Les Voyages de Gulliver/Voyage au pays des Houyhnhnms/VI

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Les Voyages de Gulliver : Voyage au pays des Houyhnhnms
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 144-154).

CHAPITRE VI.

Du luxe, de l’intempérance et des maladies qui règnent en Europe. — Caractère de la noblesse.

Mon maître ne pouvait comprendre comment toute cette race de patriciens était si malfaisante et si redoutable. Quel motif, disait-il, les porte à faire un tort si considérable à ceux qui ont besoin de leur secours ? et que voulez-vous dire par cette récompense que l’on promet à un procureur quand on le charge d’une affaire ? Je lui répondis que c’était de l’argent. J’eus un peu de peine à lui faire entendre ce que ce mot signifiait : je lui expliquai nos différentes espèces de monnaies, et les métaux dont elles étaient composées ; je lui en fis connaître l’utilité, et lui dis que lorsqu’on en avait beaucoup on était heureux ; qu’alors on se procurait de beaux habits, de belles maisons, de belles terres, qu’on faisait bonne chère, et qu’on avait à son choix toutes les plus belles femelles ; que, pour cette raison, nous ne croyions jamais avoir assez d’argent, et que plus nous en avions, plus nous en voulions avoir ; que le riche oisif jouissait du travail du pauvre, qui, pour trouver de quoi sustenter sa misérable vie, suait du matin jusqu’au soir, et n’avait pas un moment de relâche. Eh quoi ! interrompit son honneur, toute la terre n’appartient-elle pas à tous les animaux, et n’ont-ils pas un droit égal aux fruits qu’elle produit pour leur nourriture ? Pourquoi y a-t-il des yahous privilégiés qui recueillent ces fruits à l’exclusion de leurs semblables ? et si quelques-uns y prétendent un droit plus particulier, ne doit-ce pas être principalement ceux qui, par leur travail, ont contribué à rendre la terre fertile ? Point du tout, lui répondis-je ; ceux qui font vivre tous les autres par la culture de la terre sont justement ceux qui meurent de faim.

Mais, me dit-il, qu’avez-vous entendu par ce mot de bonne chère lorsque vous m’avez dit qu’avec de l’argent on faisait bonne chère dans votre pays ? Je me mis alors à lui indiquer les mets les plus exquis dont la table des riches est ordinairement couverte, et les manières différentes dont on apprête les viandes. Je lui dis sur cela tout ce qui me vint à l’esprit, et lui appris que, pour bien assaisonner ces viandes, et surtout pour avoir de bonnes liqueurs à boire, nous équipions des vaisseaux et entreprenions de longs et dangereux voyages sur la mer ; en sorte qu’avant que de pouvoir donner une honnête collation à quelques femelles de qualité, il fallait avoir envoyé plusieurs vaisseaux dans les quatre parties du monde.

Votre pays, repartit-il, est donc bien misérable, puisqu’il ne fournit pas de quoi nourrir ses habitans ! Vous n’y trouvez pas même de l’eau, et vous êtes obligés de traverser les mers pour chercher de quoi boire ! Je lui répliquai que l’Angleterre, ma patrie, produisait trois fois plus de nourriture que ses habitans n’en pouvaient consommer ; et qu’à l’égard de la boisson, nous composions une excellente liqueur avec le suc de certains fruits ou avec l’extrait de quelques grains ; qu’en un mot, rien ne manquait à nos besoins naturels : mais que, pour nourrir notre luxe et notre intempérance, nous envoyions dans les pays étrangers ce qui croissait chez nous, et que nous en rapportions en échange de quoi devenir malades et vicieux ; que cet amour du luxe, de la bonne chère et du plaisir, était le principe de tous les mouvemens de nos yahous ; que, pour y atteindre il fallait s’enrichir ; que c’était ce qui produisait les filous, les voleurs, les pipeurs, les M., les parjures, les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les faux témoins, les menteurs, les joueurs, les imposteurs, les fanfarons, les mauvais auteurs[1], les empoisonneurs, les impudiques, les précieux ridicules, les esprits forts. Il me fallut définir tous ces termes.

J’ajoutai que la peine que nous prenions d’aller chercher du vin dans les pays étrangers n’était pas faute d’eau ou d’autre liqueur bonne à boire, mais parce que le vin était une boisson qui nous rendait gais, qui nous faisait en quelque manière sortir hors de nous-mêmes, qui chassait de notre esprit toutes les idées sérieuses, qui remplissait notre tête de mille imaginations folles, qui rappelait le courage, bannissait la crainte, et nous affranchissait pour un temps de la tyrannie de la raison.

C’est, continuai-je, en fournissant aux riches toutes les choses dont ils ont besoin que notre petit peuple s’entretient. Par exemple, lorsque je suis chez moi, et que je suis habillé comme je dois l’être, je porte sur mon corps l’ouvrage de cent ouvriers. Un millier de mains ont contribué à bâtir et à meubler ma maison ; et il en a fallu encore cinq ou six fois plus pour habiller ma femme.

J’étais sur le point de lui peindre certains yahous qui passent leur vie auprès de ceux qui sont menacés de la perdre, c’est-à-dire nos médecins. J’avais dit à son honneur que la plupart de mes compagnons de voyage étaient morts de maladie ; mais il n’avait qu’une idée fort imparfaite de ce que je lui avais dit. Il s’imaginait que nous mourions comme tous les autres animaux, et que nous n’avions d’autre maladie que de la faiblesse et de la pesanteur un moment avant que de mourir, à moins que nous n’eussions été blessés par quelque accident. Je fus donc obligé de lui expliquer la nature et la cause de nos diverses maladies. Je lui dis que nous mangions sans avoir faim, que nous buvions sans avoir soif ; que nous passions les nuits à avaler des liqueurs brûlantes sans manger un seul morceau, ce qui enflammait nos entrailles, ruinait notre estomac, et répandait dans tous nos membres une faiblesse et une langueur mortelles ; que plusieurs femelles parmi nous avaient un certain venin dont elles faisaient part à leurs galans ; que cette maladie funeste, ainsi que plusieurs autres, naissait quelquefois avec nous, et nous était transmise avec le sang ; enfin, que je ne finirais point si je voulais lui exposer toutes les maladies auxquelles nous étions sujets ; qu’il y en avait au moins cinq ou six cents par rapport à chaque membre, et que chaque partie, soit interne, soit externe, en avait une infinité qui lui étaient propres.

Pour guérir tous ces maux, ajoutai-je, nous avons des yahous qui se consacrent uniquement à l’étude du corps humain, et qui prétendent par des remèdes efficaces extirper nos maladies, lutter contre la nature même et prolonger nos vices. Comme j’étais du métier, j’expliquai avec plaisir à son honneur la méthode de nos médecins et tous nos mystères de médecine. Il faut supposer d’abord, lui dis-je, que toutes nos maladies viennent de réplétion, d’où nos médecins concluent sensément que l’évacuation est nécessaire, soit par en haut soit par en bas. Pour cela, ils font un choix d’herbes, de minéraux, de gommes, d’huiles, d’écailles, de sels, d’excrémens, d’écorces d’arbres, de serpens, de crapauds, de grenouilles, d’araignées, de poissons ; et de tout cela ils nous composent une liqueur d’une odeur et d’un goût abominables, qui soulève le cœur, qui fait horreur, qui révolte tous les sens. C’est cette liqueur que nos médecins nous ordonnent de boire pour l’évacuation supérieure, qu’on appelle vomissement. Tantôt ils tirent de leur magasin d’autres drogues, qu’ils nous font prendre, soit par l’orifice d’en haut, soit par l’orifice d’en bas, selon leur fantaisie : c’est alors ou une médecine qui purge les entrailles et cause d’effroyables tranchées, ou bien un remède qui lave et relâche les intestins. La nature, disent-ils fort ingénieusement, nous a donné l’orifice supérieur et visible pour ingérer, et l’orifice inférieur et secret pour égérer : or la maladie change la disposition naturelle du corps ; il faut donc que le remède agisse de même et combatte la nature ; et pour cela il est nécessaire de changer l’usage des orifices, c’est-à-dire d’avaler par celui d’en bas ; et d’évacuer par celui d’en haut.

Nous avons d’autres maladies qui n’ont rien de réel que leur idée. Ceux qui sont attaqués de cette sorte de mal s’appellent malades imaginaires. Il y a aussi pour les guérir des remèdes imaginaires ; mais souvent nos médecins donnent ces remèdes pour les maladies réelles. En général, les fortes maladies d’imagination attaquent nos femelles : mais nous connaissons certains spécifiques naturels pour les guérir sans douleur.

Un jour, mon maître me fit un compliment que je ne méritais pas. Comme je lui parlais des gens de qualité d’Angleterre, il me dit qu’il croyait que j’étais gentilhomme, parce que j’étais beaucoup plus propre et bien mieux fait que tous les yahous de son pays, quoique je leur fusse fort inférieur pour la force et pour l’agilité ; que cela venait sans doute de ma différente manière de vivre, et de ce que je n’avais pas seulement la faculté de parler, mais que j’avais encore quelques commencemens de raison qui pourraient se perfectionner dans la suite par le commerce que j’aurais avec lui.

Il me fit observer en même temps que, parmi les Houyhnhnms, on remarquait que les blancs et les alezans-bruns n’étaient pas si bien faits que les bais-châtains, les gris-pommelés et les noirs ; que ceux-là ne naissaient pas avec les mêmes talens et les mêmes dispositions que ceux-ci ; que pour cela ils restaient toute leur vie dans l’état de servitude qui leur convenait, et qu’aucun d’eux ne songeait à sortir de ce rang pour s’élever à celui de maître, ce qui paraîtrait dans le pays une chose énorme et monstrueuse. Il faut, disait-il, rester dans l’état où la nature nous a fait éclore ; c’est l’offenser, c’est se révolter contre elle, que de vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donné d’être. Pour vous, ajouta-t-il, vous êtes sans doute né ce que vous êtes ; car vous tenez du ciel votre esprit et votre noblesse, c’est-à-dire votre bon esprit et votre bon naturel.

Je rendis à son honneur de très-humbles actions de grâces de la bonne opinion qu’il avait de moi ; mais je l’assurai en même temps que ma naissance était très-basse, étant né seulement d’honnêtes parens, qui m’avaient donné une assez bonne éducation. Je lui dis que la noblesse parmi nous n’avait rien de commun avec l’idée qu’il en avait conçue : que nos jeunes gentilshommes étaient nourris dès leur enfance dans l’oisiveté et dans le luxe ; que, dès que l’âge le leur permettait, ils s’épuisaient avec des femelles débauchées et corrompues, et contractaient des maladies odieuses ; que, lorsqu’ils avaient consumé tout leur bien, et qu’ils se voyaient entièrement ruinés, ils se mariaient, à qui ? à une femelle de basse naissance, laide, mal faite, malsaine, mais riche ; qu’un pareil couple ne manquait point d’engendrer des enfans mal constitués, noués, scrofuleux, difformes, ce qui continuait quelquefois jusqu’à la troisième génération, à moins que la judicieuse femelle n’y remédiât en implorant le secours de quelque charitable ami. J’ajoutai que, parmi nous, un corps sec, maigre, décharné, faible, infirme, était devenu une marque presque infaillible de noblesse ; que même une complexion robuste et un air de santé allaient si mal à un homme de qualité, qu’on en concluait aussitôt qu’il était le fils de quelque domestique de sa maison à qui madame sa mère avait fait part de ses faveurs, surtout s’il avait l’esprit tant soit peu élevé, juste et bien fait, et s’il n’était ni bourru, ni efféminé, ni brutal, ni capricieux, ni débauché, ni ignorant[2].

  1. Il est un peu surprenant de trouver ici les mauvais auteurs et les précieux ridicules en si mauvaise compagnie ; mais on n’a pu rendre autrement les mots de scribbling et de canting. On voit que l’auteur les a malignement confondus tous ensemble, et qu’il y a aussi joint exprès les freethinking, c’est-à-dire les esprits forts ou les incrédules, dont il y a un grand nombre en Angleterre. Au reste, il est aisé de concevoir que le désir de s’avancer dans le monde produit des esprits libertins, fait faire de mauvais livres, et porte à écrire d’un style précieux et affecté, afin de passer pour bel-esprit.
  2. Je ne crois pas qu’aucun lecteur s’avise de prendre à la lettre cette mordante hyperbole. La noblesse anglaise, selon M. de Saint-Évremont, possède la fine fleur de la politesse ; et on peut dire en général que les seigneurs anglais sont les plus honnêtes gens de l’Europe. Ils ont presque tous l’esprit orné ; ils font beaucoup de cas des gens de lettres, ils cultivent les sciences, et il y en a peu qui ne soient en état de composer des livres. Il ne faut donc prendre cet endroit que comme une pure plaisanterie, ainsi que la plupart des autres traits satiriques répandus dans cet ouvrage. Si quelque esprit plus mal fait était d’humeur de les appliquer sérieusement à la noblesse française, ce serait encore une bien plus grande injustice. Ce sont les hommes de néant qui ont fait fortune ou par leurs pères ou par eux-mêmes à qui ces traits peuvent convenir, et non pas aux personnes de qualité, qui, en France comme ailleurs, sont la portion de la république la plus vertueuse, la plus modérée et la plus polie.