Les Vieilles

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Le Gaulois du 25 juin 1882 (p. 2-8).


LES VIEILLES




Est-il au monde rien de plus adorable qu’une vieille femme, une vieille femme qui fut jolie, coquette, séduisante, aimée, et qui sait rester femme, mais femme d’autrefois, coquette encore, mais d’une coquetterie d’aïeule ?

Si la jeune femme est charmante, la vieille n’est-elle pas exquise ? Et près d’elle n’éprouve-t-on pas quelque chose d’indéfinissable, comme une sorte d’amour non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fut, et une sorte de vraie tendresse, de tendresse délicate, de tendresse pleine de regrets, de tendresse galante et vénérante, raffinée, apitoyée un peu, pour cette femme qui survit dans une autre, oubliée, morte, détruite, qu’aimèrent des hommes, que baisèrent des lèvres affolées, pour qui l’on rêva, l’on se battit, l’on passa des nuits fiévreuses, pour qui souffrirent des âmes et battirent des cœurs.

Ceux qui aiment vraiment les femmes, qui les aiment en tout, des pieds à la tête, pour cela seul qu’elles sont femmes, ceux qui ne peuvent voir sans frissonner les petits cheveux frisés des nuques, le petit duvet impalpable semé sur le coin des lèvres, et le petit pli des sourires, et l’insoutenable caresse de leur regard ; ceux qui voudraient pouvoir aimer toutes les femmes — non pas une, mais toutes, avec leurs séductions opposées, leurs grâces différentes et leurs charmes variés doivent infailliblement adorer les vieilles.

La vieille n’est plus une femme, mais elle semble être toute l’histoire de la femme ; elle devient un peu ce que sont pour nous les antiques et beaux objets qui nous rappellent toute une époque ancienne. Faite libre par ses cheveux blancs d’où la poudre s’envole, elle ose parler de tout, des choses mystérieuses et chères qui restent comme un éternel secret entre les jeunes et nous, de ce sous-entendu charmant dont les yeux, les sourires, toute l’attitude semblent jaser quand nous nous trouvons en face d’Elles, qui que nous soyons, et quelles qu’elles soient.

Dans la rue, dans un escalier, dans un salon, dans les champs, dans un omnibus, n’importe où, quand se croisent deux regards de jeunes gens, une subite éclosion de galanterie, un obscur désir emplit les yeux, et il semble qu’un invisible fil se trouve jeté de l’un à l’autre en qui circule un courant d’amour.

Mais c’est la chose dont on ne parle pas, ou du moins dont on ne parle guère. La vieille ose parler de tout. Elle peut le faire sans être immodeste, impudique, comme seraient les jeunes, et c’est un charme singulier de causer longtemps, tout bas, à mots un peu voilés, mais librement, avec une femme vénérable, de toutes les ivresses des cœurs et des sens.

Et elles font cela, les vieilles, avec un petit air content, désintéressé ; mais encore friand, comme si elles flairaient en passant l’odeur d’un plat qu’elles adorent, mais dont elles ne peuvent plus manger. Elles parlent d’amour d’un ton maternel et bienveillant ; parfois, elles jettent un mot cru, une image vive, une réflexion hardie, une plaisanterie un peu pimentée : et cela prend en leur bouche une grâce poudrée de l’autre siècle ; on dirait une pirouette osée ou se voit un peu de jambe.

Et quand elles sont coquettes — une femme doit toujours l’être — elles sentent bon, d’une odeur vieille, comme si tous les parfums dont fut baignée leur peau eussent laissé en elles un subtil arôme, une sorte d’âme des essences évaporées. Elles sentent l’iris, la poudre de Florence d’une façon discrète et délicieuse. Souvent le désir vous vient de prendre leur vieille main blanche et douce, et, tout attendri par ces effluves d’amour passé qui semblent venir d’elles, de la baiser longtemps, longtemps, comme un hommage aux tendresses défuntes.



Mais toutes les vieilles ne sont pas telles.

Il en est d’abominables, celles qui, au lieu de se faire plus bienveillantes, plus aimables, plus libres de langage et de morale, ont suri. Et presque toujours les femmes qui ont été peu ou point aimées, qui ont vécu d’une vie strictement, étroitement honnête, deviennent les vieilles grincheuses, les vieilles pimbêches grondantes et hargneuses, sortes de faux eunuques femelles, gardiennes jalouses de l’honnêteté d’autrui, machines à mauvais compliments en qui fermentent des âmes de vieux gendarmes.

Aussi, quand une vieille femme est vraiment séduisante, elle semble avoir pris en elle tout le charme de toutes les autres, et vous ne pouvez la connaître et aimer sans un constant et mordant regret qu’elle ne soit plus à l’âge où vous la sauriez chérir d’une affection tout autre.

Et que de gré ne lui devons-nous pas garder d’être ainsi charmante, car elle a passé par le plus épouvantable, le plus dévorant supplice que puisse souffrir une créature : elle a vieilli.

La femme est faite pour aimer, pour être aimée, et pour cela seulement. Est-il au monde un être plus puissant, plus adoré, plus obéi, plus triomphant, plus éclatant qu’une jolie femme dans l’épanouissement de sa beauté ? Tout lui appartient, les hommes, les cœurs, les volontés. Elle règne d’une manière absolue par le seul fait de son existence, sans souci, sans travail, dans une plénitude d’orgueil et de joie.

Alors elle s’accoutume à ces hommages comme l’enfant s’accoutume à respirer, comme le jeune oiseau s’habitue à voler. C’est la nourriture de son être ; et toujours, où qu’elle aille, qu’elle dorme ou qu’elle veille, elle porte en elle le sentiment de sa force par sa beauté, la satisfaction d’être jolie, un immense orgueil satisfait, et encore une autre indéfinissable sensation de femme qui accomplit sans cesse son rôle de charmeuse, de séductrice, de conquérante, son rôle naturel et instinctif.

Puis voilà que peu à peu les hommes s’éloignent. Elle, qui était tout, n’est plus rien, mais rien, qu’une vieille femme, un être fini dont la tâche humaine est achevée de par l’impitoyable loi des âges.

Elle vit encore cependant, et elle peut vivre longtemps. Et on dit d’elle simplement : « En voilà une qui fut jolie ! »

Alors il faut qu’elle disparaisse, ou qu’elle lutte, et qu’elle sache alors devenir, à force de grâce non plus rayonnante mais réfléchie, à force de volonté de plaire encore, de plaire toujours, cet être adorable et si rare : une vieille femme séduisante.



Mais pour cela il lui faut de l’esprit, beaucoup d’esprit, et aussi bien d’autres choses.

Et comme on voudrait connaître celle à qui M. Alexandre Dumas faisait dernièrement une remarquable préface pour un volume de comédies légères qui s’appelle le Théâtre au Salon.

On la dit, celle-là, la plus charmante de toutes. Elle est certes la plus spirituelle et la plus fine, la plus adorée aussi de ses amis.

Et comme, à travers les scènes de ces sautillantes petites pièces, on aime cet esprit marivaudeur et subtil, littéraire à la façon des femmes de lettres, aimable toujours et captivant ; et comme on admire de loin cette ancêtre qui a su rester plus séduisante que la plupart des jeunes femmes, et qui sait être plus agréable à lire que la plupart des auteurs applaudis.

M. Dumas nous apprend que le nom qu’elle signe, Gennevraye, n’est point celui qu’elle porte dans le monde.

Il n’avait point à le dire, nous nous en serions douté.

guy de maupassant