Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/12

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Émile Testard (Tome IIp. 69-72).
Deuxième partie. Livre I


XII

LE DEDANS D’UN ÉDIFICE SOUS MER


Ce demi-jour vint à propos.

Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être sans fond. Ces eaux de caves ont un tel refroidissement et une paralysie si subite, que souvent les plus forts nageurs y restent.

Nul moyen d’ailleurs de remonter et de s’accrocher aux escarpements entre lesquels on est muré.

Gilliatt s’arrêta court. La crevasse d’où il sortait aboutissait à une saillie étroite et visqueuse, espèce d’encorbellement dans la muraille à pic. Gilliatt s’adossa à la muraille et regarda.

Il était dans une grande cave. Il avait au-dessus de lui quelque chose comme le dessous d’un crâne démesuré. Ce crâne avait l’air fraîchement disséqué. Les nervures ruisselantes des stries du rocher imitaient sur la voûte les embranchements des fibres et les sutures dentelées d’une boîte osseuse. Pour plafond, la pierre ; pour plancher, l’eau ; les lames de la marée, resserrées entre les quatre parois de la grotte, semblaient de larges dalles tremblantes. La grotte était fermée de toutes parts. Pas une lucarne, pas un soupirail ; aucune brèche à la muraille, aucune fêlure à la voûte. Tout cela était éclairé d’en bas à travers l’eau. C’était on ne sait quel resplendissement ténébreux.

Gilliatt, dont les pupilles s’étaient dilatées pendant le trajet obscur du corridor, distinguait tout dans ce crépuscule.

Il connaissait, pour y être allé plus d’une fois, les caves de Plémont à Jersey, le Creux-Maillé à Guernesey, les Boutiques à Serk, ainsi nommées à cause des contrebandiers qui y déposaient leurs marchandises ; aucun de ces merveilleux antres n’était comparable à la chambre souterraine et sous-marine où il venait de pénétrer.

Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte d’arche noyée. Cette arche, ogive naturelle façonnée par le flot, était éclatante entre ses deux jambages profonds et noirs. C’est par ce porche submergé qu’entrait dans la caverne la clarté de la haute mer. Jour étrange donné par un engloutissement.

Cette clarté s’évasait sous la lame comme un large éventail et se répercutait sur le rocher. Ses rayonnements rectilignes, découpés en longues bandes droites sur l’opacité du fond, s’éclaircissant ou s’assombrissant d’une anfractuosité à l’autre, imitaient des interpositions de lames de verre. Il y avait du jour dans cette cave, mais du jour inconnu. Il n’y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. On pouvait croire qu’on venait d’enjamber dans une autre planète. La lumière était une énigme ; on eût dit la lueur glauque de la prunelle d’un sphinx. Cette cave figurait le dedans d’une tête de mort énorme et splendide ; la voûte était le crâne, et l’arche était la bouche ; les trous des yeux manquaient. Cette bouche, avalant et rendant le flux et le reflux, béante au plein midi extérieur, buvait de la lumière et vomissait de l’amertume. De certains êtres, intelligents et mauvais, ressemblent à cela. Le rayon du soleil, en traversant ce porche obstrué d’une épaisseur vitreuse d’eau de mer, devenait vert comme un rayon d’Aldébaran. L’eau, toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l’émeraude en fusion. Une nuance d’aigue-marine d’une délicatesse inouïe teignait mollement toute la caverne. La voûte, avec ses lobes presque cérébraux et ses ramifications rampantes pareilles à des épanouissements de nerfs, avait un tendre reflet de chrysoprase. Les moires du flot, réverbérées au plafond, s’y décomposaient et s’y recomposaient sans fin, élargissant et rétrécissant leurs mailles d’or avec un mouvement de danse mystérieuse. Une impression spectrale s’en dégageait ; l’esprit pouvait se demander quelle proie ou quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu vivant. Aux reliefs de la voûte et aux aspérités du roc pendaient de longues et fines végétations baignant probablement leurs racines à travers le granit dans quelque nappe d’eau supérieure, et égrenant, l’une après l’autre, à leur extrémité, une goutte d’eau, une perle. Ces perles tombaient dans le gouffre avec un petit bruit doux. Le saisissement de cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre.

C’était on ne sait quel palais de la Mort, contente.