Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 137.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 515-520).


Du ſurplus qui ſe paſſa en la gueriſon du ieune Prince de Bungo, enſemble de mon embarquement pour m’en aller en l’Iſle de Tanixumaa à Liampoo.


Chapitre CXXXVII.



Le Roy de Bungo ſe trouuant alors extremement affligé, & comme paſmé de voir le deſaſtre de ſon fils, ſe tourna vers moy, & me regardant auec vn viſage fort doux : Eſtranger, me dit-il, voy ie te prie ſi tu peux aſſiſter mon fils en ce peril de ſa vie, car ie te iure que ſi tu le fais ie ne t’eſtimeray pas moins que luy-meſme, & te donneray tout ce que tu me demanderas. À cela ie reſpondis au Roy, que ie ſuppliois ſa Majesté de faire ſortir ces gens là, pource que le grand bruit qu’ils faiſoient me donnoit l’alarme, & que ie verrois alors ſi les bleſſeures eſtoient dãgereuſes ; qu’au reſte ſi ie me croyois capable de les guerir, ie le ferois tres-volontiers. Le Roy commanda tout auſſi toſt qu’vn chacun euſt à ſortir, & alors m’eſtãt approché du ieune Prince, i’apperceu qu’il n’auoit que deux bleſſeures, l’vne au haut du front qui n’eſtoit pas autremẽt dangereuſe, & l’autre en la main droite, à ſçauoir au poulce, qui n’eſtoit pas tout à fait couppé. Alors noſtre Seigneur me donnant vn nouueau courage, qui me fut comme inſpiré d’enhaut. Ie dis au Roy qu’il ne s’attriſtaſt point, & que i’eſperois qu’en moins d’vn mois ie luy rendrois ſon fils en vne parfaite ſanté. L’ayant ainsi raſſeuré, ie me mis à faire des appareils pour panſer le Prince. Mais durant ces choſes le Roy fut grandement tanſé par les Bonzes, qui luy dirent, qu’aſſeurémẽt ſon fils mourroit cette nuit, & qu’ainſi il ſeroit bien mieux de m’enuoyer trancher la teſte, que de permettre que ie tuaſſe tout à fait le Prince, adjouſtant, que ſi telle choſe aduenoit, comme il y en auoit des apparences bien grãdes, auec ce que cette mort le diffameroit, tous ſes ſubjets l’en eſtimeroient beaucoup moins. À ces paroles des Bonzes le Roy fiſt reſponse, qu’il voyoit bien qu’ils ne manquoient pas de raiſon en ce qu’ils diſoient, & que cela eſtant il les prioit de luy dire de quelle façon il s’y deuoit gouuerner. Il faut, repartirent-ils, que vous attendiez que le Bonze Teixeandono ſoit venu, & que vous ne ſuiuiez point d’autre aduis que celuy là ; car nous vous aſſeurons que pour eſtre plus ſainct que tous les autres, il n’aura pas pluſtoſt mis la main ſur luy, qu’il le guérira cõme il en a deſia guery pluſieurs, dequoy nous ſommes teſmoins. Comme le Roy eſtoit déſia reſolu de ſuiure le maudit conseil de ce ſeruiteur du diable, le Prince commença de ſe plaindre que ſes playes luy faiſoient grãd mal, & qu’en tout cas on luy apportaſt tel remede qu’on voudroit, pource qu’il n’en pouuoit ſouffrir les douleurs. Là deſſus le Roy priſt derechef les aduis de ceux qui eſtoiẽt auec luy, & les pria que veu d’vn coſté le differẽt aduis des Bonzes, & de l’autre l’extréme danger que ſon fils couroit de ſa vie, enſemble le mal qu’il ſentoit, ils euſſent à le conſeiller touchant ce qu’il auoit à faire en cette angoiſſe, en laquelle il manquoit de reſolution. Il n’y euſt celuy de la compagnie qui ne reſpondiſt alors, qu’il valoit beaucoup mieux le panſer preſentement, qu’attendre le temps que diſoient les Bonzes. Ce conſeil ayant eſté appreuué par le Roy, comme le meilleur de tous, il en remercia ceux qui le luy auoient donné, de ſorte que s’en eſtãt reuenu à moy, il me fiſt derechef pluſieurs careſſes, & me promiſt de me combler de grands biens ſi ie luy gueriſſois ſon fils. À quoy ie luy reſpondis les larmes aux yeux, que ie le ferois aydant Dieu, & y employerois tout le ſoin que ie pourrois, comme luy-meſme en ſeroit teſmoin. Ainſi me recommandant à Dieu, & me remettant (comme l’on dit) moy-meſme le cœur au vẽtre, pource que ie voyois bien que ie ne pouuois me ſauuer autrement que par ce moyen, & qu’en cas que ie n’en vinſſe à bout l’on me trancheroit la teſte, ie preparay tout ce qui me sẽbla neceſſaire pour cette guerison. Or dautant que la bleſſeure de la main droite me ſembloit moins dangereuſe, ie commençay par celle-cy à laquelle ie fis ſept points, & poſſible que ſi vn Chirurgien l’euſt panſée il en euſt donné beaucoup moins. Mais quãt à celle de la teſte ie ne luy en fis que 5. pour eſtre beaucoup plus petite que l’autre. Apres cela i’appliquay des eſtoupes trẽpées en des blancs d’œufs auec de bonnes ligatures, cõme i’auois veu faire aux Indes. Cinq iours apres ie coupay les points, & continuay de panſer ainſi le bleſſé, iuſqu’à ce que 20. iours apres il plût à Dieu qu’il fût entièrement guery, ſans que de tout ce mal il luy restât qu’vne bien petite incõmodité au poulce. Ce qui fut cauſe que depuis ce temps là le Roy & tous ſes Seigneurs, me firent beaucoup d’hõneurs & de careſſes, joint que la Reyne & les Princeſſes ſes filles me donnèrent quãtité d’habillemens de ſoye, & les principaux de la Cour des éuantaux & des cymeterres. Auec cela, le Roy me fit preſent de 600. Taels, ſi bien que de cette façon ie receus de recompenſe de cette mienne cure, plus de 1500. ducats que i’emportay de ce lieu. Apres que ces choſes ſe furẽt ainſi paſſées, ayant eu auis par les lettres que m’enuoverẽt deux Portugais qui eſtoient demeurez a Tanixumaa, que le Corſaire Chinois auec qui nous eſtions là venus, faiſoit ſes preparatifs pour s’en aller à la Chine en aduertir le Roy de Bungo, ie luy demãday permission de m’en retourner ; ce qu’il m’octroya tres-volõtiers, & me remercia fort courtoiſement de la gueriſon que i’auois donnée à ſon fils. En ſuite de cela il me fiſt équipper vne Funce de rame, pourueuë de toutes les choſes neceſſaires, où cõmandoit vn homme de qualité, qui auoit ſous luy 20. ſeruiteurs du Roy, auec leſquels ie partis vn Samedy matin de cette ville de Fucheo, & le Vendredy ſuiuãt à Soleil couché i’arriuay à Tanixumaa, où ie retreuuay mes deux cõpagnons qui me receurent auec beaucoup d’allegreſſe. Là nous demeuraſmes encore 15. iours, durant leſquels le Iunco acheua de ſe preparer tout à fait, & ainſi nous fiſmes voile à Liãpoo, qui eſt vn port de mer du Royaume de la Chine, dont i’ay parlé cy-deuant aſſez amplement, & où en ce tẽps-là les Portugais faiſoient leur commerce. Ayant bien continué noſtre route, il plût à Dieu que nous y arriuaſmes à bon port, & n’est pas à croire combien grand fut l’accueil que les habitans du lieu nous y firent. Néantmoins pource qu’ils tenoient tous pour vne grande nouucauté, de voir cõme nous eſtions ainſi ſouſmis volontairement à la mauuaiſe foy des Chinois, ils nous demanderent de quel païs nous venions, & en quel lieu nous nous eſtiõs embarquez auec eux ? Sur quoy nous leur declaraſmes librement ce qui eſtoit de la verité, & leur rendiſmes compte de noſtre voyage, ensemble de la nouuelle terre du Iappon que nous auions deſcouuerte, cõme auſſi de la grande abondance d’argent qu’il y auoit, & du grãd profit qu’on y pouuoit faire, en y apportant des marchãdiſes de la Chine ; dequoy ils furent tous grãdement contents, & ordonnerent incõtinent vne deuote Proceſſion pour remercier Dieu d’vne ſi grande grace. Cette Proceſſion ſe fiſt depuis l’Egliſe de Noſtre Dame de la Cõception, iuſques à celle de S. Iacques qui eſtoit au bout de la ville, & là meſme on y diſt la Meſſe & la Predication. Vne œuure si ſainte & ſi deuote eſtãt acheuée, l’ambition cõmença tout auſſi toſt de ſaiſir de telle ſorte les cœurs de la pluſpart des habitãs, chacun deſquels vouloit eſtre le premier en ce voyage, que les vns & les autres vindrent à ſe diuiſer par trouppes, & à faire diuers partis ; de maniere que les armes à la main ils mirent preſſe à l’achapt des marchãdiſes qu’il y auoit en toute cette contrée ; ce qui fut cauſe que les marchands Chinois voyans combien eſtoit deſreiglée l’auarice des noſtres, mirent leur marchãdiſe à ſi haut prix, que là où le Pico de ſoye ne valoit alors que 40. Taeis, il ſe monta à 160. deuant qu’il fuſt 8. iours encore les marchands le ſembloient donner à contre-cœur, & comme l’on dit, leur corps defendant. Ainſi par le moyen de cette conuoitiſe, & de ce deſreiglé appetit de gagner, dãs 15. iours neuf Iuncos qu’il y auoit alors au port furent preſts à partir, bien que pour en dire le vray ils fuſſent tous ſi mal en ordre & ſi deſpourueus, que quelques-vns d’entr’eux n’auoient pour Pilotes que leurs Maiſtres meſmes, qui n’auoient aucune cõnoiſſance de la nauigation. En ce mauuais ordre ils partirent tous de cõpagnie vn Dimanche matin, quoy qu’ils euſſent le vent, la ſaiſon, la mer, & toute autre choſe contraire ; joint qu’ils ne ſe laiſſoient guider, ny par la raiſon, ny par la cõſideration des dangers que peuuent encourir ceux qui vont ſur cet element. Car ils eſtoient ſi obſtinez & ſi aueuglez, qu’ils ne ſe repreſentoient aucun incõuenient, & ie fus moy-meſme ſi malheureux, que ie me mis dans vn de leurs vaiſſeaux en leur compagnie. De cette façon ils firent voile tout ce iour là, cõme à taſtons entre les Iſles & la terre ferme. Mais enuiron la minuit il ſuruint par l’obſcurité vne ſi grande tempeſte, accõpagnée d’vne horrible pluye, que ſe laiſſans emporter à la mercy du vent, ils s’eſcoüerent ſur les bancs de Gotom, qui ſont de 38. degrez, où de neuf Iuncos qu’ils eſtoient, il n’y en euſt que deux qui s’eſchapperẽt par vn grand miracle. Tellement que tous les autres ſept furent perdus, ſans qu’il y euſt pas vn homme qui s’eſchappaſt. Laquelle perte fuſt eſtimée ſe monter à plus de 300. mille ducats de marchandiſe, ſans y comprendre l’autre plus grãde, qui fut de 600. perſonnes qui y laiſſerent la vie, dõt il y auoit 140. Portugais, tous hommes riches & honorables. Quant aux deux autres Iuncos qui reſterent, dans l’vn deſquels ie me treuuay de bõne fortune, s’eſtant joints de conſerue, ils ſuiuirent la route qu’ils auoient cõmencée, iuſqu’à ce qu’ils aborderent en l’Iſle de Lequios. Là nous fuſmes battus d’vn ſi furieux vent Nord-eſt qui s’augmenta par la conjonction de la Lune, que nos vaiſſeaux furẽt ſeparez l’vn d’auec l’autre, & ne ſe pûrent iamais reuoir. Sur l’apreſdinée le vent ſe changea à Oüeſt-nord oüeſt ; ce qui fiſt que la mer fut ſi eſmeuë, & que les vagues s’eſleuerent auec tãt de fureur, que c’eſtoit vne choſe effroyable de les voir. Alors noſtre Capitaine qui se nõmoit Gaſpar Melo Gentilhomme fort courageux, voyant que la pluſpart de la prouë du Iunco eſtoit entr’ouuerte, & qu’il y auoit neuf empans d’eau au fonds du Nauire, ſe reſolut par l’aduis des Officiers de coupper les deux maſts, dont la peſanteur eſtoit cauſe que le Iunco s’entr’ouuoit. À quoy l’on ne ſceut apporter tant de ſoin & de preuoyance, que le grand maſt venant à cheoir n’accablaſt 14. perſonnes, où il y auoit 5. Portugais qui furent tous eſcraſez, & chacun d’eux mis en mille pieces ; ce qui fut vne choſe ſi pitoyable à voir, que les forces nous defaillant nous en demeuraſmes comme paſmez. Or dautant que la tourmente s’augmentoit plus fort que iamais, nous fuſmes contrains de nous laiſſer emporter à la mercy de la mer, preſque iuſqu’à Soleil couché que le Iunco s’acheua d’ouurir. Alors noſtre Capitaine & tous tant que nous eſtions, voyant le déplorable eſtat où nos pechez nous auoient reduits, nous euſmes recours à vne image de Noſtre Dame, que nous priaſmes à force de larmes & de grands cris, de nous obtenir de ſon Fils remiſſion de nos pechez ; car pour ce qui eſtoit de la vie, il n’y auoit pas vn de nous qui s’y attendiſt. Voila cõme nous paſſaſmes la moitié de la nuit, & comme noſtre Iunco eſtant à demy dãs l’eau, courut hazardeuſement iuſques à la fin du premier quart de la veille que nous coulâmes par deſſus vn bãc, où du premier coup il fut mis en pieces ; dequoy l’euenement fut ſi déplorable, que 62. hommes y laiſſerẽt la vie, dont les vns furent noyez, & les autres eſcraſez ſous la quille ; ce qui fut véritablement vn deſaſtre bien digne de compaſſion, cõme les bons iugemens ſe le peuuẽt imaginer.