Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Pittacus

La bibliothèque libre.
PITTACUS.

Pittacus de Mitylène eut pour père Hyrradius, originaire de Thrace, selon Duris; s’étant joint avec les frères de Lesbos. Ayant été chargé de la conduite de l’armée, dans une guerre entre ceux de son pays et les Athéniens, avec qui ils disputaient la possession du territoire d’Achille, il résolut de terminer le différend par un combat singulier avec Phrynon, général des Athéniens, qui avait eu le prix du panecrace aux jeux olympiques. Pittacus, ayant enveloppé son ennemi avec un filet qu’il tenait caché sous son bouclier, le tua et se rendit maître du champ. Cependant, comme le rapporte Apollodore dans ses Chroniques, les Athéniens ne laissèrent pas de le contester dans la suite aux Mityléniens; et la décision ayant été remise à Périandre, il adjugea le territoire aux Athéniens. Cet événement augmenta le crédit de Pittacus à Mitylène, et on lui donna le gouvernement de la ville, qu’il garda dix ans, au bout desquels il déposa volontairement son autorité, ayant mis la république en bon ordre. Il survécut dix autres années à sa démission, et consacra le champ dont ses concitoyens lui avaient fait présent, et qu’on appelle encore le champ de Pittacus. Sosicrate dit qu’il s’était retranché lui-même une partie de ce champ, en disant que cette moitié qu’il gardait lui valait plus que le tout. On dit aussi que, Crésus lui ayant envoyé de l’argent, il s’excusa de le prendre, parceque l’héritage de son frère, qui était mort sans laisser de postérité, lui en avait procuré deux fois plus qu’il n’aurait voulu. Pamphila, dans le deuxième livre de ses Commentaires, rapporte que Thyrrhée son fils, se trouvant à Cumes[1] dans la boutique d’un barbier, y fut tué par la faute d’un forgeron qui y jeta une hache; que les Cuméens se saisirent de l’homicide, et l’envoyèrent garrotté à Pittacus, qui ayant appris le cas, pardonna au criminel,en disant que la clémence était préférable aux remords de la vengeance.

Héraclite rapporte que ce fut au sujet d’Alcée, qu’il avait fait prisonnier, et qu’il renvoya libre, qu’il dit qu’il valait mieux pardonner que punir. Il condamna les gens ivres, s’ils tombaient en quelque faute, à être doublement punis, et cela afin de prévenir l’ivrognerie; ce qui était d’autant plus nécessaire que l’île abondait en vin.

Une de ses maximes est, « qu’il est difficile d’être vertueux.» Simonide en a fait mention, en disant que c’est un mot de Pittacus : « qu’il est difficile de devenir véritablement bon.» Platon, dans son Protagoras, a aussi parlé de cette sentence.

Pittacus disait encore que les dieux mêmes ne résistent point à la nécessité, et que le gouvernement est la pierre de touche du cœur de l’homme. Interrogé sur ce qu’il y avait de meilleur, il répondit que c’était de s’acquitter bien de ce qu’on avait actuellement à faire. Crésus lui demandant quel empire il regardait comme le plus grand, il répondit, en faisant allusion aux lois : « Celui que forment différentes tablettes de bois. » Il ne reconnaissait pour vraies victoires que celles qu’on remporte en épargnant le sang. Phocaïcus parlant de chercher un homme qui fût bien diligent : « Vous chercherez longtemps, lui dit-il, sans le trouver. » Interrogé quelle chose était la plus agréable, il répondit que c’était le temps; la plus obscure, que c’était l’avenir; la plus sûre, que c’est la terre; la moins sûre, que c’est la mer. Il disait que la prudence doit faire prévoir les malheurs avant qu’ils arrivent pour tâcher de les détourner, et que, lorsqu’ils sont arrivés, le courage doit les faire soutenir; qu’on ne doit jamais dire d’avance ce qu’on se propose de faire, de crainte que, si on ne réussit pas, on ne s’expose à la risée; qu’il ne faut point insulter aux malheureux, de peut de s’attirer la vengeance des dieux; que si on a reçu un dépôt, il faut le rendre; qu’on ne doit point médire de ses amis, pas même de ses ennemis. Pratiquez la piété, disait-il, aimez la tempérance, respectez la vérité, la fidélité; acquérez de l’expérience et de la dextérité, ayez de l’amitié et de l’exactitude. Parmi les choses qu’il a dites en vers, on loue entre autres cette pensée :

Il faut avoir un arc et un carquois de flèches, pour se faire jour dans l’esprit du méchant; car sa bouche ne dit rien qui soit digne de foi, et ses paroles cachent un double sens au fond du cœur.

Il fit des élégies jusqu’au nombre de six cents vers, et un discours en prose sur les lois, adressé à ses concitoyens. Il florissait principalement vers la quarante-deuxième olympiade, et mourut la troisième année de la cinquante-deuxième, sous Aristomène, étant âgé de soixante-dix ans. On mit cette épitaphe sur son tombeau :

Pittacus, Lesbos la sainte, qui t’a donné le jour, t’a mis en pleurant dans ce tombeau.

Outre ses sentences rapportées ci-dessus, il y a encore celle-ci: «Connaissez le temps.» Phavorin, dans le premier livre de ses Commentaires, et Démétrius, dans ses Équivoques, parlent d’un législateur de même nom qu’on appela Pittacus le petit. Callimaque a décrit, dans ses Épigrammes, la rencontre que notre sage dit d’un jeune homme qui vint lui demander conseil sur son mariage. Voici son récit :

«Un étranger d’Atarné vint demander conseil à Pittacus de Mitylène, fils d’Hyrrhadius, Mon père, lui dit-il, je puis épouser deux filles : l’une a une fortune assortie à la mienne, l’autre me surpasse en biens et en naissance; laquelle prendrai-je? dites-le-moi, je vous prie. A ces mots, Pittacus, levant le bâton dont il se servait pour se soutenir, lui fit remarquer des enfants qui faisaient tourner leurs toupies. Ils vous apprendront, dit-il, ce que vous devez faire. Allez, faites comme eux. Le jeune homme s’étant donc approché, entendit ces enfants qui se disaient l’un à l’autre: Prends une toupie qui soit la pareille; et, comprenant là-dessus l’avis du sage, il s’abstint d’un trop grand établissement, et épousa la personne qui était la plus assortie à son état. Vous donc aussi, Dion, prenez votre pareille.» Il est vraisemblable que Pittacus en parlait aussi par son propre sentiment; car il avait épousé la sœur de Dracon fils de Penthile, femme dont l’extraction était au-dessus de la sienne, et qui le traitait avec beaucoup de fierté.

Alcée donne à Pittacus plusieurs épithètes: l’une prise de ce qu’il avait de grands peids, l’autre de ce qu’il s’y était formé des ouvertures, une autre de l’orgueil qu’il lui attribuait, d’autres de ce qu’il était corpulent, de ce qu’il soupait sans lumière, de ce qu’il était malpropre et mal arrangé. Au reste, si l’on en croit le philosophe Cléarque, il avait pour exercice de moudre du blé. On a de lui cette lettre:

PITTACUS A CRÉSUS.

« Vous voulez que je me rendu en Lydie pour voir vos trésors. Sans les avoir vus, je crois aisément que le fils d'Alyattes surpasse en richesses tous les rois de la terre. D'ailleurs, à quoi me servirait de faire le voyage de Sardes? L’argent ne me manque point, étant content de ce dont j’ai besoin pour moi et mes amis. Je viendrai cependant, engagé par votre hospitalité, pour jouir de votre commerce.»


  1. Ville en Opique. Voyage de Pausanias, tome II, page 418. Selon la note de l’abbé Gédoyn, c’est le pays qu’on a depuis appelé la Campanie.