Les anciennes provinces de la Pologne et les traités de Vienne

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Les anciennes provinces de la Pologne et les traités de Vienne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 249-252).


LES ANCIENNES PROVINCES DE LA POLOGNE ET LES TRAITÉS DE VIENNE.


La question des anciennes provinces de la Pologne a pris tout d’un coup une grande place dans les préoccupations des hommes politiques. Nous n’avons pas attendu pour appeler sur ce grave sujet l’attention des lecteurs de la Revue la publication des mémoires annexés aux dernières dépêches de M. Drouyn de Lhuys et du prince Gortchakof. Les origines historiques du débat sont maintenant connues[1], et il n’y a point à y revenir. Après la dissolution de la grande confédération princière fondée au IXe siècle par les Varègues russes, les diverses parties qui l’avaient composée étaient rentrées légitimement dans leurs voies naturelles et particulières, la Moscovie en développant à part son unité nouvelle, et les anciennes provinces polonaises en retournant à la Pologne, dont le torrent varègue les avait séparées. L’histoire est remplie de ces réunions accidentelles imposées par la conquête à des populations étrangères les unes aux autres, qui, lorsque la dynastie, ou la caste conquérante est divisée, affaiblie ou éteinte, reprennent leur destinée naturelle sans que l’une d’elles se croie en droit de chercher à conquérir les autres ; mais il ne s’agit plus seulement de droit. Maintenant les défenseurs du système russe appellent cela le devoir de la reconquête ! Voilà donc encore une nouvelle obligation morale qu’il faut ajouter au devoir de profiter de la faiblesse de ses voisins et au devoir de la vengeance que l’on prêche à la Russie pour l’engager à s’emparer de la Galicie orientale ! L’un des traits caractéristiques de ce système, c’est la nécessité où il se trouve d’enrichir la conscience publique d’une nouvelle catégorie de devoirs inconnue jusqu’à présent dans la morale chrétienne.

Un autre point bien établi, c’est qu’il n’y a aucune conséquence à tirer de cette circonstance que le prince régnant dans la Moscovie avait été pendant quelque temps le président plus ou moins obéi de l’association varègue, ou, pour être plus exact, de ce que le gouvernement de la Moscovie a pu être momentanément le vorort d’une confédération morte et enterrée depuis le commencement du XIIIe siècle. Non-seulement les dynasties varègues se sont éteintes dans la Moscovie en 1597 et dans les anciennes provinces en 1319, mais, d’après le témoignage de l’historien officiel de la Russie, les princes de la Moscovie n’exerçaient sur les bords du Dnieper aucune autorité dès le milieu du XIIIe siècle. Karamsine ajoute qu’ils ignoraient même les noms des princes de la branche aînée qui régnèrent à Kief jusqu’à l’arrivée des Lithuaniens. Les libres unions de 1340 et de 1386 et la convention de 1667 complétèrent par la suite l’état de possession de 1772, dont l’incontestable légitimité ne peut plus être l’objet d’un doute.

Mais ce n’est pas à cet ordre d’idées que s’arrêtent les préoccupations du moment. Les argumens dont s’arment les philologues et les historiens sont laissés dans l’ombre, et l’attention se détourne de ces études rétrospectives pour se porter sur les traités de Vienne. Au lieu de les rejeter ou de les rappeler de confiance, au lieu de les invoquer ou de les maudire sans les connaître, on les a lus, on les a étudiés, et l’on a reconnu qu’ils contenaient de précieuses garanties non-seulement pour le royaume, mais pour les anciennes provinces de Pologne. Les lettres d’Alexandre Ier, rapprochées des traités conclus entre les copartageans et du texte même de l’article 1er  de l’acte général, ont permis de se former à ce sujet une opinion que les dernières notes diplomatiques sont venues confirmer. Lorsqu’on lira l’article 1er  sans parti-pris, ou avec le parti-pris d’y trouver ce qu’il dit réellement, il faudra toujours reconnaître un principe fondamental, à savoir que les négociateurs de 1815, qui faisaient de la politique pratique et non pas de l’ethnographie, ont appelé tous les habitans de la Pologne des Polonais, et qu’ils les ont divisés en deux catégories. Aux uns ils ont garanti un état jouissant d’une administration distincte, et lié à l’empire de Russie par sa constitution : c’est ce qu’on appelle le royaume. En faveur des autres Polonais, sujets respectifs de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, le congrès a stipulé seulement une représentation et des institutions nationales. Toute l’économie de l’article 1er  repose sur la distinction, nous dirions presque sur l’opposition qui y est formulée entre l’administration distincte d’une part — et de l’autre la représentation et les institutions nationales. Si nous en avions eu besoin, nous aurions été confirmés dans cette appréciation par la lecture d’un document russe dont la note du prince Gortchakof nous a révélé l’existence. Voici ce que le comte Rasoumovski écrivait le 10 décembre 1814. « Le reste du duché de Varsovie est dévolu à la couronne de Russie comme état uni auquel sa majesté se réserve de donner une constitution nationale… L’empereur de Russie, désirant faire participer tous les Polonais aux bienfaits d’une administration nationale, intercède auprès de ses alliés en faveur de leurs sujets de cette nation, dans le but de leur obtenir des institutions provinciales, qui conservent de justes égards pour leur nationalité et leur accordent une part à l’administration de leur pays. »

Il est impossible d’opposer plus clairement la constitution nationale aux institutions provinciales et d’établir plus nettement que, parmi les Polonais, les uns s’administreront complètement eux-mêmes, tandis que les autres auront seulement une part à l’administration de leur pays. L’on n’osera pas dire que l’empereur Alexandre Ier voulait, tout en stipulant cette garantie en faveur des sujets acquis par la Prusse et par l’Autriche dans les premiers partages, se réserver de ne rien accorder lui-même aux sujets polonais acquis par la Russie aux mêmes titres et aux mêmes époques. Le caractère et les intentions d’Alexandre Ier sont trop connus pour qu’on admette cette supposition ; mais l’on prétendra peut-être, d’après la nouvelle théorie, qu’en disant tous les Polonais, l’empereur de Russie ne comprenait pas les habitans des anciennes provinces. Voyons où conduit cette supposition. La partie orientale de la Galicie est peuplée de Ruthéniens, comme la Volhynie, la Podolie et l’Ukraine, qui ont fait partie du lot de la Russie. Il faudrait donc admettre que le comte Rasoumovski et après lui les plénipotentiaires de 1815 ont entendu n’accorder des institutions séparées et une part dans l’administration locale qu’à la moitié de la Galicie, tandis que le cabinet de Vienne resterait libre de gouverner l’autre moitié, sans aucune garantie, comme la haute ou la basse Autriche. Voilà où l’on en arrive en détournant les mots de leur véritable sens. Non, la dépêche du comte Rasoumovski n’est pas aussi ingénieuse que les dissertations de M. le professeur Pogodin. Elle restera comme un des commentaires de l’article 1er  les plus clairs et les plus autorisés, à la suite des lettres d’Alexandre Ier à Czartoryski, à Oginski, à Kosciuszko, et des traités particuliers entre les copartageans. Lord Palmerston était donc parfaitement fondé, dans sa célèbre dépêche du 22 mars 1834, à rechercher si la condition de donner des institutions nationales aux Polonais des anciennes provinces avait été jusqu’alors complètement remplie par le gouvernement russe.

Après avoir ainsi reconnu que l’acte de Vienne avait établi dans l’empire même de Russie deux catégories de Polonais, il importe de bien préciser un autre point sur lequel on commet involontairement ou à dessein des confusions déplorables. Nous voudrions qu’on distinguât plus nettement qu’on ne le fait en général ce qui a été rendu obligatoire de ce qui a été laissé facultatif. D’une lecture attentive du traité, il nous paraît résulter que les négociateurs de Vienne ont rendu obligatoire : 1° pour la Russie seule, le maintien du royaume de Pologne en un état séparé, jouissant d’une administration distincte et lié à l’empire par sa constitution ; 2° pour les trois cours copartageantes, l’octroi d’une représentation et d’institutions nationales aux Polonais de la Posnanie, à ceux de la Galicie et à ceux des anciennes provinces échues à la Russie. Au contraire, l’acte général de Vienne a laissé le caractère facultatif : 1° à l’extension ultérieure du royaume de Pologne : 2° au mode d’existence politique à accorder à tous les autres Polonais pour leur assurer en Russie, en Prusse et en Autriche le bénéfice d’une représentation et d’institutions nationales.

L’on paraît aussi avoir oublié et il est nécessaire de rappeler que le duché de Varsovie avait déjà une constitution avant d’être uni à la Russie sous le nom de royaume. Cette constitution, qui est du 22 juillet 1807, avait été délibérée par les Polonais et confirmée par Napoléon Ier ; elle instituait une diète générale, composée d’un sénat et d’une chambre des nonces, un conseil des ministres, une administration indépendante, des finances particulières et une armée séparée. Aussi les plénipotentiaires de 1815 n’ont pas dit, comme le proposait le comte Rasoumovski, que « sa majesté impériale donnerait une constitution nationale au nouveau royaume, » mais ils ont stipulé que cet état, jouissant déjà d’une administration distincte, serait lié à l’empire de Russie par sa constitution, ce qui n’était pas une expression vague, ni une porte ouverte à l’arbitraire, puisqu’il s’agissait de la constitution alors existante et non pas d’une constitution quelconque qu’il plairait à l’empereur-roi de décréter. C’est bien ainsi qu’Alexandre Ier l’a entendu. Aussi sa constitution du 27 novembre 1815, quoique moins libérale, est-elle fondée sur les mêmes principes que celle de 1807, comme on peut s’en convaincre en comparant ces deux actes. Le congrès de 1815 n’a donc pas accordé aux Polonais du royaume une administration distincte et une constitution nationale ; mais il leur a garanti la continuation de ces avantages, dont ils jouissaient depuis 1807.

Les trois gouvernemens alliés renoncent-ils à invoquer la stipulation de Vienne en faveur de la Pologne ? Ce qu’il importait d’établir, c’est que cette stipulation est d’une netteté plus propre à les servir qu’à les embarrasser. Les défenseurs de l’idée russe n’ont pas plus d’intérêt à se placer sur le terrain de 1815 que sur celui de 1772, et les anciennes provinces ont le droit de rester polonaises, même de par les traités de Vienne.


V. DE MARS.
  1. Voyez la Revue du 1er  juin.