Les Vivants et les Morts/La Tempête

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Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 87-90).


LA TEMPÊTE


« La passion n’est que le pressentiment de la volupté. »
Lucrèce.

À qui m’adresserai-je en ces jours misérables
Où, le cœur submergé par un puissant dégoût,
J’entends autour de moi l’hallucinant remous
D’une énergique voix qu’on sent infatigable ?

Elle dit, cette voix : « Je suis la volupté ;
« Comme fit le passé, l’avenir me consulte ;
« Aux heures de repos pensif ou de tumulte
« C’est par moi que le cœur croit à l’éternité !

« Un homme est orgueilleux quand il a du courage,
« Mais on ne peut pas être héroïque avec moi.
« Les vaisseaux, les chemins, les rêves, les voyages
« Amènent l’univers suppliant sous ma loi.


« Je règne sur l’active et chancelante vie
« Comme un tigre onduleux, aux prunelles ravies ;
« L’Orient dilaté, engourdi, haletant,
« Tressaille dans mes bras, cadavre palpitant !

« Parfois, sous le climat brumeux des cathédrales,
« Je semble m’assoupir pendant vos longs hivers,
« Mais je jaillis soudain, éparse et triomphale,
« Du cri d’un maigre oiseau sur un églantier vert !

« En vain les repentants, les rêveurs, les ascètes
« S’enferment au désert comme des emmurés,
« Je m’attache à leur plaie ardente et satisfaite,
« Car je suis la douleur, plaisir transfiguré !

« Lorsque devant l’autel flamboyant, les mystiques
« Essayent d’écarter mon fantôme jaloux,
« Je fais pleuvoir sur eux l’orage des musiques
« Qui trompe leur prudence, et dit : “Je vous absous.”

« Je mens quand je me tais, je mens quand je protège,
« Partout où sont des corps, partout où sont des cœurs
« J’élance hardiment mon fourmillant cortège,
« Et le monde est empli de ma suave odeur.


« Quand les adolescents ou les amants austères
« Espèrent me bannir de leurs sublimes vœux,
« J’attaque lentement leur citadelle altière,
« Et comme un chaud venin je me répands en eux ;

« Ceux qui me sont voués ont de vagues prunelles
« Où le danger projette un invincible attrait.
« Comme un ciel enfiévré, sillonné par des ailes,
« Ces vacillants regards ont de mouvants secrets… »

Alors, moi qui sais bien que cette voix funeste
Proclame la puissante et triste vérité,
Je demande, mon Dieu, quel combat et quel geste
Éloignent des humains l’âpre fatalité.

— Seigneur, si la pitié, la charité, l’extase,
Si le stoïque effort, si l’entrain à mourir,
Si la Nature, enfin, n’est jamais que ce vase
D’où toujours le désir ténébreux peut jaillir,

Si c’est toujours l’amour anxieux qui s’exhale
Des actives cités, des mers et de l’azur,
Si les astres ne sont, délirantes vestales,
Que des lampes d’amour au bord d’un temple impur,


Si vous n’avez toujours, invincible Nature,
Que le cruel souhait de vous perpétuer,
Si vous n’aimez en nous que la race future
Qui fait naître sans fin les vivants des tués,

Si la guerre, la paix, le grand élan des foules,
La ronde agreste avec les chansons du hautbois,
Les arbres et leurs nids, l’océan et ses houles,
Et la tranquille odeur de l’hiver dans les bois,

Ne sont toujours que vous, ténébreuse tempête,
Solitaire torture ou frisson propagé,
Obstacle que rencontre une âme qui halette
Vers l’amour absolu, innocent et léger,

Si l’héroïsme même, et son ardeur secrète,
Ne sont pour les humains pudiques et hardis
Que l’espoir d’être exclus de votre impure fête,
Et l’honneur d’échapper à votre joug maudit,

Laissez-moi m’en aller vers les froides ténèbres
Où l’accueillante mort nous laisse reposer,
Et qu’enfin je me mêle à ces restes funèbres
Qu’une sublime horreur préserve du baiser !