moins, fut laissé de côté, et cependant c’est le premier pays avec lequel cinq années plus tard une convention douanière devait être signée par le gouvernement de la Maison-Blanche. Revenus à Washington, les commissaires firent au président des États-Unis un rapport constatant que toutes ces puissances, sauf le Chili, dont l’allure a toujours été plus indépendante, avaient adhéré à un projet de congrès[4]. On ne laissa pas reposer l’idée ; on se hâta de lui donner un commencement d’exécution. Un homme important, le sénateur Sherman, présentait, en février 1886, au sénat, une motion priant le gouvernement fédéral de convier les autres gouvernemens américains à une conférence qui se tiendrait à Washington. Le mois suivant, le comité des affaires étrangères de la chambre des représentans émettait un avis favorable. Enfin, le 17 juin 1886, le sénat fixait au 1er octobre 1887 la date du congrès de Washington auquel tous les gouvernemens de l’Amérique seraient conviés. Il y eut alors à ce sujet quelque émoi dans certains groupes de commerçans européens. On voyait que l’Amérique du Nord projetait de s’emparer économiquement de l’Amérique du Sud. La chambre syndicale des commerçans commissionnaires de Paris s’alarma et lança dans le public français quelques observations sur un projet qui, à juste titre, lui paraissait menaçant. Préoccupée d’autres questions plus futiles pour l’avenir de l’Europe, l’opinion publique n’y prêta guère d’attention.

Des circonstances que nous ignorons firent ajourner du 1er octobre 1887 au 1er octobre 1889 l’ouverture du congrès de Washington. La présidence des États-Unis était occupée de nouveau par le parti républicain qui l’avait perdue quatre années auparavant. Le ministère des affaires étrangères de la grande fédération était revenu aux mains de M. Blaine, homme actif, remuant, aux vastes projets, avide de faire impression sur l’opinion publique américaine. Huit commissaires furent nommés représentant les divers groupes d’États de la fédération. Le congrès de Washington auquel avaient été convoqués les représentans des dix-neuf grandes ou petites puissances indigènes des deux Amériques, devait délibérer sur les sept points suivans : 1° adoption de mesures tendant à assurer la prospérité des nations américaines et une résistance compacte aux empiétemens des pouvoirs monarchiques de l’Europe ; 2° formation d’une ligue douanière ; 3° établissement de services de steamers fréquens entre les ports des nations confédérées ; 4° unification des règlemens de douane ; 5° adoption d’un système de poids et mesures et de lois internationales pour la protection des personnes, des propriétés et des marques de fabrique ; 6° création d’une monnaie commune d’argent ayant valeur libératoire dans tous les pays contractans ; 7° adoption d’un système d’arbitrage pour régler tous les conflits entre les États européens.

La politique se mêlait ainsi au commerce et à la finance dans ce programme beaucoup trop touffu. Il était bien difficile à un congrès de ce genre d’aboutir à un résultat précis ; on devait nécessairement s’en tenir à des déclarations générales. C’était par des négociations particulières entre la grande fédération américaine et chacune des autres puissances de l’Amérique du Centre et du Sud qu’on pouvait arriver à des contrats formels. Bien loin de prévenir des conventions commerciales, les récentes mesures douanières des États-Unis et notamment le bill Mac-Kinley y aidèrent par les menaces de traitement exceptionnellement dur pour les produits des puissances récalcitrantes. C’est avec le Brésil, transformé en république, que fut conclu le premier de ces traités, et il est entré en vigueur le 1er avril 1891. Un grand nombre des produits des États-Unis sont admis au Brésil en franchise et, d’autres, notamment les objets manufacturés, le sont à des tarifs de faveur, tandis que les États-Unis avantagent le café, le sucre, la mélasse et les peaux brutes du Brésil.

Poursuivant avec fermeté son dessein, le gouvernement de la Maison-Blanche vient d’obtenir de la puissance la plus hautaine et la plus personnelle qui soit au monde, l’Espagne, sous un ministère conservateur, un traité de commerce avec Cuba. Des arrangemens de même nature sont en voie de se conclure entre les États-Unis et le Mexique, dont les produits hier encore se trouvaient fort maltraités au passage des frontières de la grande Union américaine. Personne n’ignore le mouvement qui se produit au Canada pour une entente commerciale avec les États-Unis. Ceux-ci sont, certes, loin encore d’avoir accaparé les marchés des trois Amériques ; mais ils visent à s’y constituer des privilèges ; ce n’est pas seulement le traitement de la nation la plus favorisée avec des tarifs modiques qu’ils s’efforcent d’obtenir, ce sont des droits différentiels qui grèveraient de 25 pour 100 de plus, du Groenland à la Terre de Feu, les produits européens que les produits d’une quelconque des puissances d’Amérique. Il y a là pour l’Europe un danger considérable, moins encore pour l’heure présente que pour une heure différée, mais prochaine. C’est par un bon nombre de milliards que se chiffre le commerce de l’Europe avec l’Amérique centrale et l’Amérique méridionale ; le moindre traitement de faveur fait aux États-Unis, surtout avec le développement manufacturier graduel et rapide de cette dernière contrée, réduirait sans doute en dix années d’un tiers ou de moitié l’importance des exportations européennes dans ces régions. Les jeunes puissances américaines, oubliant tous les services que leur rend sans cesse le vieux monde et leur situation de débitrices presque insolvables à son égard, commencent à se montrer très exigeantes et très hautaines envers lui. Le Brésil, par exemple, menace la France de droits de douane très élevés si elle ne diminue pas ses taxes excessives sur le café ; la République Argentine est mécontente de nos taxes sur le maïs. Il y a là toute une semence de conflits ; il faudra compter avec ces nations exubérantes, et il sera difficile de vivre longtemps avec elles sans conventions commerciales. Heureusement les procédés hautains des États-Unis, leurs airs de grand frère, ayant des droits de primogéniture et se targuant d’une supériorité de richesse, excitent aussi des jalousies, des susceptibilités, peut-être des appréhensions dans l’Amérique centrale et l’Amérique méridionale. Le récent traité de commerce avec les États-Unis n’a pas été sans susciter une vive opposition au Brésil ; d’autre part, le Chili doit se montrer peu enclin à concéder des avantages permanens quelconques au gouvernement de la Maison-Blanche. L’Europe, avec de l’habileté et de la souplesse, pourrait entretenir ces différends. Un traité de commerce entre la France et la République Argentine, par lequel nous diminuerions de moitié le droit sur le maïs, si même, ce qui serait préférable, nous ne le supprimions, et avec le Brésil, pour la réduction de 10 ou 15 pour 100 du droit sur le café, pourrait un jour ou l’autre devenir une nécessité.

Ce n’est pas seulement la fédération américaine du nord qui, depuis quelques années, méditait la constitution d’énormes groupemens commerciaux reposant sur des tarifs de faveur. La même idée a germé en Europe depuis longtemps. On peut rappeler, entre autres, le projet de M. de Molinari pour la constitution d’un Zollverein continental européen ; ce projet date d’une douzaine d’années au moins. Nous-mêmes en avions en 1876 proposé un plus étroit, comprenant encore autour de la France une demi-douzaine de nations[5]. Avec des variantes, des atténuations, des réductions, ces plans n’ont pas cessé d’occuper les publicistes et aussi ceux des hommes d’État dont l’esprit a assez d’ampleur pour n’être pas absorbé par les minuties insignifiantes de la politique journalière.

C’était un système douanier européen ou du moins occidental européen qu’il s’agissait de constituer en face des systèmes des trois plus grands peuples civilisés. Un publiciste, député au Reichsrath d’Autriche, M. Alexandre Peez, décrivait ainsi, au commencement de l’année 1891, les zones et les populations dont disposaient ou se préparaient à disposer les trois nations civilisées géantes. La Grande-Bretagne avec ses colonies comprend 23 millions de kilomètres carrés ou les 17 pour 100 de toute la superficie terrestre ; sa population de 313 millions d’habitans représente les 21 pour 100 de la population de la terre. L’empire russe s’étend sur 21 millions de kilomètres carrés, soit 16 pour 100 de la superficie du globe, et ses 105 millions d’habitans (nous croyons, quant à nous, que le chiffre réel est entre 110 et 115 millions) forment 7 pour 100 de la population terrestre. Les États-Unis enfin, s’ils parvenaient à réaliser leur projet de confédération commerciale des trois Amériques, embrasseraient 30 millions de kilomètres carrés, plus de 108 millions d’habitans ou 7 pour 100 de l’humanité. Encore la population de ces deux derniers groupes est-elle en ascension rapide.

En face de ces trois systèmes gigantesques, que pourraient les petites nations de l’Europe occidentale et centrale dans leur morcellement et leur isolement ? Comment s’y pourraient développer la division du travail, la spécialisation des industries et s’y propager les progrès techniques ? C’est une règle incontestable que ceux-ci tendent à se proportionner à l’étendue du marché. L’infériorité des nations de l’Europe centrale et occidentale ne ferait que s’accentuer chaque année. Leur déchéance serait certaine ; elles se trouveraient atteintes d’une anémie progressive. Elles ressembleraient, au bout de quelques décades d’années, à ces bonnes petites villes d’ancienne bourgeoisie où il se rencontre encore quelques fortunes particulières dues à l’épargne, mais d’où le mouvement et la vie se retirent graduellement.

L’idée de vastes groupemens commerciaux était donc, comme on dit, depuis longtemps dans l’air ; c’est et ce sera de plus en plus une des nécessités de notre civilisation. La France, qui a toujours revendiqué le monopole des longs espoirs et des vastes pensées, eût pu et dû en prendre l’initiative. Elle l’avait essayé en 1860 avec succès, gloire et profit. Quelques incidens secondaires ou passagers et son manque habituel de persévérance lui ont fait abandonner cette sorte d’hégémonie, qui pouvait lui rester. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui le lui ravit.

Pays de labeur, d’audace, d’entreprise, la Prusse revient à ses vieilles traditions, dont M. de Bismarck l’avait pendant douze ans détournée. Quoique pauvre de son sol, la Prusse a toujours été une nation qui ne recule pas plus devant la lutte économique que devant la lutte militaire. Elle a toujours cru que l’assoupissement, l’engourdissement, ne peuvent engendrer ni développer la force. Nation vaillante au plus haut degré, prévoyante aussi, elle n’a jamais cherché à se replier sur elle-même. Au temps du Zollverein, c’était elle, avec les villes hanséatiques, qui préconisait les tarifs modérés ; la Bavière et la Saxe, au contraire, eussent voulu des droits plus protecteurs. Il y a déjà plus de quarante ans, elle admettait en franchise presque toutes les matières premières, y compris le fer brut ; elle n’assujettissait les fers forgés qu’au droit de 1 thaler (3 fr. 75) par 100 kilogrammes, les cotons filés au droit de 2 thalers (7 fr. 50). La politique s’est toujours mêlée, en outre, à son régime douanier. La modicité des droits qu’elle faisait prévaloir dans le Zollverein était un moyen d’en tenir l’Autriche éloignée. Elle n’eût pas hésité un instant à y incorporer la Belgique, quelque préjudice qu’en dussent éprouver les filateurs ou les maîtres de forge du centre et du sud de l’Allemagne. Aujourd’hui encore, elle affronte le mécontentement des filateurs de Mulhouse par l’abaissement des droits sur les filés fins de Suisse pour gagner ce dernier pays à sa politique économique.

En 1879, M. de Bismarck, soit par la considération de certaines circonstances transitoires, soit aussi par des raisons personnelles, avait rompu avec la vieille tradition prussienne. Quand il se sépara du chef des libre-échangistes, M. Delbrück, il obéissait à son mépris habituel pour toutes les idées générales et toutes les doctrines fixes ; il cherchait, par des impôts indirects élevés, à procurer au gouvernement impérial des ressources indépendantes du vote annuel des États confédérés ; enfin, il est bien permis de croire que le grand propriétaire foncier trouvait son compte au triomphe du système protecteur et que, sans être une des causes conscientes de cette modification de régime, cette rencontre de l’intérêt personnel avec diverses considérations politiques ne nuisit pas au développement de la réaction économique.

Cette réaction ne pouvait durer indéfiniment. Le livre blanc que M. de Caprivi a soumis, le 7 décembre, au Reichstag, sur les traités de commerce entre l’Allemagne, d’une part, l’Autriche-Hongrie, l’Italie et la Belgique de l’autre, contient l’exposé très clair et très complet de la pensée directrice du gouvernement allemand. Le développement de la législation douanière protectionniste en France, en Russie et aux États-Unis a effrayé nos voisins. L’Allemagne est devenue un État industriel de premier rang. Il lui faut écouler au dehors le superflu de sa production manufacturière. La conclusion de simples conventions internationales, reposant seulement sur la clause de la nation la plus favorisée et sans fixation de tarifs, aurait laissé à l’Allemagne la possibilité de réserver son marché propre à la production intérieure, mais n’eût donné aucune garantie pour le maintien des débouchés extérieurs nécessaires à l’exportation. La stabilité des tarifs douaniers, que le monde des affaires a réclamée avec instance depuis des années comme la condition indispensable au développement bienfaisant du commerce international, ne peut être obtenue que par la voie de traités à tarifs conventionnels et à longue durée. Le gouvernement allemand a cru devoir « se prémunir à temps contre les conséquences d’une sorte de surenchère douanière universelle en Europe, alors que toute restriction fondée sur des traités eût fait défaut. » Le livre blanc se réfère à l’expression unanime des organes attitrés du commerce et de l’industrie en faveur de la conclusion de traités à tarif conventionnel, aussi étendus que possible, avec les États européens. Après avoir narré les péripéties des négociations avec l’Autriche-Hongrie, le mémoire contient cette déclaration caractéristique : « Pour le cas où l’on réussirait à conclure un traité avec tarif conventionnel sur de vastes proportions entre deux États constituant un territoire considérable au centre de l’Europe, on pouvait s’attendre à ce que ce traité devînt un point de cristallisation pour des conventions ultérieures avec d’autres États et de ceux-ci entre eux, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne pouvant offrir les concessions faites entre elles à des États tiers contre des concessions équivalentes et pouvant par là déterminer ces États à s’attacher à une politique modérée, fondée sur les traités, et à renoncer à l’adoption d’un protectionnisme extrême. »

Tout ce document porte la trace de cette raison ferme et prévoyante : la politique douanière inaugurée en 1879, y est-il dit, est devenue nuisible aussitôt que d’autres États ont suivi l’exemple de l’empire ; il est nécessaire de ne pas porter un coup funeste au pouvoir d’exporter ; les droits sur les céréales imposent un lourd sacrifice à la population ; en votant un droit de 5 marks (6 fr. 25), on a trop tendu l’arc ; l’hostilité économique est incompatible avec l’amitié politique.

Quand on rapproche tout ce langage de celui qui a été tenu, non pas seulement par M. Méline à la chambre des députés ou par M. Jules Ferry au sénat, mais même par M. Jules Roche, ministre du commerce, dans son exposé des motifs du projet de tarif douanier, on est confondu du contraste. On se demande si ces hommes sont bien du même temps : à coup sûr, ils n’appartiennent pas à la même catégorie d’esprits. Autant l’un voit les choses dans leur ensemble, dans tout leur développement, dans leurs conséquences différées et éloignées, aussi bien que dans leurs effets immédiats ; autant les autres paraissent empêtrés dans les minuties du détail, dans des calculs inextricables sur le prix de revient de chaque objet, dans l’affolement de tout produire, même ce à quoi le sol, la race ou l’éducation est rebelle. Un homme politique, malheureusement de l’autre côté des Vosges, une nuée de politiciens de ce côté-ci, ce sont les définitions qui correspondent à des hommes dont les conceptions sont si différentes.

On ne peut nier que l’idée politique n’ait fort influé sur les traités de commerce allemands ; cette idée politique est double ; elle vise les rapports internationaux et la situation intérieure : faire de l’Allemagne un centre de cristallisation de la civilisation européenne ; octroyer spontanément aux socialistes quelques concessions au point de vue du bien-être matériel des classes ouvrières, faire baisser, dans une certaine mesure du moins, le prix des objets qui leur sont indispensables. Le jeune et actif empereur d’Allemagne, qu’on représentait d’abord comme un soldat avide de conquêtes, qui s’est montré ensuite une sorte de rêveur social, brûlant de rétablir la concorde entre les classes, a trouvé le moyen de satisfaire à la fois son ambition politique et son ambition réformatrice. Il a pris sa revanche, ou pense l’avoir prise, de l’échec de la conférence de Berlin. Le succès était plus facile : encore fallait-il le vouloir.

Les critiques auront, certes, beau jeu à examiner dans le détail les nouveaux traités de commerce allemands. Il leur sera aisé de prouver que les tarifs entre les puissances contractantes restent très élevés, que parfois ils sont à la hauteur de ceux que nous venons de voter ; en général, cependant, ils sont plus bas, souvent dans une large proportion. Tels quels, ils constituent une protection importante et ils se trouvent fort éloignés encore du libre échange. Aussi ne saurait-on prononcer, sans une manifeste exagération, les mots d’Union douanière ou de Zollverein central européen.

Le droit sur le blé, au lieu de 5 marks ou 6 Ir. 25, est abaissé à 3 marks 50, soit exactement 4 fr. 30 ; il est, en principe, de 5 francs en France ; le droit sur le maïs s’élève à 2 francs, les deux tiers du droit français. Les droits sur le vin, destinés à satisfaire l’Italie, restent encore fort au-dessus des nouveaux tarifs votés chez nous. La généralité des vins paiera 20 marks ou 24 fr. 60 ; les vins dits de coupage, catégorie nouvelle que l’on crée et que l’on astreint à des formalités nombreuses, acquitteront 10 marks ou 12 fr. 30 ; d’après le nouveau tarif français, les vins de 10° 9, ce qui correspond aux vins de consommation habituelle, paieraient 7 francs, et ceux de 13° 9 seraient taxés à 11 fr. 68. La plupart des autres articles, il est vrai, sont assujettis à des taxes bien moindres dans le tarif allemand que dans le nouveau tarif français. Il ne s’y rencontre pas surtout cette prétention insupportable et agaçante de tout produire, et par conséquent de tout taxer, de créer des catégories innombrables et arbitraires et de rendre ainsi le commerce international presque impossible. « Là où il y a du commerce, dit Montesquieu, il y a des douanes. L’objet du commerce est l’exportation et l’importation des marchandises en faveur de l’État ; et l’objet des douanes est un certain droit sur cette même importation et exportation, aussi en faveur de l’État. Il faut donc que l’État soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu’il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point. » En France, ce n’est pas seulement par des taxes, c’est par des minuties de toutes sortes que l’on écarte le commerce. Quels que soient les argumens qu’on emprunte aux traités allemands pour essayer d’en diminuer l’importance, il n’en est pas moins vrai qu’ils constituent un phénomène politique et économique des plus considérables. C’est le triomphe des traités de commerce à long terme et à tarifs fixes ; c’est un groupement de nations qui, pour n’être pas encore très étroit, a des chances, avec le temps, de se resserrer davantage. Au point de vue économique, on a calculé que les nouveaux droits, en supposant stationnaire le chiffre des échanges internationaux, produiraient au trésor 110,105,481 marks au lieu de 145,269,635 marks que produisent les droits actuels, soit une diminution de 35,154,000 marks, ou 44 millions de francs ; l’ensemble des droits serait donc réduit d’un quart environ.


IV

Le gouvernement français, quand il présenta aux chambres, à l’automne de 1890, sa fameuse combinaison du tarif maximum et du tarif minimum, croyait avoir découvert un régime automatique et d’un fonctionnement simple. « Les droits inscrits au tarif minimum pourraient être appliqués aux marchandises originaires des pays qui feraient bénéficier les marchandises françaises d’avantages corrélatifs, et en premier lieu qui ne frapperaient pas nos produits de droits supérieurs à ceux dont sont frappées les autres nations. Mais, à elle seule, cette condition ne serait pas suffisante ; il faudrait, en outre, que ces droits ne fussent pas tellement élevés qu’ils constituent un obstacle insurmontable à nos exportations. » Ainsi s’exprimait l’exposé des motifs de M. Jules Roche. Quant au tarif maximum, il devait atteindre les produits des nations qui n’accorderaient pas tout au moins à la France le traitement de la nation la plus favorisée ou dont les droits, même avec ce traitement, seraient regardés comme excessifs. A s’en tenir à ces termes, le régime nouveau était déjà d’une bien difficile application et prêtait à l’arbitraire. Mais l’on poussa la complication plus loin. Le gouvernement avait soin de dire qu’il se réservait la faculté d’appliquer des droits plus élevés encore que ceux du tarif maximum aux produits de certains pays dont le régime douanier serait particulièrement rigoureux pour la France : on visait ainsi l’Italie qui se trouvait encore sous l’étreinte de M. Crispi, peut-être aussi les États-Unis dont les récentes mesures douanières alarmaient le public français. Pour compléter la série des contradictions aussi bien dans les choses que dans les mots, le gouvernement, tout rougissant de son œuvre, est venu déclarer, par l’organe du ministre des affaires étrangères, qu’il se réserve de conclure des conventions commerciales où il insérera des droits inférieurs à ceux du tarif minimum. Voilà donc l’étrange combinaison d’incohérences à laquelle sont arrivés un ministère vacillant et pusillanime et des chambres irréfléchies et fantasques : un tarif maximum qui n’est pas maximum, un tarif minimum qui n’est pas minimum, un tarif ultramaximum qui n’est pas déterminé et reste dans les brouillards à l’état de menace, un tarif infra-minimum qui est également vague et entouré de voiles pour servir d’appât.

Il est clair que ni le gouvernement ni les chambres n’ont su ce qu’ils faisaient. Ils ont compté sans le reste du monde ; ils ont cru pouvoir régler, de leur seule autorité, les relations économiques de la France avec l’extérieur, oubliant que, puisqu’il s’agit de rapports avec le dehors, la France n’est plus seule et n’est plus maîtresse, que dans des contrats, quelles qu’en soient la forme et la durée, il faut bien tenir un certain compte de la volonté, des intérêts, même des préjugés, de chacun des contractans.

Aussi, se trouve-t-on dans le plus complet désarroi. Les traités conclus par l’Allemagne pour douze années, avec des tarifs fixes, n’ont pas créé pour nous cette situation embarrassée ; ils la rendent seulement plus saisissante aux yeux de tous par le contraste, plus inquiétante aussi par les conséquences politiques que chacun prévoit. Notre gouvernement s’est donc mis à négocier, sinon des traités de commerce, du moins des conventions commerciales. Il pratique l’art de la synonymie et de l’euphémisme ; il cherche à maintenir la chose en changeant le mot, en substituant un vocable moins discrédité au vocable actuel. Cependant, ces conventions commerciales, que l’on cherche à élaborer, ne valent pas les vrais traités de commerce ; elles ne stipulent qu’une durée annuelle, elles ne contiennent pas ou ne contiendront pas, du moins, de tarifs fixes ; elles ne garantissent donc aucune stabilité.

Heureusement, la clause du traité de Francfort qui stipule entre la France et l’Allemagne l’application du traitement de la nation la plus favorisée nous préserve d’un blocus sur toutes nos frontières continentales ; mais cette clause, si bienfaisante qu’elle soit, quoique si attaquée naguère, n’a pas toute la vertu qu’on lui attribue. Les deux pays ne se sont promis de se faire bénéficier mutuellement que du régime accordé aux principales nations commerçantes parmi lesquelles ne figurent ni l’Italie, ni l’Espagne. Il serait donc possible, à la rigueur, que l’Allemagne accordât soit aux vins et aux soies d’Italie, soit aux vins et aux fruits d’Espagne, des avantages dont ne profiteraient pas les produits similaires français. On a remarqué, en outre, que dans les traités de commerce conclus il y a quelques semaines par l’Allemagne, on avait évité avec soin d’abaisser les droits sur les principaux articles qu’exporte la France, afin que celle-ci ne pût tirer aucun bénéfice indirect, notable du moins, des nouveaux arrangemens germaniques. Enfin la clause du traité de Francfort ne garantit, dans une certaine mesure, les marchandises françaises que sur le territoire allemand, non sur le territoire des alliés commerciaux de l’Allemagne, à savoir l’Autriche-Hongrie, l’Italie, la Suisse, la Belgique et probablement les principautés danubiennes.

Il faut donc négocier avec tous ces pays. Au moment où nous écrivons ces lignes, les négociations sont en cours ; elles vont avoir abouti avec certaines puissances, et être rompues peut-être avec certaines autres.

Le gouvernement a affecté une grande confiance sur le succès de ces négociations, sauf avec un pays, l’Espagne. Il est indispensable que nous tombions d’accord avec la Belgique, avec la Suisse, avec l’Autriche-Hongrie ; sinon, le préjudice ne porterait pas seulement sur nos intérêts matériels, mais encore sur nos intérêts moraux les plus élevés. Nos conventions littéraires et artistiques, qui ont tant fait pour le prestige de la France et pour son influence intellectuelle, risqueraient d’être dénoncées ; nous perdrions le fruit de tout le labeur de notre diplomatie depuis quarante années. L’adhésion de l’Espagne, sinon immédiatement, du moins à courte échéance, est imposée par la force des choses. Certes, les Espagnols, qui viennent d’établir un tarif de douanes encore beaucoup plus protectionniste que le nôtre, sont capables, dans un accès de mauvaise humeur, de prohiber nos marchandises à partir du 1er février ; mais la France est le seul marché sérieux pour les vins espagnols, le seul qui en puisse absorber sept à huit millions d’hectolitres par an, tandis que l’Allemagne, la terre classique de la bière, ne pourra de longtemps consommer deux millions d’hectolitres de vin étranger ; en outre, les nouveaux droits français sur les vins se trouvent encore fort inférieurs aux nouveaux droits germaniques et à ceux de toutes les autres nations sur la même denrée. Toute guerre douanière entre l’Espagne et la France est donc impossible, les conditions étant trop inégales. Au fur et à mesure que l’on se rapprocherait de l’époque des vendanges, l’Espagne se montrerait plus disposée à céder ; il lui serait impossible de ne pas le faire sans se porter un préjudice irréparable. L’Italie, qui a fait l’expérience de la perte du marché français pour ses vins, se met à implorer, comme un inestimable bonheur, l’application à ses produits de notre nouveau tarif minimum. Mais si des circonstances particulières font que, étant le seul grand marché possible au monde pour les vins de consommation courante, nous tenons dans une sorte de dépendance les pays viticoles, il n’en est pas de même des autres contrées ; nous n’avons aucun moyen de les contraindre ; elles peuvent à la rigueur se passer de nous ; il faut donc ne rien négliger pour traiter avec elles. La Belgique et la Suisse peuvent avoir des exigences bien plus légitimes que l’Espagne : leurs principaux produits, les fils fins de coton et de lin, les broderies, l’horlogerie, sont frappés par nos nouveaux tarifs de droits prohibitifs. Nous ne pourrions, sans porter aux intérêts français les plus divers un dommage incalculable, affronter le risque d’une rupture avec la Suisse et la Belgique.

Il conviendrait même d’étendre le régime des traités de commerce à de grands pays qui sont restés jusqu’ici en dehors de ces conventions : les États-Unis d’Amérique et la Russie. On parle d’une convention avec les États-Unis pour quelques articles dont l’importance ne dépasserait guère une ou deux dizaines de millions de francs ; une convention restreinte à des proportions si minimes est indigne de deux grands et riches pays. On ne comprend pas non plus que nous ne cherchions pas à développer notre commerce avec les 110 millions d’habitans de l’empire russe. Rappelons-nous le mot récent du chancelier de Caprivi : « L’hostilité économique est incompatible avec l’amitié politique. » Or, la France et la Russie ont entre elles un régime de douanes qui est en complète opposition avec leurs sentimens d’amitié.

Les compensations à offrir aux États-Unis et à la Russie ne nous manqueraient pas. L’abaissement des droits sur le pétrole, sur le maïs, peut-être sur quelques autres denrées, serviraient très utilement à un accord efficace avec ces deux pays. Si nous pouvions obtenir, en revanche, des droits modérés sur nos soieries, sur nos lainages, une taxe de 10 à 12 francs par hectolitre sur nos vins en fûts, et des droits qui ne fussent pas exorbitans sur nos vins en bouteille, l’avantage serait considérable et pour notre industrie et pour notre agriculture. Par malheur, gouvernement et parlement chez nous manquent également de prévoyance. On l’a bien vu par le vote étourdi de la chambre en ce qui concerne le pétrole. Cette chambre qui a taxé si lourdement le pain, la viande, toutes les denrées de consommation populaire et quantité de matières qu’élaborent nos industries, s’est tout à coup prise d’amour pour le pétrole : lui seul, au milieu de tant de produits utiles, non-seulement échappe à toute surtaxe, mais se trouve dégrevé de moitié. Ce dégrèvement intempestif prouve bien toute l’irréflexion de la chambre et toute la puissance de ses préjugés contre les traités de commerce. Un abaissement du droit sur le pétrole est, en effet, une des principales compensations que nous puissions offrir à la Russie et aux États-Unis d’Amérique pour obtenir de ces pays d’indispensables degrèvemens sur nos articles d’exportation. Le chancelier de Caprivi faisait preuve d’une bien autre prévoyance politique quand, au lendemain de l’interdiction de l’exportation du seigle par la Russie, il refusait au parti progressiste l’abaissement des droits sur les céréales ; il savait, en effet, que c’était la seule arme qu’il eût pour amener l’Autriche-Hongrie à conclure un traité de commerce. La réduction des droits sur les céréales en Allemagne aura été retardée de quelques mois ; mais comme compensation, les produits manufacturés allemands jouiront pendant douze années de taxes réduites à l’entrée du territoire austro-hongrois.

La force des choses, non moins que l’exemple des principales contrées de l’Europe et de l’Amérique, ramènera dans peu de temps la France à la pratique des véritables traités de commerce pour une durée déterminée et avec des tarifs fixes. Il est à craindre, toutefois, que le nouveau régime douanier que nous a imposé la surenchère protectionniste établie entre le gouvernement, la chambre des députés et le sénat ne pèse d’ici-là bien lourdement sur nos exportations et sur nos consommations. Presque tout sera renchéri, sinon au premier moment, à cause des approvisionnemens anticipés, du moins au fur et à mesure que ceux-ci s’épuiseront. Nombre d’industries seront entravées dans leur marche par le relèvement des droits sur les objets divers qu’elles élaborent ou qui concourent indirectement à leur production. Même avec des conventions commerciales qui nous maintiennent ouvertes les frontières étrangères, il n’est pas possible que nos exportations ne s’en ressentent pas.

Le contribuable souffrira, non-seulement par le relèvement des droits, mais par les primes que l’on a établies pour stimuler des cultures ou des industries impuissantes. On est revenu, en effet, à quelques-uns des expédiens les plus condamnés de l’antique régime protecteur : les primes aux cultures et aux fabrications qui ne sont pas rémunératrices, les primes aussi à l’exportation, pour certains tissus de coton. Ainsi, la France s’engage de plus en plus dans un système condamné dont le reste du monde cherche à s’affranchir. Elle ne pourra, cependant, toujours ni même longtemps, se séparer du monde civilisé ; elle sera obligée de suivre la marche commune. Mais, au lieu de prendre l’initiative, comme en 1860, elle laisse l’Allemagne se substituer à elle dans la direction économique de l’Europe continentale ; elle aurait dû lui dérober ce rôle ou du moins marcher de pair avec elle.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voir H. Pigeonneau, Histoire du commerce de la France, t. II, p. 318 à 325.
  2. Étude sur les tarifs de douane et sur les traités de commerce, par M. Amé, directeur général des douanes, t. Ier, p. 221.
  3. Amé, Étude sur les tarifs de douane, etc., t. Ier, p. 222 et 223. Voir aussi, pour un examen détaillé de la question, Henri Richelot, l’Association douanière allemande.
  4. On nous permettra de renvoyer à notre article publié dans l’Économiste français du 25 mai 1889 sous ce titre : « Un Zollverein américain. » On voit que ce qui se passe aujourd’hui en Amérique et en Europe n’est pas une surprise pour les gens attentifs.
  5. Voir la 1re édition de notre Traité de la science des finances.