Les Moines (Recueil)/Les conversions

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Les MoinesSociété du Mercure de France (p. 246-253).

LES CONVERSIONS


De quels horizons noirs ou de quels lointains d’or
Accourez-vous au seuil du cloître aride et terne,
Grands ascètes chrétiens, qui seuls tenez encor,
Debout, votre Dieu mort, sur le monde moderne ?

Toi, moine âpre et superbe et grand, moine-flambeau,
Moine silencieux, dont l’âme exaspérée
Et ténébreuse a pris le cloître pour tombeau,
Depuis que Dieu parut dans ta vie effarée,
Comme une torche en feu sur l’horizon des soirs,
Ta volonté d’airain superbement maîtresse
A dompté tes désirs, a bridé tes espoirs

Et fait crier ton cœur d’angoisse et de détresse.
Mais ton humilité, c’est encor de l’orgueil :
Tu restes roi, dans ta servitude claustrale,
Dans ton obéissance à tous et dans ton deuil.
La règle en sa vigueur grave et préceptorale,
Dont les convers pieux suivent les sentiers d’or,
Tu l’exagères tant que c’est toi qui domines.
Ton front est fier, tes yeux victorieux encor,
Les lins de tes manteaux ont des blancheurs d’hermines,
Tu porteras, un jour, la crosse et le camail,
Et tes frères craindront tes rages catholiques,
Loup superbe, rentré géant dans le bercail.
Oh ! quel effondrement d’espoirs hyperboliques,
Et quels rêves tués doivent joncher ton cœur,
Et quel rouge brasier doit enflammer ton torse,
Et quel étreignement doit te saisir, vainqueur,
Et te sécher la langue et te briser la force
Quand tu songes, le soir, aux jours qui sont passés !

Tu montais autrefois aux palais de la vie,
Le cerveau grandiose et les sens embrasés ;
Les beaux désirs ainsi qu’une table servie
S’étalaient devant toi sur des terrasses d’or ;
Des escaliers, dont les marches comme des glaives

Tournoyaient en spirale au fond du grand décor,
Servaient aux pieds ailés et joyeux de tes rêves,
Des sites langoureux et les vagues halliers,
Où flottaient doucement les écharpes des brumes,
Se découvraient du haut de superbes paliers,
Et des femmes, traînant leurs robes en écumes
Derrière elles, penchaient sous des vélums lascifs
Toute leur chair vers tes amours et tes victoires.
Oh ! que de seins tendus et de corps convulsifs
Tes beaux bras ont pliés dans leurs étreintes noires
Et tes baisers mordus pendant tes nuits d’ardeur !
Quel cortège voilé de pâles amoureuses
Ton souvenir éclaire à son flambeau rôdeur,
Et quels sanglots plaintifs d’éternelles pleureuses
Ton âme entend là-bas, au fond des soirs, gémir !
Mais tous ces désespoirs et toutes ces colères
Tu les veux, tu les dois, hors de ton cœur, vomir,
Et ton torse puissant, chargé de scapulaires,
Ne peut plus rien garder de sa folie en soi.
L’Église te proclame et t’appelle et t’élève ;
Demain tu seras fort et solennel, la foi
Sera, comme un drapeau gonflé d’orgueil, ton rêve.


II


Toi, ton songe volait vers l’infini, tu fus
Quelque chercheur ardent, profond et solitaire,
Dans la science humaine et ses dogmes reclus.
Ton cerveau flambloyait aux choses de la terre,
Chaque minuit, quand sur les lacs pâles des cieux,
Comme de grands lotus blanchissaient les étoiles,
Tu regardais s’ouvrir la floraison des feux ;
Elles étaient pour toi sans mystères, ni voiles,
Et tu prenais pitié des pâtres pèlerins
Dont l’âme avait tremblé devant ces fleurs fatales.
Toi, tu savais leur vie et marquais leurs destins,
Tes yeux avaient scruté leurs flammes végétales
Et ton esprit, hanté d’aurore et d’avenir,
Avait montré par où les rouges découvertes,
Avec leurs torches d’or, un jour, devraient venir,
Lorsque, soudain, passa dans les plaines désertes,
Où ton rêve volait comme un aigle, au milieu
Des suprêmes effrois et des blêmes vertiges,
Un vent qui t’abattit aux pieds d’airain de Dieu.


Ton front resta pâli de ces brusques prodiges,
Ton cœur se dégonfla de folie et d’orgueil,
Tu sentis le néant du mal et de l’envie
Et tes pas retournés te menèrent au seuil
Du cloître, où l’homme habite au delà de la vie.


III


Et toi, tu fus conquis par l’immobilité
Et le vide du cloître et les poids de silence
Qui pesant sur le cœur lèvent la volonté.
Les hommes te lassaient avec leur turbulence
Et leur clameur banale et leurs œuvres d’un jour.
Tes bras s’étaient meurtris à tordre des chimères,
Tes mains à pavoiser de tes désirs l’amour.
La vie, âpre total de nombres éphémères,
Tu ne la fixas plus que d’un regard d’adieu,
Et t’en allant, chargé d’orgueil et de pensée,
Loin du monde roulant sans idéal, sans Dieu,
Chrétien, tu ravalas ta suprême nausée.
Tu te marmorisas depuis et ton cerveau

Devint tranquille et pur et d’égale lumière.
Comme une lampe d’or aux parois d’un caveau,
Tu suspendis ton âme au temple, et ta prière
Y consuma son feu d’argent ; ton front dompté
Ne s’appesantit plus sous la science vaine
Et ton corps se figea, vêtu d’éternité.
La nuit, quand tu songeais dans les stalles d’ébène,
Immobile et muet, inflexible et serein,
La foudre aurait roulé le long de la muraille
Que rien n’eût remué dans ta pose d’airain.
Tout ton esprit tendait vers l’ultime bataille,
Et ta mort fut superbe et magnifiquement
Tu fermas tes grands yeux aux choses de la terre
Et le tombeau t’emplit de son isolement,
Lutteur victorieux, tranquille et solitaire.


IV


Et toi, le sabre au poing tu courais dans la gloire,
Au galop clair sonnant de ton étalon roux,
Qui, les sabots polis et blancs comme l’ivoire,

Sautait dans la mêlée et mordait de courroux
Les nuages de poudre épars sur la bataille.
Tu passais, cavalier nerveux et halé d’or,
Aussi droit de fierté que superbe de taille,
L’audace t’emportait, au vent de son essor,
La peur ne mordait point tes moelles énergiques,
Tu portais ton orgueil ainsi qu’un gonfanon,
Et les soldats, épris de courages tragiques,
Savaient quel large éclair passait dans ton renom.

Tu traversas ainsi des guerres et des guerres
Et des assauts et des haines et des amours.

Maintenant les combats sont choses de naguères
Et ta vie a changé comme un fleuve de cours.

Et c’est toi que l’on voit là-bas, avec ta gaule,
Front nu, le corps étroit dans ton manteau ballant,
Arc-bouté de la main contre le tronc d’un saule,
Tenir sous garde et suivre au loin ton troupeau blanc
De vaches et de porcs baignés de brume rose,
Tes génisses paissant sur les terreaux déserts
Et tes grands bœufs, tassant leur croupe grandiose,
Dans la levée en fleur des longs herbages verts.

Et tel, moine soumis, qui vis auprès des bêtes,
Qui, repentant, as pris le chemin de la Foi,
Tu laisses la nature et son deuil et ses fêtes
Entrer avec son calme et sa douceur en toi.
Pourtant, quand tu reviens, le soir, vers l’oratoire
Et que dorment déjà les étables, parfois
Un clairon très lointain sonne dans ta mémoire
Le défilé guerrier des choses d’autrefois,
Et ton esprit s’échauffe à ces soudains mirages
Et tes yeux, réveillés de leur claustral sommeil,
Suivent longtemps, là-bas, la charge des nuages,
Qui vont les flancs troués des glaives du soleil.