Les Voyages de Gulliver/Voyage à Brobdingnag/II

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Les Voyages de Gulliver : Voyage à Brobdingnag
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 124-133).

CHAPITRE II.

Portrait de la fille du laboureur. — L’auteur est conduit à une ville où il y avait un marché, et ensuite à la capitale. — Détail de son voyage.

Ma maîtresse avait une fille de l’âge de neuf ans, enfant qui avait beaucoup d’esprit pour son âge. Sa mère, de concert avec elle, s’avisa d’accommoder pour moi le berceau de sa poupée avant qu’il fût nuit. Le berceau fut mis dans un petit tiroir de cabinet, et le tiroir posé sur une tablette suspendue, de peur des rats : ce fut là mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. Cette jeune fille était si adroite, qu’après que je me fus déshabillé une ou deux fois en sa présence, elle sut m’habiller et me déshabiller quand il lui plaisait, quoique je ne lui donnasse cette peine que pour lui obéir : elle me fit six chemises, et d’autres sortes de linge, de la toile la plus fine qu’on put trouver (qui, à la vérité, était plus grossière que des toiles de navire), et les blanchit toujours elle-même. Ma blanchisseuse était encore la maîtresse d’école qui m’apprenait sa langue. Quand je montrais quelque chose du doigt, elle m’en disait le nom aussitôt ; en sorte qu’en peu de temps je fus en état de demander ce que je souhaitais : elle avait, en vérité, un très-bon naturel ; elle me donna le nom de Grildrig, mot qui signifie ce que les Latins appellent nanunculus, les Italiens homunceletino, et les Anglais mannikin. C’est à elle que je fus redevable de ma conservation. Nous étions toujours ensemble : je l’appelais Glumdalclitch, ou la petite nourrice, et je serais coupable d’une très-noire ingratitude si j’oubliais jamais ses soins et son affection pour moi. Je souhaite de tout mon cœur être un jour en état de les reconnaître, au lieu d’être peut-être l’innocente mais malheureuse cause de sa disgrâce, comme j’ai trop lieu de l’appréhender.

Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé un petit animal dans les champs, environ de la grosseur d’un splacknock (animal de ce pays, long d’environ six pieds), et de la même figure qu’une créature humaine ; qu’il imitait l’homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite espèce de langue qui lui était propre ; qu’il avait déjà appris plusieurs de leurs mots ; qu’il marchait droit sur les deux pieds, était doux et traitable, venait quand il était appelé, faisait tout ce qu’on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d’un seigneur à l’âge de trois ans. Un laboureur voisin, et intime ami de mon maître, lui rendit visite exprès pour examiner la vérité du bruit qui s’était répandu. On me fit venir aussitôt ; on me mit sur une table, où je marchai comme on me l’ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans son fourreau ; je fis la révérence à l’ami de mon maître ; je lui demandai, dans sa propre langue comment il se portait, et lui dis qu’il était le bien venu, le tout suivant les instructions de ma petite maîtresse. Cet homme, à qui le grand âge avait fort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux ; sur quoi je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Les gens de la famille, qui découvrirent la cause de ma gaîté, se prirent à rire ; de quoi le vieux penard fut assez bête pour se fâcher. Il avait l’air d’un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable qu’il donna à mon maître de me faire voir pour de l’argent, à quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison environ de vingt-deux milles. Je devinai qu’il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l’oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant au doigt.

Le lendemain au matin, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me confirma dans ma pensée, en me racontant toute l’affaire qu’elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille me mit dans son sein, et versa beaucoup de larmes : elle appréhendait qu’il ne m’arrivât du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-être écrasé par des hommes grossiers et brutaux qui me manieraient rudement. Comme elle avait remarqué que j’étais modeste de mon naturel, et très-délicat dans tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé pour de l’argent à la curiosité du plus bas peuple : elle disait que son papa et sa maman lui avaient promis que Grildrig serait tout à elle ; mais qu’elle voyait bien qu’on la voulait tromper, comme on avait fait, l’année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau qui, quand il fut gras, fut vendu à un boucher. Quant à moi, je puis dire en vérité que j’eus moins de chagrin que ma petite maîtresse. J’avais conçu de grandes espérances, qui ne m’abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un jour ma liberté ; et, à l’égard de l’ignominie d’être porté çà et là comme un monstre, je songeai qu’une telle disgrâce ne me pourrait jamais être reprochée, et ne flétrirait point mon honneur lorsque je serais de retour en Angleterre, parce que le roi même de la Grande-Bretagne, s’il se trouvait en pareille situation, aurait un pareil sort.

Mon maître, suivant l’avis de son ami, me mit dans une caisse, et, le jour du marché suivant, me mena à la ville prochaine avec sa petite fille. La caisse était fermée de tous côtés, et était seulement percée de quelques trous pour laisser entrer l’air. La fille avait pris le soin de mettre sous moi le matelas du lit de sa poupée ; cependant je fus horriblement agité et rudement secoué dans ce voyage, quoiqu’il ne durât pas plus d’une demi-heure. Le cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si haut, que l’agitation était égale à celle d’un vaisseau dans une tempête furieuse : le chemin était un peu plus long que de Londres à Saint-Albans. Mon maître descendit de cheval à une auberge où il avait coutume d’aller ; et, après avoir pris conseil avec l’hôte, et avoir fait quelques préparatifs nécessaires, il loua le grultrud ou le crieur public, pour donner avis à toute la ville d’un petit animal étranger, qu’on ferait voir à l’enseigne de l’Aigle verte, qui était moins gros qu’un splachnock, et ressemblant, dans toutes les parties de son corps, à une créature humaine, qui pouvait prononcer plusieurs mots, et faire une infinité de tours d’adresse.

Je fus posé sur une table dans la salle la plus grande de l’auberge, qui était presque large de trois cents pieds en carré. Ma petite maîtresse se tenait debout sur un tabouret bien près de la table, pour prendre soin de moi et m’instruire de ce qu’il fallait faire. Mon maître, pour éviter la foule et le désordre, ne voulut pas permettre que plus de trente personnes entrassent à la fois pour me voir. Je marchai çà et là sur la table, suivant les ordres de la fille : elle me fit plusieurs questions qu’elle sut être à ma portée, et proportionnées à la connaissance que j’avais de la langue, et je répondis le mieux et le plus haut que je pus. Je me retournai plusieurs fois vers toute la compagnie, et fis mille révérences. Je pris un dé plein de vin, que Glumdalclitch m’avait donné pour gobelet, et je bus à leur santé. Je tirai mon sabre et fis le moulinet à la façon des maîtres d’armes d’Angleterre. La fille me donna un bout de paille, dont je fis l’exercice comme d’une pique, ayant appris cela dans ma jeunesse. Je fus obligé de répéter toujours les mêmes choses, jusqu’à ce que je fusse presque mort de lassitude, d’ennui et de chagrin.

Ceux qui m’avaient vu firent de tous côtés des rapports si merveilleux, que le peuple voulait ensuite enfoncer les portes pour entrer. Mon maître, ayant en vue ses propres intérêts, ne voulut permettre à personne de me toucher, excepté à ma petite maîtresse ; et, pour me mettre plus à couvert de tout accident, on avait rangé des bancs autour de la table à une telle distance que je ne fusse à portée d’aucun spectateur. Cependant un petit écolier malin me jeta une noisette à la tête, et il s’en fallut peu qu’il ne m’attrapât : elle fut jetée avec tant de force que, s’il n’eût pas manqué son coup, elle m’aurait infailliblement fait sauter la cervelle, car elle était presque aussi grosse qu’un melon ; mais j’eus la satisfaction de voir le petit écolier chassé de la salle.

Mon maître fit afficher qu’il me ferait voir encore le jour du marché suivant : cependant il me fit faire une voiture plus commode, vu que j’avais été si fatigué de mon premier voyage et du spectacle que j’avais donné pendant huit heures de suite, que je ne pouvais plus me tenir debout et que j’avais presque perdu la voix. Pour m’achever, lorsque je fus de retour, tous les gentilshommes du voisinage, ayant entendu parler de moi, se rendirent à la maison de mon maître. Il y en eut un jour plus de trente, avec leurs femmes et leurs enfans, car ce pays, aussi bien que l’Angleterre, est peuplé de gentilshommes fainéans et désœuvrés.

Mon maître, considérant le profit que je pouvais lui rapporter, résolut de me faire voir dans les villes du royaume les plus considérables. S’étant donc fourni de toutes les choses nécessaires à un long voyage, après avoir réglé ses affaires domestiques et dit adieu à sa femme, le dix-septième août 1703, environ deux mois après mon arrivée, nous partîmes pour nous rendre à la capitale, située vers le milieu de cet empire, et environ à quinze cents lieues de notre demeure. Mon maître fit monter sa fille en trousse derrière lui : elle me porta dans une boîte attachée autour de son corps, doublée du drap le plus fin qu’elle avait pu trouver.

Le dessein de mon maître fut de me faire voir sur la route, dans toutes les villes, bourgs et villages un peu fameux, et de parcourir même les châteaux de la noblesse qui l’éloigneraient peu de son chemin. Nous faisions de petites journées, seulement de quatre-vingts ou cent lieues ; car Glumdalclitch, exprès pour m’épargner de la fatigue, se plaignit qu’elle était bien incommodée du trot du cheval. Souvent elle me tirait de la caisse pour me donner de l’air, et me faire voir le pays. Nous passâmes cinq ou six rivières plus larges et plus profondes que le Nil et le Gange ; et il n’y avait guère de ruisseau qui ne fût plus grand que la Tamise au pont de Londres. Nous fûmes trois semaines dans notre voyage, et je fus montré dans dix-huit grandes villes, sans compter plusieurs villages et plusieurs châteaux de la campagne.

Le vingt-sixième jour d’octobre, nous arrivâmes à la capitale, appelée dans leur langue Lorbruldrud ou l’Orgueil de l’univers. Mon maître loua un appartement dans la rue principale de la ville, peu éloignée du palais royal, et distribua, selon la coutume, des affiches contenant une description merveilleuse de ma personne et de mes talens. Il loua une très-grande salle de trois ou quatre cents pieds de large, où il plaça une table de soixante pieds de diamètre, sur laquelle je devais jouer mon rôle ; il la fit entourer de palissades pour m’empêcher de tomber en bas. C’est sur cette table qu’on me montra dix fois par jour, au grand étonnement et à la satisfaction de tout le peuple. Je savais alors passablement parler la langue, et j’entendais parfaitement tout ce qu’on disait de moi ; d’ailleurs, j’avais appris leur alphabet, et je pouvais, quoique avec peine, lire et expliquer les livres, car Glumdalclitch m’avait donné des leçons chez son père, et aux heures de loisir pendant notre voyage : elle portait un petit livre dans sa poche un peu plus gros qu’un volume d’atlas, livre à l’usage des jeunes filles, et qui était une espèce de catéchisme en abrégé ; elle s’en servait pour m’enseigner les lettres de l’alphabet, et elle m’en interprétait les mots.