Les arpents de neige/16

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 166-176).


XVI
l’enquête

Le lendemain, à la première heure, une nouvelle se répandit dans le village : des Assiniboines, qui arrivaient du Nord, racontaient qu’un combat avait eu lieu la veille, à la montagne du Coup-de-Couteau, près de la rivière Bataille, entre les troupes du colonel Otter et les Indiens de Poundmaker.

Bien que surpris à l’improviste par quatre cents hommes avec deux canons et une mitrailleuse, le Faiseur d’Enclos[1] et sa bande s’étaient si énergiquement défendus que l’engagement, commencé à 7 heures du matin, s’était terminé à midi par la retraite des troupes canadiennes sur Battleford.

Ce succès était commenté avec satisfaction par quelques Bois-Brûlés réunis aux environs du bac :

— N’y a pas à dire, v’savez… Poundmaker est un luron…

— N’a-t-il pas déjà eu maille à partir avec la police montée ? demanda Henry de Vallonges qui venait d’arriver.

— Si fait, M’sieu le vicomte ! Et pus d’une foué encore… Ah ! ben sûr que c’est un sauvage qu’est guère endurant. Les Anglouais le craignent comme la « picotte » !

En prononçant ces mots, le vieux François La Ronde avait un air si convaincu et si ravi que le vicomte ne put réprimer un sourire. Il partageait pourtant à bien des égards l’enthousiasme du trappeur pour le rebelle. Il avait vu, à plusieurs reprises, le « Faiseur d’Enclos » au camp Métis, à l’époque où Dumont harcelait la police montée du côté de Battleford avant la chute de Fort-Pitt, et cet homme l’avait frappé par son physique et ses allures. Maintenant que le nom de Poundmaker était sur toutes les lèvres, Henri se plaisait à retrouver dans son souvenir le chef sauvage tel qu’il l’avait aperçu un jour au milieu d’autres Indiens, à demi drapé dans sa couverture, avec sa longue chevelure noire qui lui tombait à la ceinture, tressée en plusieurs nattes ornées d’anneaux de cuivre et dont une mèche retroussée sur le front en forme de crête de coq donnait à sa physionomie sévère un caractère inoubliable de fierté… Une stature élégante et haute, une figure assez allongée pour un homme de cette race, faisaient de Poundmaker un de ces beaux types de Peaux-Rouges dont certains auteurs ont abusé dans leurs récits.

Toute sa personne révélait un chef, et, à en croire ceux qui l’avaient fréquenté, rien en lui n’était pour démentir ce titre.

Dès le début de la campagne, secondé par le Mosquito et le Faisan-Rouge, il s’était emparé de Battleford, dont les habitants et la garnison avaient dû se réfugier dans le blockhaus situé au confluent de la Saskatchewan et de la rivière Bataille. Il avait aussi dispersé les colons de Sainte-Angèle et fait prisonnier le directeur de cette mission, le P. Cochin, qui n’eut jamais, au reste, qu’à se louer de la conduite du chef à son égard.

L’arrivée de Trim le guérisseur changea le cours des idées de Vallonges. Il songea immédiatement à Jean, puis au Loucheux, qu’une décision assez inattendue de Gabriel Dumont avait déchargé, la veille au soir, de l’accusation qui pesait sur lui : la blessure de Jean La Ronde, selon le chef Métis, devait être attribuée à une maladresse de l’Indien et à une imprudence de la victime…

Cette solution n’était pas de nature à satisfaire Trim, fort rancunier de sa nature ; sur ce sujet, il ne tarissait pas et confiait à tout venant sa désillusion. Il ne manqua pas de s’arrêter devant le Français :

— Voyons, M’sieu le vicomte, c’est-y ben pensé ? Un sauvage aussi mauvais, aussi chucottant, v’savez ben… l’avouère laissé aller !… On ne m’ôtera pas ça de l’idée à moué un vieux « métif » qui connaît ben les « gensses »… non : on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il en avait contre Jean La Ronde et qu’il a tiré dessus comme su’un carcajoux… Ah ! y a quéque chose là-dessous, ben sûr…

Les petits yeux encore vifs de Trim-médecine luisaient dans sa figure d’un brun sale assez semblable à celle d’une vieille femme ridée. Il se frotta le menton et reprit sans tarder :

— Et aussi, M’sieu le vicomte, croyez ben que j’suis pas le seul à dire ça… Tenez : y a François, le vieux François qui jase là à deux pas de nous… eh ben ! y n’est pas d’humeur plaisante non plus depuis qu’on a laissé aller le Loucheux.

Sur ce point, le Français était tout aussi bien fixé que son interlocuteur. Il savait que le grand-père de Jean admettait difficilement qu’un tireur comme le Cri eût involontairement blessé un des siens, même dans la circonstance où les choses s’étaient passées… Et s’il avait agi dans le trouble de l’ivresse commençante, ainsi que Dumont avait paru le laisser entendre, n’était-il pas, malgré tout, dans une certaine mesure, responsable ? Le vieux Métis ne cachait à personne, d’ailleurs, son intention d’éclaircir ce dernier point.

Ce n’était pas au reste que Gabriel Dumont lui-même eût renoncé à s’occuper du Loucheux : maintenant, qu’instruit par Pierre, il savait quels terribles soupçons autorisait la conduite de Jean La Ronde, il était décidé à poursuivre sans tarder son enquête, et un nouvel interrogatoire de l’Indien lui semblait de toute nécessité : quel rôle avait joué cet homme dans cette mystérieuse affaire ? Était-il le comparse de Jean ou bien plutôt son mauvais génie ? La dernière hypothèse lui semblait la plus vraisemblable. Cet homme, de face chafouine que son léger strabisme enlaidissait encore, avait quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant. Il courait sur son compte des bruits fâcheux : un double meurtre, celui de ses deux femmes, l’avait, disait-on, obligé à quitter sa tribu, une tribu de Cris des Bois qui errait beaucoup plus à l’est. À la vérité, depuis six années qu’il habitait Batoche, il avait cumulé paisiblement les métiers de maquignon et de trappeur sans qu’on ait guère eu à lui reprocher autre chose que son goût trop prononcé pour les spiritueux ; malgré tout, il était peu sympathique, en général, et plus d’un Bois-Brûlé avisé déclarait sans ambages qu’il n’était que prudent de ne pas se fier à ce petit homme sec, maigre, aux yeux bigles et pourtant si perçants.

Quant à lui, tiré d’une affaire dans laquelle il n’avait vu que les sortilèges d’un « homme-médecine », son instinct de sauvage lui faisait pressentir qu’il n’était plus en sûreté à Batoche. Après son élargissement, il avait pourtant gagné la cabane en troncs de sapins, refuge ordinaire des éclaireurs indiens et Métis au retour de leurs expéditions. C’est là qu’il avait passé la nuit,

Le lendemain, de bonne heure, il alla détacher son « bronco », un petit alezan au nez busqué, aux oreilles couchées, aussi laid et aussi rébarbatif d’aspect que son maître. Comme il s’apprêtait à le seller, survinrent les messagers qui annonçaient le succès de Poundmaker sur la rivère Bataille : en quelques minutes, un certain nombre de Métis furent rassemblés en cet endroit, et l’arrivée du vieux François avec Henry de Vallonges ne fit qu’engager le Cri à hâter son départ. Tout au récit des éclaireurs assiniboines, le trappeur ne semblait pas l’avoir aperçu, mais la vue de son mortel ennemi Trim-médecine, débouchant à son tour du couvert, lui communiqua un désir si subit d’éloignement qu’il sauta sur son poney à moitié harnaché pour prendre à une bonne allure la direction opposée.

Au moment où il allait dépasser le dernier « log-hut », un homme en sortait : c’était Gabriel Dumont. En voyant la monture du sauvage à peine bridée et si mal sanglée, le subtil métis, pris d’une défiance, fronça le sourcil :

— Hé là ! Pitre-le-Loucheux !

Pitre-le-Loucheux avait, certes, grande envie de faire la sourde oreille et de mettre son « bronco » à la plus vive allure ; mais il songea que Dumont avait à la ceinture un gros revolver américain qu’il maniait avec aisance. Il s’arrêta donc :

— Où va ainsi mon frère à cette heure matinale ? demanda le Bois-Brûlé.

— Je vais au sud, grand chef, espionner nos ennemis.

Tu as plutôt l’air d’un homme qui leur tournerait le dos, reprit Dumont, ironique. Depuis quand les guerriers partent-ils en expédition avec des brides mal mises et des montures mal sellées ? Mais il n’importe ! je suis très content de te voir, car j’avais à te parler.

Quoique plein d’inquiétude, le Cri demeurait impassible.

— Le vent est froid, reprit Dumont, et ma cabane est chaude. Nous y serons mieux pour nous entretenir. Que mon frère mette pied à terre et qu’il entre chez moi !

Une seconde, l’Indien parut hésiter. Mais le Bois-Brûlé, la main négligemment posée sur son étui à revolver, ayant répété doucement : « Que mon frère mette pied à terre », le Loucheux sauta à bas de sa monture et suivit le Sang-Mêlé.

La porte une fois refermée, Dumont fixa sur lui ses yeux vifs et noirs :

— Je désire quelques renseignements, dit-il. Mon frère peut-il me répéter les propos qu’il m’a tenus, hier, au sujet du petit-fils de Renard-Jaune ?

Le Peau-Rouge feignit tout d’abord l’ignorance.

— Qu’ai-je donc dit ? Cela a passé dans mon esprit sans laisser plus de traces qu’un poisson dans un lac.

— Que le Loucheux se souvienne ! ordonna sévèrement Dumont. Est-il donc nécessaire d’avoir recours au « manitokasou » pour le faire parler ?

Au souvenir redouté et haï de Trim « le magicien », le Cri se sentit troublé :

Que mon frère patiente un instant, dit-il vivement. Le guerrier va tâcher de se souvenir.

— Ce qui est vrai, reprit le Sang-Mêlé, c’est que c’est le fils du fils du Renard-Jaune qui t’a donné de l’eau de feu ?

— C’est la vérité.

— Je sais aussi que, moyennant cette eau de feu, tu t’es chargé de prévenir les parents de l’absence de leur fils. Mais où allait le jeune homme ?

— Je ne sais… Il n’a pas voulu me le dire malgré mes instances.

— Ta langue est fourchue, homme rouge ! N’as-tu pas déclaré que le jeune Sang-Mêlé allait au camp des soldats de la Mère-Blanche ?…

— Non ! J’ai seulement exprimé que c’était mon opinion… Mais je ne sais rien de plus !

Dumont constata que ces réponses concordaient parfaitement avec celles des précédentes déclarations du Loucheux. Pourtant, le rôle de ce dernier dans l’affaire demeurait encore bien peu clair.

Feignant des recherches parmi des paperasses étalées sur la table devant lui afin d’impressionner l’Indien, il déclara :

— Moi, j’ai acquis la preuve que le jeune Sang-Mêlé nous avait trahis.

Il leva les yeux. L’homme était impassible. Alors, lentement, il ajouta :

— J’ai acquis aussi la preuve que le Loucheux était son complice.

Le sourire un peu railleur qui effleura les lèvres du Cri laissa voir qu’il prenait cette accusation pour un stratagème destiné à le conduire à des aveux.

— Ta vue se trouble, dit-il tranquillement. Voilà que tu prends pour un Pied-Noir un fils des Neyowock…

— Ma vue est perçante, au contraire. Tu es le complice du jeune homme. Tu te doutais qu’il agissait mal, et tu le laissais faire…

— Non, car je n’ai songé à le soupçonner que les jours suivants. C’est alors que je l’ai surveillé…

— Tu l’as surveillé, prétends-tu ? Eh bien ! qu’as-tu remarqué ?

— J’ai remarqué qu’il rôdait autour de la maison de bois des prisonniers. Mais il n’y allait qu’à cause de la fille aux cheveux d’or…

— De quelle fille aux cheveux d’or veux-tu parler ?

— Le chef ne sait donc pas ? Une fille du pays de la Mère-Blanche qui est prisonnière… Je n’ai pu découvrir de preuve de trahison. Mais si le jeune Sang-Mêlé a trahi, sois sûr que c’est à cause de cette femme… C’est tout ce que le Loucheux peut dire…

Il y avait dans les paroles de l’Indien un accent de sincérité qui frappa Dumont. Certes, le Cri était sujet à caution, et il ne convenait pas d’accorder un crédit absolu à ses dires. Pourtant, l’explication qu’il donnait de la conduite de Jean La Ronde était très vraisemblable. Prompt à la décision, le Sang-Mêlé résolut d’interroger directement et aussitôt que possible le jeune La Ronde. À l’égard du Loucheux, l’affaire semblait plus délicate, car, s’il était utile et même prudent de le retenir à Batoche jusqu’à la fin de l’enquête, il fallait aussi que rien n’éveillât la défiance de cet homme sagace. Mais Dumont connaissait trop Pitre le Loucheux pour ne pas deviner le moyen immanquable d’arriver à ce but :

— Je crois que le guerrier m’a parlé avec franchise, dit-il sur un ton joyeux. Désormais, nous serons de vrais amis, et, pour le prouver à mon frère, je lui ferai don d’un paquet de tabac !

Les prunelles bigles de l’Indien brillèrent et, tout de suite, sa main s’avança pour recevoir le cadeau. Pendant qu’il le serrait dans sa ceinture, le Bois Brûlé continuait :

— J’en réserve beaucoup d’autres à mon frère, s’il veut s’astreindre à surveiller le petit-fils du Renard-Jaune dès que celui-ci sera guéri de sa blessure… Car je prévois que ce jeune cheval un peu fou recommencera ses folies, à peine sur pied… Que dit le guerrier ?

— N’as-tu donc que du tabac, grand chef sang mêlé ? Ma couverture est vieille, et parfois je sens le vent à travers…

— Je te donnerai aussi une couverture neuve. Est-ce entendu ?

— J’accepte ! répondit le Loucheux.

Leurs mains se touchèrent en signe de marché conclu.

— Bon ! Maintenant, l’homme rouge peut se retirer. Il est libre. Personne ne l’importunera plus. Qu’il se souvienne seulement de sa promesse, et je me souviendrai de la mienne.

Le Cri retrouva près de la porte son « bronco », qui, la tête basse, les rênes pendantes, à moitié endormi sur ses pattes, l’attendait. Il le prit par la bride, et il s’éloignait déjà quand il s’entendit interpeller dans sa langue.

Le vieux François La Ronde s’avançait vers lui, sombre.

— Voilà une heure que je te cherche ! déclara-t-il non sans humeur en l’abordant. Tu es donc pareil aux serpents qui se dissimulent dans des trous ?

La comparaison déplut au Peau-Rouge.

— Que désire le Renard-Jaune ? dit-il sèchement.

— Des explications. Tu sais qu’on a retrouvé une balle de ton rifle dans le corps du fils de mon fils.

L’Indien haussa les épaules avec impatience.

— Encore cette histoire ! Voilà quatre jours qu’on m’en fatigue les oreilles. Va dans la maison de bois et laisse-moi en paix.

— Te laisser en paix ! Non, non : pas avant que tu n’aies expliqué clairement pour quelles raisons tu as tiré sur le fils de mon fils…

— Vieillard ! ouvre bien les oreilles : le grand chef sang-mêlé a dit que personne ne m’importunerait désormais pour cette chose. Va-t’en donc ! Je ne prononcerai pas un mot de plus !

Et il tourna les talons. Mais, d’un mouvement vif, François La Ronde lui saisit le bras :

— Arrête ! s’écria-t-il d’une voix irritée. Tu me dois des explications, homme rouge. Tu me les dois, et tu me les donneras !

— Jamais ! fit à son tour le Loucheux en se dégageant.

Déjà, le vieux métis exaspéré portait la main à sa ceinture, lorsque le Cri, le prévenant, bondit sur lui comme un félin. La lame effilée de son couteau levé brilla comme un éclair dans le soleil…

Seulement, elle ne retomba pas.

Un coup formidable qu’il reçut sur le crâne fit chanceler l’agresseur. En un clin d’œil, il fut désarmé :

— Ah ! le pouriou ! s’écria Dumont dont le poing vigoureux venait d’épargner au vieux François une blessure peut-être mortelle. Le pouriou… Ai-je assez bien fait de sortir !

Aidé du vieillard, il maintint l’homme à demi étourdi, d’ailleurs, tandis que des Métis qui passaient à quelque distance accouraient à son appel.

Deux minutes après, le Cri était soigneusement garrotté :

— Et maintenant, qu’on le mette à couvert ! s’écria le chef bois-brûlé… Cet homme va devenir de nos ennemis mortels et, avant que son sort soit réglé, il convient de le traiter comme s’il était déjà l’ami de nos adversaires.

  1. Poundmaker est la traduction anglaise du nom indien du chef et signifie, en effet, Faiseur d’Enclos, par allusion aux enclos faits par les Indiens lorsqu’ils traquaient le bison.