Les Voyages de Gulliver/Notice

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Hiard (p. Notice-13).

NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES
DE SWIFT.

Swift (Jonatham), célèbre écrivain, surnommé le Rabelais d’Angleterre, né à Dublin, d’une bonne famille, en 1667, fut bientôt après sa naissance amené en Angleterre par sa nourrice, à l’insu de ses parens. Trois ans après l’enfant revint en Irlande, et fut confié à Gedouin, son oncle, qui le mit au collège de Kilkeni, puis à celui de la Trinité à Dublin. Il y fit des progrès dans l’étude de l’histoire et de la poésie, mais il négligea si fort les autres sciences, qu’il ne fut reçu maître ès-arts dans l’université de Dublin que par faveur, speciali gratiâ ; expression qui est un reproche d’incapacité très-marqué. Swift, indigné de l’injustice qu’il croyait lui avoir été faite, alla continuer ses études à Oxford, où l’on prit pour un compliment ce qui n’était qu’un témoignage d’ignorance, et on lui accorda le degré de docteur en 1701. Le chevalier Temple, dont la mère était parente de la femme du jeune docteur, contribua généreusement aux frais de son éducation, et lui témoigna toujours beaucoup d’amitié. C’est de là que naquirent les soupçons ridicules que Swift était son fils. Lorsque ce fameux négociateur se fut retiré à Sheene, où il recevait souvent des visites de Guillaume III, le docteur se trouva à portée de converser avec ce monarque, qui lui offrit une place de capitaine de cavalerie ; mais Swift s’était décidé pour l’état ecclésiastique, et, étant retourné en Irlande, il prit possession d’un bénéfice de 2000 livres de revenu, dont il se défit bientôt après pour rejoindre le chevalier Temple, qui, à sa mort, lui fit un legs, et le chargea de mettre au jour ses ouvrages posthumes. En 1716 il épousa une demoiselle nommée Johnson, fille de l’intendant du chevalier, laquelle il a célébrée sous le nom de Stella dans ses ouvrages. Quoique cette demoiselle joignît à tous les avantages de la figure ceux de l’esprit et les qualités du cœur, elle ne put jamais obtenir de son bizarre époux qu’il la reconnût publiquement pour sa femme, et elle mourut victime du sot orgueil de Swift, qui ne cessa de la pleurer morte, après avoir rougi d’elle pendant sa vie. Cependant le docteur, se trouvant sans ressource depuis la mort de Temple, s’adressa au roi, qui lui avait promis des bénéfices, et il n’en obtint rien. Il lui dédia les ouvrages de Temple, et ne réussit pas mieux. C’est à ce mauvais succès qu’il faut attribuer l’aigreur répandue dans tous ses ouvrages contre les rois et les gens de la cour. Il résolut alors de retourner en Irlande, et il y jouit de deux petits bénéfices, jusqu’à ce qu’enfin il fut fait doyen de Saint-Patrice en 1713 ; poste qui ne répondait pas à l’étendue des vues que lui avait fait naître la faveur dont il jouit sous la reine Anne. Dès qu’il en eut pris possession, il alla résider à Lavacor, d’où il faisait de fréquens voyages à Dublin et à Londres. Sa façon de voyager tenait de la singularité de son caractère. Il allait assez ordinairement à pied ou dans les voitures publiques, et il logeait dans les plus minces auberges, avec les valets, les voituriers et les gens du menu peuple. L’habitude qu’il avait avec eux l’accoutuma sans doute aux expressions sales, grossières et indécentes, qui sont semées dans tous ses écrits. Ses liaisons avec les principaux ministres de la reine, surtout avec le comte d’Oxford, les services qu’il rendit aux toris, qu’il aida de sa plume, lui faisaient espérer quelque grand établissement en Angleterre, ce qui avait toujours été l’objet de son ambition ; mais son caractère caustique, son humeur bizarre, ses emportemens outrés, sa hauteur, son despotisme à l’égard de tous ceux qui vivaient avec lui, la grande idée qu’il avait de ses talens, qui lui faisait croire que tout devait fléchir devant sa supériorité, lui nuisirent encore plus que l’amitié de ses protecteurs ne lui fut utile ; et, malgré ses espérances, la fortune le fixa au doyenné de Saint-Patrice. En 1735 il perdit l’usage de la raison et de la mémoire, et depuis il tomba en enfance, et n’eut que quelques intervalles de raison jusqu’à sa mort, arrivée en 1745. Nous avons de ce docteur un grand nombre d’ouvrages en vers et en prose, dont la plus ample édition est celle de Faulkener, en huit volumes. Ce sont des satires, des épîtres, des lettres, des contes ; et tous ces écrits sont pleins d’esprit, de sel et de bonne plaisanterie. Le style en est fort et énergique ; et c’est dommage que l’auteur y prodigue les grossièretés, les indécences et l’impiété. Le premier volume de l’édition citée contient un mélange de pièces diverses, écrites avec beaucoup d’agrément et de légèreté ; entre autres un Discours sur les divisions arrivées entre les nobles et les peuples, plein de connaissance sur l’histoire et de réflexions excellentes ; un traité, intitulé Sentimens d’un membre de l’église anglicane, où règne un style vif et satirique contre les prétendus esprits forts. Le second volume renferme des poésies amoureuses et satiriques, parmi lesquelles on remarque Calenus et Vanessa, poème, où le docteur, sous le nom de Calenus, chante ses amours avec Esther Vanhomrigs qu’il célèbre sous celui de Vanessa, On trouve dans toutes ses poésies un génie surprenant et bizarre, une imagination féconde, des idées vives, des descriptions fleuries, et une aigreur excessive dans les satires. Le troisième volume contient les Voyages de Gulliver à Lilliput, à Brobdingnag, à Laputa et au pays des Houyhnhnms. On trouve dans ces Voyages une morale politique, des observations curieuses, et une critique ingénieuse de l’espèce humaine, des ironies fines, des allégories plaisantes ; mais tout cela est noyé dans des détails puérils, des réflexions triviales, des plaisanteries fades, et quelquefois un ton de libertinage qui révolte[1]. Dans le quatrième on a renfermé les Traités graves et sérieux, non seulement relatifs au royaume d’Irlande, mais encore aux affaires du temps. L’un roule sur un établissement universel pour fabriquer en Irlande toutes sortes d’étoffes, et cet écrit lui gagna les cœurs de ses concitoyens ; l’autre sur les moyens d’affaiblir la puissance ecclésiastique, et celui-ci est rempli de ces traits vifs et satiriques qui caractérisent les ouvrages de ce doyen. Les lettres de Draper sont encore dans ce volume ; et c’est ici le chef-d’œuvre du docteur, et le monument le plus durable de sa réputation. Elles roulent sur les manufactures de Flandre, et sur une nouvelle monnaie que l’on voulait introduire, et dont l’auteur faisait voir l’abus. Cet ouvrage ingénieux le rendit l’idole du peuple ; et le nom de Draper qu’il avait pris, lui fut donné avec des acclamations extraordinaires. On célébra sa fête, et son portrait fut exposé dans les rues de Dublin. Les pauvres lui eurent une obligation plus essentielle ; il établit pour leur soulagement une banque où, sans caution, sans gages, sans sûreté, sans intérêts quelconques, on prêtait à tout homme ou femme du bas peuple, ayant quelque métier ou quelque talent, jusqu’à la concurrence de dix livres sterling, c’est-à-dire plus de deux cents frans de monnaie de France. Le cinquième volume commence par le traité intitulé : Conduite des alliés, dans lequel il se montre ennemi juré de la tyrannie et de l’oppression, sous quelque forme qu’elles puissent se montrer. On y trouve ensuite les écrits intitulés les Examinateurs, qui contiennent les événemens publics arrivés en Angleterre depuis 1710 jusqu’en 1711. Il y règne un style nerveux, une précision exacte, une diction claire, une connaissance profonde des vrais intérêts de la région d’Angleterre, et toujours des ironies piquantes et des railleries amères. Le sixième volume n’est qu’un mélange confus de prose, de vers, de lettres, de contes et d’autres bagatelles, qui ne prouvent que l’extrême facilité qu’avait le doyen pour écrire. Le septième volume, est une correspondance épistolaire, depuis 1714 jusqu’en 1737, avec son ami Pope et d’autres beaux esprits ou seigneurs d’Angleterre. Le docteur s’est peint dans ses lettres, qui respirent beaucoup de naturel et de sincérité, et même de misanthropie. Il y a encore dans ce volume quelques petits traités, et des pièces qui ne font honneur ni à l’esprit ni aux mœurs du doyen ; outre les écrits répandus dans ce recueil, on attribue à Swift deux pièces singulières, qu’il a désavouées, mais qui sont certainement de lui. La première est le Conte du Tonneau, histoire allégorique et satirique, où, sous le nom de Pierre, qui désigne le pape, de Martin, qui représente Luther, et de Jacques, qui signifie Calvin, l’auteur déchire méchamment la cour de Rome, le luthéranisme et la réforme. On ne peut nier qu’il n’y ait dans cet ouvrage un tour original, des idées neuves et singulières, et qu’il ne soit écrit avec chaleur et énergie ; mais il y a encore plus de détails triviaux, d’allégories basses, d’obscurité, et surtout de ce ton de libertinage et d’impiété si familier au doyen ; la Guerre des livres, la seconde pièce de Swift, est ingénieusement écrite en style héroï-comique : elle fut composée à l’occasion d’une dispute entre le chevalier Temple et un autre savant. Le traité sur les Opérations mécaniques de l’esprit est une satire contre l’enthousiasme et les écarts de l’imagination. Il est plein de traits piquans, de déclamations contre les hommes, et de principes contraires aux bonnes mœurs.


  1. L’abbé Desfontaines, traducteur de cet ouvrage, l’a beaucoup amélioré.