Les comtés de Rimouski, de Matane et de Témiscouata/02

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LE COMTÉ DE MATANE.


À l’honorable H. Mercier,
Premier ministre de la province de Québec,


Monsieur le Premier,


J’ai l’honneur de vous soumettre le rapport suivant d’une exploration spéciale, que je viens de faire dans le nouveau comté de Matane, en vue de constater et d’établir les conditions générales de cette contrée, en même temps que les raisons déterminantes qui justifient ou plutôt nécessitent impérieusement la construction d’un embranchement de l’Intercolonial, entre un point de cette dernière ligne, soit la station de Saint-Octave-de-Métis, soit dans les environs, et le « port » de Matane.


I


Je me suis arrêté dans chacune des paroisses qui se trouvent sur le parcours projeté du futur embranchement ; j’ai examiné attentivement les lieux, j’ai consulté toutes les personnes en mesure de me donner les meilleurs renseignements, tels que les curés, les marchands et les cultivateurs éclairés, et je dois dire que les considérations qui naissent de la perspective de cette entreprise, en apparence très secondaire, puisqu’il ne s’agit que d’un embranchement de trente (30) milles environ, sont tellement importantes et nombreuses, qu’elles exigent un exposé circonstancié et soigneusement réfléchi, au lieu d’un simple rapport sommaire, comme je suis obligé de vous le présenter aujourd’hui, afin de vous mettre plus rapidement au courant d’une situation pressante.

Je vais donc m’attacher uniquement à établir quelques bases fondamentales et à faire ressortir les conditions essentiellement inhérentes au sujet.

L’embranchement projeté traversera une des régions les plus belles qu’on puisse voir dans n’importe quel pays du monde, une région des plus favorisées par la nature, une région enfin qui deviendrait, grâce à des communications et aux développements qui en sont la conséquence, l’une des plus prospères et des plus productives de la province.

Il n’y a guère plus de trente-cinq ans, un peu plus un peu moins, que cette région est établie, et déjà huit à dix rangs de concessions sont occupés, des paroisses nouvelles se sont formées, à quatre ou cinq lieues du fleuve, dans le voisinage de l’Intercolonial, et les paroisses qui se sont établies les premières sur le bord du fleuve, telles que Sandy-Bay, la Rivière-Blanche et Saint-Jérôme-de-Matane, que l’on met déjà au nombre des anciennes paroisses, ont eu un développement inouï, pour des endroits laissés à leurs seules ressources et à l’accroissement naturel de la population. Quand je dis « laissés à leurs seules ressources, » je ne fais que répéter la plainte que j’ai entendu formuler sans distinction par les curés et les négociants de chaque paroisse, qui parlent amèrement de l’abandon dans lequel les ont tenus, avec une espèce de parti pris, les gouvernements torys qui ont administré la province presque sans interruption, pendant les vingt années qui ont précédé votre avènement au pouvoir, de même que les députés locaux, qui ne faisaient leur apparition au milieu d’eux que pendant les périodes électorales.

L’arrière-pays était absolument sans routes et même sans des chemins de colonisation rudimentaires, et par suite tout développement, tout défrichement serait devenu impossible, si la construction de l’Intercolonial n’avait pour ainsi dire forcé la main aux gens et rendu comme inévitable l’établissement de cette partie du pays. Sans communications, un pays reste comme un embryon dans son enveloppe.

Les routes et les chemins sont comme les artères et les veines, par où s’écoule le sang ; sans la circulation pas de vie possible ; le corps devient inerte et paralysé ; de même, sans les communications, l’agriculture s’étiole et meurt ; les cultivateurs désertent en foule ; non seulement ils se voient incapables de retirer le moindre profit de leurs terres, mais ils perdent jusqu’à l’espérance, qui est leur dernier appui et leur consolation suprême.

Aussi n’ai-je pas la moindre crainte d’affirmer hautement que c’est par suite de l’absence ou de l’insuffisance des communications et d’une sollicitude réelle, efficace, diligemment et soigneusement appliquée à la colonisation que nous avons souffert, depuis tant d’années, de la plaie sans cesse grandissante de l’émigration. Quand on constate, comme je viens de le faire, les ravages profonds de cette plaie, dans de jeunes comtés comme celui de Matane, où tout invite l’enfant à rester sur le sol de ses pères, on reste comme frappé de stupeur, à l’idée de l’inintelligence en quelque sorte contagieuse et de l’incurie des gouvernements qui ont précédé le vôtre.

C’est là, monsieur le Premier, la considération non seulement matérielle, mais surtout morale sur laquelle je veux insister dans le présent rapport.

Sans une colonisation active et poursuivie avec toutes les forces dont peut disposer le gouvernement provincial, adieu pour notre race le rôle légitime auquel elle peut prétendre dans les destinées de la Confédération, adieu pour nous la direction de nos affaires, adieu l’amour du pays et tout ce qu’un patriotisme éclairé peut nous donner de force, de ressources et d’avantages.

En maint endroit, je me suis étonné de voir des maisons abandonnées de leurs habitants ; pourquoi des maisons abandonnées dans un pays aussi jeune et en apparence aussi prospère ? Car, en réalité, les terres du comté de Matane sont remarquablement belles et charment par leur apparence de fertilité les yeux du voyageur. C’est que, maintenant que les paroisses sont établies, que le grand coup du point de départ a été donné et que chacun a pris sa place, ce qui suffisait, il y a vingt ou trente ans pour la génération primitive, ne suffit plus pour la génération nouvelle, qui se trouve isolée, dépaysée au milieu des progrès modernes, et comme paralysée au sein même d’abondantes ressources, par suite du défaut de chemins de fer et d’autres communications pour les faire valoir. Obligée d’écouler tous ses produits sur place, et cela la plupart du temps à des prix très inférieurs, et par conséquent nullement rémunérateurs, la population actuelle abandonne petit à petit l’agriculture, les jeunes gens désertent, toute entreprise languit ou dépérit, et des paroisses qui avaient pris un magnifique essor, se voient aujourd’hui arrêtées et comme paralysées sans remède, et, cependant, rappelons-nous le, ces paroisses pourraient être mises au nombre des plus peuplées et des plus productives de la province.

À partir de Saint-Octave-de-Métis, l’embranchement projeté suivrait, sur une longueur d’une dizaine de milles, un admirable plateau d’un niveau absolu, occupé pour la plus grande partie par des Écossais, lesquels ont les premiers établi la seigneurie de Métis, et, plus loin, par les Canadiens qui ont fondé la paroisse de Sandy-Bay.

M. A. L. Light, ingénieur en chef de la province, chargé de faire, en 1888, un examen des lieux, s’exprime comme suit à ce sujet, dans un rapport présenté, le onze juin de cette même année, à l’honorable P. Garneau, commissaire des travaux publics :

« À partir de Métis, la ligne passera par un pays comparativement plat et facile, dans le voisinage immédiat du Saint-Laurent jusqu’à Matane, en traversant les paroisses de Petit-Métis et de Sandy-Bay.

« La distance totale, entre le point de départ sur l’Intercolonial, et le point d’aboutissement à Matane, est d’environ trente (30) milles en chiffres ronds. Sur tout ce parcours, le pays est exceptionnellement facile, et l’on peut y construire, à un prix modeste, une bonne ligne de chemin de fer, les rampes seraient légères et le pontage de peu d’importance. La campagne, sur toute cette étendue, aussi loin que l’on peut la voir de la grande route, est partout bonne et bien cultivée les moissons sont en bel état et l’on n’aperçoit pas de montagnes dans un voisinage quelque peu rapproché. Le long du rivage les maisons sont si nombreuses qu’il en coûterait trop cher pour les déplacer, et il est peu douteux qu’il ne serait préférable d’établir le tracé de la ligne sur le plateau supérieur.

C’est ce qui peut être déterminé par un arpentage. »

M. Light évaluait la construction de l’embranchement et sa mise en parfait état d’activité à la somme de $348,975 dollars, comprenant l’achat nécessaire du terrain, la clôture en fils de fer, le déplacement des bâtisses quelconques, le déblayage, les ponts et ponceaux, les hangars et abris, et enfin les traverses.


II


Aussitôt après avoir laissé Petit-Métis, où, tous les ans, une population étrangère, de quinze à dix-huit cents âmes, vient jouir des beautés naturelles de l’endroit et de l’incomparable climat des bords du Saint-Laurent, là notre glorieux fleuve, large de près de quarante milles, remplit l’atmosphère de ses vivifiantes émanations, nous entrons dans la paroisse de Sandy-Bay et nous suivons sans interruption le littoral, jusqu’à Sainte-Félicité, dix milles plus loin que Matane, en tout un trajet de quarante milles au moins. Ceux qui n’ont pas fait ce trajet ne pourront pas me croire, monsieur le Premier, si je leur dis qu’il est impossible d’imaginer rien de plus beau ni de plus émouvant que le spectacle que vous offre cette longue promenade, faite sans interruption sur la grève même du Saint-Laurent, sur un terrain absolument planche et sur un chemin de gravier supérieur, sous tous les rapports, aux chemins macadamisés les plus parfaits, et tel qu’il n’exigerait qu’un entretien pour ainsi dire insignifiant, pour rester toujours, malgré les mauvais temps même, dans les plus excellentes conditions. On ne peut s’empêcher, en le parcourant, de se sentir ému et comme pénétré de reconnaissance de ce qu’une Providence généreuse a voulu faire pour un aussi beau pays que le nôtre, et de ce qu’une nature prodigue nous y offre si souvent d’avantages à rechercher et à cultiver.

C’est sans doute, en grande partie, grâce à la facilité exceptionnelle offerte par un semblable chemin, le long du Saint-Laurent, et à l’extension des anciens établissements que l’on doit celui des paroisses dont nous parlons.

Mais aujourd’hui, malheureusement, cela ne suffit plus, et à moins de la construction très prochaine de l’embranchement de Métis à Matane, et de chemins de colonisation dans l’intérieur, la province court le risque de voir tomber dans l’insignifiance et l’inertie une des meilleures parties d’elle-même, un des membres les plus vigoureux de sa charpente.

Ici, je vais laisser parler lui-même monsieur D. Morisset, le curé de Sandy-Bay, un homme remarquablement intelligent et un ami du véritable progrès : « Sandy-Bay, dit-il, comprend environ deux cent quatre-vingts familles. C’est une paroisse essentiellement agricole, mais qui n’a d’autre voie de communication que le chemin du littoral et une couple de routes qui montent aux concessions. Il est impossible d’y construire un quai, parce qu’il n’y a ni port naturel ni battures. On pourrait y cultiver avec profit les céréales, les légumes et y faire l’élevage des animaux, mais le marché manque pour l’écoulement des produits, quels qu’ils soient. La station de chemin de fer la plus rapprochée est celle de Saint-Octave-de-Métis, à treize milles de distance. Comment veut-on que des bestiaux et des moutons puissent se vendre avec profit, quand il faut les conduire à pied aussi loin que cela ? Ils se fatiguent en route, subissent des accidents de température ou autres, arrivent à la station à moitié morfondus, risquent de perdre leur valeur, et, dans tous les cas, il faut, pour les y conduire, perdre une journée entière et faire des dépenses de route qui enlèvent tout le profit, puisque le cultivateur est obligé de vendre ses animaux le même prix que le cultivateur des paroisses voisines de Sainte-Luce ou de Sainte-Flavie, qui, lui, a à sa disposition l’Intercolonial, et vend sur les lieux mêmes ou expédie son bétail par chemin de fer. »

La question est la même pour le cultivateur de la Rivière-Blanche et de Saint-Jérôme-de-Matane, deux grandes et populeuses paroisses dont le développement agricole se trouve également arrêté. Le cultivateur de ces trois paroisses ne fera pas l’élevage des animaux, parcequ’il ne peut pas les vendre ou bien qu’il lui faudra les vendre à un vil prix sur les lieux. Voilà donc, pour ces trois paroisses considérables, une des plus importantes industries agricoles littéralement rendue impossible.

Un fait parfaitement acquis aujourd’hui, c’est que la province de Québec ne peut pas s’enrichir par la culture des céréales. Notre pays est un pays agricole sans doute, mais il l’est à sa manière ; il y a différents points de vue auxquels envisager cette situation ; la province de Québec est surtout essentiellement propre à l’élevage, et, sous ce rapport, les deux comtés de Matane et de Rimouski peuvent figurer sans conteste au premier rang.

Je ne sache pas que, dans aucune partie de la province, la chair des bestiaux et des moutons soit plus tendre et plus succulente que celle des moutons et des bestiaux de ces deux comtés ; c’est là une observation faite invariablement par tous les voyageurs qui y passent. Or c’est précisément cette branche de l’industrie agricole, qui pourrait être si lucrative, dont sont privés les habitants des paroisses riveraines du comté de Matane. Heureusement que les nombreux étrangers, qui séjournent en moyenne deux mois de la belle saison à Petit-Métis, apportent quelques adoucissements à cette situation. Ils font nécessairement une grande consommation de viande de boucherie, et l’on voit les cultivateurs de toutes les paroisses environnantes profiter avec émulation de cette manne annuelle, pour écouler au moins une partie de leurs produits ; mais cela ne constitue pas un marché. Hâtons-nous de dire de suite que le nombre des étrangers stationnaires ou simplement visiteurs, qui viennent à Petit-Métis, doublerait incontestablement, s’il y avait un chemin de fer à leur portée.

Ils s’échelonneraient tout le long du littoral, entre Petit-Métis et Matane, apporteraient l’abondance avec eux et contribueraient jusqu’à un certain point à combattre le fléau de l’émigration. C’est à eux que l’on doit déjà de grandes améliorations, entre autres des routes, de la culture maraîchère, etc… Néanmoins, la culture a fait de très grands progrès depuis une quinzaine d’années ; les habitants se sont en bonne partie débarrassés de la routine ; ils se sont éclairés, se sont familiarisés avec les méthodes nouvelles, et presque sur chaque ferme on voit des instruments agricoles en usage. La population est laborieuse, éveillée, et ne demande qu’à aller de l’avant, pourvu qu’on lui facilite les moyens de le faire. À l’heure qu’il est, les marchands eux-mêmes ne veulent pas acheter les produits des cultivateurs, parce qu’ils ne peuvent pas s’en défaire ; ou bien ils les achètent au prix qu’ils veulent. De même, ils vendent à des prix excessifs, aux cultivateurs, les grains dont ceux-ci ont besoin, par exemple, le blé $2.25 les 60 livres, tandis que la même quantité ne coûte que $1.40 à Québec. S’ils avaient un chemin de fer, les habitants feraient venir directement, au prix de la ville, les grains qui leur sont nécessaires.

Le commerce des patates seul suffirait à enrichir la paroisse de Sandy-Bay. Et bien ! elles ne s’y vendent que 20 centins le minot, tandis qu’elles valent 50 centins à quelques milles de là seulement, dans le voisinage de l’Intercolonial. C’est ainsi que les paroisses de Sainte-Flavie et de Sainte-Luce, qui ne sont nullement plus favorisées par la nature que Sandy-Bay, font des affaires magnifiques, en vendant leurs produits au comptant et aussitôt qu’ils sont mûrs, grâce à l’Intercolonial qui les traverse dans toute leur longueur. On dit même que la paroisse de Sainte-Luce produit chaque année plusieurs centaines de mille minots de patates ; on verrait ce fait se reproduire à Sandy-Bay également et à la Rivière-Blanche, si les habitants y avaient un chemin de fer.

Sans avoir besoin de recourir, pour établir des différences, à une paroisse aussi avancée que Sainte-Luce, prenons pour exemple Saint-Damase, qui est une toute nouvelle paroisse, en arrière de Sandy-Bay. Saint-Damase fait beaucoup plus d’argent que celle-ci, parce qu’elle expédie tous ses produits, comme elle le veut et à l’heure qu’elle le veut, étant placée à une distance de sept milles tout au plus de la station appelée Saint-Moïse, sur l’Intercolonial. En arrière de Saint-Damase et plus bas, dans les concessions en arrière de la Rivière-Blanche, les terres sont magnifiques ; mais il faut faire cinq à six lieues pour s’y rendre, par des routes passablement montueuses et des côtes parfois difficiles. Ces côtes une fois franchies, on arrive sur un terrain agricole admirable, qui mène jusqu’à la Baie des Chaleurs.

Il n’y a de curé domicilié à Sandy-Bay que depuis trente ans. C’est en effet en 1860 que le premier curé, M. Dumas, vint s’y fixer. Il n’y avait là alors qu’environ une soixantaine d’habitants. C’est à M. Dumas, c’est aux efforts incessants, au travail infatigable de cet actif et intelligent apôtre que l’on doit tout particulièrement la fondation de la paroisse de Sandy-Bay.

L’honorable juge Tessier me racontait, tout dernièrement encore, qu’ayant été appelé à se rendre à Matane, il y a une quarantaine d’années, il avait dû faire tout le trajet entre Petit-Métis et Matane, c’est-à-dire près de trente milles, à cheval, le long de la grève, et que, lorsqu’il quittait le bord de l’eau, il s’aventurait dans des sentiers à peine pratiqués à travers les bois. Aujourd’hui Sandy-Bay compte dix-sept cents communiants, malgré la désastreuse dépopulation amenée par le départ de nombreux jeunes gens et même d’anciens citoyens ; la paroisse de la Rivière-Blanche compte, de son côté, mille quatre cent trente-sept communiants.

Autre chose, et ceci est une considération de première importance. La côte nord du Saint-Laurent pourrait faire avec les paroisses du comté de Matane, un commerce de poisson considérable, s’il y avait un chemin de fer pour prendre ce poisson à son arrivée sur les lieux et le transporter à Québec dans de la glace. On pourrait en faire autant pour le flétan, qui se prend en abondance au large de Sandy-Bay et de la Rivière-Blanche, ce qui serait d’un grand secours pour la partie de la population la plus indigente des deux rives du fleuve. On a vu des goëlettes chargées de poisson traverser du nord à la Rivière-Blanche, et ce poisson, transporté en voiture, se vendre petit à petit le long du chemin, jusqu’à Rimouski. Mais ce sont là des choses qui n’arrivent qu’une fois ; le poisson courrait trop de risques de se gâter à ce jeu. Si je mentionne ce fait, c’est pour établir qu’il serait facile, au moyen de l’embranchement de Matane, de créer toute une industrie locale entre les deux rives du fleuve, industrie qui contribuerait, aussi elle, à retenir dans ses foyers une partie de notre population. Aujourd’hui le poisson pris au nord ne traverse pas au sud. Il n’y a aucun avantage à cela et même tous les risques à courir. On ne traversera pas une cargaison de cette nature sans être sûr de la vendre immédiatement, et cela surtout l’automne, alors qu’il faut se hâter, à l’aller et au retour, pour éviter les mauvais temps.

Ce qui est vrai du poisson l’est également du bois. Il se fait à la Rivière-Blanche un commerce de bois relativement considérable, que l’on verrait décupler avec un chemin de fer, grâce auquel il pourrait être transporté en toute saison de l’année, sans aucun risque. En l’état actuel, ceux qui en font commerce sont obligés de se limiter extrêmement, parce qu’ils ne peuvent expédier leur bois que par des goëlettes et cela encore seulement dans des temps favorables. Ce qui est perdu de fortune publique, ce qui est apporté d’entraves à la colonisation et au développement agricole et industriel de la région qui nous occupe, par l’absence d’un embranchement à l’Intercolonial, est quelque chose d’incalculable ; il faut aller sur les lieux pour s’en rendre compte, et lorsqu’une fois on a bien vu de ses propres yeux, on se sent plein de confiance qu’un gouvernement éclairé ne saurait, non seulement ne pas différer l’exécution de cette entreprise, mais encore y apporter toute la diligence et tout le zèle possibles.

Il y a dans toutes les concessions du comté de Matane du cèdre, de l’épinette et du bouleau en énorme quantité ; néanmoins l’exploitation en est extrêmement limitée, à l’exception de celle du bouleau, grâce à l’exportation directe qui se fait de Matane, comme on le verra plus loin. Ainsi, on aurait, sur les lieux mêmes, le cèdre pour faire les traverses de l’embranchement projeté, de même qu’il s’établirait un commerce très important de bois de corde, provenant de l’érable et du merisier, commerce qui ferait la fortune de bon nombre de gens, attirés tous les jours loin de nous par le redoutable aimant des États-Unis. D’autre part, plusieurs petites industries locales pourraient être développées suffisamment pour que leur somme totale produisit un résultat sérieux, pouvant contribuer pour une part appréciable à retenir notre population dans ses foyers. « Un peu d’un côté un peu de l’autre, comme dit le curé Morisset, et l’on arrivera bientôt à rendre tout le monde content de son sort. » C’est depuis 1874 que M. Morisset a été appelé à la cure de Sandy-Bay. C’est à ses exhortations réitérées, c’est à l’impulsion vigoureuse imprimée par lui à sa paroisse, que celle-ci doit les progrès notables qu’elle a accomplis dans l’agriculture, depuis qu’il en a pris la direction ; mais aujourd’hui, quoiqu’il y ait encore beaucoup à faire, tout serait inutile sans la création d’une voie ferrée, et l’une des plus belles paroisses de la Province se trouverait arrêtée en plein essor de progrès.

On peut s’en assurer par un exemple qui vient à point sous ma plume, comme j’allais finir ce qui concerne Sandy-Bay. J’ai mentionné plus haut le commerce de patates et j’ai dit que les cultivateurs de cette localité n’en retiraient pas même la moitié du prix qu’en retirent ceux des paroisses avoisinant l’Intercolonial ; il en est ainsi évidemment des autres produits ; l’avoine, au lieu de se vendre 55 ou 60 centins, prix qu’on la paye à la ville, se vendra 30 ou 35 centins seulement. M. le curé Morisset est obligé de vendre à vil prix les produits de sa dîme aux gens qui travaillent dans les moulins de Matane et de Sainte-Félicité, en sorte que ce sont seulement certaines industries locales des environs qui permettent aux habitants de Sandy-Bay d’écouler une partie des produits qui excèdent les besoins de la consommation.

La pêche du capelan sur le rivage et la préparation du varech pourraient donner une quantité considérable d’engrais, suffisant à fertiliser une bonne partie du comté de Matane, mais à quoi sert encore de se donner le moindre mal pour cela, puisque, à l’heure qu’il est même, il y a beaucoup de produits qui ne peuvent se vendre.

Passons maintenant à la Rivière-Blanche. Ici il est inutile de nous arrêter trop longtemps, attendu que nous aurions à peu près les mêmes choses à relever que précédemment au sujet du commerce de bois, des produits agricoles et de l’élevage. Signalons toutefois qu’il se ferait ici un énorme commerce de bois, s’il y avait un chemin de fer, que ce chemin de fer pourrait s’y approvisionner indéfiniment, et que, d’un autre côté, la confection du bardeau prendrait une extension inouïe.

À l’heure actuelle, ce dernier commerce est assez considérable, étant donnée l’impossibilité d’expédier le bardeau autrement qu’en goëlette, et cela dans un temps fort restreint de l’année, et seulement à Québec, ville qui n’est pas du tout un marché pour ce produit. Aussi, le bardeau est « sacrifié, » comme on dit vulgairement. S’il y avait un embranchement de l’Intercolonial, passant par la Rivière-Blanche, le bardeau, le cèdre et le bois de corde pourraient être expédiés en toute saison, et cela dans toutes les parties de l’Amérique, outre que l’exploitation en serait avant longtemps triplée et quadruplée.

Il y a aussi à la Rivière-Blanche la question des routes et des chemins. Il est vraiment pénible de voir dans quel abandon, j’oserais dire coupable, on a laissé cette belle paroisse, sous ce rapport. Jusqu’à ces dernières années, il n’y avait absolument qu’une route conduisant aux concessions, et cela à quatre milles plus bas que l’église, en sorte que le curé, lorsqu’il était appelé par des malades demeurant en ligne droite à trois ou quatre milles en arrière de l’église, était obligé de descendre jusqu’à l’unique route que je viens de mentionner, monter cette route, revenir ensuite sur ses pas par le chemin de la concession, et faire ainsi onze milles quand il n’en aurait fait que trois ou quatre, s’il y avait eu une route à partir directement de l’église, comme cela se voit dans la plupart des autres paroisses.

Il peut sembler puéril, au premier abord, de signaler un fait de ce genre, mais cette impression disparaît quand on réfléchit que c’est là un des nombreux traits caractéristiques de l’insouciance invétérée, de la négligence en quelque sorte voulue et arrêtée des gouvernements conservateurs, en tout ce qui concernait la colonisation et le progrès agricole de la province. On faisait en maints endroits des ébauches de chemins, on faisait travailler un certain nombre d’hommes, qu’on avait sous la main comme autant d’instruments électoraux, on faisait juste la quantité d’ouvrage nécessaire pour nourrir les bonnes dispositions et les espérances des diverses localités, on faisait ouvrir des chemins à tort et à travers, bien plus par faveur, par privilège ou par calcul politique, que pour satisfaire les besoins de la colonisation ; il en résultait que des localités à leurs débuts, que l’on avait leurrées des plus magnifiques promesses de chemins de colonisation pendant la période électorale, et que l’on abandonnait ensuite à elles-mêmes, se voyaient désertées rapidement de leurs premiers colons ou bien réduites à attendre dans la misère et la servitude qu’on voulût bien compléter les misérables chemins ébauchés naguère.

À ce propos, monsieur le Premier, on ne saurait trop insister sur un point essentiel, c’est qu’avec notre modeste budget provincial et l’impossibilité où nous sommes d’ouvrir toutes les voies, de communication nécessaires, il faut se limiter absolument à en faire et surtout à en compléter un certain nombre, plutôt que d’en commencer un nombre plus grand, pour faire plaisir à plus de monde et satisfaire plus d’exigences, et les laisser ensuite forcément inachevées. Les chemins complétés servent du moins, ceux-là, où on les fait, tandis que des ébauches de chemins sont partout inutiles et ne font que créer du mécontentement parmi les populations des nouvelles campagnes.


III


Nous voilà maintenant arrivés à Matane, un des endroits les plus remarquables de la province et certainement l’un de ceux dont l’avenir est le plus promettant et le plus assuré.

Le voyageur qui arrive à Matane, à la vue de son port, de la rivière qui y débouche, des belles, nombreuses et vastes constructions du village, je dirais plutôt de la petite ville, de ses grandes maisons de commerce, de ses scieries, de l’animation qui règne dans tous les quartiers, des énormes cubes de madriers entassés sur le quai, prêts à être transportés dans des bateaux aux navires qui attendent leur chargement au large, à la vue, dis-je, de ce spectacle dont il a été déshabitué depuis qu’il a quitté les grands centres populeux et prospères, le voyageur se demande comment il se fait qu’un pareil endroit soit encore en dehors des communications par voie ferrée, et il reporte naturellement sa pensée vers les provinces d’Ontario, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, où nombre d’endroits, perdus encore il y a quelques années à peine dans les bois, mais où l’esprit d’entreprise et l’intelligence de l’avenir avaient su placer des espérances raisonnées et réfléchies, se voient dotés aujourd’hui d’embranchements qui les relient aux villes principales, et voient leur population s’accroître au point qu’ils deviennent bientôt eux-mêmes des villes de troisième ou de quatrième ordre. Nous sommes ici, monsieur le Premier, en présence d’une ville future importante. Jacques-Cartier, à son troisième voyage au Canada, avait remarqué et mentionné particulièrement le port de Matane ; plus tard, le capitaine Bayfield, qui a effectué des sondages dans toutes les parties du fleuve Saint-Laurent, et qui a dressé des cartes maritimes qui servent depuis lors à tous les navigateurs, déclarait qu’il n’y avait, sur toute la rive sud du bas Saint-Laurent, que deux ports de mer, l’un à Matane, l’autre au Bic : ce dernier, les navigateurs le redoutent, parce que le fleuve y cache, dans des profondeurs d’eau de dix à quinze brasses, d’énormes rochers qui sont autant d’écueils pour les navires, tandis qu’il n’y a rien de semblable à redouter à Matane.

Il y a bien encore jusqu’à un certain point Mont-Louis, situé beaucoup plus bas, sur la côte de la Gaspésie, mais l’aspect seul de ce port où vient aboutir la chaîne des Chikchak, dans un formidable entassement de mornes et de promontoires, suffit à détourner les plus hardis navigateurs. Reste donc le port de Matane seul. Qu’on ouvre une carte maritime, et l’on constatera immédiatement que la course naturelle des navires qui viennent du golfe et qui se dirigent invariablement vers la Pointe-des-Monts, est de ce dernier endroit vers Matane. Le gouvernement McKenzie avait entrepris, en 1878, la construction d’une immense jetée, qui eût fait de Matane un port remarquable, un port d’abri, un port de relâche, un port de ravitaillement, un port de commerce fluvial et océanique, et un centre mis en possession de toutes les conditions nécessaires pour desservir tout le littoral du bas Saint-Laurent, et en outre l’immense péninsule de la Gaspésie. Malheureusement il ne fut pas donné suite à cette entreprise, après la construction d’à peu près quatre cents pieds de jetée, la chute du gouvernement McKenzie entraînant, on ne sait pourquoi, la discontinuation des travaux.

Le courant de la rivière Matane est extrêmement rapide, il entraîne avec lui quantité de sable qu’il amoncèle à l’embouchure de la rivière, de façon à former ce que les navigateurs appellent un « barachois ». Un peu en deçà de l’endroit où se développe ce barachois, la maison Price a fait construire un quai, d’où elle expédie ses madriers aux navires qui attendent au large. Entre ce quai et la jetée, il y a un espace de huit cents pieds environ, que l’on devrait combler afin de réunir les deux constructions ; de la sorte, le courant de la rivière, resserré davantage entre le rivage d’un côté et, de l’autre, la jetée, sans solution de continuité, serait rendu encore bien plus rapide et entraînerait son sable beaucoup plus loin, ou bien il disperserait son sable tellement qu’il ne pourrait plus se former de barres à une distance plus grande et dans une eau bien plus profonde.

Le gouvernement fédéral a envoyé dernièrement sur les lieux deux ingénieurs pour examiner s’il y a raison de continuer les travaux interrompus naguère ; il se propose, dit-on, d’ajouter cent cinquante pieds au premier tronçon de la jetée, mais cela ne peut amener aucun résultat durable ni changer notamment les conditions actuelles.

La rivière Matane, utilisée comme elle pourrait l’être si ce pays se développait sur une grande échelle, présente des avantages uniques. Elle est la seule qui offre un passage à travers la chaîne des Chikchak, de sorte qu’en en suivant le cours, on pourrait, soit y ouvrir un large chemin de colonisation, soit y construire avec le temps un chemin de fer allant de Matane à la Baie des Chaleurs, outre que, par cette rivière et les lacs successifs auxquels elle donne accès, on peut se faire un passage jusqu’à la Baie de Gaspé elle-même. Cette voie, de quelque nature qu’elle soit, ouverte dans l’intérieur à travers un aussi vaste pays, où le bois de commerce est en quantité incalculable et où les terres, particulièrement de l’autre côté de la chaîne des Chikchak, sont d’une fertilité reconnue, métamorphoserait complètement cette région et en ferait l’une des plus productives du pays. Il est inutile de faire ressortir de quelle manière s’effectuerait ce résultat, il y a des choses qui sautent aux yeux et au sujet desquelles il est simplement puéril d’entrer dans les détails.

Au moyen d’un embranchement reliant l’Intercolonial avec le port de Matane, on développe immensément la navigation fluviale, on diminue la distance qui sépare ce port des grands centres et l’on apporte dans toute la région de la Gaspésie et au nord même du Saint-Laurent, sur une longue étendue du littoral, des éléments d’activité et un développement agricole et industriel inconnus jusqu’à ce jour. On pourrait encore, et avec infiniment de raison, faire de Matane un port pour l’expédition des bestiaux en Europe. On aménagerait à cet effet un vaste pâturage dans le voisinage du fleuve, où les bestiaux resteraient un certain nombre de jours, et d’où l’on pourrait les diriger sur l’Europe, reposés de toutes leurs fatigues et dans un état de santé parfait. Enfin, grâce aux améliorations et aux perfectionnements apportés à son port, Matane deviendrait aisément l’escale où les steamers transatlantiques prendraient ou déposeraient leurs malles, et comme Matane est à vingt lieues de Rimouski, on se trouverait à gagner entre trois et quatre heures pour l’expédition et la réception des malles. Tous les capitaines de navires océaniques, qui stationnent à Matane, s’accordent à dire que la construction d’un embranchement aboutissant à cet endroit, amènerait nécessairement la création d’un havre maritime, la prolongation de la navigation jusqu’au mois de décembre et son ouverture avant la fin de mars.

Il y a actuellement à Matane, indépendamment des scieries et des moulins pour la confection des rouleaux, fuseaux ou bobines, dont les produits s’exportent directement en Europe, diverses industries naissantes, entre autres des tanneries, une filature, etc., etc., lesquelles recevraient, par la création d’un chemin de fer, une impulsion extraordinaire.

En dehors de ces considérations, on peut en faire valoir une autre qui a bien elle aussi son importance, je veux parler de Matane comme station d’eau. On y verrait certainement tous les étés une affluence énorme de visiteurs, cet endroit possédant tous les attraits imaginables et tous les avantages pour un séjour même prolongé, pour les bains, pour la pêche, pour les excursions, pour les promenades sur l’eau ou le long du fleuve ou dans l’intérieur, enfin tout ce qui est de nature à attirer et à retenir l’habitant des villes.

Ce n’est certainement pas là une considération à dédaigner, quand ce ne serait qu’au point de vue des bénéfices qu’en retirerait l’embranchement projeté, sans compter que l’accomplissement de ce que je viens d’énumérer en détail, non seulement donnerait à toute cette partie du pays une vie nouvelle et un accroissement extraordinaire, mais contribuerait par dessus tout à retenir chez eux les enfants du sol, ce qui est le premier objet que nous avons en vue.

Aujourd’hui, quoiqu’il se fasse aussi de Matane une émigration encore trop considérable, hélas ! de nos compatriotes, on s’en plaint moins cependant que dans les autres parties du comté, parce qu’il y a là, heureusement, des industries locales qui retiennent bon nombre de gens, et s’il en part néanmoins beaucoup trop, il en revient un nombre à peu près égal, et les effets du fléau se trouvent combattus pied à pied.

La principale industrie de Matane est celle du bois, et le bois exploité consiste principalement en cèdre, épinette et bouleau. C’est avec ce dernier qu’on fait des rouleaux, que l’on expédie directement en Europe.

Il y a à Matane deux moulins consacrés à cette industrie. On en trouve également dix milles plus bas, à Sainte-Félicité ; plus bas encore, et jusqu’à Sainte-Anne-des-Monts, on voit MM. Russell & Cie, propriétaires d’un des deux moulins de Matane et de Sainte-Félicité, en posséder d’autres au Cap à la Baleine, au Ruisseau à Sam et au Cap Chat, M. Charles Bertrand aux Capucins, à la Rivière à la Martre et à Sainte-Anne-des-Monts, où M. Théodore Lamontagne en exploite également quelques-uns.

Le bouleau est apporté l’hiver de la forêt et travaillé le printemps seulement. Aussitôt qu’il est prêt, il faut l’expédier sur le champ, parce que, le mois de juillet passé, le bouleau « sûrit » comme on dit à Matane, ses extrémités bleuissent et il perd une grande partie de sa valeur. Il ne peut donc servir qu’à l’exportation, en l’absence d’un chemin de fer, ou bien il faut l’expédier, en goëlette, de bonne heure l’été, ce qui est tout à fait insuffisant.

De son côté, M. Price fait une quantité considérable de madriers d’épinette pour l’exportation ; de même beaucoup de cèdre et une quantité comparativement inférieure de pin.

Le cèdre est le bois qu’exploitent principalement les marchands de Matane. M. Joseph Levasseur, un des négociants les mieux posés de l’endroit, me disait qu’il en avait fait l’année dernière pour sept cents piastres et que les autres marchands de position égale en avaient fait à peu près autant. Mais encore ici faut-il que ce bois soit expédié par goëlettes ; ce qui est une cause de diminution dans ce commerce, une cause de retards et de détérioration sérieuse dans la valeur de cet article. Il arrive que, vers le milieu de l’été, le marché baisse et la moitié du cèdre confectionné reste aux mains des marchands jusqu’au printemps suivant, après avoir perdu beaucoup de sa valeur par la sécheresse et les accidents de température ou autres qui surviennent.

On calcule qu’il s’est fait à Matane l’hiver dernier environ 125,000 pieds de cèdre pour le commerce local, et quatre à cinq millions de pieds de bouleau pour l’exportation. S’il y avait un embranchement de chemin de fer, l’exploitation du cèdre ne tarderait pas à tripler pour le moins. En l’état actuel, les négociants de Matane, qui font de bonnes affaires comparativement, mais qui ne sont pas, après tout, des millionnaires, sont obligés de faire de fortes avances de provisions et de matériaux aux hommes qui travaillent dans les chantiers, l’automne et l’hiver, et d’attendre ensuite à l’été suivant pour rentrer dans leur déboursés. Il est donc évident que s’ils pouvaient expédier leur cèdre, l’hiver, ou bien le vendre sur les lieux, ils en feraient énormément plus. Les négociants de Matane font également, quantité d’épinette équarrie, quarante mille pieds en moyenne, qu’ils expédient aussi à Québec, toujours par goëlettes. Il faut que l’épinette soit montée au printemps ; autrement elle perd de sa valeur, aussi bien que le cèdre. Disons la même chose du bardeau, dont on pourrait faire une exploitation en quelque sorte illimitée ; mais toujours, il faut attendre à l’été, et encore là, pour un commerce très restreint, puisqu’il n’y a à Matane que quatre goëlettes qui peuvent servir au transport du bois, sans compter tous les obstacles et les empêchements qui résultent de la mauvaise saison et d’une foule d’autres choses dont la navigation fluviale se trouve embarrassée. Il résulte donc pour Matane, de l’absence d’un embranchement de chemin de fer, malgré l’activité de la population et quelques industries locales, une infériorité déplorable, comparativement aux centres également bien situés des autres provinces.

En arrière du village proprement dit, jusqu’à fort loin dans l’intérieur, le long de la rivière, s’étend une petite vallée, qui pourrait contenir une dizaine de paroisses ; or, il n’y en a qu’une couple d’établies, parce que les cultivateurs n’ont pas un marché suffisant pour leurs produits ou pour le bois. Si les cultivateurs pouvaient être certains de réaliser des bénéfices en proportion de leur travail, ils paieraient eux-mêmes au comptant tous leurs achats ; le commerce local recevrait une impulsion extraordinaire, l’élevage deviendrait une source de richesse, on pourrait établir des filatures et, les travaux du havre aidant, toute la population de Matane, qui est remarquablement éveillée, entendue et active, trouverait de l’occupation et des profits à réaliser toute l’année ; non seulement elle ne serait plus appauvrie et diminuée par l’émigration, mais encore elle augmenterait considérablement et rapidement.

Encore ici, les patates ne se vendent que vingt centins le minot, quand elles se vendent cinquante et soixante centins dans le voisinage de l’Intercolonial, et malgré tout, des habitants de Matane y font quelque profit. Que serait-ce donc s’ils les vendaient trois fois plus cher et s’ils étaient assurés d’en vendre trois, quatre et cinq fois plus, comme cela se fait à Sainte-Flavie et à Sainte-Luce ?

On m’a cité, pendant mon passage à Matane, un exemple entre cent autres, des richesses naturelles qui abondent dans ce pays et qui, convenablement exploitées, formeraient un total important. La contrée, en arrière de Matane, renferme quantité de lacs, dont le plus grand nombre fourmillent de poisson. L’été dernier trois excursionnistes s’étant rendus au lac Taouagadec, à vingt-cinq ou trente milles en arrière du fleuve, en revinrent avec cent neuf douzaines de grosses truites pêchées à la ligne, dans l’espace de trois jours. Ils en remplirent neuf grands sacs et les envoyèrent vendre tout le long du chemin, jusqu’à Rimouski, soixante milles plus haut.

Cet exemple que je cite n’est sans doute pas d’une grande importance, mais il fait partie d’un ensemble dont l’importance est énorme, et il n’est pas hors de propos d’ajouter aux considérations majeures et déterminantes, certaines considérations secondaires, qui sont propres à rappeler au public combien nous avons dans notre pays, décimé qu’il est par un fléau que les gouvernements eux-mêmes ont fait souvent de leur mieux pour propager, combien, dis-je, nous avons dans ce pays de richesses naturelles inexploitées, dédaignées ou même inconnues.

J’ai maintenant fini, monsieur le Premier, de vous énumérer en détail les raisons nombreuses et décisives qui militent en faveur de la construction aussi rapide que possible d’un embranchement de l’Intercolonial, entre Saint-Octave-de-Métis et Matane. Malgré les efforts réitérés de M. le docteur J. B. R. Fiset, député du comté aux Communes, et une pétition signée par au moins la moitié des membres du Parlement, tant conservateurs que libéraux, le gouvernement fédéral a fait invariablement la sourde oreille et n’a pas jugé à propos jusqu’à présent de faire plus, en faveur de l’embranchement de Matane, que d’accuser réception, le 28 février 1889, du mémoire présenté par le docteur Fiset et de la pétition qui accompagnait ce mémoire.

Vous seul, monsieur le Premier, reconnaissant de suite l’importance d’une pareille entreprise, à la lecture d’un exposé de faits, très sommaire, que vous a adressé le député de Rimouski, le 21 mai 1888, avez résolu de donner au projet tout l’appui possible et avez fait consentir par l’Assemblée Législative de Québec, à la Compagnie organisée pour la construction du dit embranchement, une subvention de dix mille acres de terre par mille.

Je crois savoir, monsieur le Premier, qu’un des projets patriotiques que vous nourrissez de prédilection, est la construction d’un chemin de fer qui entourerait la péninsule de Gaspé dans sa partie la plus colonisable, c’est-à-dire à une certaine distance du rivage, de l’autre côté de la chaîne des Chikchak ou Monts Notre-Dame. Or, l’embranchement de Matane serait pour ainsi dire le point de départ obligé du chemin de fer de ceinture Gaspésien.

Comme je l’ai dit ci-dessus, le meilleur ou plutôt l’unique passage à travers les Chikchak est offert par la rivière Matane. On pourrait, grâce à ce passage, et une fois parvenu sur le versant méridional des Monts Notre-Dame, construire le chemin de ceinture en ligne presque directe jusqu’au bassin de Gaspé, de là contourner la Péninsule et venir raccorder le chemin de ceinture au chemin de fer de la Baie des Chaleurs. Ce qui n’empêcherait pas de relier directement le chemin de ceinture à la vallée de la Métapédia, par un embranchement partant des environs de la rivière à la Truite et aboutissant à Amqui ou à Causapscal, sur l’Intercolonial.

Sans doute un avenir prochain nous apportera la réalisation de cette idée féconde. Grâce au développement des communications, non seulement la surface de notre pays prendra un aspect nouveau, mais l’esprit lui-même de la population recevra comme une nature nouvelle, se sentira poussé par un souffle puissant et animé d’une énergie inconnue.

J’ose espérer, monsieur le Premier, que la lecture du présent rapport contribuera pour une part, quelque minime qu’elle soit, à l’accomplissement des projets auxquels vous avez assuré votre généreux concours, en même temps qu’il vous assurera, en échange, la reconnaissance et l’appui d’une nombreuse et vigoureuse population.

ARTHUR BUIES.

Rimouski, 5 octobre 1890.

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