Les Voyages de Gulliver/Voyage à Lilliput/VII

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Les Voyages de Gulliver : Voyage à Lilliput
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Hiard (p. 82-95).

CHAPITRE VII.

L’auteur, ayant reçu avis qu’on voulait lui faire son procès pour crime de lèse-majesté, s’enfuit dans le royaume de Blefuscu.

Avant que je parle de ma sortie de l’empire de Lilliput, il sera peut-être à propos d’instruire le lecteur d’une intrigue secrète qui se forma contre moi.

J’étais peu fait au manège de la cour, et la bassesse de mon état m’avait refusé les dispositions nécessaires pour devenir un habile courtisan, quoique plusieurs d’aussi basse extraction que moi aient souvent réussi à la cour et y soient parvenus aux plus grands emplois ; mais aussi n’avaient-ils pas peut-être la même délicatesse que moi sur la probité et sur l’honneur. Quoi qu’il en soit, pendant que je me disposais à partir pour me rendre auprès de l’empereur de Blefuscu, une personne de grande considération à la cour, et à qui j’avais rendu des services importants, me vint trouver secrètement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congédiés : je mis la chaise avec son excellence dans la poche de mon juste-au-corps, et, donnant ordre à un domestique de tenir la porte de ma maison fermée, je mis la chaise sur la table et je m’assis auprès. Après les premiers complimens, remarquant que l’air de ce seigneur était triste et inquiet, et lui en ayant demandé la raison, il me pria de le vouloir bien écouter sur un sujet qui intéressait mon honneur et ma vie.

Je vous apprends, me dit-il, qu’on a convoqué depuis peu plusieurs comités secrets à votre sujet, et que depuis deux jours sa majesté a pris une fâcheuse résolution.

Vous n’ignorez pas que Skyriesh Bolgolam (galbet ou grand-amiral) a presque toujours été votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n’en sais pas l’origine ; mais sa haine s’est fort augmentée depuis votre expédition contre la flotte de Blefuscu : comme amiral, il est jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de concert avec Flimnap, grand trésorier ; Limtoc, le général ; Lalcon, le grand-chambellan, et Balmaff, le grand-juge, ont dressé des articles pour vous faire votre procès en qualité de criminel de lèse-majesté et comme coupable de plusieurs autres grands crimes.

Cet exorde me frappa tellement, que j’allais l’interrompre, quand il me pria de ne rien dire et de l’écouter, et il continua ainsi :

Pour reconnaître les services que vous m’avez rendus, je me suis fait instruire de tout le procès, et j’ai obtenu une copie des articles : c’est une affaire dans laquelle je risque ma tête pour votre service.


Articles de l’accusation intentée contre Quinbus Flestrin
(l’homme Montagne.)
Article premier.

D’autant que, par une loi portée sous le règne de sa majesté impériale, Cabin Deffar Plune, il est ordonné que quiconque fera de l’eau dans l’étendue du palais impérial sera sujet aux peines et châtimens du crime de lèse-majesté, et que, malgré cela, ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de ladite loi, sous le prétexte d’éteindre le feu allumé dans l’appartement de la chère impériale épouse de sa majesté, aurait malicieusement, traîtreusement et diaboliquement, par la décharge de sa vessie, éteint ledit feu allumé dans ledit appartement, étant alors entré dans l’étendue dudit palais impérial.

Article ii.

Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amené la flotte royale de Blefuscu dans notre port impérial, et lui ayant été ensuite enjoint par sa majesté impériale de se rendre maître de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le réduire à la forme d’une province qui pût être gouvernée par un vice-roi de notre pays, et de faire périr et mourir non seulement tous les gros-boutiens exilés, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l’hérésie gros-boutienne ; ledit Flestrin, comme un traître rebelle à sa très-heureuse impériale majesté, aurait représenté une requête pour être dispensé dudit service, sous le prétexte frivole d’une répugnance de se mêler de contraindre les consciences et d’opprimer la liberté d’un peuple innocent.

Article iii.

Que certains ambassadeurs étant venus depuis peu à la cour de Blefuscu pour demander la paix à sa majesté, ledit Flestrin, comme un sujet déloyal, aurait secouru, aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs, quoiqu’il les connût pour être ministres d’un prince qui venait d’être récemment l’ennemi déclaré de sa majesté impériale, et dans une guerre ouverte contre sadite majesté.

Article iv.

Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d’un fidèle sujet, se disposerait actuellement à faire un voyage à la cour de Blefuscu, pour lequel il n’a reçu qu’une permission verbale de sa majesté impériale ; et, sous prétexte de ladite permission, se proposerait témérairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de Blefuscu.

Il y a encore d’autres articles, ajouta-t-il ; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrégé.

Dans les différentes délibérations sur cette accusation, il faut avouer que sa majesté a fait voir sa modération, sa douceur et son équité, représentant plusieurs fois vos services et tâchant de diminuer vos crimes. Le trésorier et l’amiral ont opiné qu’on devait vous faire mourir d’une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu à votre hôtel pendant la nuit ; et le général devait vous attendre avec vingt mille hommes armés de flèches empoisonnées, pour vous frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient être donnés à quelques-uns de vos domestiques pour répandre un suc venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientôt déchirer votre propre chair, et mourir dans des tourments excessifs. Le général s’est rendu au même avis : en sorte que, pendant quelque temps, la pluralité des voix a été contre vous ; mais sa majesté, résolue de vous sauver la vie, a gagné le suffrage du chambellan.

Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secrétaire d’État pour les affaires secrètes, a reçu ordre de l’empereur de donner son avis ; ce qu’il a fait conformément à celui de sa majesté ; et certainement il a bien justifié l’estime que vous avez pour lui : il a reconnu que vos crimes étaient grands, mais qu’ils méritaient néanmoins quelque indulgence ; il a dit que l’amitié qui était entre vous et lui était si connue, que peut-être on pourrait le croire prévenu en votre faveur ; que, cependant, pour obéir au commandement de sa majesté, il voulait dire son avis avec franchise et liberté ; que, si sa majesté, en considération de vos services et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applaudirait à la clémence de l’empereur, aussi bien qu’à la procédure équitable et généreuse de ceux qui avaient l’honneur d’être ses conseillers ; que la perte de vos yeux ne ferait point d’obstacle à votre force corporelle, par laquelle vous pourriez être encore utile à sa majesté ; que l’aveuglement sert à augmenter le courage en nous cachant les périls ; que l’esprit en devient plus recueilli et plus disposé à la découverte de la vérité ; que la crainte que vous aviez pour vos yeux était la plus grande difficulté que vous aviez eue à surmonter en vous rendant maître de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissans princes ne voient pas autrement.

Cette proposition fut reçue avec un déplaisir extrême par toute l’assemblée. L’amiral Bolgolam tout en feu se leva, et, transporté de fureur, dit qu’il était étonné que le secrétaire osât opiner pour la conservation de la vie d’un traître ; que les services que vous aviez rendus étaient, selon les véritables maximes d’État, des crimes énormes ; que vous, qui étiez capable d’éteindre tout-à-coup un incendie en arrosant d’urine le palais de sa majesté (ce qu’il ne pouvait rappeler sans horreur), pourriez quelque autrefois, par le même moyen, inonder le palais et toute la ville, ayant une pompe énorme disposée à cet effet ; et que la même force qui vous avait mis en état d’entraîner toute la flotte de l’ennemi pourrait servir à la reconduire, sur le premier mécontentement, à l’endroit d’où vous l’aviez tirée ; qu’il avait des raisons très-fortes de penser que vous étiez gros-boutien au fond de votre cœur : et parce que la trahison commence au cœur avant qu’elle paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous déclara formellement traître et rebelle, et déclara qu’on devait vous faire mourir.

Le trésorier fut du même avis. Il fit voir à quelles extrémités les finances de sa majesté étaient réduites par la dépense de votre entretien, ce qui deviendrait bientôt insoutenable ; que l’expédient proposé par le secrétaire de vous crever les yeux, loin d’être un remède contre ce mal, l’augmenterait selon toutes les apparences, comme il paraît par l’usage ordinaire d’aveugler certaines volailles, qui, après cela, mangent encore plus, et s’engraissent plus promptement ; que sa majesté sacrée, et le conseil, qui étaient vos juges, étaient dans leurs propres consciences persuadés de votre crime, ce qui était une preuve plus que suffisante pour vous condamner à mort, sans avoir recours à des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.

Mais sa majesté impériale, étant absolument déterminée à ne vous point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secrétaire, priant avec soumission d’être écouté encore pour répondre à ce que le trésorier avait objecté touchant la grande dépense que sa majesté faisait pour votre entretien, dit que son excellence, qui seule avait la disposition des finances de l’empereur, pourrait remédier facilement à ce mal en diminuant votre table peu à peu ; et que par ce moyen, faute d’une quantité suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languissant, et perdriez l’appétit et bientôt après la vie.

Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, toute l’affaire a été déterminée à l’amiable ; des ordres précis ont été donnés pour tenir secret le dessein de vous faire peu à peu mourir de faim. L’arrêt pour vous crever les yeux a été enregistré dans le greffe du conseil, personne ne s’y opposant, si ce n’est l’amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en votre présence, et puis de vous faire savoir la grande clémence et grâce de sa majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu’à la perte de vos yeux, à laquelle sa majesté ne doute pas que vous vous soumettiez avec la reconnaissance et l’humilité qui conviennent. Vingt des chirurgiens de sa majesté se rendront à sa suite, et exécuteront l’opération par la décharge adroite de plusieurs flèches très-aiguës dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez couché à terre. C’est à vous à prendre les mesures convenables que votre prudence vous suggérera. Pour moi, afin de prévenir tout soupçon, il faut que je m’en retourne aussi secrètement que je suis venu.

Son excellence me quitta, et je restai seul livré aux inquiétudes. C’était un usage introduit par ce prince et par son ministère (très-différent, à ce qu’on m’assure, de l’usage des premiers temps), qu’après que la cour avait ordonné un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d’un favori, l’empereur devait faire une harangue à tout son conseil, parlant de sa douceur et de sa clémence comme de qualités reconnues de tout le monde. La harangue de l’empereur à mon sujet fut bientôt publiée par tout l’empire ; et rien n’inspira tant de terreur au peuple que ces éloges de la clémence de sa majesté, parce qu’on avait remarqué que plus ces éloges étaient amplifiés, plus le supplice était ordinairement cruel et injuste. Et, à mon égard, il faut avouer que, n’étant pas destiné par ma naissance ou par mon éducation à être homme de cour, j’entendais si peu les affaires, que je ne pouvais décider si l’arrêt porté contre moi était doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point à demander la permission de me défendre, j’aimai autant être condamné sans être entendu ; car, ayant autrefois vu plusieurs procès semblables, je les avais toujours vus terminés selon les instructions données aux juges, et au gré des accusateurs et puissans.

J’eus quelque envie de faire de la résistance ; car, étant en liberté, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à bout de moi, et j’aurais pu facilement, à coups de pierres, battre et renverser la capitale ; mais je rejetai aussitôt ce projet avec horreur, me ressouvenant du serment que j’avais prêté à sa majesté, des grâces que j’avais reçues d’elle et de la haute dignité de nardac qu’elle m’avait conférée. D’ailleurs, je n’avais pas assez pris l’esprit de la cour pour me persuader que les rigueurs de sa majesté m’acquittaient de toutes les obligations que je lui avais.

Enfin, je pris une résolution qui, selon les apparences, sera censurée de quelques personnes avec justice ; car je confesse que ce fut une grande témérité à moi et un très-mauvais procédé de ma part d’avoir voulu conserver mes yeux, ma liberté et ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j’avais mieux connu le caractère des princes et des ministres d’État, que j’ai depuis observé dans plusieurs autres cours, et leur méthode de traiter des accusés moins criminels que moi, je me serais soumis sans difficulté à une peine si douce ; mais, emporté par le feu de la jeunesse et ayant eu ci-devant la permission de sa majesté impériale de me rendre auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l’expiration des trois jours, d’envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par laquelle je lui faisais savoir la résolution que j’avais prise de partir ce jour-là même pour Blefuscu, suivant la permission que j’avais obtenue ; et, sans attendre la réponse, je m’avançai vers la côte de l’île où était la flotte. Je me saisis d’un gros vaisseau de guerre, j’attachai un câble à la proue ; et, levant les ancres, je me déshabillai, mis mon habit (avec ma couverture que j’avais apportée sous mon bras) sur le vaisseau, et, le tirant après moi, tantôt guéant, tantôt nageant, j’arrivai au port royal de Blefuscu, où le peuple m’avait attendu long-temps. On m’y fournit deux guides pour me conduire à la capitale, qui porte le même nom. Je les tins dans mes mains jusqu’à ce que je fusse arrivé à cent toises de la porte de la ville, et je les priai de donner avis de mon arrivée à un des secrétaires d’État, et de lui faire savoir que j’attendais les ordres de sa majesté. Je reçus réponse au bout d’une heure que sa majesté, avec toute la maison royale, venait pour me recevoir. Je m’avançai de cinquante toises : le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine, avec les dames, sortirent de leurs carrosses, et je n’aperçus pas qu’ils eussent peur de moi. Je me couchai à terre pour baiser les mains du roi et de la reine. Je dis à sa majesté que j’étais venu suivant ma promesse, et avec la permission de l’empereur mon maître, pour avoir l’honneur de voir un si puissant prince, et pour lui offrir tous les services qui dépendaient de moi, et qui ne seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain, mais sans parler de ma disgrâce.

Je n’ennuierai point le lecteur du détail de ma réception à la cour, qui fut conforme à la générosité d’un si grand prince, ni des incommodités que j’essuyai faute d’une maison et d’un lit, étant obligé de me coucher à terre enveloppé de ma couverture.