Les Travaux récens sur la digestion de l’albumine

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Les Travaux récens sur la digestion de l’albumine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 684-699).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES TRAVAUX RÉCENS SUR LA DIGESTION DE L’ALBUMINE

Il y a un peu plus de trois ans, on exposait ici même les acquisitions nouvelles que venait de faire la physiologie des fonctions de l’estomac[1]. Et voici que, derechef, il faut signaler des progrès accomplis, sinon dans le même domaine, du moins dans un autre qui le touche de fort près, celui des fonctions de l’intestin et de la glande abdominale, qui est l’agent principal des transformations alimentaires, c’est-à-dire du pancréas. Les notions récemment acquises à ce sujet méritent l’attention d’un public un peu plus étendu que celui des spécialistes. Sans doute, elles s’imposent en elles-mêmes et pour elles-mêmes aux naturalistes, aux biologistes, et aux médecins ; mais elles sont capables d’intéresser, en outre, toutes les personnes qui ne sont pas étrangères aux problèmes généraux de la chimie. On peut, en effet, saluer ici, dans la chimie des êtres vivans, l’entrée en scène d’une nouvelle catégorie d’agens, les kinases, qu’on a appelées des fermens de fermens. Si les fermens solubles ou diastases sont les ouvriers de toutes les besognes chimiques qui s’accomplissent dans les organismes vivans, on pourrait dire que les kinases en sont les contremaîtres. En tout cas, les savans qui les ont fait connaître ont pensé que ces corps nouveaux agissaient sur les diastases comme les diastases elles-mêmes agissent sur les composés chimiques banals. — Les lecteurs, enfin, qui sont de la classe distinguée des philosophans, c’est-à-dire qui s’intéressent à tout ce qui se peut comprendre, ne refuseront pas de nous suivre dans une région de la science qui est un vieux pays dont un travail de métamorphose est en train de faire un pays nouveau.

Dans ce domaine de la digestion, les révolutions se succèdent. L’estomac, qui a longtemps régné en maître absolu, a été détrôné, il y a environ un demi-siècle. Le pancréas a pris sa place. Mais voici qu’après quelques années pendant lesquelles on se plaisait à voir réunies en lui toutes les vertus et toutes les capacités digérantes, son autocratie est menacée : et elle l’est de deux côtés. D’une part les physiologistes d’avant-garde réclament pour l’intestin une part de plus en plus grande dans le fonctionnement digestif ; et, d’autre part, les vieux partis veulent rendre à l’estomac, sous une forme rajeunie, une partie de l’influence dont il avait été dépossédé. Le spectacle de ces vicissitudes, à travers lesquelles la physiologie poursuit sa marche en avant, excitera peut-être assez d’intérêt pour qu’on s’impose la peine de surmonter l’ennui de quelques arides détails.


I

La physiologie ancienne plaçait toute la digestion dans l’estomac. Elle attribuait à cet organe un rôle prépondérant et quasi unique dans la transformation des alimens. En revanche, l’opinion d’hier — et nous parlons de quatre ou cinq ans, — déclarait que l’estomac est inutile à la digestion et qu’il lui est peut-être nuisible. Elle réduisait son rôle à celui d’un sac à provisions, d’un simple garde-manger, où les alimens se rassemblent avant d’être exposés dans l’intestin à l’action énergique et décisive du suc pancréatique. Elle faisait ressortir que, des quatre classes de substances alimentaires, sucres, graisses, féculens, albuminoïdes, ces dernières seules sont modifiées par l’estomac. Et non point toutes les substances albuminoïdes, mais un petit nombre seulement d’entre elles, celles qui sont le plus attaquables, qui forment le tissu unissant ou conjonctif. Celles-là, à la vérité, sont dissoutes, liquéfiées, digérées. Mais la chair musculaire, la viande échappe à toute action : ses fibres sont seulement dissociées et séparées, comme il arrive pour la viande que l’on fait bouillir. Dans un cas comme dans l’autre, dans la digestion gastrique comme dans la préparation du pot-au-feu, la désagrégation de la chair musculaire est due à la fonte du ciment conjonctif unissant. L’effet du suc de l’estomac, à cet égard, consiste plutôt dans une action physique ou mécanique destinée à faciliter l’action chimique digestive qu’à l’exécuter. Préparer un hachis de bouilli n’est point le digérer.

La démonstration de l’inutilité de l’estomac, commencée par la chimie biologique, fut continuée par les zoologistes, qui constataient l’absence de cet organe chez un assez grand nombre de poissons, ablettes, carpes, tanches, dipneustes, cyclostomes, et chez l’amphioxus. Elle fut complétée par les chirurgiens et expérimentateurs, qui pratiquèrent l’ablation totale de cet organe sans dommage apparent pour les opérés. — En dépossédant l’estomac de sa principale fonction, an ne lui refusait pas quelques offices secondaires. On consentait, par compensation, à lui attribuer un rôle antiseptique, c’est-à-dire à en faire un organe de défense de l’organisme contre les microbes pathogènes. La réalité de cette action préservatrice de l’estomac n’est pas contestable, bien qu’elle ne soit pas universelle. Elle est due à l’acidité de son suc qui est suffisante pour détruire les microbes et, d’une manière générale, tous les organismes vivans qui ne sont point spécialement protégés.

Disqualifié en tant qu’organe digestif, l’estomac céda la place au pancréas et le suc pancréatique hérita de toutes les vertus transmutatrices attribuées précédemment au suc de l’estomac. Une petite part en était laissée à l’intestin. — Mais voici une nouvelle péripétie. Les recherches récentes sont en train de montrer que les activités énergiques du pancréas et de l’intestin sont mises en branle par l’action de l’estomac. C’est le suc acide de l’estomac qui provoque la formation d’une liqueur appelée sécrétine, stimulant naturel de la sécrétion du pancréas. Cette même réaction acide parait être la source de l’excitation qui détermine l’abondante sécrétion du suc intestinal. De plus, ce suc contient précisément la kinase, c’est-à-dire la substance sans laquelle le suc pancréatique n’aurait aucune vertu efficace pour la digestion des alimens azotés ou albuminoïdes. Le rôle de l’intestin grandit aux dépens de celui du pancréas.

Les médecins de la vieille école, ceux que nous appelions tout à l’heure les fidèles du régime déchu, se sont réjouis de voir contester le pouvoir de l’usurpateur. Ils n’avaient jamais désarmé. Sans doute, ils s’étaient rendus aux raisons des expérimentateurs qui démontraient la presque-inutilité de l’organe au point de vue de la transformation chimique des alimens ; mais c’était à regret. Ils ne contestaient pas que l’on pût vivre exceptionnellement sans estomac. Néanmoins, il leur en coûtait d’acquiescer à l’opinion générale affirmant que, si le bon état de ce viscère importe beaucoup à la santé, il importe fort peu à la fonction digestive. Ils voulaient pour lui un rôle et une place. Ils espéraient un regain de faveur qui, en effet, lui est venu. Ils ont eu la satisfaction d’assister à une demi-réhabilitation de l’activité gastrique. Dans la série des actes dont l’ensemble forme « une digestion, » la sécrétion de l’estomac reprend en effet un rôle et une place importante, grâce à son acidité. Cette place, c’est la première, au point de vue chronologique tout au moins, puisque le suc de l’estomac est l’antécédent et le stimulant des sécrétions pancréatique et intestinale chargées du chimisme digestif : son rôle c’est celui d’un primum moyens mettant en branle toute la machine.

Sur quelques autres points, ceux-là secondaires, l’intervention transformatrice de l’estomac a été reconnue réelle. Il n’est pas vrai que cet organe reste absolument étranger à la digestion des alimens féculens, gras et sucrés. Il y a une catégorie de féculens dont il opère la digestion : ce sont ceux qui contiennent l’espèce de fécule qui l’on appelle inuline. Par son acidité encore, le suc gastrique les transforme en sucre de lévulose, absorbable et utilisable. Or la part des féculens de cette nature dans l’alimentation n’est pas absolument insignifiante : les topinambours, la chicorée, en contiennent de grandes quantités.

En réalité l’opinion scientifique informée n’a pas le caractère absolu que nous aimons à lui donner ; elle tient compte de toutes les observations ; elle fait à chaque organe sa part exacte ; elle ne dit point que le pancréas est tout dans la digestion et que l’estomac n’est rien. Ces affirmations tranchantes, intransigeantes, absolues, sont le fait des auteurs de seconde main. Elles ont néanmoins un avantage, à la condition que l’on n’en soit pas dupe : c’est de faire mieux apercevoir, en l’exagérant, la signification générale des faits et d’en donner pour ainsi dire d’un coup une vue intensive qui devra ensuite être rectifiée dans les détails.

C’est sous le bénéfice de cette restriction qu’il est permis de distinguer, dans l’évolution de nos connaissances sur la digestion au cours des temps, trois phases ou périodes : la période ancienne, ou « règne de l’estomac » qui s’étend de l’antiquité jusqu’au milieu du XIXe siècle et dont les représentans sont Aristote, Plistonicus, Galien, Van Helmont, Réaumur, Spallanzani ; « le règne ou la période du pancréas » avec Claude Bernard, Kühne et Pavlow : enfin « la période de l’intestin » qui se lève dans le lointain et qu’annoncent les travaux des physiologistes du moment présent, parmi lesquels il faut citer encore Pavlow, l’illustre professeur de l’Institut impérial de médecine de Saint-Pétersbourg, qui a découvert la kinase intestinale, Cohnheim, un expérimentateur allemand qui a récemment découvert l’érepsine, agent digestif intestinal, Bayliss et Starling, physiologistes anglais qui ont fait connaître la sécrétine, et enfin un jeune savant français, C. Delezenne, qui a heureusement étendu les idées de Pavlow.


II

La digestion d’un repas est un phénomène étonnamment complexe auquel coopèrent un grand nombre d’organes, et qui comprend une multitude d’actes de nature diverse : nerveux, mécaniques, physiologiques, chimiques, régulièrement enchaînés entre eux. Parmi ces actes, les plus caractéristiques sont les actes chimiques. Aussi s’est-on habitué à leur accorder le premier rang. Le principal effort des expérimentateurs depuis une centaine d’années n’a cessé de s’exercer dans le dessein de les mieux connaître.

L’appareil digestif est surtout une usine chimique. C’est le mot qui revient constamment sous la plume des auteurs contemporains. Les anciens aussi savaient bien que les alimens Introduits dans l’estomac sont destinés à subir une dénaturation plus ou moins complète. Ils savaient qu’ils sont soumis à une élaboration plus ou moins profonde qui les rend aptes à être absorbés et utilisés pour la réparation de l’édifice vivant. Une dénaturation de ce genre est, par définition même, une opération chimique. Mais à une époque où la chimie n’existait pas, les anciens devaient lui chercher des analogues dans des faits de la vie journalière, et, par exemple, dans la cuisine qui est bien une chimie domestique. Pour Hippocrate, la digestion était une cuisson dans l’estomac qui était une marmite. Pour d’autres, Galien, Van Helmont, c’était une fermentation, et l’appareil digestif était une sorte de cuve de vendange. Certains, comme Plistonicus, et, plus tard. Cheselden, y voyaient une corruption, une putréfaction naturelle. Les Italiens de la Renaissance, comme Vallisnieri, en faisaient une altération comparable à celle qu’éprouve le cuivre sous l’action de l’eau-forte, toutes ces images sont des traductions plus ou moins exactes de la même idée, celle d’une transformation chimique, comme résultat principal ou but de la digestion.

A. la vérité, les alimens ne sont pas seulement soumis à des actions chimiques dénaturantes. Dès leur entrée même dans l’appareil digestif, ils sont exposés à des traitemens mécaniques, altération, broyage, brassage, et ces opérations avaient paru à certains savans, tels que Borelli et Boerhaave, le but et la fin de la digestion. Les transformations mécaniques accompagnent en effet les opérations digestives ; elles les préparent ; mais il n’y a pas de doute que ces changemens ne soient très secondaires et accessoires en comparaison des actes chimiques.

Ces actes chimiques, Réaumur en 1752 et l’abbé Spallanzani, trente ans plus tard, en entreprirent l’étude chez les oiseaux. Leur attention se borna, bien entendu, à ceux seulement qui s’accomplissent dans l’estomac toujours considéré comme l’unique théâtre de la digestion. Et, d’ailleurs, les moyens d’action dont ils disposaient ne leur auraient pas permis d’atteindre ceux qui s’opèrent dans les autres sections du tube digestif. Le choix des oiseaux comme sujet d’étude s’explique par la facilité qu’ils offraient aux expérimentateurs désireux d’obtenir sans mutilation de l’animal les sucs de l’estomac. — La tradition de ces recherches fut continuée plus tard par Tiedmann et Gmelin en 1823 et par Leuret et Lassaigne. Ceux-ci, par des moyens plus compliqués, cherchaient également à obtenir les sucs digestifs pour en observer l’action in vitro, De même le médecin russe Bassow en 1833 et Blondlot en 1834 se procurèrent, par l’opération de la fistule gastrique, des quantités abondantes de suc gastrique. Et c’est ainsi que l’on arriva à connaître la phase de la digestion qui s’accomplit dans l’estomac.

Des opérations chimiques qui s’accomplissaient dans les autres parties du tube digestif, il n’était pas question ; on ne connaissait pas l’existence de ces modifications et moins encore leur nature. Et même on ne connaissait pas suffisamment les sucs qui sont préposés à leur exécution. Cependant c’est le travail chimique des parties qui suivent l’estomac qui, en réalité, est le plus décisif, le plus énergique, le plus important pour la réalisation du but de la digestion.

On peut dire, en suivant une comparaison employée par Pavlow que l’appareil digestif n’est pas seulement une usine stomacale, que c’est une série d’usines intestinales échelonnées sur un long parcours, dont les plus éloignées reçoivent des matières premières déjà ouvrées ou dégrossies dans les précédentes. Chacune de ces sections, comme le dit Pavlow, est pourvue de moyens d’action, de réactifs spéciaux (sucs digestifs) qui lui sont expédiés par des comptoirs ou ateliers (glandes digestives). Beaucoup de ces fabricans de réactifs travaillent dans des ateliers de famille dispersés dans le voisinage de l’usine sectionnaire, — et c’est alors l’image des petites glandes isolées appelées glandes de Lieberkühn, logées dans l’épaisseur de la paroi muqueuse sur tout le parcours de l’intestin. D’autres fois ces réactifs sont préparés dans des ateliers groupés, à leur tour, en un établissement industriel central qui est relié à l’usine digestive par un canal ou un système de canaux ; et c’est alors l’image de la glande pancréatique, par exemple, qui, par le canal de Wirsung, déverse ses produits (suc pancréatique) dans le duodénum. L’effet de transformation que les réactifs ou suc glandulaires opèrent sur les alimens est dû à ce qu’ils contiennent des substances particulières : fermens solubles, diastases. — L’étude de ces fermens solubles a des ramifications infinies. Elle suffit à constituer une science presque tout entière, la chimie biologique, sans compter la place énorme qu’elle occupe dans la Physiologie proprement dite.


III

Il n’est pas possible de se rendre compte des opérations de cette chimie compliquée et cachée des fermens digestifs à moins de se procurer à part le réactif glandulaire et de le mettre en présence des matières premières alimentaires qu’il a la vertu de transformer ; et cela commodément, dans le laboratoire, de manière à pouvoir analyser les produits et suivre les phases de la réaction.

Aussi, le nœud du problème de la digestion est-il de se procurer, et en abondance, les sucs glandulaires des diverses sections, la salive, le suc de l’estomac, la bile, le suc pancréatique et le suc intestinal ; , ou, pour mieux dire, les sucs intestinaux, car ils diffèrent certainement dans les différens départemens du canal digestif : Pavlow a raison de prétendre que chaque progrès sérieux de la physiologie de la digestion a correspondu à la découverte de quelque procédé nouveau permettant au physiologiste de se procurer en abondance un suc digestif pur. Et, en particulier, ceux que lui-même a réalisés et qui ont établi sa réputation, sont dus, en ce qui concerne la digestion gastrique, au perfectionnement des procédés de fistule gastrique partielle antérieurement employés par Heidenhain et Thiry. — En ce qui concerne la digestion pancréatique, les notions nouvelles introduites par Pavlow tiennent à la création du procédé de fistule permanente que le physiologiste russe a imaginé en 1879, que Heidenhain (de Breslau) a réinventé l’année suivante et qui est connu sous le nom de procédé de Heidenhain. — Enfin, les notions nouvellement acquises sur les propriétés du suc intestinal et sur la kinase qu’il renferme, proviennent de la manière à peu près irréprochable dont on exécute, maintenant, les fistules de l’intestin.


Il y a deux manières de se procurer les sucs glandulaires nécessaires à l’étude des opérations chimiques de la digestion : le « procédé de macération, » et le « procédé de fistule. » La glande qui fabrique un suc s’en imprègne : ou plutôt, elle s’imprègne de la matière active de ce suc : elle la conserve à l’état concentré. C’est à cette heureuse circonstance que l’on doit d’avoir pu acquérir les premières notions sur les sécrétions digestives. On se les est procurées en faisant macérer dans l’eau le tissu de la glande hachée. On se proposait d’obtenir un liquide équivalent, ou à peu près équivalent à celui que la glande sécrète naturellement ; et on l’a obtenu en effet. — Le tissu de la muqueuse stomacale, haché et macéré dans l’eau acidulée, fournit un liquide presque identique au suc gastrique. — Le pancréas haché dans l’eau donne une liqueur à peu près équivalente à la sécrétion pancréatique. Le principe de cette équivalence a été posé par Eberle, en 1842. Il a été vérifié successivement pour toutes les glandes véritablement digestives. Il ne s’applique pas aux autres glandes. La macération du foie ne fournit point débile : la macération du rein ne fournit point d’urine.

Tout ce que l’on savait, jusqu’en 1900, sur les propriétés digestives du suc pancréatique, on l’avait appris de cette manière au moyen du suc de macération. De même pour le suc intestinal. Or, ces connaissances étaient assez étendues pour bien montrer la fécondité du procédé. Toutefois, la vérification de l’identité de ce suc artificiel avec la sécrétion naturelle restait obligatoire. Ainsi a toujours procédé Claude Bernard. Ce n’est qu’après avoir eu recours au procédé de la fistule pour s’assurer que le suc pancréatique contient un ferment capable de digérer les hydrates de carbone et de les transformer en sucre, et qu’il en renferme un autre capable d’émulsionner et de saponifier les graisses, que le célèbre physiologiste eut recours au procédé plus expéditif de la macération pour poursuivre son étude. C’est après avoir acquis la même conviction, mais cette fois d’une manière moins satisfaisante, que Kühne, en 1872, reprit, au moyen du suc de macération, l’étude de la digestion pancréatique des matières albuminoïdes ébauchée vingt ans auparavant par Corvisart au moyen du suc naturel. C’est ce savant distingué qui caractérisa, dans le suc de macération pancréatique, le ferment qui digère les alimens albuminoïdes, la trypsine. Et encore, c’est en faisant des macérations de la muqueuse intestinale que Claude Bernard découvrit le ferment « invertine » ou « sucrase » qui permet la digestion du sucre ordinaire.

La fécondité du procédé n’avait rien à envier à sa simplicité. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il a ses limites et par conséquent ses inconvéniens. Il ne fournit point la sécrétion pure. Il ne la fournit point variée, adaptée aux circonstances, comme il est possible que le soit la sécrétion naturelle et normale. Et, de fait, si le moyen a permis de connaître avec une exactitude suffisante la digestion pancréatique des féculens et des graisses, il n’aurait pas permis de connaître à fond la digestion des albuminoïdes.

Pour des raisons qu’il n’est pas utile d’examiner en ce moment, le suc pancréatique de macération, en effet, n’est pas identique au suc pancréatique naturel. Le suc de macération est en état de digérer les alimens protéiques, l’albumine. Le suc normal naturel tel qu’il est sécrété n’en est pas capable : l’albumine s’y conserve indéfiniment inaltérée ; toutefois il acquiert cette propriété à un degré éminent lorsqu’il est mélangé à la kinase du suc intestinal. Cette substance complémentaire de la sécrétion pancréatique n’aurait probablement jamais été découverte si l’on n’avait eu recours à un moyen plus parfait de se procurer les sucs digestifs, c’est-à-dire au procédé de la fistule.

Celui-ci est une imitation à peu près parfaite du procédé de la nature. Il consiste à introduire un tube de verre, d’argent ou d’étain, dans le canal de la glande et à dériver la sécrétion au dehors où on la recueille au lieu de la laisser arriver dans l’intestin. S’il s’agit des sécrétions des petites glandules isolées dans la muqueuse, le procédé n’est plus applicable. Ces glandes, lorsqu’elles sont en activité laissent perler le liquide qu’elles sécrètent en petites gouttes qui se rassemblent bientôt en nappe à la surface de la muqueuse. C’est là qu’il faut le recueillir. Pour cela, on séquestre une anse intestinale, on la sépare du reste de l’intestin dont on réunit deux bouts et qui se trouve ainsi diminué de longueur. On ouvre à la peau les deux bouts de l’anse séquestrée, et cette portion du tube digestif qui a conservé d’ailleurs ses connexions vasculaires et nerveuses continuant de vivre et de sécréter comme à l’ordinaire, on n’a plus qu’à recueillir le liquide qui s’y produit, et qui représente la sécrétion normale pure, exempte des matières étrangères que les alimens ou les sécrétions des portions précédentes y entraîneraient fatalement si l’intestin restait intact. — Les études les plus récentes et les plus approfondies des sécrétions pancréatique et intestinale par Pavlow, Delezenne et Frouin ont dû une partie de leur succès à l’emploi perfectionné des procédés de fistule.


IV

On s’est étonné que les propriétés digestives du suc pancréatique soient restées si longtemps ignorées et que l’estomac n’ait pas été dépossédé plus tôt de son rôle usurpé. Le pancréas était connu depuis longtemps. Les anciens, uniquement guidés par les caractères anatomiques et par les ressemblances de forme et d’apparence extérieure, avaient comparé cette grosse glande abdominale aux glandes salivaires. C’était déjà l’opinion de Galien. Le père de l’anatomie avait déclaré que le pancréas verse dans l’intestin une sécrétion qui est analogue à la salive. On suivit docilement son opinion. Toutefois, les anatomistes du XVIIe siècle se préoccupèrent de connaître mieux la structure de l’organe et d’en obtenir le suc.

Ce fut Georges Wirsung qui en trouva le conduit chez l’homme. Il est resté connu sous le nom de canal de Wirsung, et la mémoire de cet anatomiste a été sauvée de l’oubli par une découverte à laquelle il n’avait peut-être pas la plus grande part. On raconte, en effet, que c’est Maurice Hoffmann, dont il était l’hôte, dans l’automne de 1642, qui lui montra le conduit de la glande chez les oiseaux, chez le coq d’Inde, et lui fournit l’occasion de le trouver chez l’homme. Un an plus tard, au milieu des querelles suscitées par cette observation, comme il était d’usage en ce temps-là, pour presque toutes les nouveautés anatomiques, Wirsung périt assassiné.

Vingt ans après, en 1662, Régnier de Graaf, dont tous les historiens de la médecine connaissent bien le nom, consacra une dissertation au suc pancréatique, à sa nature et à ses propriétés. Il recueillit ce suc, ou il crut du moins le recueillir au moyen d’un flacon disposé en face du point où le conduit pancréatique débouche dans l’intestin. Une gravure annexée à son mémoire représente un chien muni de ce dispositif. Cette manière de procéder n’a pas dû lui fournir la moindre goutte de suc, car la sécrétion se tarirait immanquablement chez un chien traité de cette façon. Régnier de Graaf s’est manifestement trompé sur ce point. Mais cette tentative avait donné l’éveil et, après la publication de De Graaf, les travaux sur ce sujet se multiplièrent. C. Brunner, en 1683, passe pour avoir pratiqué la ligature du canal pancréatique et avoir extirpé la glande chez plusieurs chiens. Ces animaux survécurent à l’opération, ce qui conduisit le savant à conclure à la faible importance de l’organe. Il est certain que l’opération n’avait pas été complète. Les extirpations du pancréas ont été tentées maintes fois vainement. On attachait un grand prix à leur réussite ; elles échouaient toujours et l’animal succombait aux suites de l’opération. Ce n’est qu’en 1889, plus de deux siècles après les prétendues extirpations de Conrad Brunner, que deux physiologistes allemands, von Mering et Minkowski parvinrent, grâce à l’application de l’antisepsie chirurgicale, à conserver des animaux ayant subi cette ablation. Et, pour le dire en passant, ces expériences contemporaines ont complété d’une manière remarquable l’histoire physiologique et pathologique du pancréas. Elles ont, en effet, révélé la part considérable qui revient à cet organe dans la formation du sucre chez les animaux : en même temps, elles ont fait connaître la cause de l’une des formes graves de la maladie du diabète. Du coup, le pancréas, dont on savait déjà le rôle prépondérant dans la digestion, acquérait une importance nouvelle et tout à fait de premier ordre parmi les organes essentiels de l’économie.


Mais, il ne s’agit point ici de l’intervention du pancréas dans la fonction glycogénique et dans le diabète, qui est un dérèglement de cette fonction. Ce qui nous importe, c’est son rôle dans la digestion et spécialement dans la digestion des albuminoïdes (ou de l’albumine, comme on dit par abréviation) ; c’est la manière dont ce rôle a été successivement connu ; c’est, enfin, l’histoire de la substitution du pancréas à l’estomac comme instrument prépondérant de la transformation chimique des alimens.

Il faut arriver pour cela presque à l’époque contemporaine. Jusque-là, on a enseigné et répété partout l’opinion de Galien : que le pancréas était une sorte de glande salivaire égarée dans l’abdomen. De fait, sa structure et son aspect sont à peu près ceux de la glande parotide ou de la glande sous-maxillaire. Les unes et les autres appartiennent à la même catégorie des glandes en grappe. En réalité, il ne faut pas dire que la structure microscopique en est absolument la même, mais seulement qu’elle a paru telle jusqu’au jour où l’on est entré dans l’extrême détail histologique, et où l’on a décrit entre les culs-de-sac de cette glande en grappe, disposés, en effet, comme ceux des glandes salivaires des îlots cellulaires spéciaux, les îlots de Langerhans, que les anatomistes actuels, et particulièrement M. Laguesse, ont contribué à nous bien faire connaître. D’ailleurs, c’est une vérité sur laquelle les anatomistes n’ont jamais cessé d’insister que les ressemblances anatomiques ne préjugent pas les analogies fonctionnelles. Et, en effet, l’office du suc pancréatique dans la digestion est tout à fait différent de celui de la salive. Mais il fallut attendre, pour la démonstration de cette diversité de rôles, les recherches de Magendie et celles de Tiedmann et Gmelin. Magendie avait obtenu une petite quantité du suc pancréatique du chien en ouvrant le conduit de Wirsung, et il avait constaté que ce liquide coagule par la chaleur et présente d’autres caractères qui n’appartiennent nullement à la salive. En opérant soit sur la brebis, soit encore sur le chien, les deux physiologistes allemands attiraient le pancréas en dehors et y fixaient un tube. Ils virent que quelques gouttes de suc continuaient à s’écouler après que l’organe avait été remis en place. C’était une véritable fistule expérimentale. Le liquide se montra encore très différent de la salive.

C’est ici que se placent les recherches exécutées par Claude Bernard de 1846 à 1848. Le mémoire publié par le célèbre physiologiste, en 1848, annonçait l’existence, dans le suc pancréatique, de l’agent de la digestion des graisses. L’action exercée sur les féculens fut aussi mise en lumière. Quant à la matière azotée et à l’albumine, elles furent attaquées, elles aussi, par le suc pancréatique. La viande crue mise en rapport avec ce liquide se ramollit considérablement, mais la putréfaction qui s’établissait rapidement empêcha de suivre le développement de l’action digestive. Toutefois, si l’action était essayée sur la viande, l’albumine, la caséine, après qu’elles ont été cuites ou soumises préalablement à l’influence du suc gastrique, il se produisait une dissolution réelle. Et dans ses leçons de 1856, Claude Bernard concluait que le pancréas est en état d’opérer la digestion des trois principales catégories d’alimens. C’est le moment de son apogée.


Depuis lors, c’est à pénétrer le mécanisme de ces trois espèces d’altérations digestives qu’ont été consacrés les efforts des physiologistes. On a distingué les trois agens de ces transformations, différens suivant chaque catégorie d’alimens : « l’amylase, » ou « ferment amylolytique, » qui transforme les alimens féculens en sucre (de maltose) ; la « lipase » ou « ferment adipolytique, » qui dédouble ou saponifie les graisses ; la « trypsine, » enfin, ou ferment protéolytique, » qui a été nommée et isolée (incomplètement) par Kühne. Le même physiologiste a précisé les conditions de son activité. Elle attaque les matières protéiques ou albumineuses, en milieu neutre ou alcalin, contrairement au suc gastrique qui n’opère qu’en milieu acide. Elle les dissout, les dédouble en peptones et en produits de décomposition beaucoup plus avancés, comme la tyrosine et les autres matériaux fragmentaires, auxquels peut donner naissance la démolition de la molécule d’albumine. Les recherches récentes sur la constitution des albuminoïdes, celles de Kossel en particulier et de ses élèves, ont mieux fait connaître les produits ultimes de la digestion tryptique de l’albumine. Elles ont permis d’établir un rapprochement plus exact entre le mode d’activité de l’agent organique spécial, le ferment trypsine, et les agens chimiques de la protéolyse artificielle, réalisée dans les laboratoires au moyen des acides plus ou moins étendus. Dans les deux cas, il s’agit d’une hydrolyse, c’est-à-dire d’une destruction de la molécule d’albumine par fixation progressive d’eau.


V

La digestion pancréatique de l’albumine avait donné lieu, depuis près de cinquante ans, à un nombre considérable de recherches, commençant à celles de Corvisart en 1854, et nous allons voir cependant qu’un fait essentiel, celui de l’inactivité, de l’inertie propre du suc pancréatique pur, naturel, avait échappé à tous les observateurs jusqu’à Pavlow, et les auteurs que nous avons cités. La raison en a été donnée par Bayliss et Starling : c’est que toutes ces études avaient été faites au moyen du suc de macération et non point avec du suc de fistule, plus rapproché du suc naturel. Les deux physiologistes anglais s’étonnent de cette longue négligence. Mais Pavlow, dans l’introduction de son ouvrage, a répondu à cette remarque, en faisant le tableau de toutes les difficultés auxquelles le physiologiste se heurtait.

Il est très vrai qu’il eût mieux valu opérer avec la sécrétion naturelle, pure, qu’avec la macération du tissu, encore que celle-ci ait sous la plupart des rapports une action identique à celle-là. Il est encore vrai que la manœuvre opératoire de la fistule temporaire est extrêmement simple. Il s’agit d’aller saisir la glande en sa place, d’introduire dans son canal un tube de verre ou d’argent et de refermer la plaie en laissant le tube déverser au dehors le suc glandulaire. Tout cela est facile, en effet. Seulement, dans la plupart des cas, c’est inutile ; il ne se déverse rien. Le pancréas est un organe extrêmement sensible et délicat ; il réagit à la moindre violence : l’emploi d’un narcotique pour endormir l’animal, le retentissement de l’opération, le choc opératoire, troublent le fonctionnement de l’organe au point que sa sécrétion s’altère et se tarit immédiatement. D’autre part, si l’on veut attendre que la réaction opératoire se soit dissipée, on n’est pas dans une situation meilleure. L’irritation produite par la canule, le travail de la cicatrisation, si la plaie doit guérir, le travail de l’inflammation, si elle doit suppurer, ont la même fâcheuse conséquence sur les qualités ou l’abondance de la sécrétion.

C’est pour cela que Pavlow en 1879 et Heidenhain en 1880, renonçant à pratiquer cette opération temporaire, proposèrent la listule permanente. Cette fois on n’introduit plus de canule de verre ou d’argent dans le conduit de Wirsung. On l’isole seulement, on le saisit et on découpe la portion d’intestin qui entoure son point d’abouchement dans le tube digestif ; on suture ce segment d’intestin découpé aux bords de la plaie abdominale, la muqueuse étant tournée en dehors. L’animal guérit et déverse à l’extérieur la sécrétion qui normalement coulait dans l’intestin : on peut la recueillir et l’étudier.

C’est là une opération assez laborieuse : les chances en sont déjà plus aléatoires. Mais, en les supposant évitées, l’expérimentateur n’est pas encore au bout de ses peines. Il faut empêcher que le suc qui s’écoule continuellement irrite les tissus voisins : il faut, suivant le mot d’un chirurgien, « que l’animal soit soigné comme un malade riche ; » il faut encore lui constituer un régime approprié d’où la viande soit exclue et où n’entrent plus que le pain, le lait, et le bicarbonate de soude, « propice aux estomacs éprouvés. »

Ce n’est point là une opération courante : c’est un travail de longue haleine. Une observation heureuse de Bayliss et Starling, en 1901, permet d’éviter tout ce tracas. Ces physiologistes anglais, imitant ce qui se passe dans la digestion naturelle quand les alimens sortent de l’estomac pour recevoir dans l’intestin le contact du suc pancréatique, ont traité la muqueuse du duodénum par une liqueur acide et ont obtenu un produit remarquable, la sécrétine. Celle-ci, introduite dans les veines d’un animal, provoque une sécrétion abondante du pancréas, en dépit des narcotiques et du choc opératoire. Cette sécrétion recueillie d’une fistule temporaire, ainsi que MM. Dastre et Stassano l’ont constaté, se montre tout à fait équivalente au suc naturel, au suc de fistule permanente. On pouvait donc avoir désormais par l’un ou l’autre procédé, l’un laborieux, l’autre facile, du suc pancréatique pur et en abondance ; et dès lors on a pu observer des faits intéressans qui ont étendu nos connaissances sur le rôle du pancréas et de l’intestin dans la digestion des alimens albuminoïdes.


Après avoir raffiné ainsi pour obtenir du suc pancréatique pur, dans l’attente d’une action plus énergique, on a constaté avec étonnement un résultat tout contraire, un fait paradoxal, c’est que le suc naturel n’a aucune action sur l’albumine et les matières protéiques. Il ne les digère pas du tout. Pavlow disait qu’il exerce seulement une action très faible : Bayliss et Starling prétendent encore qu’il est capable de digérer certains albuminoïdes ultra-fragiles, comme la caséine ou la fibrine fraîche. Mais c’est encore trop dire. C’est le mérite de Delezenne d’avoir montré que le suc pancréatique est complètement inactif.

Mais alors, comment sont digérés les alimens albuminoïdes ? L’expérience montre que c’est par le concours de ce suc pancréatique inactif et du suc intestinal inactif lui-même. Ces deux incapacités, par leur association, font une œuvre viable. C’est Pavlow et son élève Schepowalmkow qui ont constaté ce fait, sans exemple dans l’histoire des fermentations, et, à cause de cela même, digne d’attirer l’attention. Il est vraisemblable, en effet, qu’il ne restera pas isolé. Des recherches ultérieures démontreront, sans doute, l’existence d’autres kinases, qui prendront place à côté de la kinase intestinale et seront capables comme elle d’activer, de sensibiliser des sucs glandulaires correspondans. C’est une voie nouvelle ouverte aux recherches.

En résumé, le suc pancréatique ne contient donc pas un ferment, la trypsine, d’ores et déjà efficace, comme le croyaient nos prédécesseurs. Le suc intestinal est tout aussi inerte vis-à-vis des matières albuminoïdes. Mais l’un et l’autre contiennent des substances dont la rencontre confère au mélange le pouvoir refusé à chacun des facteurs, celui d’attaquer, dissoudre, décomposer, c’est-à-dire digérer les albuminoïdes. Cette substance, dans le suc pancréatique on l’appelle la protrypsine ; celle du suc intestinal a reçu le nom de kinase ou entérokinase. Toutes deux sont destructibles à une température inférieure à 70° et elles présentent quelques autres caractères communs avec les fermens solubles.

Pavlow et ses élèves, et, d’un autre côté, Bayliss et Starling sont d’avis que la vertu digestive est latente dans le suc pancréatique (pro-trypsine), et qu’elle se développe sous l’action de la kinase. Le rôle de celle-ci consisterait à changer la protrypsine inactive, inopérante, en trypsine active. Il y a des faits plus ou moins analogues dans la science. Par exemple, la pepsine du suc gastrique, obtenue en faisant macérer la muqueuse stomacale dans l’eau pure, n’a pas d’action digestive. Elle est à l’état de propepsine indifférente. Si on la traite par une solution acide ou par l’oxygène, elle acquiert le pouvoir digestif ; elle devient pepsine véritable. On dit que l’acide, l’oxygène, ont transformé la propepsine, ferment d’attente, pro-ferment, en ferment véritable.

On a établi une assimilation entre les deux phénomènes. La kinase agirait dans le cas du suc pancréatique comme l’acide dans le cas du suc gastrique. Ce serait un agent éphémère qui conférerait l’activité au suc inactif et disparaîtrait ensuite. Le suc pancréatique activé deviendrait alors capable d’attaquer l’albumine. La digestion pancréatique serait donc, en résumé, un drame en deux actes. Chaque acte se jouerait entre deux personnages, le premier entre le suc inactif et la kinase, le second acte entre la trypsine, fille des deux précédons, et l’albumine-aliment.

Mais MM. Dastre et Stassano, et, dans un autre sens, M. Delezenne ont montré que cette explication n’était pas correcte. En réalité, il s’agirait d’une action à trois facteurs, analogue à celle dont M. Gabriel Bertrand a fourni un exemple avec le ferment de la laque.

De quelque nature que soit cette collaboration de la kinase et du suc inactif, il n’en est pas moins certain qu’elle dévoile une intrusion indispensable du suc intestinal dans la digestion des albuminoïdes. À ce point de vue, le pancréas ne jouit pas d’un privilège exceptionnel : il est en condominium avec l’intestin.

Et ce n’est pas tout. Il y a une variété de matières protéiques pour lesquelles le suc intestinal a une vertu opérante exclusive. Ce sont les matières déjà éprouvées par la digestion gastrique ou par un commencement de digestion pancréatique : ce sont les peptones. Un physiologiste allemand, Cohnheim, a signalé, en 1901, la présence dans la muqueuse intestinale d’un ferment, l’érepsine, qui conduit jusqu’à son terme la digestion des peptones. Elle est incapable de commencer l’attaque de l’albumine : mais, lorsque l’action est engagée, elle la poursuit et l’achève, comme une troupe de cavalerie achève la victoire de l’infanterie et précipite la déroute.

Si l’on songe que déjà le suc intestinal digère le sucre, le fait qu’il exerce une action prépondérante dans la digestion des albuminoïdes le met de pair avec le suc pancréatique. On voit, comme nous l’annoncions au début, que le pancréas est bien près de se voir dépossédé, et cette fois au profit de l’intestin, de la puissance digestive qui lui avait été attribuée au détriment de l’estomac par les physiologistes nos prédécesseurs.


A. DASTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1900.