Les Vicissitudes d’une région française - La Provence primitive

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Revue des Deux Mondes tome 74, 1886
G. de Saporta

Les Vicissitudes d’une région française – La Provence primitive


LES VICISSITUDES
D’UNE
REGION FRANCAISE

LA PROVENCE PRIMITIVE

La connaissance des événemens auxquels un pays doit sa configuration, des êtres qu’il a possédés, des aspects qu’il a présentés d’époque en époque ; cet ensemble de variations, pour tout dire, dont une région donnée a été jadis le théâtre, c’est à la géologie et au cortège de sciences groupées autour d’elle que nous sommes redevables de les avoir saisies et de pouvoir les exposer. C’est d’elle que relève ce merveilleux instinct qui nous entraine au fond des âges et nous fait assister en spectateur désintéressé à des révolutions dont le sens nous ferait défaut si la géologie n’était là, prête à le découvrir. Ce mot de révolution, si facilement employé, ne saurait pourtant faire illusion outre mesure, ni être pris dans une acception par trop humaine. Nous l’appliquons, ne l’oublions pas, à des changemens que le mirage du passé fait seul paraître brusques et saccadés. Il en est d’eux comme de ces plans qui se touchent et semblent se confondre à l’horizon, tandis qu’en réalité ils se trouvent séparés par de larges espaces intermédiaires. Les secousses et les dislocations auxquelles nous rapportons les modifications de niveau ou de relief dont l’écorce terrestre a été affectée nous paraissent brusques surtout à raison de l’éloignement. Accomplis le plus souvent avec lenteur et à l’aide d’une impulsion intermittente, amortis, en un mot, par le fait de la durée, durée auprès de laquelle notre courte existence n’est rien, les mouvemens du sol ont dû se prolonger, se répéter, se compléter et aboutir peu à peu aux résultats décisifs que nous constatons. Ils ne nous semblent tels que parce qu’ils résument une longue série d’actions partielles, tantôt concordantes, tantôt dirigées dans un sens opposé à celui des précédentes, de manière à provoquer des effets absolument inverses.

Toute contrée n’est, en dernière analyse, qu’une résultante des divers facteurs dont elle a subi successivement ou simultanément l’impulsion. Elle est telle, sous nos yeux, que le passé l’a faite, et le stratigraphe, ainsi que le paléontologue, ont toujours quelque chose à apprendre sur l’ordre et la nature des terrains explorés par eux et des êtres dont ces terrains gardent les traces. A ce point de vue, aucun sol n’est complètement ingrat et tout observateur peut utilement l’interroger pour en rédiger les annales. Ces annales, il est vrai, sont très loin d’offrir partout le même intérêt : il est des régions essentiellement monotones et stériles, c’est-à-dire réduites à un très petit nombre d’accidens de terrain. On peut les comparer à ces peuples obscurs, à ces races vivant à l’écart, dont le passé ne saurait rien nous révéler. C’est le cas, en géologie, des grandes plaines d’alluvion, des contrées plates, sans fractures ni massifs montagneux, dont une seule formation horizontale ou faiblement inclinée occupe à elle seule l’étendue. La Russie offre des exemples et, parfois, sur une très grande échelle, de cette disposition géognostique. C’est elle qui a valu le nom de « permien » au terrain ainsi désigné, parce qu’il couvre exclusivement le gouvernement de Perm et s’avance jusqu’à l’Oural. Un des géologues français les plus actifs de la première moitié du siècle, M. de Verneuil, aimait à dire comment, en face de cette uniformité persistante, il s’y était pris, de concert avec le célèbre Murchison, pour tracer la carte géologique de la Russie intérieure : suivant chacun, à la distance d’une vingtaine de lieues, deux routes parallèles, ils notaient au passage la continuation du même terrain et bien plus rarement l’apparition d’un terrain nouveau. Ils n’avaient ensuite qu’à coordonner leurs relevés respectifs, et la carte des terrains parcourus se trouvait dressée d’une façon très exacte au fond, bien qu’à l’aide d’une méthode tout approximative en apparence.

L’analyse des changemens survenus dans de semblables régions, par l’effet du temps, se résumerait le plus souvent en quelques lignes : d’abord recouvertes par la mer, puis délaissées par elle, ces régions n’ont cessé depuis de rester terre ferme, et les mouvemens du sol, s’il y en a eu, n’ont pas été de nature à favoriser le retour offensif des flots. — Ou bien encore, comme en Scandinavie, ce sont des régions en grande partie constituées par des roches cristallines très anciennement émergées et que les mers primitives ont abandonnées de très bonne heure pour ne plus jamais les envahir. — Mais s’il est des régions dénuées d’histoire, faute de notions suffisantes et par suite de l’extrême simplicité des élémens qui entrent dans la composition de leur sol, il en est en revanche dont les bouleversemens répétés rendent l’interprétation des plus difficiles. C’est ce qui arrive dans le voisinage des grandes chaînes. Les plissemens et les fractures, les failles, les poussées latérales, les redressemens jusqu’à la verticale et même les renversemens de couches, tous ces phénomènes qui tiennent à l’activité des forces intérieures une fois mises en jeu, se manifestent à chaque pas que l’on fait lorsqu’on remonte les vallées et les pentes alpines. Le stratigraphe, à force de perspicacité, trouve la clé et restitue le vrai sens de chacun de ces problèmes ; il en poursuit l’explication de localité en localité et rejoint parfois les fils égarés de la trame des événemens d’autrefois. Mais la puissance même, nous dirions volontiers l’énormité de pareils événemens, capables d’avoir fait surgir des masses granitiques des profondeurs du sol éventré, au travers des assises rompues ou triturées, devient un obstacle à la juste appréciation de l’état de choses antérieur, et, par suite, à la reconstitution méthodique de celui-ci. — Il n’en est pas ainsi de certaines régions moins tourmentées que les Alpes et plus accidentées que la Russie, qui se sont formées graduellement à l’aide de mouvemens partiels et successifs. Émergées peu à peu, elles se sont accrues en ajoutant de nouveaux espaces à l’étendue primitive, d’abord restreinte à d’étroites limites, puis agrandie et transformée d’une période à l’autre. Là se rencontrent encore apparens les indices des anciennes vicissitudes. Les retraits de la mer élargissant par zones concentriques l’espace continental, de même que ses retours à certains momens ou encore l’action intermittente des eaux douces, remplaçant les eaux salées par des lacs ou des bassins fluviatiles, tous ces accidens si divers se laissent analyser sans trop de peine, et l’histoire du passé, embrassant les révolutions matérielles et les êtres vivans de chaque période, se trouve remise en pleine lumière avec ses traits propres et sa physionomie caractéristique.

C’est en suivant cette voie et en s’attachant à l’une des contrées les mieux disposées pour faire ressortir un ordre pareil de phénomènes qu’Oswald Heer, dont nous avons ici même analysé l’œuvre, a écrit son livre de la Suisse primitive. Mais d’autres pays (et particulièrement la France) présentent les élémens du même genre de tableaux, plus éclatans ou plus effacés, selon les lieux que l’on choisit et l’abondance relative des documens à interpréter, comme s’il était question de choisir entre des drames ou des féeries dont les décors et la mise en scène seraient plus ou moins éblouissans.

Deux contrées françaises, par-dessus toutes, paraissent privilégiées à cet égard, par la raison bien simple que leur autonomie acquise de très bonne heure s’est longtemps conservée intacte dans le cours des âges. Toutes deux, d’abord insulaires, puis graduellement accrues, finalement soudées à la masse principale du continent européen, ont éprouvé d’âge en âge des changemens de toute nature dont leur sol recèle fidèlement le secret. La mer ou les lacs, l’action des eaux thermales ou celle des feux souterrains, les lagunes plates encombrées de verdure, les steppes desséchées et sableuses, les forêts profondes couvrant les plaines et remontant la croupe des montagnes ont tour à tour pris possession de ces deux terres, exercé sur elles leur influence, et leur ont imprimé les aspects les plus divers, les contrastes les plus frappans, sans qu’il soit besoin, pour constater la succession de tant de phénomènes, de s’écarter du périmètre étroit que mesurent quatre ou cinq de nos départemens réunis. La Provence et l’Auvergne ou « île centrale » sont ces deux terres également curieuses à observer. Séparées maintenant l’une de l’autre par la vallée du Rhône, jadis par un bras de mer, marquées de traits communs, mais ayant en des destinées différentes et des événemens qui leur sont propres, elles méritent, par cela même, d’être l’objet chacune d’une étude spéciale, et leurs annales comportent une double histoire. Nous commencerons par celle de la Provence.


I

En jetant les yeux sur une carte de Provence, on voit, à partir du cap Sicié, la côte s’infléchir, se creuser, devenir sinueuse et capricieusement découpée. Non-seulement elle donne lieu aux rades de Toulon et d’Hyères, aux plages dentelées de Bormes et de Cavalaire, au golfe de Grimaud ; mais elle projette au sud un archipel, celui des îles d’Hyères, au moyen duquel la Provence atteint et dépasse quelque peu le 43e degré de latitude. Au-delà, c’est-à-dire à la hauteur de l’embouchure de l’Argent, la côte se replie et remonte vers le nord. Le périmètre dont nous venons de suivre les limites littorales est borné à l’intérieur des terres par la petite chaîne des Maures, qui court de la Garde-Freynet à Pignans ; le long de la plage, la région ainsi déterminée est le plus souvent abrupte, semée d’anfractuosités, d’accidens anguleux ou même coupée à pic, comme si la continuité des terrains qu’elle comprend eût été brusquement rompue à un moment donné, sans qu’il soit possible de présumer leur étendue antérieurement à cette fracture. C’est là, en Provence, en y joignant quelques lambeaux vers l’Estérel, au-dessus de Cannes et du golfe Juan, la « région primitive, » émergée de toute ancienneté, en même temps la région siliceuse et cristalline dont les roches, granitiques et gneissiques par places, sont plus ordinairement schisteuses et pailletées de mica. — Un aspect à part, une végétation spéciale caractérisent cette région, peuplée de chênes-liège et de pins maritimes, associés au châtaignier et aux grandes bruyères. La flore de cette partie du Var emprunte à ces espèces et à une foule d’autres sa physionomie aussi connue des touristes qu’appréciée des botanistes en quête des plantes rares qui foisonnent sur un sol sillonné de ravins profonds et découpé en vallées sinueuses.

Entre cette région et la partie septentrionale, montagneuse et calcaire du département du Var, qui constitue une sorte de terrasse mouvementée, s’interpose une vallée d’érosion, creusée tout entière dans les grès multicolores du trias, qui se prolonge sans discontinuité des abords de Toulon jusqu’au-delà du Fréjus et que la voie ferrée a naturellement choisie pour contourner les Maures, se rapprocher ensuite de Draguignan et gagner l’embouchure de l’Argent, avant de s’engager à travers les masses porphyriques de l’Estérel. Les grès triasiques, d’abord fracturés, puis redressés et s’enfonçant au nord sous des assises calcaires plus récentes, ont offert aux eaux courantes des âges postérieurs des matériaux faciles à attaquer et à désagréger. On les retrouve à l’état remanié dans les lits détritiques d’origine fluvio-lacustre qui abondent principalement aux environs d’Aix, où ils constituent les grès ferrugineux et les argiles vivement colorées de l’étage garumnien, entre Saint-Maximin et Rognac. Revenons à la région primitive : émergée, et, par conséquent, terre ferme bien avant l’âge où se déposèrent les houilles, elle représente réellement la Provence originaire ; mais cette terre des temps les plus reculés, au lieu d’être tourmentée et ravinée, au lieu d’offrir, comme maintenant, trois chaînes ou chaînons parallèles, courant de l’est à l’ouest, reliés par des contreforts et séparés par des vallées étroites et sinueuses, devait être ou tout à fait plate ou faiblement ondulée. À raison justement de ce relief peu accusé, elle devait s’étendre beaucoup plus loin que dans l’âge suivant, alors que les eaux du permien et celles du trias vinrent circonscrire définitivement ses limites. Jusqu’où pouvait s’avancer l’île des premiers temps, celle dont les dépressions servirent de cuvette aux lagunes carbonifères, où s’entassèrent, par conséquent, lits par lits, les résidus macérés et décomposés des forêts houillères ? On ne le saura jamais. Ce qui est certain, c’est que, sur l’extrême lisière de la région des Maures, vers Fréjus et au-delà de l’Estérel, on a réussi à rencontrer des traces incontestables de lits carbonifères, que des couches plus récentes, permiennes ou triasiques dérobent en grande partie à nos explorations. Il a suffi pourtant d’un petit nombre d’échantillons recueillis, lors de la dernière réunion de la Société géologique, pour faire voir que les fougères, les sigillaires, les cordaïtées, là comme plus loin, dans les bassins d’Alais et de Saint-Étienne, peuplaient le bord des eaux et les plages inondées de la contrée qui devait être la Provence.

L’aspect seul des sédimens variés et puissans, qui vinrent ensuite recouvrir le sol envahi de la région, dénote que, dans l’âge qui succède au carbonifère, des phénomènes grandioses se manifestèrent. Essayons de les analyser en quelques mots : l’épaisseur même de ces dépôts atteste la profondeur du bassin qui ceignit alors la partie centrale, et soustraite à l’immersion, de l’île primitive ; elle nous enseigne encore que ce bassin maritime n’avait rien de local, et que du fond du Var il remontait sans obstacle jusqu’au centre du continent européen. Le permien rouge et le grès bigarré ou division inférieure du trias, se retrouvent en effet sans changement dans l’Hérault, l’Aveyron et la Lozère, de l’autre côté de la vallée du Rhône, plus loin dans les Vosges et jusqu’en Allemagne. Sur tous ces points, ces terrains se montrent avec une telle conformité de caractères pétrologiques qu’un savant français de Strasbourg, le professeur Schimper, à la vue du grès bigarré des environs d’Hyères, s’écriait naguère : « Si l’on m’avait mené ici les yeux bandés, sans me dire où j’étais, j’aurais reconnu les Vosges. » Qu’on ôte par la pensée le manteau des formations postérieures, et l’ancienne continuité reparaîtra, la mer « vosgienne » se manifestera libre, allant sans obstacle de la vallée du Rhône à celle du Rhin, et le permien rouge de l’Estérel, de l’Hérault et de l’Aveyron, se rejoindra au Rotheliegende des Allemands. — Était-ce là pourtant une mer au sens propre du mot, et quels étaient les végétaux de cette ile provençale, perdue au sein de son immensité ? Il est plus aisé de répondre à la seconde de ces questions qu’à la première. Effectivement, la flore permienne nous est connue par celle des schistes ardoisiers de Lodève et, par analogie, on aurait pu déjà présumer que les plantes contemporaines de Provence ressemblaient à celles du gisement de l’Hérault. Divers indices sont venus confirmer cette donnée conjecturale : l’arbre forestier le plus répandu de l’époque permienne, celui qui devait peupler et ombrager toutes les pentes, a reçu le nom de walchia ; c’était un conifère, voisine par le port, la forme et l’agencement des feuilles, des araucarias actuels, surtout de l’espèce de l’île de Norfolk en Australie (araucaria excelsa), souvent plantée, presque naturalisée à Cannes, et à laquelle la disposition de ses branches régulièrement étagées imprime un caractère ornemental tout particulier. A l’exemple de ce qui existe chez l’araucaria, le walchia produisait le long de ses branches, des rameaux sans cesse renouvelés ; de plus jeunes, sortis récemment de bourgeons adventifs, prenaient la place des plus anciens qui tombaient de vétusté ; ceux-ci, naturellement caducs, ont parsemé de leurs débris les ardoises de Lodève alors en voie de dépôt. Or, des ramules épars de ces mêmes walchias ont été recueillis dans le permien rouge, soit aux abords de l’Estérel, soit aux environs de Fréjus. Bien plus, tout récemment des enfans intelligens et chercheurs, ceux d’un ancien ministre plénipotentiaire que le souvenir des services rendus à la France protège contre l’oubli[1], ont ramassé, en explorant le permien rouge non loin du Muy, le tronçon d’une tige de fougère arborescente (protopteris), reconnaissable aux cicatrices normalement distribuées des pétioles de ses feuilles. Le moule de ce tronçon, demeuré vide après la disparition de la substance végétale décomposée a dû former une cavité comblée ensuite par remplissage, à l’aidé d’un limon ferrugineux très fin et promptement consolidé. Ainsi, nous pouvons l’affirmer, l’île de médiocre étendue, à laquelle se réduisait alors toute la Provence, était boisée de walchias et, à l’ombre de ceux-ci, s’élevaient de grandes fougères, assimilables par le port et l’aspect, sinon absolument pareilles à celles qui peuplent à Cannes le gracieux vallon de la villa Saint-Jean. D’une grâce incomparable celles-ci forment une décoration assurément digne du prince qui en a conçu l’idée ; il aura heureusement réussi à faire renaître, dans un étroit espace, mais sur les mêmes lieux et dans des conditions exceptionnellement favorables, l’image rendue à la vie d’un passé qu’on aurait pu croire à jamais évanoui.

Que pouvait être la mer contemporaine du trias ? — Les strates puissantes qui représentent la partie ancienne de ce terrain et qui se lient inférieurement au permien rouge vers l’Estérel, méritent en Provence comme ailleurs, et particulièrement dans les Vosges, le nom de « grès bigarré » qui leur a été appliqué. Ce sont des lits de grès purement siliceux, de grès marneux et d’argiles ferrugineuses, bleuâtres, grisâtres, rougeâtres, versicolores, alternans et entremêlés. Leur composition purement détritique dénote des érosions exercées sur une très grande échelle et dont les élémens furent visiblement empruntés aux terrains primitifs, alors les seuls exondés, surtout à la partie friable, désagrégeable, des gneiss, des micaschistes et des granités, dont le feldspath a dû se convertir en particules argileuses, tandis que le quartz trituré donnait la matière du grès, le fer, la soude et la potasse étant également entraînés ou dissous. Il semblerait donc qu’un phénomène de dénudation eût alors raviné le sol, attaquant tous les reliefs et déposant au fond des eaux, dans des conditions variables, les matériaux entraînés, tantôt à l’état de sable, tantôt à celui de limon plus ou moins finement tamisé, en tenant compte aussi des actions chimiques que des eaux chargées de silice, ou de fer, ou d’autres substances préalablement dissoutes pouvaient exercer pour cimenter les dépôts en voie de stratification. Ces résultats mécaniques de l’activité des eaux courantes, drainant le sol et charriant les débris balayés au fond des bassins de l’époque sont tellement appareils et si facilement appréciables qu’il n’est pas nécessaire d’y insister ; mais, comme ils accusent dans la cause qui les aurait gouvernés une sorte d’universalité, dont la plupart des géologues ont été frappés en considérant le trias, on est en droit de se demander d’abord quelle a été cette cause et quels auraient été la nature et le caractère des mers de l’époque ou plus simplement de l’eau de ces mers.

D’une façon générale, le trias, à partir même du permien rouge, apparaît comme une ère de transition, intermédiaire entre l’ère paléozoïque qui n’existe plus et l’ère jurassique qui n’est pas encore inaugurée. Il y a là, pour notre globe, la présomption d’une crise cosmique qui a dû se traduire par des déversemens de pluie dont les traditions relatives au déluge représentent une sorte d’écho affaibli. Ces crises, à de grands intervalles, semblent avoir précédé et accompagné les changemens dont notre terre a offert successivement le tableau. En ce qui concerne en particulier les eaux de la mer triasique, il est bien certain que les sédimens étages lits par lits, qui constituent les grès bigarrés ne comprennent aucun vestige de la vie marine, telle que nous la connaissons et telle encore que les formations des divers âges nous la font voir en géologie, à l’aide des fossiles. On dirait un océan désert ; et les rares fragmens de végétaux entraînés de la plage sont les seuls restes qui trahissent la présence de la vie. Etaient-ce là des eaux d’une salure imparfaite ou au contraire sursaturées ? On peut tout supposer à cet égard ; difficilement on obtiendra la solution d’un problème qui tient à des causes si complexes, à des phénomènes si éloignés, par cela même d’un ordre tellement étranger à ceux de nos jours que l’esprit le plus subtil se perdrait en essayant de deviner. Un auteur allemand, dans un livre récent et fort curieux, a été jusqu’à prétendre doser, pour ainsi dire, la salure d’abord nulle ou insensible, longtemps faible, puis croissante et graduellement prononcée des anciennes mers. Selon lui, les mers paléozoïques auraient été hantées, le long des plages, par les plantes de ce premier âge. La flore, d’abord aquatique et sortie des eaux de la mer, aurait ensuite émigré sur le sol humide et les espaces émergés, à mesure que la différence entre les eaux salées et lacustres allait en s’accentuant. Il peut y avoir du vrai dans cette théorie, trop radicale pour être adoptée en bloc. Les élémens basiques des chlorures auxquels est due la salure de l’Océan ont sans doute varié d’âge en âge et se sont prêtés à des combinaisons diverses selon les époques. En effet, le magnésium, le sodium, le potassium, le calcium entrent sous forme de silicates dans la composition des roches primitives, et leur abondance relative au sein des mers a pu dépendre des érosions successivement exercées par les eaux de pluie et les eaux courantes et de l’amplitude du pouvoir dissolvant de ces eaux, alors probablement plus prononcé qu’aujourd’hui. Qui sait même si, avant d’être universelle, la salure des mers n’aurait pas été localisée, concentrée dans certains bassins, absente ou à peine sensible dans d’autres ? Sommes-nous certains que d’autres chlorures n’aient pas dominé avant l’époque où le chlorure de sodium et ceux de potassium et de magnésium sont devenus prépondérans ? Enfin, des actions thermiques ou des émissions géogéniques n’ont-elles pas pu venir se combiner avec les résultats de l’érosion, de façon à modifier à un moment donné la composition chimique et la nature de l’eau de mer ? — Si le chlorure de sodium ou sel marin actuel s’est accumulé au sein de certaines eaux, dans des proportions auparavant inconnues et dans un âge déterminé, il serait permis de soupçonner que cet âge eût été le trias et plus spécialement la fin de cette période ; elle se termine par le keuper ou « saliférien, » étage caractérisé, là par des amas de sel, ici et spécialement en Provence, par des masses de gypse, ailleurs par des calcaires magnésiens ou dolomies. Quelle que soit la cause génératrice de cet ensemble de phénomènes, les mers d’alors en furent le théâtre, et c’est dans des eaux parvenues à un degré de saturation déterminé et particulier pour chacune de ces diverses substances préalablement dissoutes, qu’elles se précipitèrent respectivement, non pas associées ni confondues, mais constituant des dépôts massifs et localisés. On sait effectivement par expérience et par l’observation de ce qui se passe dans les marais salans, que l’eau de mer, à mesure qu’elle se concentre, ou, si l’on aime mieux, à mesure que la proportion de l’eau diminue par rapport aux substances dissoutes, précipite celles-ci dans un ordre fixe et déterminé une fois pour toutes : le gypse avant le sel ordinaire ou chlorure de sodium et les autres chlorures seulement après celui-ci. La même chose dut se passer à la fin du trias, mais sur une très grande échelle, non par évaporation, mais sans doute par suite de l’abondance des substances dont les eaux marines se trouvèrent alors saturées sur une foule de points de l’étendue qu’elles recouvraient. En Provence même, au-dessus du grès bigarré, c’est-à-dire, après le dépôt de celui-ci, on voit l’étage du muschelkalk ou conchylien revêtir l’apparence d’une vraie mer, peuplée d’êtres vivans, coquilles et poissons. Après le conchylien vient le keuper, nommé aussi l’étage des marnes irisées. Les phénomènes dont nous avons parlé se manifestent alors ; les amas de gypses abondent, ainsi que le calcaire magnésien, et la transition s’opère vers le lias inférieur, premier terme de la série jurassique. Avec lui, une ère nouvelle est inaugurée pour la Provence, qui demeure une région insulaire, primitive au centre, cernée d’une bande littorale triasique, décidément émergée. Autour de cette île, s’étend une vaste mer, la mer jurassique dont nous allons rechercher et définir le caractère.


II

La mer jurassique persiste en Provence d’un bout à l’autre de la période, avec des variations de profondeur, de sédimentation, d’éloignement ou de rapprochement des anciens rivages, mis en lumière par l’étude des géologues, mais sans indice de discontinuité, sans que des retraits partiels aient fait surgir au milieu d’elle de véritables îlots.

Dans les mers profondes, les dépôts, ainsi que les faunes dont on observe les vestiges, affectent un faciès pélagique. Les mollusques, surtout les gastéropodes, deviennent de plus en plus rares ; les seuls animaux qui fréquentaient la haute mer ont laissé des traces répétées. Les roches sont dures, compactes, en assises superposées et sans alternances de lits schisteux et marneux ou marno-sableux. Ce temps et ces conditions ont été favorables aux ammonites, qui, à l’exemple des argonautes actuels, naviguaient au loin, portées sur une coquille flottante, mince et transparente, divisée à l’intérieur par de nombreuses cloisons. C’est encore le temps des grands reptiles nageurs, ichtyosaures et plésiosaures, qui semblent avoir joué le rôle dévolu plus tard aux cétacés. Dans le midi de la France, les géologues s’accordent à croire que les mers, d’abord basses et plutôt vaseuses, peuplées d’algues et de mollusques littoraux, auraient ensuite gagné progressivement en étendue et en profondeur. Les puissantes assises de calcaire néocomien, pauvres en fossiles, amis de la plage, qui couronnent l’ensemble, favorisent cette opinion, qui est ici formulée d’une façon générale, abstraction faite d’une foule d’accidens et de particularités locales dont les stratigraphes ont en soin de relever la signification, en traçant l’histoire minutieuse des étages successifs.

Sur terre, le spectacle n’aurait pas été moins curieux à saisir, s’il avait été donné de l’analyser. Le sol émergé de la Provence, contemporain des mers dont il vient d’être question, ne nous a, par malheur, rien laissé en fait de vestiges propres à nous guider. Il faut bien recourir à d’autres régions, si l’on tient à s’en rendre compte. On sait qu’il existait alors déjà quelques petits mammifères terrestres, d’autant plus faibles et subordonnés que le règne végétal, réduit à des élémens plus appauvris, ne leur fournissait encore qu’une nourriture des moins abondantes : point d’herbages, ni de fleurs, peu de fruits succulens ou charnus, à peine quelques amandes comparables à celles de nos plus d’Italie. Les deux règnes ont dû avancer en s’appuyant l’un sur l’autre. La flore, en se dédoublant et se diversifiant, a produit à la fin des substances nouvelles, plus riches, plus variées, mieux appropriées au régime des animaux phytophages et frugivores. C’est ainsi que les mammifères terrestres, d’abord si débiles, ont pu graduellement s’élever et se multiplier. Les quadrupèdes, les oiseaux et les insectes ont suivi également une marche ascendante après avoir traversé un état de faiblesse et d’imperfection relatives, longtemps prolongé, et finalement les progrès seuls de la flore terrestre ont amené ces catégories au degré de perfectionnement qu’elles ont atteint à partir du début des temps tertiaires.

La flore terrestre, recueillie récemment par M. Changarnier-Moissenet, aux environs de Beaune, sur un horizon jurassique moyen (étage corallien), s’écarte peu assurément de celle qui couvrait à la même époque les rivages de Provence. La frappante monotonie de cette flore, confirmée par sa comparaison avec les empreintes de plantes provenant d’autres gisemens du même âge, nous autorise à penser qu’en s’avançant plus au sud on aurait rencontré à peu près partout un ensemble de formes végétales à peu près semblables. — Rien de plus grêle, de plus menu, de moins luxuriant que les végétaux recueillis par M. Changarnier, dans la Côte-d’Or, et qui croissaient à portée d’une baie abritée contre les courans. Ces végétaux furent entraînés par les ruisseaux de l’époque et enfouis dans un sable très fin promptement consolidé, où l’empreinte des parties les plus délicates a pu se mouler. L’imagination à demi éclairée des gens du monde, celle même des savans étrangers aux études spéciales, croient apercevoir sans trêve des palmiers, des bananiers, des arbres à feuillage opulent, des fougères géantes, au sein de ces lointains paysages de l’Europe d’autrefois ; il n’en est rien cependant, ou du moins il est loin d’en être toujours ainsi. Dans le cours entier de la période jurassique, du lias au néocomien et encore au-delà, la végétation européenne ne cesse de reproduire, à peu de variations près, le spectacle que le gisement de Beaune laisse entrevoir pour le corallien, que le gisement d’Etrochey, non loin du premier, fait toucher au doigt, en ce qui concerne le bathonien, et Cirin, Orbagnoux ou Armaille, auprès de Lyon, en ce qui touche le kimméridien, c’est-à-dire la partie récente du jurassique. A Beaune, il est vrai, cette réduction de la taille des plantes, cet aspect grêle, cette consistance dure et maigre semblent poussés au dernier degré, et nulle part les caractères inhérens à la flore terrestre jurassique ne se trouvent plus accentués. Les fougères ont des feuilles découpées en lobes multifides, à la fois menus et coriaces. Ces fougères tapissaient le sol ; c’était les seules herbes de l’époque ; au-dessus d’elles, s’élevaient à peine des cycadées naines dont les frondes n’atteignaient pas au quart de celles des types actuels, si répandus dans nos serres, et dont la taille pourtant est déjà des plus médiocres. Quelques conifères associées aux fougères et aux cycadées formaient les seuls arbres dignes de ce nom, arbres aux tiges rigides, aux rameaux nus hérissés de feuilles en crochets ou recouverts de plaques juxtaposées, sans grâce ni souplesse, incapables de dispenser aucune ombre ni de communiquer aux massifs forestiers aucune fraîcheur.

Cette Provence insulaire allait pourtant disparaître. Séparée jusqu’alors du pâté alpin dont le relief se prononcera peu à peu, elle était destinée à se souder à lui et, une fois cette soudure accomplie, à ne plus en être isolée. En un mot, dans le cours de la période à laquelle nous touchons, l’ébauche du continent européen, encore bien éloigné de sa forme définitive, tendait pourtant à dessiner ses premiers contours, puis à s’étendre et à rejoindre enfin les membres d’abord épars de la grande terre qui le constitue sous nos yeux. Mais, avant d’atteindre le but, que de changemens partiels et même de pas en arrière, comme il arrive à l’esquisse qu’un peintre efface à plusieurs reprises, avant d’en arrêter tous les traits !

Au-dessus de l’étage néocomien et à mesure que se déroule la craie, en avançant vers le milieu de cette grande période, on voit la mer, qui jusqu’alors avait occupé la Provence, tendre à se retirer par étapes. A chacun des étages qui se succèdent, elle perd en étendue comme en profondeur. Un jeune géologue, observateur des plus consciencieux, après avoir constaté l’uniformité, sur de grandes surfaces, des dépôts jurassiques supérieurs de Provence et étendu ce même caractère aux premiers dépôts crétacés, note cependant ce fait que le calcaire blanc néocomien accuserait déjà une diminution dans l’épaisseur de la nappe océanique, puisque les coraux dont on constate la présence s’accommodent mal des profondeurs excessives[2]. Le mouvement de hausse des fonds sous-marins, une fois inauguré, ne cesse de se prononcer à mesure que l’on s’élève dans la série. « Les faunes, dit encore M. Collot, sont de moins en moins pélagiques et la mer est de plus en plus circonscrite dans des bassins déterminés ; les environs d’Aix en particulier paraissent avoir été mis à nu, sur la fin du néocomien, par le fait du mouvement ascendant qui vient d’être signalé. » De là, d’après le même auteur, la première ébauche du relief de Sainte-Victoire, cette masse rocheuse dont la croupe hardie borne au nord la vallée du Lar et domine le champ de bataille où Marius extermina les Teutons.

Un autre savant, dont l’amitié nous interdit de faire l’éloge et qui médite de tracer l’histoire détaillée des événemens que nous résumons ici, M. le professeur Marion, a délimité les rivages de la mer sénonienne en Provence[3]. C’était une mer en voie de retrait, c’est-à-dire que, plus circonscrite que celle des étages antérieurs, elle tendait elle-même à disparaître, réduite graduellement à une profondeur décroissante, insensiblement convertie en lagunes saumâtres, jusqu’au jour où elle devait faire place à des eaux douces, encombrées de plantes palustres, d’où sont finalement provenus les lits de combustibles connus sous le nom de lignites du bassin de Fuveau.

Suivons cette marche des anciennes eaux, en prenant pour guides non-seulement les savans déjà cités, mais un autre géologue, leur doyen, M. Philippe Matheron, qui, le premier, sut porter la lumière sur les points obscurs ou mal interprétés de la série entière des phénomènes dont la Provence fut alors le théâtre. La Provence « sénonienne » n’était plus une région insulaire, séparée par la mer de la région des Alpes. Soudée maintenant à celle-ci, elle faisait partie d’une étendue continentale, déjà assez imposante, quoique très éloignée de ressembler à ce qu’est l’Europe moderne. Quant à la mer de la craie moyenne, qui remplissait la vallée du Rhône, elle échancrait le sol provençal sur deux points, dessinant deux golfes étroits et sinueux, l’un plus large et plus profond, partant de l’étang de Berre pour s’étendre au-delà d’Auriol et de Saint-Zacharie jusqu’au Plan-d’Aups et au pied même de la Sainte-Baume ; l’autre plus étroit, plus petit et plus capricieusement dessiné le long de ses bords, s’avançant vers La Ciotat et le golfe des Lèques pour aller atteindre et dépasser le Beausset, au nord-ouest de Toulon. Les plantes terrestres, contemporaines de cette mer dont elles peuplaient les rivages, sont maintenant bien connues et elles attestent une grande originalité de formes. De même qu’en Bohême à la même époque, des araucarias et des cyprès de types inconnus s’y marient aux premiers magnolias, à des ménispermées, à des sumacs, à de savonniers, à des arbres feuillus dont il est difficile de préciser l’affinité véritable. Mais cette mer était elle-même destinée à s’éloigner peu à peu. On la voit rétrospectivement faire place à des eaux saumâtres, puis à des lagunes d’estuaire, finalement à des nappes dormantes, peut-être alimentées par les crues périodiques d’un courant fluviatile et à niveau variable selon les saisons et les années, aux allures rappelant celles du Nil et du Niger africains.

Ici, les documens abondent ; presque tous sont dus à la sagacité de M. Matheron, dont nous avons signalé plus haut les précieuses découvertes. Les lits de charbon, objet d’une vaste exploitation à Fuveau, à Gréasque, à Trets et à Gardanne, sont le produit visible d’une accumulation de végétaux décomposés, dont les débris s’entassaient au fond d’une eau pure et calme, exempte de limon et d’élémens détritiques. Le limon mêlé à des particules végétales et celles-ci associées à des mollusques fluviatiles se retrouvent dans les feuillets de charbon impur et les lits de calcaire argileux qui séparent les assises de combustibles : cette abondance de coquilles amies des eaux vaseuses marque bien la faible profondeur de ces eaux. — Quelles étaient les plantes qui peuplaient à ce moment la contrée ? La rareté des empreintes de végétaux terrestres par rapport à ceux des stations marécageuses engage à croire que les plages étaient alors basses et situées à l’écart, fréquemment inondées et probablement dépourvues d’autres plantes que celles, comme certaines fougères, qui croissent naturellement sur le bord des eaux. Un seul palmier, dont les feuilles reproduisent le type d’une espèce des Seychelles, et des fruits à tégument filamenteux, comparables à ceux qu’entraîne le Gange, sont jusqu’ici les uniques indices révélateurs de la végétation des parties littorales. En revanche, les plantes aquatiques, celles qui peuplaient les eaux tranquilles, ont laissé d’elles des traces assez multipliées, assez nettement caractérisées pour nous dévoiler à coup sûr l’aspect de l’ancienne lagune, sans doute cachée à perte de vue par un rideau pressé de végétaux à demi submergés. Nous avons nommé Rhizocaulées ceux de ces végétaux dont les traces reparaissent le plus souvent. Ils n’ont avec les plantes actuelles les plus voisines qu’une parenté assez lointaine : leurs tiges érigées, aux tissus lâches et parsemés de vides intérieurs, auraient bientôt fléchi, si elles n’avaient en la faculté d’émettre à diverses hauteurs des radicules qui, après avoir percé le fourreau des anciennes feuilles, descendaient au fond de l’eau et servaient ainsi de soutien à cette curieuse espèce aujourd’hui perdue. Elle rappelle de loin et en plus petit les Pandanées tropicales et constituait au sein des eaux crétacées de Fuveau des colonies d’individus pressés et indéfiniment multipliés. Les Rhizocaulées ne dominaient pas exclusivement : un ingénieur civil, M. Darodes, a extrait de la mine de Trets des feuilles de lotus, fossilisées sur place, à la superficie d’un fit charbonneux. Quelques-unes sont étalées et presque entières, d’autres repliées en cornet, telles qu’un faible mouvement a dû les disposer en les entraînant au fond. Le lotus, on le sait, élève au-dessus des eaux tranquilles ses larges feuilles conformées en bouclier. Il fait l’ornement des anses retirées des grands fleuves de l’Asie intérieure et méridionale. Le lotus reparaît en Amérique. Au lieu de tenir ses fleurs couchées au niveau de la nappe dormante qu’il habite, à l’exemple du nénuphar, c’est au sommet de longs pédoncules dressés qu’il porte ses fleurs, pareilles à des lis roses ou dorés, selon les espèces, et si belles que la religion, d’accord avec la poésie, leur réserve une place dans toutes les mythologies de l’extrême Orient. On rencontre encore le lotus dans l’ancienne Égypte, où la plante semblerait avoir été introduite primitivement et naturalisée sur les bords du Nil, qu’elle a depuis abandonnés.

Au milieu de ces plantes nageaient des tortues et se blottissaient de véritables crocodiles[4], voisins de ceux du Nil, mais notablement plus grands. Les coquilles, soit celles qui rampaient sur le sol (lychnus), soit celles qui vivaient au sein des eaux (physes), par leur dimension inusitée, leur beauté, leur singularité même, reportent l’esprit vers les régions équatoriales, les îles de la Sonde, les Carolines et les Salomon, dont on a tant parlé dernièrement, où fourmillent tant d’êtres privilégiés inconnus à nos latitudes et qui seuls pourtant offrent des termes de comparaison avec la Provence de l’âge des charbons de Fuveau et des temps immédiatement postérieurs. À cette dernière époque effectivement, la nappe palustre de la vallée du Lar, si longtemps envahie par des plantes marécageuses, gagna en profondeur, et, peut-être par suite du percement de quelque bassin supérieur, se convertit en un lac alimenté par un puissant cours d’eau et comblé ensuite, peu à peu, par le transport et le dépôt d’élémens détritiques empruntés principalement au trias. À cette dernière période de la craie prise dans son ensemble, à ce voisinage d’un fleuve baignant les rives d’une contrée d’où la mer était exclue, arrosant sans doute l’intérieur d’un grand continent, se rattachent des reptiles gigantesques, reconstitués par M. Matheron, et sur lesquels nous tenons de lui des notions que nous ne saurions passer sous silence.

L’un d’eux, le « rhabdodon, » appartenait à l’ordre des dinosauriens, qui se distinguent par le mode d’implantation de leurs dents, fixées latéralement dans une rainure de l’os maxillaire, qui présente un seul alvéole pour toutes les dents. Celles-ci sont rayées verticalement, avec des stries saillantes aboutissant à des dentelures marginales. Ces dents trituraient sans doute les coques dures des fruits de cycadées et les parties nutritives du bois et des écorces. Le mieux connu des dinosauriens est « l’iguanodon » de Cuvier, qui vivait, au début de la période crétacée, dans l’âge wéaldien, et dont l’anatomie a été dernièrement déterminée à la suite d’une découverte exceptionnelle. Des squelettes entiers d’iguanodons ont été retirés, en Belgique, d’une fosse marécageuse où ces animaux étaient restés embourbés dans une vase noirâtre, parsemée de débris de végétaux décomposés. Grâce aux soins intelligens de M. Dupont, le musée de Bruxelles possède maintenant des iguanodons de 10 à 12 mètres de longueur, dressés sur leurs énormes pieds de derrière, appuyés sur une large queue qui leur servait de support et leur permettait de se tenir debout sur la vase molle, tandis qu’avec leurs membres supérieurs, beaucoup plus courts, ils embrassaient les troncs des arbres dont ils recherchaient les amandes comestibles. La taille du rhabdodon de Fuveau était à peu près la moitié de celle de l’iguanodon. — Dans un autre gisement de la même époque, M. Matheron a rencontré les restes d’un saurien gigantesque, d’un crocodilien ayant tous les caractères des animaux de ce groupe. Il différait pourtant des crocodiles actuels par la dimension réduite, dans le sens longitudinal, des vertèbres caudales par rapport à leur diamètre transverse, ainsi que par l’absence, à ces vertèbres, d’apophyse supérieure épineuse bien caractérisée. C’est là une structure qui dénote une queue relativement courte, déprimée dans le sens vertical, et des proportions générales plus ou moins trapues. L’examen des ossemens du corps et des membres prouve que l’animal fossile était plus haut et plus affermi sur ses pattes que les crocodiles vivans ; par conséquent, que ses allures étaient plus assurées sur le sol et plus redoutables vis-à-vis de sa proie. Il était pourtant aquatique, ainsi que le démontre la charpente de ses os, dépourvus de canal médullaire ; sa taille atteignait au moins 10 à 12 mètres de longueur. Il a reçu le nom d’hypsclosaurus, et l’on est en droit de lui attribuer les fragmens d’un œuf énorme dont il existe, chez le savant qui l’a découvert, de notables portions et surtout les deux calottes, en forme de coupole surbaissée, qui mesurent chacune environ 0m, 20 de diamètre. Il est aisé de restituer intégralement cet œuf et de définir les caractères d’un organe dont il n’est pas besoin de faire ressortir l’excessive rareté à l’état fossile. Effectivement, les œufs de reptiles ont ceci de particulier qu’ils n’ont pas un gros et un petit bout, comme ceux des oiseaux ; ils affectent plutôt la forme’ régulièrement ellipsoïde d’un cocon, les extrémités étant symétriquement arrondies et le milieu presque cylindrique. Les fragmens en question, par leur rapprochement, donnent un œuf qui ne pouvait avoir moins de 0m, 35 à 0m, 40 de long, et dont la capacité équivalait à huit ou dix fois le volume d’un œuf d’autruche. Mais une dernière circonstance enlève toute incertitude à sa détermination, c’est l’existence de rugosités fines et labyrinthoïdes, décrivant un réseau superficiel des mieux caractérisés, et que M. Matheron a observé absolument pareil à la surface des œufs des caïmans actuels du fleuve Parana, qu’il avait réussi à se procurer.

Des êtres conçus aussi en dehors de ceux qui nous sont familiers étaient adaptés trop étroitement à un genre de vie déterminé pour ne pas se trouver exposés à disparaître aussitôt que la nature aurait achevé de se renouveler autour d’eux, par l’extension des arbres feuillus et l’élimination des cycadées et des conifères de l’âge antérieur ; enfin, par la multiplication des mammifères et des oiseaux, achevant de se répandre et de se transformer. Cette dernière évolution n’est accomplie qu’à la fin de la craie. Les dépôts crétacés, dit M. de Lapparent[5], n’ont pas encore fourni de mammifères, et, quant aux oiseaux primitifs signalés par M. Marsh dans la craie du Kansas, ils s’écartaient tellement des nôtres, que plusieurs (odontornis, hesperornis) avaient des dents et présentent des particularités de structure propres à atténuer notablement la distance qui sépare aujourd’hui la classe des oiseaux de celle des reptiles.

Il convient de noter la lenteur excessive de ces évolutions, qui, loin d’obéir à un mouvement d’ensemble, de suivre une marche uniforme et simultanée, s’attardent ou se précipitent, au contraire, selon les catégories que l’on considère. Il en résulte des contrastes trop marqués, au point de vue biologique, pour ne pas attirer l’attention. Tandis que les mollusques terrestres ou d’eau douce, par exemple, diffèrent fort peu, par l’aspect morphologique et le rôle qui leur est attribué, de ceux qui rampent sur le sol actuellement, le long des fleuves ou au bord des lacs, dans les régions attenantes au tropique ; que l’on recueille, en un mot, dans les lits crétacés, des hélices, des auricules et des bulimes, des physes, des limnées, des mélanies et des moules d’eau douce ; tandis que, d’autre part, les palmiers et les pandanées dominent déjà les plages numides et qu’à leur pied, comme de nos jours, s’étalent des osmondes, tandis que les lagunes elles-mêmes se couvrent de roseaux et disparaissent sous les lotus en fleurs ; pour tout résumer, tandis que le paysage du dernier âge de la craie est déjà celui que nous offrirait le Gange, le Nil supérieur ou même le Volga près de son embouchure, les animaux terrestres diffèrent encore totalement. — Les mammifères sont rares ou même inconnus ; ils ne sont pas absens tout à fait ; mais, subordonnés et craintifs, ils se cachent ; leur règne est proche, mais non encore établi, et les oiseaux, imparfaitement transformés, loin d’avoir atteint le terme de leur adaptation à la vie aérienne, affectent ces caractères étranges dont la singularité résulte surtout de l’ignorance où nous sommes des échelons partiels qu’ils ont dû gravir à travers les âges avant de devenir ce qu’ils sont et ce qu’on a cru longtemps, à tort, qu’ils avaient toujours été.

Nous ignorons dans quelle mesure les révolutions physiques ont contribué à précipiter le déclin et à entraîner la chute d’un ordre de choses, déjà altéré dans ses élémens constitutifs, et qui tendait à faire place à un ordre nouveau. Nous entendons par révolutions physiques celles qui tiennent aux mouvemens de l’écorce terrestre, à son relèvement ou à son abaissement alternatifs, à ses plissemens et à ses fractures, d’où résultent, en dernière analyse, les chaînes de montagnes, d’une part, et, de l’autre, par suite des affaissemens, les invasions de la mer ou la formation des nappes lacustres là où précédemment le sol était à sec ; enfin, l’action concomitante des cours d’eau balayant les pentes et charriant vers les dépressions les élémens détritiques situés à leur portée. — Ce qui est certain, c’est qu’en Provence, aux oscillations qui avaient amené le retrait de la mer sénonienne, puis l’établissement des lagunes du bassin de Fuveau, à ces premières oscillations succédèrent des secousses, des fractures et des exhaussemens dont les effets sont encore visibles dans la vallée du Lar. Leur importance se mesure à la puissance même des matériaux de tout genre : brèches, poudingues, argiles rutilantes, marnes et grès accumulés par les eaux dans l’étroit espace qui, de Fourrière et de Trets, s’étend jusqu’au-delà de Rognac, périmètre qui dut originairement constituer un bassin lacustre ou un estuaire d’une grande profondeur. Sur le flanc même de Sainte-Victoire, les brèches anciennement arrachées aux escarpemens de la montagne et cimentées par un limon ferrugineux ont donné lieu au marbre connu sous le nom de a brèche d’Alep. » C’est là une sorte de nagelfluhe semblable à celui qui, dans les Alpes centrales, représente les débris produits par leur soulèvement. En proportionnant les effets aux causes, ne semble-t-il pas que, vers la fin de la craie, le rocher hardi de Sainte-Victoire, maintenant renversé sur sa base retournée, ait dû surgir, et, en même temps que lui, d’autres chaînes, telles que la Sainte-Baume et le mont Ventoux, aujourd’hui médiocres, alors peut-être émules de nos Alpes, dominant toute la région provençale, dont leur redressement vint modifier l’ancienne économie ? Chacune d’elles, nous allons le voir, une fois érigée en massif, admettait à ses pieds et sur l’un de ses flancs, conformément à ce que montrent en Suisse le Jura, le Mont-Blanc et les Alpes centrales, une ou plusieurs cuvettes lacustres, véritables crevasses servant de compensation aux cimes qui s’élèvent au-dessus, et d’autant plus profondes que les escarpemens voisins sont eux-mêmes plus abrupts.


III

Il reste bien des étapes à parcourir et des changemens géognostiques et organiques à passer en revue avant d’apercevoir la Provence actuelle, avec ses limites et son relief, avec la végétation clairsemée de ses collines trop souvent déchirées, malgré tout gracieuses, et dont la silhouette se détache si délicatement sur l’azur intense des horizons. En touchant au tertiaire, en nous avançant au sein de cette période, qui précède immédiatement la nôtre, nous sommes effectivement bien éloignés encore du terme final. Les étages, c’est-à-dire les dépôts partiels, et par conséquent les subdivisions enchaînées l’une à l’autre de tout l’ensemble, représentent sans doute un espace chronologique des plus considérables. Sous nos yeux, la nature physique et la nature organique changent peu ou par degrés insensibles ; elles se dégradent, il est vrai, sous l’influence personnelle de l’homme qui fait le vide autour de lui et remplace la végétation spontanée et la faune des animaux sauvages par la culture des plantes alimentaires ou usuelles et l’élève des animaux dont il se nourrit ou dont il se sert. Avant l’homme, l’intelligence active d’aucune créature ne remplissait le rôle qu’il s’est attribué. Le monde vivant était livré aux seules forces qui tiennent à la concurrence vitale naturellement exercée. La balance générale s’établissait d’elle-même entre tous les êtres et les maintenait les uns par les autres, par le fait de la sélection et de l’adaptation. En un mot, l’avantage se trouvait invinciblement acquis aux mieux armés, à ceux que leurs aptitudes mettaient en harmonie plus directe, plus intime et plus complète avec les circonstances de milieu.

Lorsque les circonstances ont changé, les êtres, par une conséquence nécessaire, ont également changé ; mais l’expérience qui ressort de toutes les observations fait bien voir que ces changemens, au lieu d’être brusques et universels, se sont opérés constamment avec lenteur, qu’ils ont été partiels, en un mot, avant de devenir définitifs. Mais puisque les mutations biologiques se sont réalisées par nuances successives, avant de se généraliser elles ont dû nécessairement mettre un temps très long à s’accomplir entièrement. Certaines épaves du passé, il est facile de le constater sous nos yeux, persistent au sein d’un ordre de choses entièrement renouvelé. Chaque fois, en effet, qu’une catégorie d’êtres, auparavant obscure ou subordonnée, a tendu, par voie de migration ou autrement, à s’introduire et à prédominer sur d’autres frappés de déclin et destinés à disparaître plus ou moins vite, une lutte s’est établie entre les nouveaux arrivés, plus jeunes et plus favorisés, et ceux qui, jusqu’alors, avaient été en possession du sol ; mais cette lutte, dont l’issue était cependant inévitable, a dû chaque fois être très longue, la force de résistance répondant à celle de l’attaque, et les vaincus, dans ce combat de la vie, ne cédant que tard et reculant pied à pied devant l’invasion victorieuse. La durée probable du temps employé à ces évolutions, dont les stratigraphes déterminent les échelons, a souvent étonné. On a essayé même de la révoquer en doute, et pourtant l’esprit, après réflexion et à la suite d’expériences réitérées, s’y trouve ramené invinciblement. Lorsque, dans certains dépôts, des feuillets schisteux, aussi minces que les pages d’un livre, accusent l’ancienne présence d’eaux calmes et pures et présentent des insectes ou des plantes intercalés entre ces feuillets, trahissant même par leur juxtaposition une saison déterminée, comment ne pas se dire qu’à peine deux ou trois d’entre eux ont pu se former chaque année, à l’aide d’un limon subtil consolidé par voie chimique ; et lorsque c’est par centaines que chaque fit compte de pareils feuillets et que ces lits se répètent par centaines aussi, de la base au sommet d’une seule assise, comment ne pas admettre d’énormes durées, comment ne pas multiplier les siècles, sans être à même pourtant de rien affirmer d’absolument précis, en dépit des tentatives de certains auteurs, plus enclins à l’esprit de système que réellement éclairés ?

Tant qu’une région déterminée garde ses limites et son orographie, que le calme règne autour d’elle et que les conditions d’où résultent la distribution des accidens du sol et l’économie du climat ne sont pas sensiblement altérées, elle conservera aussi les animaux et les plantes qui lui sont propres, associés dans des proportions qui, une fois fixées, n’éprouveront, même à la longue, que des oscillations renfermées dans d’étroites limites. Mais, si cette région vient à subir des phénomènes perturbateurs, ceux-ci pourront être de deux sortes, intrinsèques ou extrinsèques, c’est-à-dire intérieurs et locaux ou extérieurs et généraux, et les êtres eux-mêmes, ainsi influencés, le seront dans la mesure de l’intensité et de la puissance de ces causes de trouble, les plus générales et les plus actives étant aussi les seules auxquelles il soit légitime de rapporter les révolutions organiques ; nous voulons parler de celles qui, une fois accomplies, aboutissent au renouvellement de la nature vivante, soit dans sa physionomie, soit dans la nature des types et des formes qu’elle comprend à chaque période de son existence.

Ces réflexions s’appliquent à la Provence tertiaire ; non-seulement cette région a varié dès l’origine de la période et ensuite d’âge en âge ; mais elle a subi le contre-coup des changemens qui se produisaient en dehors d’elle, soit en Europe, soit en affectant le globe tout entier. Il faut bien tenir compte de la marche encore mystérieuse de celui-ci, passant d’un état d’uniformité calorique vers un état d’inégalité croissante et de refroidissement toujours plus accentué des régions polaires comparées à celles de l’équateur. Le contraste entre les deux zones est allé effectivement en se prononçant toujours davantage. Mais laissons ces causes générales, demeurées obscures ou même inconnues dans leur principe, pour nous tenir aux conséquences qui résultent de leur combinaison avec les événemens particuliers à la seule Provence.

Ces événemens se rattachent, il est utile de le rappeler, à deux ordres de particularités, les unes purement physiques, les autres biologiques. La stratigraphie, dont les enseignemens ne font jamais défaut, puisque dans tous les âges les eaux n’ont jamais cessé de charrier des matériaux et d’accumuler des dépôts, la stratigraphie nous instruit des changemens du sol ; elle nous découvre à la fois l’action des eaux, leur nature et le périmètre occupé par elles à chaque moment des périodes passées en revue. Nous n’avons, pour nous assimiler ces notions, qu’à examiner la structure des lits explorés, à saisir leur ancienneté relative et à définir leurs caractères dans deux ou plusieurs localités distinctes, comparées entre elles à ce point de vue. Nous retrouvons ainsi les élémens d’une véritable chronologie.

Il n’en est pas de même des particularités organiques. Nous ne les connaissons que par les fossiles et en examinant l’ordre dans lequel ceux-ci se trouvent distribués à travers les lits ou couches successives, ou bien associés entre eux dans un fit déterminé, ou bien encore dans des lits distincts, mais appartenant à un même horizon géognostique et, par conséquent, contemporains. Mais les fossiles, à l’opposé de ce qui a lieu pour les dépôts, qui, d’une façon ou d’une autre, ne font jamais défaut, ou, s’ils font défaut, attestent du moins l’émersion totale du sol sur les lieux et pour les temps qui coïncident avec leur absence, les fossiles ne sont pas toujours présens, ni surtout également multipliés. A leur égard, il faut tenir compte d’une différence très notable, selon qu’il s’agit d’animaux aquatiques ou d’animaux et de plantes terrestres. Les premiers se trouvent favorisés par la nature même de leur habitat ; leurs dépouilles se mêlent forcément aux dépôts qui se forment au sein des eaux, tandis que les seconds n’ont dû presque toujours leur présence qu’à des circonstances exceptionnelles. En dehors des traces purement accidentelles, les gisemens qui réunissent un nombre assez considérable de fossiles terrestres pour donner une juste idée du spectacle que présentait la nature vivante sur les plages limitrophes de pareils gisemens, sont toujours rares ; ils ont acquis de la célébrité avant même que la paléontologie moderne soit venue inventorier leurs richesses. Il en est ainsi particulièrement de Solenhofen en Bavière, de Monte-Bolca en Italie, d’OEningen en Suisse, enfin des gypses d’Aix en Provence, dont nous allons parler. Ces localités étaient depuis longtemps connues des curieux ; mais, de nos jours seulement, on est parvenu à déterminer le vrai sens et les caractères des êtres dont elles renferment de si nombreux vestiges.

Ce sont là des principes qu’il était bon de rappeler au lecteur, peut-être disposé à croire qu’en paléontologie il suffit de se baisser pour recueillir et que cette science fournit à qui l’interroge une suite complète d’indices révélateurs sur chaque période ou section de période. Ces lumières, on ne les obtient vives et pénétrantes qu’à de trop longs intervalles et, dès lors, lorsque nous nous renfermons dans les limites d’une seule région, nous sommes bien forcés de laisser dans la pénombre, sinon dans une obscurité totale, certains âges qui deviennent pour nous ce que sont, en histoire, certaines époques sur lesquelles glissent les chroniqueurs, faute de documens assez explicites pour les instruire de ce qui a pu s’y passer.

D’une façon générale et au point de vue stratigraphique, d’accord cette fois avec les annales biologiques, la Provence tertiaire accuse trois phases ou périodes distinctes, pendant lesquelles sa configuration physique, aussi bien que ses animaux et sa végétation, ont offert successivement des aspects très divers et, sous plusieurs rapports, entièrement opposés. Dans la plus ancienne de ces trois périodes, la mer n’empiète nulle part sur le sol actuel de la région ; mais les eaux douces sont distribuées en un certain nombre de bassins d’inégale grandeur, qui persistent dans des limites à peu près invariables, d’un bout à l’autre de la période. De là le nom de période des lacs justement appliqué à la Provence contemporaine de cette première époque. La deuxième période est marquée, au contraire, par un retour offensif de la mer, qui, auparavant et depuis longtemps exclue du périmètre de la région, s’y établit de nouveau, comble de ses eaux une partie des dépressions lacustres et découpe de ses fiords capricieux le sol provençal tout entier : c’est la période miocène ou « molassique, » parce qu’effectivement cette mer est celle de la molasse. Enfin, dans une dernière période, la mer se retire et abandonne entièrement le pays. De nouveaux lacs, alimentés par des cours d’eaux qui ne correspondent encore qu’imparfaitement aux rivières actuelles, mais qui en représentent comme une première ébauche, occupent l’intérieur de la contrée, qui se rapproche graduellement de celle qui est maintenant sous nos yeux. Cette troisième période est celle du tertiaire récent, ou pliocène. Chacune d’elles mérite de fixer l’attention, soit par ses traits généraux caractéristiques, soit par la nature des êtres fixés dans la région dont nous cherchons à tracer une esquisse historique.


IV

Pendant la période des lacs, c’est-à-dire lors de l’éocène et jusqu’après l’oligocène, du paléocène à l’aquitanien inclusivement, la Provence avait à peu près la situation géographique de la Lombardie actuelle. Comme celle-ci, elle était placée vers le haut d’une péninsule dont la Corse et la Sardaigne semblent jalonner l’ancienne direction, au point de jonction de cette péninsule avec une grande terre continentale qui comprenait, outre la France, diminuée du bassin inférieur de la Seine, l’Allemagne du Nord jointe aux pays baltiques et à la Russie septentrionale. La mer qui baignait les flancs de la péninsule en question profilait sur ses côtés deux golfes sinueux, l’un à droite sur la ligne des Alpes, encore abaissées, l’autre à gauche, inclinant à l’ouest vers les Pyrénées et dans l’axe de cette chaîne, encore absente ou dessinant à peine un faible relief. Entre ces deux Adriatiques, plus étroites et moins étendues que celle de Venise, assimilables plutôt par leurs proportions à la mer d’Azof ou au golfe de Corinthe, s’étalait une région continue au nord avec le reste de la France, parsemée de lacs et hérissée de montagnes, dont il est difficile, à la distance où nous sommes placés, d’évaluer l’importance. Nous savons seulement par la stratigraphie qu’au commencement de la période, le sol de la Provence changea d’aspect et qu’à la suite d’un surexhaussement des points dont le relief tendait à s’accentuer, un mouvement de bascule fit refluer les eaux, auparavant contenues dans une cuvette lacustre au fond de la vallée du Lar, pour les ramener au nord, et leur faire occuper l’espace maintenant compris entre la ville d’Aix au sud et la Durance dans la direction opposée. Dans cet espace et sur une largeur de 6 à 8 kilomètres, une crevasse nouvellement ouverte offrit aux eaux une cuvette destinée à les recevoir, située sur les flancs et au pied du versant occidental du rocher de Sainte-Victoire, dont la cime dut atteindre la hauteur d’une montagne de premier ordre. Bien des particularités que nous allons signaler rendent vraisemblable cette dernière supposition ; mais ce qui atteste la puissance du phénomène qui vint alors redresser une partie des assises, tandis que l’autre en s’affaissant ouvrait une vaste cavité, c’est la masse détritique qui combla celle-ci aussitôt que les eaux courantes s’y furent rassemblées pour former un lac. Sur deux points de ce lac, tous deux à portée de la montagne, auprès d’Aix et non loin de Meyrargues, des brèches, des poudingues, des argiles ferrugineuses mêlées de débris furent charriés, accumulés dans les dépressions, et la direction des eaux qui les entraînèrent, en ravivant sur leur passage les divers élémens mis à leur portée, peut être aisément suivie de l’est à l’ouest, en tenant compte de l’atténuation graduelle des matériaux. Les plus gros et les plus lourds, en effet, se déposaient naturellement les premiers, tandis que les plus légers et les plus fins allèrent plus loin et s’avancèrent jusqu’au milieu du lac, dont ils nivelèrent le fond. Au-dessus de cette première assise, des sédimens plus subtils, formes d’un limon plastique dont les particules étaient cimentées par le calcaire ou la silice tenus en dissolution dans les eaux, constituent des strates d’une épaisseur variable qui alternent avec de minces feuillets. Une teinte générale d’un blanc grisâtre caractérise ce dernier ensemble et dénote le calme parfait du mode de sédimentation.

Ce lac n’était pas le seul. Nous l’avons déjà dit, chaque montagne principale avait le sien, au bas de son versant abrupt, et ces montagnes, depuis amoindries ou bouleversées, demeurent pourtant comme des témoins de l’état de choses que nous signalons, tandis qu’à leur pied les couches lacustres disloquées, redressées parfois jusqu’à la verticale, attestent à la fois la violence des mouvemens postérieurs et la faible élévation originaire des anciennes plages au-dessus des ondes qui se brisaient contre elles, sur un talus littoral à peine incliné.

Dans la vallée supérieure de l’Huveaune, fleuve minuscule dont l’embouchure coïncide à Marseille avec le Prado, un petit lac s’étendait entre Saint-Zacharie et Auriol. Les eaux qui l’alimentaient se déversaient, à l’ouest, dans un plus grand lac aux bords sinueux, qui avait une île vers son milieu. Ce dernier lac, dont les rives sont encore parfaitement reconnaissables, s’étalait de l’est à l’ouest, allant de Roquevaire et Gémenos jusqu’à la rade de Marseille ; il mesurait de 12 à 15 kilomètres de long sur une largeur maximum de 6 à 8. D’autres lacs existaient encore, les uns très petits, comme celui du quartier Saint-Pierre, non loin de Martigues, celui de la vallée de Sault, au pied du Ventoux, celui de Vaucluse, près de la localité de ce nom ; mais la cuvette lacustre la plus considérable était celle qui, d’Apt à Peyruis, sur la Durance, de Bonnieux à Manosque et de La-Tour-d’Aigues, au-delà de Forcalquier, se trouvait alors encadrée ou échancrée ça et là, au nord, par les contreforts du Ventoux et de Lure, à l’est, par le cours actuel de la Durance, au sud-ouest, par le Léberon, dont la saillie commençait à peine à se prononcer. Ce lac, auquel la petite ville de Manosque doit donner son nom et dont la configuration n’était pas sans analogie avec celle du lac de Constance, mesurait, du sud-ouest au nord-est, entre Bonnieux et Peyruis, plus de 60 kilomètres, sur une largeur variable de 15 à 20. De même qu’auprès d’Aix, des amas détritiques, confusément stratifiés, avaient tout d’abord occupé le fond de la dépression, et l’épaisseur totale des sédimens accumulés atteint ou excède 1,200 à 1,500 mètres. Il fallut une masse pareille pour achever de combler une profondeur comparable à celle des plus grands lacs de la Suisse. Les couches de lignites, exploitées près de Manosque, témoignent qu’à la longue les eaux de la partie orientale devinrent assez basses, surtout vers les bords, pour disparaître sous un épais rideau de plantes marécageuses.

Non-seulement les assises lacustres renferment des lignites aux environs de Manosque et aussi à Saint-Zacharie ; non-seulement, sur une foule de points, elles sont riches en fossiles : soit plantes, soit animaux ; mais elles se distinguent encore par la présence de gypses sédimentaires, c’est-à-dire disposés par lits alternant avec des lits purement calcaires ou marneux. Ces gypses ne s’étendent jamais à la totalité d’un niveau déterminé ; ils sont, au contraire, localisés, chaque gisement étant circonscrit et continu latéralement avec les assises dénuées de gypse ou en offrant à peine quelques traces.

En résumé, les dépôts des lacs tertiaires de Provence présentent à l’observateur une réunion de phénomènes des plus variés, et ces phénomènes, même en considérant à part chacune des catégories qu’ils comprennent, au lieu de se produire simultanément et d’avoir été strictement contemporains, ont dépendu de circonstances et d’accidens qui, loin d’avoir été partout les mêmes, diffèrent selon les lieux et les bassins explorés. Il était donc indispensable de rechercher avant tout les élémens d’un parallélisme rigoureux entre les couches des diverses formations locales, comparées au point de vue des gisemens qu’elles renferment. Cette marche était la seule qui permît de constater le niveau relatif et de fixer la concordance des horizons partiels sur lesquels se placent les gisemens. Pour être accomplie avec succès, une tâche semblable exige un coup d’œil exercé et la double connaissance des détails stratigraphiques et des fossiles caractéristiques propres aux sous-étages dont la position demande à être définie. Ici même elle comportait des difficultés d’un ordre spécial, tenant à l’origine lacustre des lits à interpréter, puisque les mollusques d’eau douce, vivans ou fossiles, offrent cette particularité de ne se distinguer les uns des autres que par des nuances trop délicates pour être aisément perçues. Jusqu’alors, on peut le dire, les fossiles de cet ordre avaient été l’objet d’une étude superficielle qu’il s’agissait de reprendre et de compléter. C’est encore à M. Matheron que revient le mérite d’avoir collationné ces archives : après avoir démontré que, dans les dépôts lacustres du sud-est de la France, ni les gypses, ni les lignites, ni les gisemens de plantes ne se correspondaient nécessairement ; que, plus anciens ou plus récens, selon les cas, plus rarement parallèles et contemporains, leur distribution ne présentait rien de constant, il arrêta le premier les termes d’une chronologie raisonnée des événemens physiques et des mutations organiques dont la Provence des lacs avait été le théâtre, d’un bout à l’autre de la période et jusqu’au moment de l’invasion de la mer miocène.

L’examen comparé des animaux et des plantes de chaque assise a fourni les élémens de cette évocation du passé, qui ne saurait être trompeuse, tellement les données en sont sérieuses et attentivement combinées. — Un ossement authentique de paléothérium, remis aux mains de M. Matheron, est venu un jour, par exemple, lui révéler l’ancienneté relative des lignites de Saint-Zacharie, vis-à-vis de ceux de Manosque dont la flore, nettement aquitanienne, est par conséquent plus récente. Les gypses de Manosque, de beaucoup inférieurs aux lignites de cette localité, inférieurs également à des lits à coquilles oligocènes, viennent très naturellement se ranger au niveau des lignites de Saint-Zacharie mentionnés ci-dessus, au niveau aussi des marnes de Gargas, avec ossemens de paléothérium ; mais il existe, au-dessus de ces marnes de Gargas, des lits à cyrènes « très caractéristiques, » et ces mêmes lits surmontent ou couronnent le groupe entier des gypses d’Aix, tandis que les gypses de Gargas reposent sur les cyrènes et sont par conséquent sensiblement plus modernes. Les plantes contenues dans ces derniers gypses confirment pleinement les données tirées de leur situation stratigraphique, et leurs affinités botaniques viennent à l’appui de leur attribution oligocène, présumée d’après la seule situation des couches. On voit par là le secours mutuel que se prêtent les deux branches de la science géologique, tour à tour invoquées, alliance si bien exprimée par le terme de « paléontologie stratigraphique, » qui s’applique justement aux résultats des deux méthodes d’exploration, heureusement combinées.

Laissons maintenant les procédés techniques pour nous en tenir aux seules généralités ; pénétrons à la suite des auteurs au sein de cette nature à la fois riche et variée, originale et pleine de sève qui s’étalait au bord des lacs tertiaires, s’agitait non loin de leurs plages ou peuplait le fond de leurs eaux. — D’abord l’absence à peu près complète de fossiles à la base des dépôts, généralement détritiques, impropres par cela même à en favoriser la transmission, nous enlève forcément la connaissance des êtres de ce premier âge. Tout ce qu’il est possible d’en saisir se rattache à l’action sidérolithique qui s’exerça alors sur une grande échelle et à laquelle sont dus spécialement les minerais de fer du Jura. Ceux-ci, extrêmement abondans par place, se présentent sous l’apparence de grains concrétionnés, distribués en amas : ils remplissent certaines poches ou bien ils colorent en rouge des amas d’argile. En Provence, surtout au nord de la vallée d’Apt, ce sont aussi des argiles ferrugineuses, ou des grès lustrés, ou, enfin, des minerais exploitables. Le phénomène sidérolithique est attribué à des sources thermales ferrugineuses, dont l’âge est d’ailleurs fixé par les ossemens de mammifères éocènes qu’ils contiennent. Selon M. Greppin, il aurait dépendu d’éruptions boueuses et chaudes[6] ; mais les deux explications se touchent et se confondent, et, pendant la durée entière de la période des lacs, les eaux thermales, amenant des profondeurs à la surface des substances minérales dissoutes, pour les déposer, n’ont cessé de jouer un rôle important que l’examen des couches, alors en voie de formation, nous révèle et qui n’est pas sans relation avec les émissions de gaz méphitique et les épanchemens basaltiques dont la présence se trouve également constatée.

En s’élevant dans la série, on voit constamment les assises lacustres se régulariser et les élémens détritiques faire place à des lits calcaires dont la blancheur, la finesse, souvent la ténuité, dénotent des eaux pures, chargées d’une faible proportion de carbonate de chaux et le déposant par quantités limitées, tandis que les sources thermales, à l’exemple de ce qui a lieu maintenant en Islande, au pied de l’Hékla, amenaient de la silice à l’état gélatineux. La multitude de petites coquilles agglomérées que les gâteaux consolidés de cette substance ont retenues atteste l’attrait de ces êtres pour le voisinage des eaux chaudes. La multiplication des mollusques paludéens au contact des sources thermales a été observé de nos jours par les voyageurs, le long des rives de la Mer-Morte, dans des conditions analogues à celles qui prévalaient en Provence, à l’époque de la formation des gypses tertiaires. L’origine des gypses eux-mêmes a été l’objet de bien des conjectures, parfois hasardées ou singulières. Le fait très connu que l’eau de mer contient une certaine proportion de gypse dissous et le précipite, aussitôt parvenue à un degré de concentration déterminé, ce fait a servi de base à la supposition que les gypses tertiaires auraient tous une provenance marine. À ce compte, les gypses d’Aix eux-mêmes seraient marins. Pour tenter de le faire admettre, on négligeait les cyclades et les limnées, coquilles exclusivement d’eau douce, pour s’en tenir aux potamides associées aux premières dans les lits intercalés à ceux qui comprennent les gypses. On a été jusqu’à signaler un muge (mugil princeps), en laissant de côté des cyprins (Smerdis, Lebias) nombreux et significatifs. On n’a pas tenu plus de compte des nénuphars, des massettes, des potamots et vallisnéries, toutes plantes palustres et par trop gênantes. En réalité, la circonstance que les gypses dont il est question appartiennent à des formations purement lacustres, distribuées en plusieurs bassins, exclut à elle seule l’idée que les eaux de la mer aient pu intervenir, même accidentellement, dans un phénomène répété sur beaucoup de points et dans des conditions parfaitement identiques. Enfin, les gypses lacustres de Provence, nous l’avons déjà affirmé, sont localisés, c’est-à-dire qu’ils constituent des amas stratifiés dont la puissance s’affaiblit graduellement, à mesure que l’on s’écarte du point où le phénomène se réalisait. En un mot, les gypses tertiaires, latéralement reliés aux sédimens ordinaires, n’ont jamais donné lieu à une assise uniforme, se prolongeant dans l’étendue entière de l’ancien lac. Comment dès lors ne pas admettre une cause endogène, c’est-à-dire venue de l’intérieur et tenant soit à des émissions gazeuses, soit à des sources thermales, de nature à combiner leur action avec celle de la sédimentation normale ? L’esprit se reporte vers les calderas des îles Açores : ce sont des eaux thermales très chaudes, accompagnées de mouvemens éruptifs : elles déposent de la silice et du soufre, et celui-ci se transforme le plus souvent en acide sulfhydrique, puis sulfurique, d’où sortent des productions de gypse.

On a dit en faveur de l’origine exclusivement marine des gypses que ceux des anciens lacs auraient été empruntés par les eaux qui les déposaient à des formations marines antérieures, particulièrement au trias ; mais, dans cette hypothèse, il faudrait encore expliquer la fréquence inusitée de tant de sources, se donnant le mot, pour ainsi dire ; traversant simultanément le trias et venant ensuite déboucher au sein des lacs tertiaires, disséminés sur tant de points, leur apportant à tous des gypses entraînés d’un seul et même niveau géognostique. Ces difficultés et d’autres disparaissent d’elles-mêmes, si l’on veut bien prendre en considération l’ensemble des phénomènes thermiques et thermo-dynamiques spéciaux à la période que nous avons en vue. Ces eaux chaudes, chargées de substances minérales dissoutes, ne sont pas assurément sans relation avec les émanations gazeuses, les accidens éruptifs, les épanchemens de basaltes en fusion qui se produisirent à la même époque et dont les traces incontestables se retrouvent, auprès d’Aix, dans ce que l’on nomme le volcan de Beaulieu, connu des plus anciens naturalistes. — Pour ce qui est de la mer, en quoi la présence du gypse en dissolution dans ses eaux implique-t-elle l’origine constamment marine de cette substance ? La mer, dans son vaste sein, renferme les résidus d’une foule de matières : toutes celles que les eaux courantes peuvent atteindre et délayer ou dissoudre s’y rendent nécessairement ; la mer ne les a pas créées pour cela ; elle les garde simplement, sauf à les rejeter, c’est-à-dire à les précipiter dans des conditions déterminées. On recule donc la difficulté en attribuant à la mer l’origine des corps qu’elle possède accidentellement, et les gypses du trias auraient été uniquement le fait d’un dépôt marin qu’il serait encore légitime de rechercher comment cette substance a pu se constituer à la surface du globe, avant d’être comprise, à titre d’élément partiel, dans ce qu’on est convenu de nommer les « eaux mères. » Au contraire, si l’on admet que les gypses lacustres tertiaires aient été le produit d’une action hydro-thermique ou géogénique, rien de plus naturel, comme on l’a souvent pensé, que de rattacher au même ordre de phénomènes la mort violente de cette foule de poissons et d’insectes qui jonchent certains lits intercalés dans les gypses. Ces animaux doivent avoir été surpris par des émanations délétères, les uns dans les eaux, les autres au sein de l’air, et entraînés ensuite au fond du lac, où un faible lit de sédiment est venu les recouvrir et les préserver.

C’est dans le cadre ainsi disposé que vient se placer une des végétations les plus curieuses, les mieux reconstituées dans ses traits essentiels, dont on ait eu connaissance à l’état fossile. La flore des gypses d’Aix compte à l’heure actuelle plus de quatre cents espèces déterminées d’après leurs feuilles, leurs fleurs ou leurs fruits, quelquefois d’après ces divers organes réunis. — L’examen patient de tous ces débris, en mettant au jour le caractère et les aptitudes des végétaux recueillis, leur fréquence relative et leur mode d’association, a révélé approximativement l’aspect de l’ancienne contrée, la nature du climat et l’ordre même des saisons qui présidaient alors au développement des plantes, et influaient par elles sur les animaux. A certains indices tirés des sédimens, tantôt vaseux ou calcaires, tantôt minces ou feuilletés, on reconnaît l’existence d’alternatives répétées dans le régime des eaux de l’ancien lac, soumis à des crues périodiques, à des délaissemens et à des retours, selon les temps et les parties de l’année. Les sources qui surgissaient le long des plages et alimentaient des flaques dormantes favorisaient la croissance des nénuphars et d’autres plantes aquatiques ou fluviales, telles que les potamots et les vallisnéries, dont une espèce n’a plus son analogue vivant que dans une forme australienne. Les nénuphars sont remarquables par la faible dimension de leurs feuilles, et cette petitesse reparait dans beaucoup d’autres plantes de la flore d’Aix ; elle constitue un de ses caractères distinctifs les plus saillans. Au-dessus des rives du lac et dans la direction de l’est, s’élevaient alors des escarpemens en gradins dont le rocher de Sainte-Victoire représente comme un dernier reste. Ils étaient peuplés de plus variés mêlés à des thuyas africains (Callitris et Widdringtonia), qui abondent dans le gisement et annoncent la présence de véritables forêts résineuses, dont les cours d’eaux, sillonnant les pentes boisées, entraînaient au fond du lac les résidus, feuilles, cônes et rameaux, tandis que le vent balayait au loin les semences légères pour en parsemer les lits en voie de dépôt. On constate encore la présence, surtout dans les assises marneuses, d’autres débris plus clairsemés, charriés de plus loin et par accident ; ils dénotent l’existence d’arbres situés plus haut que les premiers, s’élevant sur les croupes d’une région montagneuse, à une altitude suffisante pour admettre des végétaux différens de ceux de la plaine et des pentes inférieures. C’est effectivement ce que l’on observe maintenant à Java et à Sumatra, où les essences européennes reparaissent au-dessus de 1,200 à 1,500 mètres d’élévation, à l’exclusion de celles du tropique. Du temps des gypses d’Aix, après avoir traversé, en gravissant les hauteurs, des forêts de plus et de thuyas, on aurait rencontré des chênes, des aunes, des bouleaux, des charmes et des ormes, des saules et des érables, plusieurs d’entre eux, il est vrai, ayant des feuilles persistantes ; l’action des eaux et celle du vent ont seules réussi à nous faire connaître ces arbres, en sauvegardant un petit nombre de leurs vestiges.

Les végétaux qui croissaient dans le voisinage du lac sont naturellement ceux dont les empreintes abondent le plus : ce sont des palmiers, dont un, dédié au naturaliste Lamanon par Ad. Brongniart, ressemble au palmier de Chusan, actuellement cultivé dans les jardins du midi de la France ; comme celui-ci, il n’atteignait qu’à de faibles dimensions. Ce sont encore, outre un petit bananier, des aralias qui rappellent ceux de l’Afrique du sud ou de la Chine méridionale, des lauriers et des camphriers, des ailantes et des sumacs, des savonniers, un gainier, des sophoras, enfin de nombreux acacias ou gommiers ; les arbustes étaient des andromèdes, des myrtils, des amélanchiers ; on a recueilli jusqu’à des fleurs de bombax, jusqu’à des folioles éparses de sensitive. Des épillets de graminées, de frêles corolles d’une sorte de bourrache, de petites graines surmontées d’un panache sont venues se perdre en flottant sur l’eau pêle-mêle avec des ailes de fourmis mâles, détachées d’elles-mêmes dans le cours de l’été, avec des araignées, des insectes surpris dans le vol et même un papillon demeuré célèbre (Cyllo sepulta) parce qu’il a gardé un reflet de ses couleurs. M. Scudder, de Boston, a démontré récemment les affinités de ce papillon avec un type vivant sud-africain ; c’est le plus ancien lépidoptère authentique dont on ait encore connaissance.

Cette rapide énumération ne donne qu’une légère esquisse de l’ensemble ; mais un tableau moins incomplet demanderait des pages pour peu qu’on voulût en accentuer les traits. Les mammifères terrestres, hôtes assidus de ces plages lacustres, ont laissé dans le gisement contemporain de Gargas, près d’Apt, un ossuaire d’où l’on n’a cessé, depuis un demi-siècle, d’extraire et de dégager des portions de leurs squelettes, accumulés par milliers dans une gangue marno-charbonneuse, qui accuse l’existence d’une tourbière ou d’une fondrière marécageuse, au sein de laquelle auraient été enfouis les restes des animaux perdus, que la mort de ceux-ci ait été naturelle ou due à des accidens, à des inondations répétées, noyant les pâturages où ils vivaient en troupes nombreuses. Les paléothériums, anoplolhériums, xiphodons, etc., reconstitués originairement par. le génie de Cuvier et qui se montrent à Gargas similaires de ceux des carrières de Montmartre, ne sont, à proprement parler, ni des pachydermes ou des équidés définis, ni de véritables ruminans : comparables, mais de loin seulement, d’une part, à nos rhinocéros et à nos chevaux, de l’autre, à nos cervidés et surtout à nos chevrotains, ils n’offrent encore qu’une structure et un régime ambigus. Ils paraissent avoir recherché les rameaux tendres et les bourgeons, avoir été friands de racines succulentes, de rhizomes de nénuphars en particulier ; certains d’entre eux rongeaient les cônes de plus à la façon des loirs et des écureuils. Enfin, la rencontre d’une chauve-souris a fait voir qu’il existait des insectivores.

L’étude des enchaînemens que révèle l’anatomie comparée démontre clairement, il est vrai, que les paléothériums conduisent aux jumentés, de même que les anoplothériums et xiphodons représentent la souche des ruminans actuels, mais ces groupes, déterminés dans ce que leurs caractères ont de décisif, n’apparaîtront que beaucoup plus tard, tellement l’ensemble des mammifères terrestres est encore éloigné du terme et la voie qu’ils devront parcourir à peine inaugurée. Les frontières des principales sections tendent pourtant à se dessiner et la distance entre les types tridactyles et tétradactyles ira en s’élargissant, séparant de plus en plus des groupes alors assez peu écartés. Cette évolution, la dernière de celles que la nature vivante a dû accomplir, il a été donné à la paléontologie d’en suivre la marche, échelon par échelon, et d’en retrouver les termes partiels. Les modifications anatomiques que le savant observe sont tellement graduelles qu’elles donnent lieu à d’étroits enchaînemens et ces enchaînemens à des séries qui mènent du point de départ, plus ou moins reculé dans le passé, au point d’arrivée toujours variable selon les groupes que l’on considère. C’est ainsi que se constituent des catégories, ordres ou familles, et que chacune d’elles, subdivisée à son tour, aboutit plus tôt ou plus tard à l’un de ces plans de structure spéciaux qui répondent à ce que nous nommons des genres. Ceux-ci se trouvent limités à une durée plus ou moins longue, soit qu’ils aient acquis un degré de fixité désormais invariable, soit que l’avenir les réserve à de nouveaux changemens.

Le monde végétal, plus avancé que celui des mammifères ; avait accompli, bien avant ce dernier, le cycle de son évolution. Les combinaisons organiques d’où sont sortis la plupart des groupes qu’il comprend et, dans l’intérieur de ces groupes, les genres principaux, présentaient déjà les caractères qui les distinguent et qui, depuis, n’ont varié que d’une façon tout à fait secondaire. Le monde végétal a cependant changé d’âge en âge et, dans une région déterminée, telle que l’ancienne Provence, il n’a cessé, à partir du temps auquel nous nous plaçons, de se modifier graduellement. Les couches lacustres, explorées à ce point de vue à divers niveaux successifs, offrent le tableau complet de ces changemens et l’on peut dire qu’aucune période ne s’est trouvée plus riche en empreintes végétales que celle qui sépare le dépôt des gypses d’Aix de l’invasion de la mer molassique. Mais les changemens éprouvés par la végétation, dans cet intervalle, de même que ceux qui suivirent, consistèrent presque uniquement dans des éliminations et des substitutions. Les formes d’abord en possession du sol déclinent et font place à d’autres d’un caractère différent, et celles-ci, au début peu nombreuses, se multiplient peu à peu et finissent par exclure les précédentes, en réalisant à la longue le renouvellement entier de l’ensemble. — En résumé, la flore provençale, sous l’impulsion qui l’entraîne, tend à perdre son caractère tropical et avec lui le faciès grêle, la consistance coriace, indices de l’adaptation primitive de ses plantes à un climat chaud et à saisons extrêmes. Elle acquiert, au contraire, de nouvelles formes, auparavant inconnues ou très rares, plus amies de la fraîcheur, plus amples de feuillage, plus rapprochées de celles qui habitent sous nos yeux les parties boréales de notre hémisphère. Enfin, les essences a feuilles caduques qui trahissent l’influence d’une saison froide au moins relative, obtiennent un rôle de moins en moins effacé, avant qu’il devienne prépondérant. Quelques exemples feront saisir cette marche curieuse due évidemment à l’extension progressive des plantes venues du nord ou descendues des montagnes, tandis que celles qui peuplaient jusque-là l’Europe disparaissaient pour jamais ou se retiraient par étapes dans la direction du sud.

La flore des gypses d’Aix, si riche et si bien explorée, présente au premier rang de ses espèces plusieurs palmiers dont un au moins (Flabellaria Lamanonis) reparaît assez fréquemment pour donner à croire que sa présence imprimait au paysage d’alors le trait le plus saillant de sa physionomie. Au contraire, dans cette même flore, si l’on a rencontré un aune et un bouleau, un charme (Ostrya) et un orme, un érable et un frêne, c’est seulement à l’état d’échantillon isolé et grâce à la légèreté de leurs divers organes que ces arbres ont réussi à arriver jusqu’à nous. Nous avons conclu de cette extrême rareté qu’à l’époque des gypses d’Aix ils croissaient à l’écart et, selon toute probabilité, à une élévation suffisante pour comporter une végétation différente de celle des plaines ou des vallées inférieures.

La flore de Saint-Zacharie, celles de Gémenos et de Saint-Jean-de-Garguier, plus récentes d’un degré, c’est-à-dire franchement oligocènes, montrent à quelques lieues d’Aix le mouvement organique, signalé plus haut, en voie d’accomplissement, mais encore loin de su terminaison. Les palmiers sont déjà plus rares, bien qu’il y en ait plusieurs exemples avérés. Mais en regard de cet effacement graduel, les aunes et bouleaux, les ormes et charmes, les saules, érables et frênes ne sont plus exceptionnels ; les charmes et les érables surtout ont laissé des empreintes relativement nombreuses. On voit qu’ils tiennent une place qui n’est pas sans importance dans cette flore, qui pourtant continue à ne pas différer beaucoup, dans son ensemble, de celle des gypses d’Aix. C’est donc au total un pas de fait et le premier résultat d’un mouvement qui se dessine et que l’avenir se chargera de développer.

.Franchissons un degré de plus et interrogeons la flore aquitanienne de Manosque : ici, la végétation a décidément changé d’aspect, et la substitution des formes nouvelles à celles qui occupaient auparavant le sol est en grande partie réalisée. Les palmiers se retirent décidément ; il a fallu de longues recherches avant d’en rencontrer à Manosque quelques vestiges. Les conifères, amis de la fraîcheur, cyprès chauves et séquoias, ont relégué au second plan les thuyas africains, dont les débris deviennent rares. Les aunes, les charmes, les érables abondent ; enfin, il se joint à eux un hêtre et un peuplier véritables. Pourtant les lauriers et les camphriers forment encore, comme dans les temps antérieurs, la masse principale et le fond du paysage. Telle est la marche suivie par la végétation provençale ; lentement déplacée, elle n’a subi qu’à la longue, par l’effet d’introductions et d’éliminations partielles, souvent répétées, les changemens qui l’amenèrent enfin à l’état actuel et lui imprimèrent les caractères qu’elle possède aujourd’hui.

A l’époque où le lac aquitanien de Manosque réfléchissait dans ses eaux transparentes tout un rideau pressé d’arbres forestiers, de lauriers au feuillage lustré, d’aunes, de charmes, de hêtres et de peupliers aux rameaux touffus, à la verdure fraîche et délicatement nuancée, au-dessus desquels les séquoias dressaient leur riche et puissante pyramide, la végétation européenne comprenait encore des palmiers, dont un au moins luttait d’élégance avec le palmier-parasol des Antilles ; seulement cet élément nécessaire des flores éocènes et oligocènes, cantonné désormais sur quelques points et restreint à certaines stations privilégiées, tendait à disparaître peu à peu de notre continent. L’exclusion définitive des palmiers est du reste de beaucoup postérieure à l’aquitanien, postérieure même à la molasse, au moins si l’on s’attache à la Provence, et les travertins pliocènes de Roquevaire ont offert à M. Marion les frondes en éventail d’un dernier palmier, peut-être identique au palmier-nain d’Algérie (Chamœrops humilis). On voit que la nature végétale défend pied à pied son domaine, et qu’à l’exemple des races humaines qui n’abandonnent le sol natal qu’après une lutte acharnée, les plantes aussi résistent longtemps à l’invasion et ne succombent qu’à la longue devant l’inexorable fatalité.


V

Si l’homme conscient eût existé lors de la période des lacs, il aurait pu croire à la stabilité et au maintien définitif de l’état de choses dont la Provence lui aurait offert le spectacle. Ces cuvettes aux rives sinueuses et parfois escarpées, les hautes montagnes dont elles reflétaient les cimes, la charpente même d’une région parsemée d’accidens, comparable, par ses traits principaux, a la Suisse ou à la Haute-Italie, tout ce qu’il aurait vu aurait fait naître en lui l’idée d’un pays à l’abri de commotions physiques assez étendues et assez fortes pour en bouleverser l’économie. C’est pourtant ce qui eut lieu lorsque la mer de la molasse vint occuper la Provence et profiler ses fiords capricieusement étalés au travers des cavités jusqu’alors remplies par les eaux douces. Quel fut le caractère de cette nouvelle révolution aussi complète qu’inattendue ? Elle ne fut pas instantanée, ni même subite ; elle s’opéra plutôt graduellement et par soubresauts. Les eaux marines arrivèrent de l’ouest et, après avoir envahi la vallée du Rhône, elles s’étendirent vers l’est, par conséquent vers l’emplacement des Alpes, qu’elles n’atteignirent qu’à peine, à l’aide du plus avancé dès golfes qui se formèrent. Il existe des jalons encore visibles de cette marche ; elle fut facilitée incontestablement par des mouvemens du sol, par des changemens de relief, puisque de notables portions du domaine lacustre échappèrent à l’invasion et furent alors mises à sec, tandis que d’autres, par un contre-coup de ce relèvement, s’affaissèrent et reçurent les eaux de la nouvelle mer. Celle-ci vint accumuler ses couches en recouvrement des dépôts antérieurs d’origine lacustre ; elle alla même submerger, au-delà, des espaces auparavant terre ferme. Mais ce qui prouve qu’il n’y eut rien d’absolument rapide dans ces phénomènes de sédimentation transgressive, c’est que le plus souvent la transition, entre les deux régimes, s’opère en a stratification concordante, » la série d’eau douce gardant son horizontalité au moment où les premiers lits marins, généralement détritiques, vinrent la recouvrir en donnant lieu à une liaison intime entre les deux systèmes, à leur point de contact.

A Bonnieux, près d’Apt, non loin de l’extrémité austro-occidentale du lac de Manosque, les derniers lits du système lacustre renferment, dans leurs minces feuillets, des empreintes de poissons d’eau douce et de plantes littorales oligocènes, c’est-à-dire plus anciennes d’un degré que celles de l’aquitanien. Immédiatement au-dessus de ces lits, la sédimentation change ; de calcaire qu’elle était, elle devient marno-sableuse ; les strates, toujours schisteuses, mais non plus feuilletées, prennent l’aspect de plaques, puis d’assises, et passent enfin supérieurement à la molasse marine. Rien de plus ménagé que cette transition, qui démontre l’introduction paisible de la mer, se substituant sans trouble aux eaux de l’ancien lac, devenues insensiblement saumâtres, puis entraînant du sable au lieu du limon subtil et moins abondant auquel les schistes feuilletés avaient dû leur existence. — Dans les eaux douces croissait une plante palustre, une rhizocaulée, dont on retrouve les feuilles percillées de perforations radiculaires, et, le long du rivage s’élevait une cycadée (zamites), dernière survivante de celles des temps jurassiques ; mais, sur les plaques marines, les premières qui accusent la nature du changement opéré, ce sont des algues d’une extrême délicatesse rejetées par la vague le long des rives et dont les frondes ont moulé sur un fond de vase leurs frêles rubans aux ramifications élégantes et multipliées.

Ainsi, la mer qui envahissait la Provence et s’avançait, de l’ouest à l’est, était déjà parvenue aux environs d’Apt dès la fin de l’oligocène. A l’est, au contraire, l’ancien lac persistait dans les mêmes limites. En effet, à Ceyreste, non loin de Manosque, on observe le prolongement latéral des schistes de Bonnieux, à la fois lacustres et riches en empreintes de poissons, d’insectes et de plantes, et ces schistes, au lieu d’être surmontés immédiatement par les assises marines, vont s’enfoncer sous le système, qui comprend les lignites exploités entre Manosque et Dauphin, ainsi que les lits avec plantes aquitaniennes dont nous avons parlé, supérieurs eux-mêmes à ces lignites. Il est donc visible que la mer, déjà présente à Bonnieux, avait pris possession de la partie occidentale de l’ancien lac, alors que la partie orientale, encore soustraite à l’invasion, était le théâtre des phénomènes de sédimentation végétale auxquels les combustibles charbonneux doivent leur existence. C’est postérieurement, et après le dépôt d’une dernière zone riche en limnées et par conséquent encore lacustre, que la mer de molasse vint finalement envahir le milieu de la cuvette, dont les sédimens affaissés constituèrent une sorte de chenal profond, situé entre Dauphin et Forcalquier, et s’étendant jusqu’à Peyruis dans une direction nord-est. Au-delà, cette mer submergea la vallée moyenne de la Durance et forma un bassin intérieur dont Moustiers et Digne marquent les limites orientales, Riez le bord méridional, Manosque et Peyruis la terminaison du côté de l’ouest, tandis qu’au nord ce bassin dépassait à peine la latitude de Sisteron, pénétrant un peu au-delà et à l’est de cette ville. Entre ces points, le bassin, que nous nommerions « mer de Digne, » s’il existait maintenant, offrait, de Manosque à Moustiers, une largeur est-ouest de 40 kilomètres environ, sur une longueur maximum sud-nord d’une soixantaine au plus. De Forcalquier, situé un peu en dedans de l’entrée du chenal, c’est encore une distance de 40 kilomètres que l’on aurait parcourue avant d’atteindre à la rive opposée. Entre Peyruis, à l’ouest, et Digne, à l’est, cette petite mer allait en se rétrécissant, laissant à gauche Sisteron, qu’elle ne touchait pas, et prolongeant vers l’est et au nord de Digne une baie étroite sur un espace d’une douzaine de kilomètres. A quoi pourrions-nous assimiler cet océan en miniature qu’évêque la pensée du géologue lorsqu’un train rapide l’entraine sur la ligne des Alpes et lui en fait franchir l’emplacement en une couple d’heures ? Pour en avoir une exacte reproduction, il faudrait doubler au moins l’étang de Berre, en Provence, ou diminuer de moitié le Wetter, qui n’est cependant pas le plus grand des lacs Scandinaves. Le Léman lui-même excède les dimensions de la cuvette marine dont nous venons d’esquisser les contours. Il est vrai que, non-seulement elle communiquait avec l’océan d’alors, mais qu’au sud de Riez et à l’est de Corbières, vers Salerne dans une direction, jusqu’à Rians dans l’autre, elle allongeait encore des bras étroits et sinueux dont il est difficile au géologue de reconstituer les méandres au sein des vallées et sur les plateaux tourmentés qui gardent les vestiges de son séjour. Ce n’est pas seulement au nord du Léberon actuel que l’on constate la marche envahissante de la mer molassique. On retrouve encore celle-ci au sud de cette terre, qui formait alors, de Cavaillon jusqu’au-delà de Corbières et au nord-est de Manosque, une île basse, effilée à l’ouest, élargie et échancrée le long de sa partie orientale. Sur le flanc méridional de cette région, la mer molassique s’étendait d’Orgon à Cucuron, plus loin encore de Pertuis à Rians et au-delà. Elle remplissait ainsi toute la vallée inférieure de la Durance. Après Rians, il existait même un fiord étroitement sinueux, qui semble avoir contourné et renfermé une sorte d’Ilot compris entre Saint-Maximin, Cottignac et Brignoles. — Pour ne pas rester incomplet, il nous faut maintenant retourner à l’ouest, en laissant au nord une grande île qui répondait à la petite chaîne des Alpines et occupait l’espace qui sépare Arles d’Orgon ; on constate alors qu’à partir de Salon et à l’aide d’un étroit goulet, la mer molassique, après s’être introduite par Lambesc et Rognes, épancha ses eaux sur le plateau actuel de la Trevarèse. Elle passa à travers le lac gypseux, dont les couches se relevèrent légèrement au nord comme au sud, tandis qu’elles s’affaissaient dans le milieu pour admettre les flots marins. Celles-ci, constituant un fiord contourné, pénétrèrent jusqu’au pied de Sainte-Victoire et de là vinrent occuper l’emplacement où s’élève la ville d’Aix, ainsi que la vallée moyenne du Lar en amont du défilé de Roquefavour. Il est probable que plusieurs affluens, les uns coulant de l’est, les autres de l’occident, charrièrent dans ce petit bassin, dont l’étendue entière n’excédait pas un myriamètre dans sa plus grande largeur, une foule de matériaux : argiles, cailloux, fragmens anguleux de roches très diverses. Auprès d’Aix même, il y eut, à un moment donné, un estuaire véritable, au fond vaseux, avec des coquilles d’eau saumâtre. Puis, des bancs d’huîtres s’établirent, tandis qu’ailleurs les eaux courantes, balayant la plage, entraînaient pêle-mêle dans les sables, changés plus tard en grès, des coquilles terrestres associées ainsi fortuitement à celles des eaux salées dans la même roche. On reste surpris, en réunissant tous ces traits, en observant la richesse de certaines assises en fossiles variés : huîtres, peignes, cônes, vestiges même de grands cétacés, qu’un golfe aussi étroit, une baie aussi peu étendue[7], comparable à ce que serait le Bosphore si, au lieu d’aboutir à la Mer-Noire, il se terminait en cul-de-sac, ait nourri et favorisé un tel ensemble de mollusques, de squales, d’animaux de toute taille, sédentaires ou actifs, voraces et puissans, ou faibles et privés de défense. On voit que la vie surabondait au sein de ces eaux miocènes.

Aujourd’hui encore, on peut suivre les sinuosités de l’ancien littoral et reconnaître ses détours aux encroûtemens de la plage. Tantôt escarpée, tantôt basse et sablonneuse, elle étale encore les galets polis par la vague, les écueils attaqués par les coquilles perforantes, les sables môles de dents de requins. La légende elle-même s’en est mêlée ; elle a voulu reconnaître dans une brèche osseuse les traces d’un dragon dont la ville des Sextiens aurait été jadis miraculeusement délivrée. Une procession annuelle célébrait le souvenir de cet événement fabuleux. Il fallut, au siècle dernier, la sagacité de Lamanon pour déterminer la nature des ossemens et signaler en eux des restes de poissons. Cet exemple est, du reste, demeuré célèbre, puisqu’il marque l’intervention de la science positive réussissant, pour la première fois, à dissiper une erreur accréditée sans motif, pour lui substituer la vérité.

L’événement qui marque le déclin et amène la terminaison de la période molassique, l’un des plus considérables dont l’Europe, qui lui doit son relief principal, ait été jamais affectée, c’est le soulèvement des Alpes, événement accompagné, comme tous ceux du même ordre de mouvemens précurseurs et d’oscillations inaugurales dont la Provence ressentit l’inévitable contre-coup. Au sud du Léberon, aussi bien qu’aux environs d’Aix et au nord de cette ville, partout enfin où la mer molassique avait pénétré, elle tendit à se retirer, à faire place, selon l’expression de M. Collot, a à des étangs dont les eaux se dessalèrent lentement et où se multiplièrent des coquilles lacustres lorsque les eaux furent devenues pures[8]. » Alors seulement, les fractures et les accidens, auxquels tient la configuration actuelle des vallées, commencèrent à se prononcer, mais d’abord faiblement ébauchés et débutant par un exhaussement général suffisant pour exclure graduellement la mer ; à la suite de ce retrait, les eaux douces prenaient possession des parties déprimées mises à leur portée, tandis que les eaux courantes, sillonnant le sol, se précipitaient sur les déclivités nouvellement établies. Presque partout, en effet, les sédimens soit lacustres, soit d’origine ambiguë et de nature variée, calcaires, marneux, argiles, sables ou grès ferrugineux qui succèdent à la molasse, reposent sur elle en stratification concordante, bien qu’ils se trouvent limités à un moindre périmètre et distribués en bassins locaux, disjoints et d’une faible étendue. Les traces d’animaux terrestres, particulièrement de grands mammifères, abondent parfois dans ces couches. Les dinothériums et les mastodontes, les tapirs et les rhinocéros qui fréquentaient les pâturages de cette époque, dans le voisinage des eaux, y ont laissé de nombreux vestiges. Mais nulle part on n’observe une réunion plus complète, un assemblage d’ossemens amoncelés plus considérable que dans le gisement de Cucuron, sur le revers sud du Léberon, gisement récemment exploré avec le plus grand succès par un professeur au Muséum et membre de l’Institut, M. Albert Gaudry. Le résultat de ses fouilles a contribué à enrichir cette galerie de paléontologie récemment inaugurée par lui, qui donne le spectacle d’une évocation des anciens êtres sous la baguette magique de la science. M. Gaudry a consacré un très beau livre à la description des animaux du mont Léberon ; il avait auparavant visité et illustré un autre gisement contemporain du premier, celui de l’ikermi en Attique ; et un troisième, Eppelsheim, près de Worms, fournit un autre terme de comparaison Il est possible, par le rapprochement de ces trois termes, de présumer quelle était en Europe, à la fin du miocène, c’est-à-dire au moment du retrait de la mer molassique, la faune des grands animaux terrestres. En aucun temps, la richesse, la puissance, la variété de ceux-ci ne furent aussi remarquables ; jamais ils ne se montrèrent plus nombreux et plus forts, plus harmonieusement distribués et plus voisins de la perfection que dans cet âge, qui précède immédiatement celui où l’intelligence humaine, introduisant un élément supérieur à tout ce qui avait existé jusque-là, vint exercer en ce monde son autorité souveraine.

On a dit, il est vrai, que l’homme existait déjà à l’époque des animaux du mont Léberon et même auparavant ; mais on ne l’a jamais prouvé, et les indices invoqués pour l’admettre ont paru trop incertains, nous dirons même trop peu vraisemblables, pour entraîner la conviction. D’ailleurs, eût-il existé comme créature physique, que son action, encore nulle ou insignifiante pour des myriades d’années, n’aurait influé ni sur l’ensemble de la nature, ni sur les plantes ou les animaux en particulier.

Caché et retenu à l’écart, l’homme-enfant n’avait à sa disposition aucune des inventions dont il s’est servi plus tard pour étendre et asseoir son égoïste empire. Le jour viendra pourtant où à la force et à la ruse instinctives, il saura joindre les ressources de l’esprit et où finalement il réussira à tout s’assujettir ici-bas. Bien plus, il parviendra à pénétrer au-delà même de ce qui est tangible ou visible, par la faculté, graduellement développée, d’observer et d’abstraire, de comparer et de conclure. Mais tout cela est encore loin ; nous abordons à peine le pliocène : l’Europe n’est pas encore refroidie ; elle est couverte de végétaux opulens et variés, parsemée de lacs, ombragée de forêts et émaillée de pâturages. Elle est peuplée d’immenses troupeaux errant au sein des vertes solitudes, le long des grèves, sur la lisière des bois, à la surface des grandes prairies.

Auprès du Léberon, les troupeaux se composaient de gazelles élancées et légères, comme celles de l’Afrique intérieure, de cerfs encore rares, ornés de courtes défenses ; puis venaient les hipparions réunis en bande, à la façon des zèbres et des onagres. Ils se distinguaient à peine de ceux-ci par la structure de leur pied, dont le sabot principal était accompagné de deux sabots rudimentaires, que les solipèdes actuels gardent à l’état de vestige. A côté de ces ruminans et de ces jumentés, précurseurs des véritables chevaux, vivaient un sanglier de grande taille, un rhinocéros, enfin deux géans, dont l’un, le dinothérium, précède les éléphans et offre les traits confondus des morses, des lamantins et des proboscidiens ; tandis que l’autre, plus étonnant encore (Helladotherium), répond à une girafe agrandie. — Tous ces animaux se retrouvent à Pikermi ; mais à force de comparer les ossemens retirés du gisement de l’Attique avec ceux de Provence, l’esprit ingénieux de M. Gaudry a pu constater, entre les deux catégories, des différences très faibles et cependant trop constantes pour ne pas fournir une preuve de l’existence de races locales que le temps aurait sans doute accentuées si, de part et d’autre, elles fussent restées parquées dans des régions distinctes et sous des climats pareils, mais non absolument identiques. — De plus, à Pikermi, à côté des animaux qui viennent d’être énumérés, on a rencontré des singes dont les caractères mixtes semblent destinés à relier les macaques aux guenons. Les singes ne se montrent pas en Provence ; mais on y trouve les traces du machœrodus, ce tigre, plus redoutable qu’aucun de ceux d’aujourd’hui, dont les canines, conformées en sabre, constituaient une arme terrible. M. Gaudry a pu relever la présence, à Cucuron, de plus de cinq cents hipparions ; les gazelles sont à peine mobs nombreuses et l’on a dû se demander d’où provenaient tant de restes accumulés dans un limon rougeâtre d’une faible étendue. Une inondation subite, une secousse du sol aurait-elle surpris tous ces animaux ? Mais l’aspect du gisement oblige à croire que le transport des divers débris n’aurait en lieu qu’assez longtemps après la mort des individus auxquels ils se rapportent. Les eaux ont charrié et enseveli dans l’argile du dépôt, non pas des cadavres entiers, mais des portions de squelettes déjà disjointes ; et, le plus ordinairement, les ossemens ont été accumulés dans un désordre tel que le remous capricieux de la vague a pu seul le réaliser. Peut-être, au lieu d’une catastrophe détruisant, comme on le suppose, les animaux de la contrée, serait-il plus conforme à la probabilité de faire appel à des crues périodiques, ou même aux accidens d’un fleuve sujet à sortir parfois de ses limites habituelles, et, balayant le sol d’une région peuplée et fertile ; les eaux débordées auraient ainsi entraîné chaque fois les restes épars d’un certain nombre d’animaux.

Après l’âge des hipparions du Mont-Léberon, nous pénétrons au cœur du pliocène, et la scène change définitivement. La mer a encore, il est vrai, des retours partiels ; elle n’abandonne que par étapes la vallée du Rhône. Un savant prématurément enlevé à ses amis, M. Raoul Tournouër, et plus récemment M. Fontannes, ont suivi les mouvemens du recul et de retour de cette mer pliocène qui s’éloigne pas à pas avant de quitter entièrement le bas Rhône. En Provence même, l’époque pliocène est bien caractérisée par cette circonstance que les vallées parcourues actuellement par les eaux courantes et leur servant de cuvettes ne sont pas encore complètement ouvertes ni percées. En amont de Mirabeau, par exemple, un grand lac recevait les eaux fie la Durance déjà rapide et tumultueuse, sans que les cailloux alpins y eussent encore accès. Le déversoir de ce premier lac retombait dans un second, et ce dernier allait aboutir plus loin à la nappe des poudingues inférieurs de la Crau. Auprès d’Aix, le petit fleuve du Lar alimentait aussi une cuvette lacustre, fermée par le barrage, non encore ouvert, de Roquefavour.

Nous savons que, durant le cours de ce dernier âge qui s’achemine peu à peu vers celui de l’homme primitif, la région provençale différait encore beaucoup de ce qu’elle est sous nos yeux. Dans le monde des animaux, les chevaux avaient remplacé les hipparions et les éléphans, après avoir supplanté les dinothériums, tendaient à exclure aussi les mastodontes. Des indices certains nous apprennent qu’alors le platane couvrait de son ombre les abords d’un lac voisin de Digne, que le gigantesque éléphant « méridional » hantait les environs de Marseille. Les observations du professeur Marion nous ont encore enseigné qu’il existait dans ce même territoire un palmier et des lauriers semblables à ceux des forêts canariennes, ainsi que des lauriers-roses. Un pas de plus vers les temps modernes et nous rencontrerions l’homme s’introduisant au sein de la Provence, non encore desséchée ni dénudée, mais ayant de fraîches vallées aux pentes garnies de tilleuls, d’érables, de laricios, associés au chêne, à la vigne et au figuier. Dotée alors de sources plus abondantes et de rivières coulant à pleins bords, depuis singulièrement appauvrie, la Provence ne serait-elle pas en droit d’accuser directement l’homme de l’avoir dévastée, en coupant ses forêts, et d’avoir altéré son climat, en sacrifiant tout aux exigences de la culture ? Que ce soit la faute de l’homme ou la conséquence obligée des lois naturelles, l’indigence actuelle n’est que trop visible, et la Provence a bien des motifs, en jetant un regard sur son passé, de regretter les splendeurs d’autrefois, de se plaindre du vent qui chasse loin d’elle impitoyablement les nuages, de sa verdure maigre et des roches dépouillées qui couronnent la crête de ses coteaux : sur elle pourtant la transparence lumineuse du- ciel, dont l’azur se nuance de teintes mobiles, jette un voile qui dérobe et embellît sa misère. Les poètes et les artistes contemplent chez elle, sans se lasser, ces jeux du soleil, qui émaillent tous les reliefs et mettent en valeur tous les plans. On se demande alors si la Provence a jamais été plus belle, plus resplendissante, et l’on oublie ou l’on regrette moins ces trésors perdus, comme on ferait à l’aspect d’une villageoise, issue d’une noble race, déchue et pauvre maintenant, et cependant souriante et heureuse de ses charmes.

Revenons à la science ; c’est elle qui nous dira le dernier mot de cette étude : la Provence, d’abord insulaire, est sortie en tant que région géographique d’une série de mouvemens du sol, qui l’ont d’abord agrandie, puis soudée au continent. Cette soudure, bien que définitive, n’a pas mis obstacle à un retour offensif et partial de la mer, demeurée voisine et qui l’est encore à l’heure d’aujourd’hui. Le contre-coup du soulèvement des Alpes a communiqué à l’ensemble de la contrée un relief qui s’oppose à ce retour ou le rend plus difficile à admettre, sans qu’il soit raisonnable pourtant d’en affirmer l’impossibilité absolue. Ce qui est certain, c’est que, sous nos yeux, encore maintenant, les eaux courantes, c’est-à-dire les rivières petites ou grandes de la Provence occidentale coulent dans des vallées qui répondent à d’anciennes dépressions, occupées jadis par les eaux des lacs ou celles de la mer, plus tard façonnées, agrandies ou simplement modifiées.

A côté des révolutions physiques auxquelles le pays doit sa configuration finale, il faut placer les révolutions organiques ou changemens opérés dans la nature des êtres vivans. Habitée dès l’origine et n’ayant jamais cessé d’être en partie terre ferme, la Provence a toujours possédé, à côté des animaux et des plantes de la mer, des animaux et des plantes terrestres. Observée à ce double point de vue, elle fournit des exemples de tous les changemens biologiques qui se sont autrefois réalisés et de la façon dont ils ont dû s’accomplir. Elle se prête par cela même à la constatation de cette loi séculaire, dans le domaine de la biologie évolutive, que les êtres, en se diversifiant, ont donné lieu à autant de séries qu’ils comptent de catégories fondées sur la combinaison du plan de structure et de l’adaptation à des conditions extérieures déterminées. C’est en tenant compte de ces deux points de vue, réunis et combinés, que l’on conçoit la nécessité de distinguer entre elles et de séparer, non-seulement les plantes inférieures des supérieures et les marines des terrestres, mais encore, parmi ces dernières, celles qui, tout en étant terrestres, sont en même temps inférieures à d’autres d’un rang plus élevé et d’une origine plus récente : ce sont là des séries, et chacune d’elles a affecté une marche spéciale. De même, en ce qui touche les animaux, les aquatiques et les marins n’ont pas en les mêmes destinées que ceux d’eau douce, ni que les terrestres ; et les terrestres supérieurs ne se sont pas comportés comme les terrestres inférieurs ou amphibies. Parmi les vertébrés, plus élevés que les autres animaux, il en est, comme les poissons, qui sont toujours restés aquatiques, et, parmi les vertébrés terrestres, il en est, comme les mammifères, qui tiennent incontestablement le premier rang, qu’ils nagent d’ailleurs ou marchent sur le sol, en se divisant en séries partielles, chacune d’elles ayant son histoire et suivant sa marche à part des autres. D’autres enfin, tels que les oiseaux, sont voués plus spécialement au vol et à la vie aérienne. — Eh bien ! il n’est aucune de ces catégories, prises dans leur ensemble ou dans chacune de leurs subdivisions, qui n’ait son histoire, qui n’ait évolué à part, enfin qui n’ait été l’objet d’une élaboration spéciale. Il n’y a jamais eu, on peut le dire, de mouvement impulsif agissant à la fois sur tous les êtres, pour les faire avancer ou les renouveler-mais chaque série, une fois engagée dans les voies qui lui sont propres, plus ou moins hâtive dans sa marche, s’est transformée plus ou moins vite, avant de se fixer définitivement ; les séries les plus élevées étant aussi les dernières à revêtir leurs caractères différentiels. C’est là ce qui explique les contrastes que présente la nature vivante à chaque moment du passé où il nous soit donné de l’interroger. Les êtres « s’attendent, » on peut le dire ; les uns touchent au but, tandis qu’il reste aux autres un long chemin à parcourir avant de l’atteindre. Les fougères en arbre du premier âge ne diffèrent qu’à peine de celles de nos jours, acclimatées sur les mêmes rivages que leurs devancières ; mais la masse principale du règne végétal, alors à peine ébauché, ne se complétera que vers la fin de la craie. Depuis lors, le monde des plantes ne changera guère et seulement à l’aide de migrations et de substitutions ; mais les oiseaux et les mammifères ne présentent encore que des séries rudimentaires ; il faudra des siècles par milliers avant que la plupart de ces séries aient achevé de fixer leurs traits, et chacune d’elles aura sa marche plus ou moins rapide, selon le degré de complexité qu’il lui sera donné d’acquérir. L’homme lui-même se montrera fidèle à cette même loi ; il sera le couronnement suprême de l’édifice de la création. Il apportera en ce monde un élément de plus, celui de l’intelligence raisonnée et consciente.


G. DE SAPORTA.

  1. Nous voulons parler de M. de Geoffroy, ministre plénipotentiaire en Chine et au Japon, sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon.
  2. Collot, Description géologique des environs d’Aix-en-Provence, p. 157. Montpellier, 1880.
  3. Revue scientifique, n° 25, 1872.
  4. Crocodilus Blavieri, de Cuvier.
  5. Traité de géologie, 1re édition, p. 944.
  6. Lapparent, Traité de géologie, p. 1021.
  7. Il est vrai qu’un auteur déjà cité, M. Collot, a supposé l’existence d’une seule nappe marine couvrant l’espace qui s’étend du sud de la ville d’Aix au pied du Léberon. Cette nappe unique n’aurait laissé des sédimens que dans les dépressions du fond et n’aurait marqué son séjour sur les plateaux sous-marins que par des érosions et des trous de phollades ; mais c’est la une interprétation des faits moins vraisemblable, selon nous, que celle que nous adoptons ici.
  8. Louis Collot, Description géologique des environs d’Aix en Provence, p. 183.