Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 51.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 173-177).


De quelle façon le Corſaire Capitaine du Iunco, tomba vif entre les mains d’Antonio de Faria, & de ce qu’il fit auec luy.


Chapitre LI.



Antonio de Faria ayant gaigné cette victoire de la façon que ie viens de dire la premiere choſe qu’il fiſt, fuſt de faire panſer quelques-vns des ſiens qui eſtoient bleſſez, pource que cela luy importoit principalement. Puis comme il fut aſſeuré qu’vn des ſeize qu’il auoit ſauuez, eſtoit le Corſaire Hinimilau, Capitaine du Iunco qu’il auoit pris, il commanda qu’on l’amenaſt deuant luy, & apres l’auoir fait panſer de deux playes qu’il auoit receuës, il luy demanda qu’eſtoient deuenus les ieunes hommes Portugais qu’il tenoit eſclaues ? A quoy le Corſaire forcené de rage, ayãt reſpondu qu’il n’en ſçauoit rien, ſur la ſeconde demande qui luy fut faite auec menaces, il dit qu’on luy donnat premierement vn peu d’eau, à cauſe que la ſeichereſſe luy faiſoit tarir la parole, & qu’il verroit par apres ce qu’il auroit à reſpondre. Là deſſus apres qu’on lui euſt apporté de l’eau, qu’il beut ſi auidemment qu’il la reſpandit preſque toute ſans en eſtre deſalteré, il demanda qu’on luy en baillat derechef, & que ſi on luy en vouloit donner à boire tout ſon ſaoul, en tel cas il s’obligeoit par la loy de l’Alcoran de Mahomet, à confeſſer volontairement tout ce que l’on deſireroit ſçauoir de luy. Antonio de Faria luy en fit donner alors, enſemble vne boëtte de confitures, dont il ne voulut manger ; mais en recompenſe il beut vne grande quantité d’eau. Puis s’eſtant derechef enquis de luy touchant les ieunes hommes Chreſtiens, il luy reſpondit, qu’il les treuueroit dans la chambre de prouë. A meſme temps Antonio de Faria les enuoya querir par trois ſoldats, qui n’eurent pas ſi toſt ouuert l’eſcotille pour leur dire qu’ils vinſſent en haut, qu’ils les virent eſtendus emmy la place tous eſgorgez. Dequoy ils demeurerent ſi effrayez, qu’ils s’eſcrierent à l’inſtant, Ieſus, Ieſus, Monſieur venez ie vous prie, & vous verrez vn ſpectacle fort pitoyable. Antonio de Faria & tous ceux qui eſtoient pres de luy, coururent incontinent vers la prouë. Mais lors que le Capitaine vit ces ieunes garçons eſtendus les vns ſur les autres, il demeura ſi hors de ſoy-meſme, que ne pouuant retenir ſes larmes, & leuant ſes yeux au Ciel auec les mains iointes, Mon Seigneur Ieſus-Chriſt, dit il tout haut, & tout en colere, benit ſoyez vous à iamais, de ce que vous eſtes ſi miſericordieux & ſi pitoyable, que de ſouffirir vne offenſe ſi grande que celle-cy. Cela dit, il les fit apporter en haut ſur le tilla, où il n’y auoit celuy de la compagnie, qui les regardant ſe peuſt empeſcher de pleurer, & qui ne fut auſſi eſtonné que luy de voir vne femme auec deux beaux enfans de ſix à ſept ans, la gorge couppée ſans pitié, & les cinq garçons qui nous auoient appellez, fendus du haut en bas, & les boyaux hors du corps. Antonio de Faria s’eſtant derechef aſſis, demanda au Corſaire pourquoy il auoit vſé d’vne cruauté ſi grande contre ces pauures innocens qui eſtoient là eſtendus par terre ? A quoy il fit reſponse, que c’eſtoit à cauſe qu’ils luy auoient eſté traiſtres, pour s’eſtre monſtrez à des gens qui luy eſtoient ſi fort ennemis comme eſtoient les Portugais ; ioint qu’ayant apperceu comme quoy ils appelloient leur Dieu à leur ayde, il auoit voulu voir par meſme moyen, s’il ne les deliureroit point ; Q’au reſte touchant les deux plus petits, il ſuffiſoit pour les faire mourir qu’ils fuſſent fils de Portugais, pour leſquels il n’auoit iamais eu de bonne volonté. Auec vne pareille extrauagance il reſpondit à quelques autres demandes qui luy furent faites, & le fit auec autant d’obſtination que s’il euſt eſté quelque demon. Apres cela comme on luy euſt demandé s’il eſtoit Chreſtien, il reſpondit que non, mais qu’il l’auoit autresfois eſté au temps que Dom Paul de Gama eſtoit Capitaine de Malaca. En ſuitte de ces choſes, Antonio de Faria luy demanda, puis qu’il auoit eſté Chreſtien, quelle raiſon l’auoit porté à laiſſer la loy de Ieſus-Chriſt, en laquelle il eſtoit aſſeuré de ſon ſalut, pour ſuiure celle du faux Prophete Mahomet, de qui il ne pouuoit eſperer que la perte de ſon ame ? Il reſpondit là deſſus, qu’il s’eſtoit reſolu à cela, à cauſe que tant qu’il auoit eſté Chreſtien, les Portugais l’auoient touſiours meſpriſé, & qu’eſtant auparauant Gentil, tous luy parloient à deſcouuert, l’appellant Quiay Necoda, c’est à dire Monſieur le Capitaine, & qu’apres eſtre baptiſé l’on n’auoit point tenu de compte de luy, choſe qu’il croyoit eſtre arriuée par la permiſſion de Mahomet, afin de luy ouurir les yeux à ſe faire Mahumetan, comme il auoit fait depuis à Bintan, où le Roy de Iantana s’eſtoit trouué à la ceremonie, meſme que touſiours depuis il l’auoit fort honoré, & que tous les Mandarins l’appelloient frere, à cauſe de la promeſſe qu’il leur auoit faite ſur le ſainct Liure des Fleurs, que tant qu’il viuroit il ſeroit ennemy iuré des Portugais, & de toute autre ſorte de gens qui faiſoient profeſſion d’eſtre Chreſtiens. Qu’au reſte le Roy & le Cacis Moulana l’auoient grandement loüé de cela, luy promettans que ſon ame ſeroit bien-heureuſe s’il accompliſſoit ce vœu. Interrogé par meſme moyen depuis quel temps il s’eſtoit reuolté, quels vaiſſeaux Portugais il auoit pris, combien d’hommes mis à mort, & quelles marchandiſes volées ? il fit reſponſe qu’il y auoit ſept ans qu’il ſe diſoit Mahumetan ; Que le premier vaiſſeau par luy pris fut le Iunco de Louys de Pauia, qu’il prit ſur la riuiere de Liampoo auec quatre cens bares de poiure, ſans aucunes autres drogues, & que s’en eſtant fait maiſtre, il auoit mis à mort dix-huict Portugais, outre leurs eſclaues, deſquels il n’auoit tenu compte, à cauſe qu’ils n’eſtoient pas gens qui peuſſent ſatisfaire au ſerment qu’il auoit iuré ; Qu’apres cette priſe il en auoit fait vne autre de quatre Nauires, & ſur icelles mis à mort plus de trois cens perſonnes ; mais qu’il n’y pouuoit auoir plus de ſoixante & dix Portugais, & qu’il luy ſembloit que tout ce qu’il auoit pris, ſe pouuoit monter à mille cinq ou ſix cens bares de poivre, & autres marchandiſes, deſquelles le Roy de Pan luy en auoit pris auſſi plus de la moitié pour luy donner retraicte en ſes ports, & l’aſſeurer des Portugais, luy baillant pour cet effet cent hommes, auec commandement de luy obeyr comme à leur Roy. Eſtant derechef enquis, s’il n’auoit point tué d’autres Portugais, ou preſté la main pour le faire, il dit que non ; mais que depuis deux ans s’eſtant treuué en la riuiere de Choaboquet en la coſte de la Chine, il y arriua vn grand Iunco auec quantité de Portugais, duquel eſtoit Capitaine vn ſien amy intime, nommé Ruy Lobo, que Dom Eſteuan de Gama, pour lors Capitaine de la fortereſſe de Malaca y auoit enuoyé pour excercer le commerce, & qu’apres auoir vendu ſa marchandiſe il eſtoit ſorty du port grandement ioyeux, pour ce qu’il s’en retournoit fort riche ; mais que cinq iours apres ſon partement ſon Iunco s’eſtant ouuert, il y entra ſi grande quantité d’eau, que ne pouuant l’eſpuiſer, il fut contraint de s’en retourner au meſme port d’où il eſtoit party. Mais que le malheur voulut pour luy, qu’à cauſe de l’impetuoſité du vent, faiſant force de toutes ſes voiles pour aborder pluſtoſt, le Iunco coula tout à coup à fonds, ſans que perſonne s’eſchappaſt de ce naufrage, que Ruy Lobo, dix-ſept Portugais, & quelques eſclaues, qui dans leur Eſquif s’en allerent gaigner l’Iſle de Lamau, ſans voiles, ſans eau, & ſans aucuns viures. Qu’en cette extrémité Ruy Lobo ſe fiant à l’ãcienne amitié qu’ils auoient eu enſemble, l’auoit prié à genous & la larme à l’œil, de le receuoir luy & les ſiens dans ſon Iunco, qui pour lors eſtoit ſur le poinct de faire voile à Patane, à quoy il s’eſtoit accordé, ſur cette promeſſe qu’en cas qu’il le fit, il luy donneroit deux mille ducats s’y obligeant par ſon ſerment de Chreſtien. Mais qu’apres les auoir ainſi retirez, il fût conſeillé par les Mahumetans de ne ſe fier à l’amitié des Chreſtiens, s’il ne vouloit hazarder ſa vie, & que lors qu’ils auroient recouuré leurs forces, ils luy prendroient ſon Iunco, enſemble la marchandiſe qui eſtoit dedans, & qu’ils auoient accouſtumé de faire de meſme en tous les lieux où ils ſe ſentoient les plus forts. Ce qui fut cauſe que craignant que ce dequoy les Mahumetans l’aduertiſſoient, ne luy arriuaſt, il les tua tous dans vne nuict pendant qu’ils dormoient ; dequoy neantmoins il s’eſtoit repenty depuis. Cette declaration eſtonna ſi fort Antonio de Faria, & tous ceux qui eſtoient autour de luy, comme en effet l’enormité d’vn ſi meſchant acte ne le pouuoit requerir autrement, que ſans le vouloir interroger ny l’eſcouter plus long-temps, on le mit à mort, auec les quatre autres qui eſtoient reſtez en vie, & ainſi ils furent tous iettez dans la mer.