Les Voyages de Gulliver/Voyage à Laputa, aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon/I

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Les Voyages de Gulliver : Voyage à Laputa, etc.
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 5-14).
Chap. II.  ►
VOYAGE À LAPUTA.

CHAPITRE PREMIER

L’auteur entreprend un troisième voyage. — Il est pris par des pirates. — Méchanceté d’un Hollandais. — Il arrive à Laputa.

Il n’y avait que deux ans environ que j’étais chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouaille, capitaine de la Bonne-Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais été autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m’étais fixé pour toujours, et m’apprit qu’il méditait un voyage aux Indes orientales, et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau ; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons ; que j’aurais une double paie ; et qu’ayant éprouvé que la connaissance que j’avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s’engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais, c’était d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfans en pourraient retirer.

Nous mîmes à la voile le 5 d’août 1708, et arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril 1709, où nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous allâmes vers le Tunquin, où notre capitaine résolut de s’arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu’il avait envie d’acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des frais de ce retardement, il acheta une barque chargée de différentes sortes de marchandises, dont les Tunquinois font un commerce ordinaire avec les îles voisines ; et, mettant sur ce petit navire quarante hommes, dont il y en avait trois du pays, il m’en fit capitaine, et me donna un pouvoir pour deux mois, tandis qu’il ferait ses affaires au Tunquin.

Il n’y avait pas trois jours que nous étions en mer qu’une grande tempête s’étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-est, et ensuite à l’est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d’ouest soufflait toujours assez fort. Le dixième jour deux pirates nous donnèrent la chasse, et bientôt nous prirent ; car mon navire était si chargé qu’il allait très-lentement, et qu’il nous fut impossible de faire la manœuvre nécessaire pour nous défendre.

Les deux pirates vinrent à l’abordage, et entrèrent dans notre navire à la tête de leurs gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l’avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier ; et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à visiter la barque.

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu’il n’eût pas de commandement : il connut à nos manières que nous étions Anglais ; et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu’on allait nous lier tous dos à dos, et nous jeter dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui déclarai qui nous étions, et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins, d’alliés, d’intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l’irriter : il redoubla ses menaces ; et, s’étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais qui parlait un peu hollandais : il vint à moi ; et, après m’avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis très-humblement, il m’assura qu’on ne nous ôterait point la vie. Je lui fis une très-profonde révérence ; et, me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j’étais bien fâché de trouver plus d’humanité dans un idolâtre que dans un chrétien ; mais j’eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées ; car ce misérable réprouvé ayant tâché en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu’on ne voulut pas lui accorder à cause de la parole qui m’avait été donnée), il obtint que je serais encore plus rigoureusement traité que si on m’eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque : pour moi, on résolut de m’abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation ; il ne voulut pas même qu’on me fouillât. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m’accablait de dessus le pont de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates j’avais pris hauteur, et avais trouvé que nous étions à quarante-six degrés de latitude et à cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d’aborder à la plus prochaine de ces îles, ce que j’eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette île n’était qu’une roche où je trouvai beaucoup d’œufs d’oiseaux : alors, battant mon fusil, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nourriture, étant résolu d’épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, où, ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là à une troisième et à une quatrième, me servant quelquefois de mes rames ; mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu’au bout de cinq jours j’atteignis la dernière île que j’avais vue, qui était au sud-ouest de la première.

Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu’en cinq heures. J’en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l’île n’était qu’un rocher, avec quelques espaces où il croissait du gazon et des herbes très-odoriférantes. Je pris mes petites provisions, et, après m’être un peu rafraîchi, je mis le reste dans une des caves, dont il y avait un grand nombre. Je ramassai plusieurs œufs sur le rocher, et arrachai une quantité de joncs marins et d’herbes sèches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes œufs, car j’avais sur moi mon fusil, ma mèche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la cave où j’avais mis mes provisions : mon lit était ces mêmes herbes sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j’étais encore plus inquiet que las. Je considérais qu’il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable, et qu’il me faudrait bientôt faire une triste fin. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n’eus pas le courage de me lever ; et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau, et le soleil si ardent que j’étais obligé de détourner mon visage.

Mais voici tout-à-coup que le temps s’obscurcit, d’une manière pourtant très-différente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil, et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l’observer à cause de l’obscurité. Quand ce corps fut venu plus près de l’endroit où j’étais, il me parut être d’une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m’arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardaient et se regardaient les unes les autres.

L’amour naturel de la vie me fit naître quelques sentimens de joie et d’espérance que cette aventure pourrait m’aider à me délivrer de l’état fâcheux où j’étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon étonnement de voir une espèce d’île en l’air, habitée par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher à leur gré ; mais, n’étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d’observer de quel côté l’île tournerait ; car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon côté, et j’y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres. Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui pêchaient des oiseaux à la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas répondu. J’aperçus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’île, et je m’imaginai qu’ils avaient été envoyés à quelques personnes d’autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’île s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives ; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus proche, à en juger par leurs habits, étaient des personnes de distinction.

À la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très-doux, dont le son approchait de l’italien : ce fut aussi en italien que je répondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis ; et alors, l’île volante s’étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaîne avec un petit siége qui y était attaché, sur lequel m’étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d’un moufle.