Les Voyages de Gulliver/Voyage à Laputa, aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon/II

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Les Voyages de Gulliver : Voyage à Laputa, etc.
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 14-23).

CHAPITRE II.

Caractère des Laputiens ; idée de leurs savans, de leur roi et de sa cour. — Réception qu’on fait à l’auteur. — Les craintes et les inquiétudes des habitans. — Caractère des femmes laputiennes.

À mon arrivée, je me vis entouré d’une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je regardai de même, n’ayant encore jamais vu une race de mortels si singulière dans sa figure, dans ses habits et dans ses manières : ils penchaient la tête tantôt à droite, tantôt à gauche : ils avaient un œil tourné en dedans, et l’autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instrumens inconnus en Europe. Je vis autour d’eux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un fléau au bout d’un petit bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits pois et de petits cailloux : ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je n’en pus d’abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plongés dans la méditation, qu’ils ne pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu’on leur disait sans le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche, soit aux oreilles, pour les réveiller. C’est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.

L’occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, était de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui à qui c’était à parler, ensuite sur l’oreille droite de celui ou de ceux à qui le discours s’adressait. Le moniteur accompagnait toujours son maître lorsqu’il sortait, et était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que sans cela ses profondes rêveries l’eussent bientôt mis en danger de tomber dans quelque précipice, de se heurter la tête contre quelque poteau, de pousser les autres dans les rues, ou d’en être jeté dans le ruisseau.

On me fit monter au sommet de l’île, et entrer dans le palais du roi, où je vis sa majesté sur un trône environné de personnes de la première distinction. Devant le trône était une grande table couverte de globes, de sphères et d’instrumens de mathématiques de toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j’entrai, quoique la foule qui m’accompagnait fît un très-grand bruit : il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que sa majesté eût fini son opération : il avait auprès de lui deux pages qui avaient des vessies à la main, dont l’un, lorsque sa majesté eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à la bouche, et l’autre à l’oreille droite. Le roi parut alors comme se réveiller en sursaut ; et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m’entourait, il se rappela ce qu’on lui avait dit de mon arrivée peu de temps auparavant : il me dit quelques mots, et aussitôt un jeune homme armé d’une vessie s’approcha de moi et m’en donna sur l’oreille droite ; mais je fis signe qu’il était inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions ni l’un ni l’autre. On me conduisit bientôt après dans un appartement où l’on me servit à dîner. Quatre personnes de distinction me firent l’honneur de se mettre à table avec moi : nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d’une épaule de mouton coupée en triangle équilatéral, d’une pièce de bœuf sous la forme d’un rhomboïde, et d’un boudin sous celle d’une cycloïde. Le second service fut deux canards ressemblans à deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l’air d’une harpe. Les pains qu’on nous servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de parallélogrammes.

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une plume, de l’encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu’il avait ordre de m’apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j’écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il m’apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens en faisant devant moi ce qu’elles signifiaient. Mon maître me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d’instrumens de musique, avec les termes de cet art convenables à chaque instrument. Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très-joli petit dictionnaire de tous les mots que j’avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, je sus passablement la langue laputienne.

Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu’en Europe. Il prit d’abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle ; et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le papier ; et, au bout de six jours, il m’apporta un habit très-mal fait : il m’en fit excuse, en me disant qu’il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.

Sa majesté ordonna ce jour-là qu’on fît avancer son île vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets à ces ficelles, qu’on tirait ensuite, et qui semblaient en l’air autant de cerfs-volans.

La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler, et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique ; car je suis un peu musicien. Toutes[1] leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne droite, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage de l’amour.

Leurs maisons étaient fort mal bâties : c’est qu’en ce pays-là on méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n’ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n’est lorsqu’ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement ; et alors ils se taisent ; ils ne savent ce que c’est qu’imagination, invention, portraits, et n’ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, semblent des théorèmes d’Euclide.

Plusieurs d’entre eux, principalement ceux qui s’appliquent à l’astronomie, donnent dans l’astrologie judiciaire, quoiqu’ils n’osent l’avouer publiquement ; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut l’inclination qu’ils avaient pour la politique et leur curiosité pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment d’affaires d’État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J’ai souvent remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d’Europe, sans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les mathématiques et la politique ; à moins que l’on ne suppose que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut également raisonner sur la sphère du monde ; mais n’est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent ordinairement à parler et à raisonner sur ce qu’ils entendent le moins ?

Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n’a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent l’altération des corps célestes ; par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible ; que ce flambeau de la nature ne se trouve peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s’éteindre tout-à-fait pour les mortels : ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d’un coup de sa queue ne foudroie la terre, et ne la réduise en cendres : ils craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s’user et à perdre tout-à-fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs ; aussi, dès qu’ils se rencontrent le matin, ils se demandent d’abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se porte, et en quel état il s’est couché et levé.

Les femmes de cette île sont très-vives : elles méprisent leurs maris, et ont beaucoup de goût pour les étrangers, dont il y a toujours un nombre considérable à la suite de la cour ; c’est aussi parmi eux que les dames de qualité prennent leurs galans. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’elles prennent leurs plaisirs sans aucune traverse et avec trop de sécurité ; car leurs maris sont si absorbés dans les spéculations géométriques, qu’on caresse leurs femmes en leur présence sans qu’ils s’en aperçoivent, pourvu pourtant que le moniteur avec sa vessie n’y soit pas.

Les femmes et les filles sont fort fâchées de se voir confinées dans cette île, quoique ce soit l’endroit le plus délicieux de la terre, et quoiqu’elles y vivent dans la richesse et dans la magnificence. Elles peuvent aller où elles veulent dans l’île ; mais elles meurent d’envie de courir le monde, et de se rendre dans la capitale, où il leur est défendu d’aller sans la permission du roi, qu’il ne leur est pas aisé d’obtenir, parce que les maris ont souvent éprouvé qu’il leur était difficile de les en faire revenir. J’ai ouï dire qu’une grande dame de la cour, mariée au premier ministre, l’homme le mieux fait et le plus riche du royaume, qui l’aimait éperdument, vint à Lagado sous le prétexte de sa santé, et y demeura cachée pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que le roi envoyât la chercher : elle fut trouvée en un état pitoyable, dans une mauvaise auberge, ayant engagé ses habits pour entretenir un laquais vieux et laid, qui la battait tous les jours : on l’arracha de lui malgré elle ; et, quoique son mari l’eût reçue avec bonté, lui eût fait mille caresses, et nuls reproches sur sa conduite, elle s’enfuit encore bientôt après avec tous ses bijoux et toutes ses pierreries, pour aller retrouver ce digne galant ; et on n’a plus entendu parler d’elle.

Le lecteur prendra peut-être cela pour une histoire européenne, ou même anglaise ; mais je le prie de considérer que les caprices de l’espèce femelle ne sont pas bornés à une seule partie du monde ni à un seul climat, mais sont en tous lieux les mêmes.


  1. « Il ne tiendra pas à moi, dit l’auteur du Traité de la Pesanteur dans une lettre insérée dans le Mercure de janvier 1727, que tout le monde ne soit géomètre, et que la géométrie ne devienne un style de conversation, comme la morale, la physique, l’histoire et la gazette. »