Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/III.

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Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
III. — Darwinisme social. — L’esprit de révolte. — Les espèces prophétiques.
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I. — DARWINISME SOCIAL. — L’ESPRIT DE RÉVOLTE. — LES ESPÈCES PROPHÉTIQUES.



L’atavisme était jadis admis comme la seule loi naturelle déterminant la constitution des êtres vivants. « Tel père tel fils », disait-on malgré les exemples assez frappants qui montraient deux frères aussi dissemblables qu’un Titus et un Domitien descendant d’un même père auquel ils ne pouvaient ressembler l’un et l’autre. Cuvier, s’efforçant de maintenir au commencement du xixe siècle le dogme de la fixité des espèces, battu en brèche par Lamarck avant de disparaître sous les coups victorieux de Darwin, confirmait cette croyance absolue aussi utile à l’Église et aux gouvernants que néfaste aux progrès de la science. En effet, si les mêmes êtres se reproduisaient perpétuellement, il fallait, pour expliquer l’innombrable succession des espèces différentes, admettre l’intervention constante d’une force créatrice. Et si toujours les êtres devaient se perpétuer semblables jusqu’à ce qu’il plût à leur créateur de les exterminer par un cataclysme pour en faire surgir d’autres différents, si tout se répétait dans la nature, à quoi bon aspirer à des changements ? Vivre comme avaient vécu les ancêtres, sans désirer mieux, étouffer toutes aspirations, n’était-ce pas se soumettre à la volonté même du ciel ?

Cependant le développement des sciences naturelles, notamment de la paléontologie et de l’embryogénie, devait faire triompher la vérité malgré les efforts intéressés des savants officiels. En même temps que Darwin par ses observations sur les oiseaux d’abord, puis sur les autres êtres animés, montrait l’adaptation à des milieux divers créant les différences morphologiques entre les rejetons d’une même souche primitive, les embryogénistes retrouvaient dans les phases de développement du fœtus humain les mêmes phases qui avaient marqué la succession des espèces vivantes sur notre globe. Le grumeau gélatineux d’où naît neuf mois plus tard l’enfant humain n’a-t-il pas son analogue dans le protoplasma ou bathybius découvert par Hæckel et première ébauche des êtres ? Et après que ce grumeau s’est étiré en forme de ver, ne vient-il pas à présenter le type de l’amphyoxus lancéolé, cet étrange animal sans crâne, marquant la transition des vers aux poissons ? Le fœtus humain ne devient-il pas ensuite reptile, batracien, quadrupède, au point d’offrir, à la huitième semaine de gestation, la plus grande analogie avec le fœtus du chien ? Qui donc ensuite, le quadrupède évoluant en bimane, distinguerait ce fœtus humain de celui du chimpanzé ? Et ce n’est qu’après avoir traversé toute cette succession de formes ancestrales que celle de l’espèce ultime apparaît.

Aujourd’hui qu’aucun homme sérieux ne met plus en doute cette filiation qui fait de nous les parents évolués des animaux, il est assez difficile de se figurer la tempête de saintes et ignares colères que soulevèrent ces théories révolutionnaires faisant justice des fables bibliques. Quoi ! tout changeait, se transformait, évoluait, les êtres avec les milieux ! Mais alors le progrès, le mouvement, la vie, invoqués par les hommes de pensée libre étaient des réalités ! Quelle abomination !

Cependant la classe dominante, la bourgeoisie, devait s’emparer des lois de sélection mises en lumière par l’école darwinienne pour en tirer des conclusions légitimant son exploitation du prolétariat. « C’est la lutte pour la vie, disait-elle, qui est le grand facteur de cette évolution ; les faibles sont éliminés, les forts subsistent et se développent. Nous sommes les plus forts, les mieux évolués ; donc, nous avons le droit naturel de dominer le prolétariat, vaincu dans la concurrence vitale parce que faible et ignorant. »

Langage césarien auquel la minorité consciente du prolétariat pouvait répondre : « C’est la force que vous invoquez comme suprême droit. Prenez garde ! Cette force vous ne l’aurez peut-être pas toujours. Et puisque l’individu se transforme avec le milieu, détruisons le milieu social dans lequel nous étouffons, et notre troupeau hébété deviendra une humanité consciente. »

Transformer le milieu pour transformer la masse des individus, telle est la solution révolutionnaire. « Le salut est en vous », disent, au contraire, avec Tolstoï les réformateurs mystiques, oubliant le monde pour vivre de la vie intérieure. Ils méconnaissent que c’est seulement un bien petit nombre d’êtres particulièrement doués qui peuvent arriver à se perfectionner dans un ambiant défavorable, tandis que le changement d’ambiant agit, au contraire, sur la masse.

Cette influence du milieu sur l’individu ne peut être aujourd’hui mise en doute par personne, sinon par les fanatiques et les ignorants. Que des hommes pacifiques et cultivés soient précipités par un naufrage sur un radeau perdu, sans vivres, au milieu de l’Océan, en quelques jours leur caractère humain disparaîtra ; devenus des animaux furieux, ils se rueront les uns sur les autres pour se manger. Au contraire, que des guerriers brutaux soient transportés dans les délices de quelque Capoue : au bout d’un certain temps, leur fougue se dissipera, ils seront amollis et peut-être accessibles à des sentiments humains.

Et c’est pourquoi tout système pénal est une honte pour l’esprit humain ; c’est une preuve d’ignorance et de barbarie que de punir les effets au lieu de s’attaquer au mal dans ses causes.

Les prolétaires auront-ils la force et les lumières nécessaires pour changer le milieu social ?

Si, pour opérer ce changement, l’aveugle poids du nombre suffisait, certes les prolétaires, malgré leurs divisions intestines, malgré les transfuges et les jaunes, recrutés dans l’armée, chaque jour plus nombreuse, des sans-travail, n’auraient pas besoin de long temps. Leur supériorité numérique sur la bourgeoisie est écrasante.

Mais à notre époque de prodigieux développement scientifique, la force du nombre est peu de chose. La bourgeoisie tient le prolétariat captif par mille chaînes, non seulement par l’armée et la police recrutées dans la masse populaire, mais par les préjugés et l’ignorance, ce qui est pire que tout. Qu’est-ce que l’instruction primaire concédée au peuple et bien vite oubliée dans l’abrutissement fatal de la vie d’atelier, à côté de l’instruction supérieure accessible à la seule bourgeoisie ? Les prolétaires, vis-à-vis de la classe dirigeante sont dans la situation de ces innombrables troupeaux d’Indiens qu’une poignée de conquistadores bien armés mettaient en déroute.

Le prolétaire a bien la conviction instinctive que « la société n’est pas juste », qu’elle est « mal organisée », mais son esprit, incapable d’une longue analyse, ne conçoit pas le remède efficace à ses maux. Il ne comprend pas, sauf une élite consciente, que le salariat, succédané du servage et de l’esclavage, est l’obstacle fatal à son émancipation ; accoutumé à la tutelle, il ne conçoit pas qu’il puisse se passer de patrons et leur substituer l’association formée par des travailleurs comme lui, entrés révolutionnairement en possession des moyens de production. Cette idée, si simple qu’elle soit, est encore trop compliquée, trop abstraite pour son cerveau. Ce qu’il se borne à réclamer, c’est l’augmentation du salaire, sans se douter que, par un effet de bascule, le prix des objets de consommations augmentera dans des conditions à peu près identiques. C’est la loi des salaires, appelée loi d’airain par Lassalle et formulée peut-être avec un dogmatisme trop absolu, mais qui n’en est pas moins vraie d’une façon générale.

Le prolétaire isolé serait bien impuissant à venir à bout de cette société qui l’écrase et le condamne sa vie durant au rôle de machine à produire. Par son association avec ses compagnons de classe, il est certainement en meilleure situation pour lutter contre la domination capitaliste protégée par l’État, gardien de l’ « ordre social » ; mais cette association d’hommes qui n’ont à mettre en commun que leurs misères, tout en constituant un progrès, n’est cependant pas suffisante pour vaincre la force de l’or et la force des baïonnettes. Le syndicat ouvrier n’est pas un talisman capable de transformer instantanément le monde. Il est cependant l’instrument par lequel s’opèrent en sous-œuvre l’organisation de la société future et la désorganisation de la société capitaliste, selon ce processus naturel qui, avant la mort des vieux organismes, élabore les nouveaux organismes destinés à les remplacer. Par le progrès des idées révolutionnaires au sein de ces groupements économiques, créés jadis pour la simple défense des salaires, et par la centralisation des capitaux entre les mains d’une oligarchie possédante, le moment s’approche qui mettra face à face le prolétariat et cette oligarchie.

Auquel des deux adversaires demeurera la victoire dans le formidable conflit appelé à refondre la société sur une nouvelle base économique ?

Si le prolétariat n’avait que son nombre, ses misères et son ignorance à opposer à son ennemi, il serait très vraisemblablement vaincu et condamné à constituer à jamais une humanité inférieure, écrasée par une surhumanité triomphante. Mais, nous l’avons vu, les déclassés viennent apporter à ce prolétariat dans lequel ils ont été précipités le levain de leur révolte plus intense et l’appui de leur instruction supérieure.

L’esprit de révolte, justement glorifié par l’anarchiste Bakounine, un des plus profonds penseurs du xixe siècle, a été le grand facteur de tous les progrès à travers les âges. Sans lui, les hommes subissant, résignés, leur milieu, gîteraient encore dans des cavernes, disputant péniblement leur vie aux grands fauves. La routine, l’ignorance auraient perpétué leur joug et enchaîné les pas de nos ancêtres. Mais des Prométhées ont surgi ; des Colomb, des Copernic, des Harvey, des Galilée, des Fulton ont élargi l’horizon humain. Et actuellement des penseurs — nullement des rêveurs mystiques — proclament la possibilité de créer par la science une accumulation de bien être suffisante pour en saturer l’humanité et faire disparaître avec la misère les plaies morales qu’elle entraîne.

Prise de possession du sol, du sous-sol, de l’outillage, de tous les moyens de production et d’échange monopolisés par la minorité capitaliste, réorganisation du travail par les associations de producteurs librement fédérées, développement de la production, suppression du parasitisme religieux, militaire et civil, suppression des lois et codes édifiés pour la défense de la société bourgeoise, destruction des barrières de castes, harmonisation des intérêts humains au lieu de la féroce concurrence, épanouissement d’une morale de liberté et de solidarité, telle est la conception du socialisme libertaire ou anarchiste.

Cette conception, si large et si haute, se matérialisera-t-elle ? Sera-t-elle un beau rêve réalisé seulement en partie et, comme l’admettent nombre de penseurs même anarchistes, l’asymptote d’une courbe dont l’humanité se rapprochera indéfiniment sans jamais l’atteindre ? Nul n’est à même de prophétiser à coup sûr : on peut cependant des progrès accomplis péniblement au cours des âges déduire ceux que réserve l’avenir.

Il est vraisemblable qu’une moyenne s’établira en fin de compte, après beaucoup d’oscillations, entre la société bourgeoise d’aujourd’hui et la société entrevue par l’avant-garde anarchiste du socialisme révolutionnaire. Une loi historique, mise en lumière par Kropotkine[1], montre que les révolutions peuvent être vaincues, ou plus exactement peuvent s’épuiser comme s’épuisent le cyclone et la tempête, elles n’en accomplissent pas moins leur œuvre, détruisant les institutions dont la base avait été lentement sapée et donnant le mot d’ordre à la période d’évolution qui suit. La révolution française, accaparée par la bourgeoisie et muselée par Bonaparte, expire sous les baïonnettes des alliés, mais le régime représentatif subsiste en France et devient le point de mire des peuples européens ; la révolution de 1848 est noyée dans le sang du coup d’État, mais le vainqueur du 2 décembre est obligé de rétablir le suffrage universel mutilé par l’Assemblée ; la Commune expire dans les massacres de la Semaine Sanglante, mais l’autonomie municipale sort victorieuse de cette hécatombe : le cadavre est à terre et l’idée est debout !

La Révolution française, orientée par la bourgeoisie consciente de son intérêt de classe, dans le sens politique bien plus que dans le sens économique, vit, au bout de quelques années, le socialisme surgir avec Babeuf ; mais ce socialisme était trop précoce pour s’enraciner. Il sembla étouffé dans le sang des Égaux. Toutefois, ce sang fut pour lui une rosée féconde ; tout le XIXe siècle, par ses penseurs et ses insurgés prolétaires, a évolué vers ce but : le socialisme.

À son tour, la conception anarchiste, formulée seulement vers la fin du siècle, s’est fait une place dans le socialisme, s’affirmant de plus en plus au milieu des persécutions et des luttes. Trop jeune encore pour avoir bien pénétré les masses, elle n’en a pas moins fait un chemin considérable, répondant d’ailleurs aux besoins les plus incompressibles de l’esprit et du cœur humains ; elle aura, selon toutes vraisemblances, une part de réalisation lors de la refonte sociale, sans cependant triompher entièrement.

De temps à autre le géologue, creusant les entrailles du sol, découvre perdus dans les anciens terrains, des fossiles isolés d’animaux dont l’espèce n’est apparue définitivement que beaucoup plus tard. Ces précurseurs, ébauches plus ou moins imparfaites, ne pouvaient vivre longtemps dans un milieu qui ne leur était pas propice. Leurs petits groupes s’éteignaient, ne laissant guère de descendants. Ce n’était que bien plus tard, dans des conditions climatériques et telluriques différentes, que leurs formes, adaptées à un nouveau milieu, pouvaient reparaître et, cette fois, définitivement. On les nommait des espèces prophétiques.

Cette loi, que nous montre la paléontologie, se retrouve dans l’histoire des sociétés humaines. Les libres penseurs surgissent au milieu de la théocratie médiévale, les républicains au milieu de l’absolutisme monarchique, les socialistes au milieu du régime capitaliste, les anarchistes formulant l’autonomie de l’individu en face du despotisme de l’État, ont été ou sont des espèces prophétiques.




  1. L’anarchie dans l’évolution socialiste, brochure, par P. Kropotkine.