Les ancêtres du violon et du violoncelle/La Trompette marine

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sirènes musiciennes
D’après une peinture murale dans la tour de l’ancien évêché de Beauvais
(xive siècle).


LA TROMPETTE MARINE

I


Nous ne pouvons quitter les vièles à archet sans dire un mot de la trompette marine, qui n’était pas, comme son nom pourrait le faire supposer, une conque sonore dans laquelle il n’y avait qu’à souffler ; mais un monocorde à archet, qu’il ne faut pas confondre avec le monocorde scolaire, car il s’agit bien ici d’un instrument de musique, et non d’un appareil de physique propre à étudier les rapports mathématiques des sons.

On a déjà vu que la lyra était aussi un monocorde à archet. Celui qui donna naissance à la trompette marine avait une forme différente ; il fut très usité durant le Moyen Âge, et souvent cité dans les anciennes poésies.

Symphonies, psaltérions,
Monocordes, cymbes, chorons.

(Roman de Brut.)

N’orgue, harpe ne chyfonie,
Rote, vielle et armonie,
Sautier, cymbale et tympanon
Monocorde, lire et coron,
Ice son li XII instruments
Que il sonna si doucement.

(Estoire de Troie la Grant.)

Guillaume de Machault nous dit, dans la Prise d’Alexandrie :

Buisines, eles, monocorde
Où il n’a qu’une seule corde.

Et dans Li temps pastour :

Eles, fretiaux et monocorde,
Qui à tous instrumens s’accorde.

On lit aussi dans Fadet joglar, de Giraud de Calençon :

Manicorda
Una corda.

Du Cange cite également la désignation de « monoscorde, où il n’a c’une seule corde[1] ».

En Allemagne, où cet instrument était aussi très répandu, il portait le nom de tympani-schiza. Voici la description qu’en donne Prætorius :

« Les Allemands, les Français et les habitants des Pays-Bas emploient un instrument qu’ils appellent tympani-schiza, et qui se compose de trois petites planches très minces, jointes grossièrement sous la forme d’une pyramide triangulaire très allongée. Sur la planchette supérieure, autrement dit sur la table de résonance, est tendue une longue corde à boyaux qu’on fail vibrer par le moyen d’un archet fait avec des crins de cheval enduits de colophane. Quelques-uns ajoutent une seconde corde plus courte de moitié que la première, afin de renforcer celle-ci par son octave aiguë.
dicorde
Manuscrit de Froissard (xve siècle).
Cet instrument doit être fort ancien. Les musiciens ambulants en jouent dans les rues. L’extrémité pointue, où sont fixées les chevilles, est appuyée contre la poitrine de l’exécutant ; l’extrémité triangulaire opposée est placée en avant du musicien. On soutient l’instrument de la main gauche, et l’on effleure légèrement les cordes avec le pouce de la même main. La main droite fait manœuvrer l’archet[2] »

Le même auteur dit encore :

« Le son en est plus agréable de loin que de près. »

On vient de voir que cet instrument n’était pas toujours monté que d’une seule corde ; il portait alors les noms de dicorde ou de tricorde, selon qu’il en avait deux ou trois.

La charmante peinture murale, du xive siècle, représentant des sirènes musiciennes, qui était dans la tour de l’ancien évêché de Beauvais (dont la gravure est placée en tête de ce chapitre), nous montre un exemple d’un très élégant dicorde. Comme on n’y voit pas d’archet, on peut se demander s’il était à cordes pincées ou frottées.

On voit aussi un autre dicorde entre les mains d’un personnage, provenant d’une des éditions de la Nef des fous[3]. Est-ce par erreur ou facétie de l’artiste qu’il tient l’instrument levé tout droit en l’air devant lui ?

Les deux instruments des exemples précédents sont de petite taille ; mais on en faisait de beaucoup plus grands. Tel est celui qui se trouve sur une des marges du manuscrit de Froissart, du xve siècle et qui est joué à peu près de la façon décrite par Prætorius. Ici, l’instrument a, au moins, deux mètres de haut et la caisse est carrée.

Tous les auteurs qui ont parlé de cette peinture désignent l’instrument sous le nom de trompette marine ; le petit chevalet qui caractérisait celle-ci ne s’y remarque cependant pas.

squelette portant un tricorde et entrainant un artisan
Doten Dantz (xve siècle).

Le squelette du Doten Danlz, qui entraîne un artisan, porte sur son épaule gauche un grand tricorde dont les trois cordes sont soutenues par un chevalet qui est placé assez près de l’attache-cordes, lequel rappelle ceux des instruments à cordes pincées, tels que luth et la guitare.

II

C’est sans doute vers la fin du xve siècle, ou au début du xvie que le monocorde changea son nom en celui de trompette marine. Celui-ci fut motivé par l’adjonction d’un petit chevalet mobile que l’on mettait sous la corde et qui produisait des trépidations imitant, selon les auteurs du temps, le son timbré de la trompette ; mais pourquoi disait-on trompette marine ? On l’ignore, et aucune des explications données jusqu’ici n’est admissible. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que l’art des constructions navales n’a rien à y voir.

On ignore aussi l’époque exacte où fut introduit le chevalet sautillant. Nous pensons que le hasard y fut bien pour quelque chose et que cet accessoire si caractéristique de la trompette marine n’est que l’ancien magas du monocorde des mathématiciens. On se souvient que ce chevalet diviseur était mobile et qu’il fallait le déplacer à tout instant pour obtenir l’indication d’un nouvel intervalle.

L’application de l’archet au canon harmonicus devait certainement occasionner des trépidations fort désagréables au magas ; mais ces trépidations ayant l’avantage d’augmenter le volume du son, c’est sans doute dans le but de renforcer la sonorité du grand monocorde que l’on y mit un chevalet de ce genre.

Ce chevalet, sur lequel passait la corde, était en bois et avait la forme d’un petit soulier. Son pied le plus large était fixé à la table d’harmonie, tandis que l’autre bout, mince et allongé en forme de queue, reposait sur une petite plaque d’ivoire ou de verre incrustée dans la table. Il s’agitait légèrement quand on frottait la corde avec l’archet. On le plaçait en bas de la table, tout près de la place où la corde était attachée.


trummscheit ou trompette marine allemande à deux cordes
D’après Luscinius
(xvie siècle).
La forme de ce chevalet n’est pas très accusée sur le dessin du « Trummscheit » ou trompette marine que donne Luscinius. Cet instrument qui est monté de deux cordes, dont la plus petite sonnait l’octave de la principale, a son cheviller renversé, comme l’était celui du luth. L’archet qui est à côté paraît être d’une solidité à toute épreuve.

Les Allemands nommaient encore la trompette marine : Trummelscheit, Trompeten-Geige (violon-trompette), Nonnen-trompett (trompette de nonne), ou bien Nonnengeige (violon de religieuse), et cela parce que cet instrument était pratiqué par les religieuses dans leurs couvents, pour suppléer la trompette, lorsque aucune d’elles ne savait jouer de cette dernière. On assure même que cet usage s’était conservé dans quelques cloîtres d’Allemagne jusque vers la fin du xviiie siècle. Kastner raconte ainsi cette bizarre coutume :

« Les religieuses, dit-il, cultivaient autrefois des instruments dont l’emploi est aujourd’hui principalement réservé aux hommes, et dont les femmes ne jouent que par exception. Elles donnaient du cor, sonnaient de la trompette et jouaient de la flûte. Elles faisaient résonner les cordes des violes et, plus tard, celles du violon, du violoncelle, de la contrebasse, etc. Dans quelques couvents de l’Allemagne, elles sont restées fidèles à cette coutume. Tous ceux qui sont allés à Lichtenthal, près Baden, ont pu entendre les religieuses du couvent de ce nom chanter l’office divin avec un accompagnement
trompettes marines à une et à deux cordes
D’après Mersenne
(xviie siècle.)
d’orchestre, dont plusieurs d’entre elles exécutaient les parties. »

En France, pendant les xviie et xviiie siècles, la trompette marine était généralement montée d’une seule corde ; elle avait environ cinq pieds de long, son manche était distinct du corps sonore, et sur ce manche, du côté du pouce, les tons étaient indiqués par de petites lignes.

« Quant à la manière de toucher cet instrument, dit Mersenne, il est si difficile qu’on rencontre peu d’hommes qui en jouent bien, à raison qu’il faut couler le pouce ou un autre doigt d’une certaine mesure et vitesse… néanmoins, je ne doute pas que l’on ne le touche parfaitement lorsque l’on y aura employé autant de temps que l’on fait à jouer de la viole, ou du luth. Si l’on commençait à toucher au chevalet tremblant, l’on trouverait les mesmes points et les mesmes divisions qui se rencontrent en haut, comme enseigne l’expérience ; mais il est plus commode de faire toucher l’archet en haut, parce que l’on a la cheville proche de la main pour bander ou pour débander la chorde, et le pouce touche plus aysément. Où il faut remarquer que la chorde imite d’autant plus parfaitement le son de la trompette militaire qu’elle est plus tendue, et qu’elle ne doit être ny trop grosse ny trop déliée : les plus grosses cordes de raquette, c’est-à-dire celles qui sont faites de douze boyaux de mouton, sont de bonne grosseur[4]. »

Il semble résulter de ces explications sur la manière de jouer de la trompette marine que le pouce de la main gauche y était employé comme sillet mobile, système qui a été appliqué plus tard au violoncelle par le célèbre Bertault, de Valenciennes, fondateur de l’école du violoncelle, afin de jouer sur toute l’étendue de la touche. Le dire de Mersenne donne aussi à entendre que l’on se servait des sons dits harmoniques sur la trompette marine ; mais il est probable que les ronflements du chevalet mobile devaient leur enlever de la pureté et les faire paraître légèrement enrhumés.

Mersenne donne deux dessins de trompettes marines, dont l’une est à une corde, et l’autre est montée de deux. Les chevalets y sont très bien représentés, on en remarque même un qui est dessiné séparément tout à côté et qui en fait connaître la forme exacte.

Il fallait un certain tour de main pour bien régler ce chevalet et le placer de façon à ce que le pied frétilleur ne fût ni trop près ni trop loin de la table, car, dans le premier cas, il aurait produit un effet désastreux, et, dans l’autre, sa présence devenait inutile. Les virtuoses inhabiles sur cet instrument, ceux qui par suite d’inexpérience ou de maladresse ne pouvaient le mettre au point, et y obtenir un son convenable, le rendirent bien vite ridicule :


J’ai ri de cette invention des hommes,


dit le savant Glaréan[5] qui en fait une minutieuse description.

Molière, qui ne craignait pas de mettre à la scène les travers de son temps, raille aussi la trompette marine dans son Bourgeois gentilhomme. Lorsque M. Jourdain reçoit de son maître de musique le conseil de donner, une fois par semaine, chez lui une fête musicale :

Le maître de musique.

Au reste, monsieur, ce n’est pas assez ; il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.

M. Jourdain.

Est-ce que les gens de qualité en ont ?

Le maitre de musique.

Oui, monsieur.

M. Jourdain.

J’en aurai donc. Cela est-il beau ?

Le maitre de musique.

Sans doute. Il vous faudra trois voix : un dessus, une haute-contre et une basse, qui seront accompagnés d’une basse de viole, d’un téorbe et d’un clavecin pour les basses continues avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.

M. Jourdain.

Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît et qui est très harmonieux.

Le maitre de musique.

Laissez-nous gouverner les choses[6].

Il n’y a qu’une voix pour décrier la pauvre trompette marine, car dans son histoire manuscrite de la musique, écrite vers 1760, Dom Caffiaux dit que c’est un instrument dont le son aigre est insupportable[7]. J.-J. Rousseau, qui publia son Dictionnaire de musique en 1768, oublie d’en parler.

III

Malgré les critiques justes ou injustes qui lui furent adressées, la trompette marine figura longtemps dans les concerts royaux, où elle tint une place très honorable. Elle semble avoir été suffisamment cuirassée pour que les railleries arrivent jusqu’à elle sans l’atteindre. Les artistes qui la jouaient dans la bande de la Grande Écurie des rois de France étaient en même temps joueurs de cromorne[8]. Parmi les titulaires de cette charge, on compte : Alexandre, Jacques, et Nicolas Anglard Danicamp dit Philidor, les trois premiers du nom, Claude Alais, Hames, Edme de Pot dit du Mont, Julien Dernier, Philippe Breteuil, Corbet[9]. Sous Louis XVI, la trompette marine dut céder la place à la contrebasse actuelle ; elle disparut alors, pour ne plus jamais reparaître.

Dans Xerxès, opéra de François Cavalli, représenté d’abord à Venise en 1654, et ensuite à Paris, le 29 novembre 1660, dans la haute galerie du Louvre, à l’occasion du mariage de Louis XIV, il y avait une entrée de marin jouant de la trompette marine.

En 1674, à Londres, on donna des concerts avec quatre trompettes marines, ainsi que le montre cette annonce alléchante :

« Rare concert de quatre trompettes marines, qui n’a jamais été entendu en Angleterre, Si quelqu’un désire l’entendre, il peut se rendre à Fleet-Tavern, près de Saint-James vers deux heures de l’après-midi, tous les jours de la semaine, le dimanche excepté. Le concert durera une heure et recommencera aussitôt après. Les meilleures places sont à un shilling, les autres à six pence[10]. »

Avouons que ce quatuor de trompettes marines ne devait pas être banal.

Un musicien allemand, nommé J.-M. Gettle, a composé trente-six petits morceaux pour deux trompettes marines, qui se trouvent dans un recueil de musique de cet auteur, ayant pour titre : Musica genialis latino-germanico (Augsbourg, 1674).

Le Musée du Conservatoire de Paris possède deux modèles de trompette marine (nos 204 et 205 du catalogue). L’une d’elles, ayant des cordes vibrantes tendues à l’intérieur de sa caisse, pourrait s’appeler, pour cette raison, trompette marine d’amour.

dicorde
La Nef des fous, Sébastien Brandt (xvie siècle)
  1. Glossarium, au mot « Monochordum ».
  2. Prætorius. Ouvrage déjà cité.
  3. Voir à la fin de ce chapitre.
  4. Mersenne. Harmonie universelle, liv. IV, p. 219.
  5. Risi ego machinamentun hominum. Glaréan. Dodecachorden. Bas., 1547, cap. xvii, lib. I, p. 49.
  6. Le Bourgeois gentilhomme, représenté à Chambord, le 14 octobre 1670, et à Paris, le 29 novembre de la même année, acte II, scène ire.
  7. Dom Caffiaux. Histoire de la musique, t. I, dissert. 5, p. 113 (Bibl. nat.)
  8. Le cromorne était une sorte de hautbois : il y en avait tout une famille.
  9. État de la France, 1702.
  10. Gazette de Londres, 4 février 1674, n° 961. Cité par Halévy.