Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 135.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 504-509).


Comme ie fus enuoyé par le Nautaquin au Roy de Bungo, & des choſes que i’y vis, & qui ſe paſſerent iuſqu’à ce que i’arriuay à ſa Cour.


Chapitre CXXXV.



Il y auoit deſia vingt-trois iours que nous eſtions en l’Iſle de Tanixumaa, où fort contents & en grand repos nous paſſions le temps à la peſche, & à diuerſes ſorte de chaſſes auſquelles ce peuple du Iappon eſt fort enclin, lors qu’il vint à ſurgir en ce port vn vaiſſeau du Roy de Bungo, où il y auoit pluſieurs marchands, qui n’eurent pas pluſtoſt mis pied à terre, qu’ils furent voir le Nautaquin auec leurs preſens comme c’eſt leur ordinaire. Parmy ceux-cy il y auoit vn viellard fort bien accompagné, & à qui tous les autres parloient auec beaucoup de reſpect, lequel s’eſtant mis à genoux deuant le Nautaquin, luy donna vne lettre & vn riche coutelas garny d’or, enſemble vne boüette pleine d’eſuentaux ; ce que le Nautaquin receut auec vne grande ceremonie. Apres ces choſes ayant paſſé vn long temps auec luy à s’enquerir de quelques particularitez, il leut la lettre à part ſoy, & lors qu’il enſceut la ſubſtance i fut quelque temps plus en ſuſpens qu’auparauant ; de maniere qu’ayant congedié celuy qui l’auoit apportée, auec commiſſion expreſſe aux ſiens de le traiter honorablement, il nous appella prés de luy, & fiſt ſigne au Truchement qui eſtoit vn peu plus eſloigné, qu’il euſt à nous dire ces mots de ſa part, Mes bons amis, ie vous prie d’ouyr cette lettre que m’enuoye le Roy de Bungo, mon Seigneur & oncle, & ie vous diray par apres ce que ie deſire de vous. Alors l’ayant donnée à vn ſien Threſorier, il luy commanda de la lire ; ce qu’il fiſt à l’inſtant, & ces paroles s’y trouuerent eſcrites. Œil droit de mon viſage qui eſt aßis à mon coſté, comme chacun de mes fauoris Hyaſcarangoxo Nautaquin de Tanixumaa, moy Orgemdoo qui ſuis voſtre pere en l’amour veritable de mes entrailles, comme celuy de qui vous auez prix le nom & l’eſtre de voſtre perſonne, Roy de Bungo & Facataa, Seigneur de la grande Maiſon de Fiancima, Toſa & Bandou, Chef ſouuerain des petits Roys des Iſles de Goto & de Xamanaxeque, ie vous fais ſçauoir, mon fils, par les paroles de ma bouche, qui ſont dites de voſtre perſonne, que les iours paſſez des hommes venus de cette contrée m’ont aſſeuré que vous auez en voſtre ville trois Chenchicogins du bout du monde, gens qui s’accommodent fort bien auec ceux du Iappon, qui vont veſtus de ſoye, & portent ordinairement l’eſpée au coſté, non comme marchands qui exercent le commerce, mais en qualité de perſonnes qui font profeſſion d’honneur, & qui parce ſeul moyen pretendent rendre leurs noms immortels. Au reſte i’ay appris au vray que ces hommes-la, vous ont entretenu fort amplement de toutes les choſes de l’Vniuers, & vous ont affirmé par leur verité qu’il y a vn autre mõde plus grand que le noſtre, peuplé de gens noirs & bazanez, deſquels ils vous ont conté des choſes qui ſont incroyables à noſtre iugement, à cauſe dequoy ie vous prie infiniment comme ſi vous eſtiez mon fils, que par Fingecandono à qui i’enuoye viſiter ma fille, vous me mandiez vn de ces trois Eſtrangers qu’on m’a dit que vous auiez en voſtre maiſon ; puis que comme vous ſçauez ma longue indiſpoſition accompagnée de douleurs, de triſteſſes & de grands ennuis a beſoin de diuertiſſement. Que ſi de hazard ils y viennẽt à contre-cœur, en tel cas vous le pourrez aſſeurer, tant par voſtre verité, que par la mienne, que ie ne tarderay gueres à les renuoyer en toute ſeureté. Cela eſtant, comme vn vray fils qui deſire ſe rendre agreable à ſon pere, faites en ſorte que ie me reſiouiſſe par leur veuë, & que de ce coſté la mon deſir ſoit accomply. Ce que i’ay a vous dire de ſurplus vous l’apprendrez de mon Ambaſſadeur Fingeandono, par lequel ie vous prie de me faire part liberalement des bonnes nouuelles de voſtre perſonne, & de celles de ma fille, puis que vous ſçauez qu’elle eſt le ſourcil de mon œil droit, de qui la veuë eſt toute la ioye de mon viſage. De la maiſon de Fucheo, le ſeptieſme mamoque de la Lune. Apres que le Nautaquin eut leu cette lettre, le Roy de Bungo, nous dit-il, eſt mon Seigneur & mon oncle frere de ma mere, & ſurtout il eſt mon bon pere, car ie l’appelle de ce nõ, pource qu’il l’eſt de ma fẽme ; ce qui eſt la cauſe qu’il ne m’ayme pas moins que ſes enfans. C’est pourquoy ie m’eſtime ſi fort ſon obligé, & deſire tellement de luy plaire, que ie ſerois content maintenant de donner la meilleure partie de mon bien, afin que Dieu me trans formaſt en vn de vous, tant pour m’en aller vers luy, que pour luy donner le contentement de vous voir, & que ie ſçay aſſeurément que du naturel dont il eſt, il le priſera plus que tous les threſors de la Chine. Puis donc que ie vous ay fait ſçauoir quelle eſt ſa volonté, ie vous prie infiniement de vous y vouloir rẽdre conformes, & qu’vn de vous deux prẽne la peine de s’en aller à Bungo, pour y voir ce Roy que ie tiens pour mon pere & pour mon Seigneur ; car pour le regard de cet autre, à qui i’ay dõné le nom & l’eſtre de parent, ie ne deſire point l’eſloigner de moy iuſques à ce qu’il m’ait appris à tirer comme luy. Alors Chriſtofle Borralho & moy grandement ſatiſfaits de la courtoiſie du Nautaquin, luy fiſmes reſponſe que nous baiſions les mains à ſon Alteſſe, pour le grand honneur qu’il nous faiſoit de ſe vouloir ſeruir de nous, & que puis que ſa volonté eſtoit telle, qu’il choiſiſt pour cet effet celuy que bon luy ſembleroit d’entre nous, qu’il ne manqueroit point tout auſſi-toſt de ſe tenir preſt pour ce voyage. À ces mots s’eſtant monſtré vn peu penſif au parauãt que faire cette eſlection, il me monſtra moy, & me regardant, Ie ſuis d’aduis, reſpondit-il, d’y enuoyer cettuy-cy, pource qu’il me ſẽble eſtre moins poſé & d’vne humeur plus gaillarde, à quoy ceux du Iappon ſe plaiſent infinimẽt, joint que par ce moyen il pourra mieux deſennuyer le malade, parce que la trop ſerieuſe grauité de cet autre, dit-il, ſe tournant vers Borralho, bien que grandement loüable pour les choſes les plus importantes, ne ſeruiroit neantmoins qu’à entretenir la melancholie du malade, au lieu de la diuertir. Là deſſus s’eſtant mis à railler auec les ſiens, en termes pleins de galanterie, & de mots pour rire ; à quoy les peuples du Iappon ſont fort enclins ; le Fingeandono arriua auquel il me donna, & me recommanda à luy en termes exprés touchant l’aſſeurance de ma perſonne, dequoy ie me tins pour grandement ſatiſfait, & m’oſtay dés lors de la fantaiſie certains ſoupçons que ie m’y eſtois mis, pour le peu de cognoiſſance que i’auois de l’humeur de ces gens là. Cela fait le Nautaquin commanda qu’on me donnaſt deux cens Taels pour mon voyage, dont ie me ſeruis à faire mes preparatifs le pluſtoſt qu’il me fût poſſible ; ces choſes ainſi peſées, le Fingeandono & moy nous miſmes dans vn vaiſſeau de rame qu’ils appellent Funce, & dans vne ſeule nuit ayant trauerſé toute cette Iſle de Tanixumaa, au matin nous allaſmes moüiller l’ancre en vn havre nommé Hiamangoo, & de là nous en allaſmes en vne bonne ville qui s’appelloit Quanquixumaa, d’où continuant noſtre route auec le vent en poupe, & vn temps bonaſſe, nous arriuaſmes le iour d’apres en vn fort beau lieu nommé Tanora, d’où le lẽdemain nous fuſmes coucher à Minato, & de là à Fiungaa. Ainſi mettant pied à terre à chaque iour, ſans oublier à nous pouruoir de bõs rafraiſchiſſements, nous arriuaſmes à vne fortereſſe du Roy de Bungo, appellée Oſquy, à ſix lieuës de la ville. En ce lieu le Fingeandono s’arreſta quelques iours, à cauſe que le Capitaine de cette place (qui eſtoit ſon beau-frere) ſe trouuoit fort indiſpoſé. Là meſme nous laiſſaſmes le vaiſſeau dans lequel nous eſtions venus, & nous en allaſmes par terre droit à la ville. Y eſtans arriuez ſur le midy, pource que ce temps n’eſtoit pas propre à parler au Roy, le Fingeandono s’en alla deſcendre en ſa maiſon, où il fut grandement bien receu de ſa femme & de ſes enfans, qui me firent auſſi vn fort bon accueil. Apres le diſner comme il eut vn peu repoſé il priſt vn habillemẽt de parade, & accompagné de quelques ſiens parens, il s’en alla à cheual au Palais du Roy, où il me mena auec luy. Le Roy ne fut pas pluſtoſt aduerty de ſa venuë, qu’il l’enuoya receuoir à la baſſecour par vn ſien fils aagé de neuf ou dix ans, lequel accompagné de quantité de Nobleſſe veſtu richement, & faiſant marcher deuant luy ſes Huiſſiers auec leurs maſſes, priſt le Fingeandono par la main, & le regardant auec vn viſage fort ioyeux. Que ton entrée, luy dit-il, en cette Maiſon du Roy mon Seigneur, te puiſſe apporter autant de contentement & d’honneur que tes enfans en meritent, & que pour eſtre tiens ils ſoient dignes de s’aſſeoir à la table auec moy aux feſtes de l’année. À ces mots Fingeandono s’eſtant proſterné par terre, Ie ſupplie tres-humblement, Seigneur, reſpondit-il, ceux qui ſont là haut au Ciel qui t’ont appris à eſtre ſi courtois & ſi bon, ou de reſpondre pour moy, ou de me donner vne langue außi deſliée que les rayons du Soleil, pour te remercier auec vne muſique qui ſoit agreable à tes oreilles, du grand honneur qu’il te plaiſt me faire maintenant ; car ſi ie faiſois autrement ie ne pecherois pas moins que ces ingrats qui habitent dans l’eſtang le plus bas de la profonde & obſcure maiſon de fumée. Cela dit, il ſe ietta ſur le coutelas que ce ieune Prince auoit à ſon coſté en intention de le baiſer ; ce que luy ne voulut iamais permettre, mais le prenant par la main en la compagnie des Seigneurs qui eſtoient venus auecque luy, il le mena iuſques à la Chambre du Roy. L’ayant trouué au lit où il eſtoit malade, il fut receu auec vne autre nouuelle ceremonie, que ie ne ſuis pas d’aduis de rapporter icy, pource que l’Hiſtoire en ſeroit trop longue. Là deſſus ayãt leu la lettre que l’Ambaſſadeur luy auoit apportée de la part du Nautaquin, & s’eſtãt enquis de luy meſme de quelques nouvelles particularitez touchant ſa fille, il luy diſt qu’il m’appellaſt, pource qu’en ce tẽps là ie me tenois vn peu à l’eſcart. Luy s’en vint à moy incontinent, & me preſenta au Roy, qui me faiſant vn fort bon accueil, Ton arriuée, me dit-il, en ce mien pays ne m’eſt pas moins agreable que la pluye qui tombe du Ciel eſt vtile à nos campagnes ſemées de riz. Me trouuant aſſez embaraſſé par la nouueauté de ces termes, & de cette façon de ſaluer, ie ne luy fis aucune reſponſe pour le preſent ; ce qui fut cauſe que le Roy regardant les Seigneurs qui eſtoient autour de luy, Ie m’imagine, dit-il, que cet eſtranger s’eſtonne de voir icy tant de gens, ne l’ayant pas poſſible accouſtumé ; c’eſt pourquoy il me ſemble à propos de remettre cecy à vne autrefois qu’il ſera mieux appriuoiſé, & qu’il ne ſe rebutera point de voir les perſonnes. À ces paroles du Roy ie reſpondis alors par mon truchement, car i’en auois vn fort bon, Que pour le regard de ce que ſon Alteſſe diſoit, que ie me trouuois eſtõné, ie l’eſtois veritablement & le confeſſois ainſi, non pour raiſon de tant de gens dont ie me voyois enuirõné, pour en auoir bien veu dauãtage ; mais que mon eſtonnement procedoit de ce que ie me repreſentois d’eſtre maintenant deuant les pieds d’vn ſi grand Roy, ce qui ſuffiſoit pour me faire muet cens mille ans, ſi i’en euſſe eu autant de vie. À ces paroles i’adjouſtay, que ceux qui eſtoient là preſents ne me paroiſſoient que des hommes comme moy ; mais que pour le regard de ſon Alteſſe, Dieu luy auoit donné de ſi grands aduantages par deſſus tous, qu’il auoit voulu qu’il fuſt Seigneur, & que les autres ne fuſſent que ſimples ſeruiteurs, meſmes que ie ne fuſſe qu’vne fourmy, ſi petite à comparaiſon de ſa grandeur, que ny ſon Alteſſe meſme ne pouuoit voir à cauſe de ma petiteſſe, ny moy meſme ne pouuois reſpondre aux demandes qu’il me faiſoit. Tous les aſſiſtans firent tant d’eſtat de cette bruſque & groſſiere reſponſe, que battant des mains par maniere d’eſtonnement il dirent au Roy, Que voſtre Alteſſe voye vn peu comme il parle à propos. Certainement il y a de l’apparence que cet homme n’eſt point vn marchand qui ſe meſle de choſes baſſes cõme d’achepter, & de vendre, mais pluſtoſt vn Bonze qui adminiſtre les ſacrifices au peuple, ou ſi cela n’eſt, il faut ſans doute que ce ſoit quelque grand Capitaine qui ait longtemps couru les mers. Cela eſt vray, reſpondit le Roy, ie ſuis bien de ce meſme aduis, puis que ie voy qu’il a ainſi laſché la bride à la coüardiſe, c’eſt pourquoy continuons deluy faire d’autres demandes, & que perſonne ne parle, à cauſe que ie veux eſtre ſeul à l’interroger, car ie vous aſſeure que ie prens vn ſi grand plaiſir à l’ouyr parler, que poſſible cela me fera venir l’appetit, pource que ie ne ſents maintenant aucune douleur. Alors la Royne & ſes filles, qui eſtoient aſſiſes prés de luy, ſe reſioüirent de ces paroles, & pour teſmoigner leur contentement, mettant les genoux à terre, & hauſſant les mains au Ciel, elles remercierent Dieu des grandes grâces qu’il leur faiſoit.