Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/La Comtesse de Sancerre.

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LA COMTESSE

DE SANCERRE,

OU

LA RIVALE DE SA FILLE ;

ANECDOTE

DE LA COUR DE BOURGOGNE.






Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, toujours ennemi de Louis XI, toujours occupé de ses projets de vengeance et d’ambition, avait à sa suite presque tous les chevaliers de ses États, et tous à ses côtés sur les bords de la Somme, ne s’occupant qu’à vaincre ou qu’à mourir dignes de leur chef, oubliaient sous ses drapeaux les plaisirs de leur patrie. Les Cours étaient tristes en Bourgogne, les châteaux déserts ; on ne voyait plus briller dans les magnifiques tournois de Dijon et d’Autun, ces preux chevaliers qui les illustraient jadis, et les belles abandonnées, négligeaient jusqu’au soin de plaire, dont ils ne pouvaient plus être l’objet ; frémissant pour les jours de ces guerriers chéris, ce n’était plus que des soucis et des inquiétudes que l’on voyait sur ces fronts radieux, animés par l’orgueil, quand autrefois, au milieu de l’arène, tant de braves exerçaient pour leurs dames, et leur adresse et leur courage.

En suivant son prince à l’armée, en allant lui prouver son zèle et son attachement, le comte de Sancerre, l’un des meilleurs généraux de Charles, avait recommandé à sa femme de ne rien négliger pour l’éducation de leur fille Amélie, et de laisser croître sans inquiétude la tendre ardeur que cette jeune personne ressentait pour le châtelain de Monrevel qui devait la posséder un jour, et qui l’adorait depuis l’enfance. Monrevel, âgé de vingt-quatre ans, et qui avait déjà fait plusieurs campagnes sous les yeux du duc, en considération de ce mariage, venait d’obtenir de rester en Bourgogne, et sa jeune âme avait besoin de tout l’amour qui l’enflammait pour ne pas s’irriter des retards que ces arrangemens apportaient aux succès de ses armes. Mais Monrevel, le plus beau chevalier de son siècle, le plus aimable et le plus courageux, savait aimer comme il savait vaincre ; favori des grâces et du dieu de la guerre, il ravissait à celui-ci, ce qu’exigeaient les autres, et se couronnait tour à tour, et des lauriers que lui prodiguait Bellone, et des myrthes qu’amour y joignait sur son front.

Eh ! qui méritait mieux qu’Amélie, les momens que Monrevel enlevait à Mars ? La plume échappe à qui voudrait la peindre…… comment esquisser, en effet, cette taille fine et légère dont chaque mouvement était une grâce, cette figure fine et délicieuse, dont chaque trait était un sentiment ! Mais que de vertus embellissaient encore mieux, cette créature céleste, à peine dans son quatrième lustre… la candeur, l’humanité… l’amour filial… il était impossible de dire enfin, si c’était par les qualités de son âme, ou par les agrémens de sa figure, qu’Amélie enchaînait le plus sûrement.

Mais comment se pouvait-il, hélas ! qu’une telle fille eût reçu le jour dans le sein d’une mère aussi cruelle, et d’un caractère aussi dangereux ! sous une figure encore belle, sous des traits nobles et majestueux, la comtesse de Sancerre cachait une âme jalouse, impérieuse, vindicative et capable, en un mot, de tous les crimes où peuvent entraîner ces passions.

Beaucoup trop célèbre à la cour de Bourgogne, par le relâchement de ses mœurs, et par ses galanteries, il était bien peu de chagrins dont elle n’eût accablé son époux.

Ce n’était pas sans envie qu’une telle mère voyait croître sous ses yeux les charmes de sa fille, et ce n’était pas sans un secret chagrin qu’elle en savait Monrevel amoureux. Tout ce qu’elle avait pu faire jusqu’à ce moment-ci, était d’imposer silence aux sentimens que cette jeune personne ressentait pour Monrevel, et malgré les intentions du comte, elle avait toujours engagé sa fille à ne point avouer ce qu’elle éprouvait pour l’époux que lui destinait son père. Il semblait à cette femme étonnante, que brûlant comme elle faisait au fond de son cœur pour l’amant de sa fille, ce fût pour elle une consolation de faire ignorer au moins à cet amant une passion dont elle se trouvait outragée. Mais si elle contraignait les desirs d’Amélie, il s’en fallait bien qu’elle fit la même violence aux siens, et ses yeux depuis bien long-tems eussent tout appris à Monrevel, si ce jeune guerrier eût voulu les entendre… s’il n’eût pas cru qu’un autre amour que celui d’Amélie, fut devenu pour lui une offense bien plutôt qu’un bonheur.

Depuis un mois, par ordre de son époux, la comtesse recevait dans son château le jeune Monrevel, sans qu’elle eût employé durant cet intervalle un seul instant à autre chose, qu’à voiler les sentimens de sa fille, et qu’à faire éclater les siens. Mais quoiqu’Amélie se tût, quoiqu’elle se contraignît, Monrevel soupçonnait que les arrangemens du comte de Sancerre ne déplaisaient pas à cette belle fille, il osait croire que ce n’eût pas été sans peine qu’Amélie, en eût vu un autre en possession de l’espoir de lui appartenir un jour.

Comment est-il, Amélie, disait Monrevel à sa belle maîtresse, dans un de ces courts instans où il n’était pas obsédé par les regards jaloux de madame de Sancerre, comment se peut-il qu’avec l’assurance d’être un jour l’un à l’autre, on ne vous permette même pas de me dire si ce projet vous contrarie, ou si je suis assez heureux pour qu’il ne vous déplaise point ? Eh quoi ! l’on s’oppose à ce que l’amant qui ne songe qu’à se rendre digne de faire votre bonheur, puisse savoir s’il peut y prétendre ! — Mais Amélie se contentant de regarder tendrement Monrevel, soupirait et rejoignait sa mère dont elle n’ignorait pas qu’elle devait tout craindre si jamais les expressions de son cœur osaient s’annoncer sur ses lèvres.

Tel était l’état des choses, quand un courrier arriva au château de Sancerre, et y apprit la mort du comte sous les murs de Beauvais, le jour même de la levée du siége ; Lucenai, l’un des chevaliers de ce général apportait, en pleurant, cette triste nouvelle, à laquelle était jointe une lettre du duc de Bourgogne à la comtesse. Il s’excusait de ce que ses malheurs l’empêchaient de s’étendre sur les consolations qu’il croyait lui devoir, et lui enjoignait expressément de suivre les intentions de son mari, par rapport à l’alliance que ce général avait desiré entre sa fille et Monrevel, de presser cet hymen, et quinze jours après qu’il aurait été consommé, de lui renvoyer ce jeune héros, ne pouvant dans la situation de ses affaires, se passer dans son armée d’un aussi brave guerrier que Monrevel.

La comtesse prit le deuil, et ne publia point la recommandation de Charles, elle était trop contre ses desirs pour qu’elle en dit un mot ; elle congédia Lucenai, et recommanda plus que jamais à sa fille de déguiser ses sentimens, de les étouffer même, puisqu’aucunes circonstances ne contraignaient plus un hymen… qui ne se ferait à présent jamais.

Ces dispositions remplies, la jalouse comtesse se voyant délivrée des entraves qui s’opposaient à ses sentimens effrénés pour l’amant de sa fille, ne s’occupa plus que des moyens de réfroidir le jeune châtelain pour Amélie, et de l’enflammer pour elle.

Ses premières démarches furent de s’emparer de toutes les lettres que Monrevel pouvait écrire à l’armée de Charles, et de le retenir chez elle, en irritant son amour, en lui laissant une sorte d’espoir éloigné, qui traversé sans cesse, le captiva, tout en le désolant ; de profiter ensuite de l’état où elle allait mettre son âme, pour le disposer peu-à-peu en sa faveur, imaginant en femme habile, que le dépit lui rapporterait ce qu’elle ne pourrait obtenir de l’amour.

Une fois sûre qu’aucune lettre ne sortirait du château, sans lui être apportée, la comtesse répandit de faux bruits ; elle dit à tout le monde, et même sourdement au châtelain de Monrevel que Charles le téméraire en lui apprenant la mort de son époux, lui enjoignait de marier sa fille au seigneur de Salins, auquel il ordonnait de venir conclure cet hymen à Sancerre, et elle ajouta avec l’air du secret, en s’adressant à Monrevel, que cet évènement ne fâcherait sûrement pas Amélie, qui depuis cinq ans soupirait pour Salins ; ayant ainsi porté le poignard dans le cœur de Monrevel, elle fit venir sa fille, et lui dit que tout ce qu’elle faisait, n’était qu’à dessein de détacher le châtelain d’elle, qu’elle lui recommandait d’étayer ce projet, ne voulant point absolument de cette alliance, et qu’il valait mieux, cela posé, prendre un prétexte comme celui dont elle se servait, qu’une rupture sans fondement ; mais que sa chère fille n’en serait pas plus malheureuse, parce qu’elle lui promettait qu’au moyen de ce léger sacrifice, elle la laisserait libre de tout autre choix qu’il lui plaisait de faire.

Amélie voulut contenir ses pleurs à ces ordres cruels ; mais la nature plus forte que la prudence, la fit tomber aux genoux de la comtesse ; elle la conjura par tout ce qu’elle avait de plus cher, de ne la point séparer de Monrevel, de remplir les intentions d’un père qu’elle avait adoré, et qu’on lui faisait pleurer bien amèrement.

Cette intéressante fille ne répandait pas une larme qui ne retombât sur le cœur de sa mère ; eh quoi ! dit la comtesse, en essayant de se vaincre, afin de mieux connaître les sentimens de sa fille, cette malheureuse passion vous domine-t-elle donc au point, que vous n’en puissiez faire le sacrifice ? et si vôtre amant eût éprouvé le sort de votre père, s’il vous l’eût fallu pleurer comme lui ?… Oh ! madame, répondit Amélie, ne m’offrez pas une aussi désolante idée ; si Monrevel eût péri, je l’aurais suivi de bien près, ne doutez pas que mon père ne me soit aussi cher sans doute, et mes regrets de l’avoir perdu eussent été éternels sans l’espérance de voir un jour mes larmes essuyées par la main de l’époux, qu’il me destinait ; c’est pour cet époux seul que je me suis conservée, c’est à cause de lui seul que j’ai surmonté le désespoir où m’a plongée la nouvelle affreuse que nous venons d’apprendre ; voulez-vous donc déchirer à la fois mon cœur, par tant de traits aussi cruels ! Eh bien ! dit la comtesse, qui sentit que la violence ne ferait qu’irriter celle que son artifice l’obligeait à ménager, feignez toujours ce que je vous propose, puisque vous ne pouvez vous vaincre, et dites à Monrevel que vous aimez Salins, ce sera un moyen de savoir si réellement il vous est attaché ; la véritable façon de connaître un amant, est de l’inquiéter par la jalousie. Si Monrevel se dépite et s’il vous abandonne, ne serez-vous pas bien aise d’avoir reconnu que vous n’étiez qu’une dupe en l’aimant ? — Et si sa passion n’en devient que plus vive ? — Alors peut-être vous céderai-je ; ne connaissez-vous pas tous vos droits sur mon âme ? Et la tendre Amélie, consolée par ces dernières paroles, ne cessait de baiser les mains de celle qui la trahissait, de celle qui dans le fond la regardait comme sa plus mortelle ennemie ;… de celle enfin, qui, pendant qu’elle faisait couler le baume au fond du cœur alarmé de sa fille, ne nourrissait dans le sien que des sentimens de haine, et d’affreux projets de vengeance. Cependant Amélie s’engage à ce qu’on exige, non-seulement elle promet de feindre d’aimer Salins ; mais elle assure même qu’elle se servira de ce moyen, pour mettre le cœur de Monrevel aux dernières épreuves, sous la seule condition que sa mère voudra bien ne pas porter les choses trop loin, et les arrêter aussi-tôt qu’elles auront été convaincues de la constance et de l’amour du châtelain. Madame de Sancerre promet tout ce qu’on veut, et, peu de jours après, elle dit à Monrevel, qu’il lui paraît singulier que ne pouvant plus raisonnablement former aucun espoir d’appartenir à sa fille, il veuille si long-temps s’enterrer en Bourgogne, pendant que toute la province est sous les drapeaux de Charles ; et, en disant cela, elle lui laisse lire adroitement les dernières lignes de la lettre du duc, qui contenait, comme nous l’avons lu : Vous me renverrez Monrevel, ne pouvant, dans l’état où sont mes affaires, me passer plus long-temps d’un tel brave. Mais la perfide comtesse se garda bien de lui en laisser voir davantage…

Eh quoi ! madame, dit le châtelain, au désespoir ; il est donc vrai que vous me sacrifiez ; il est donc assuré qu’il faut que je renonce à ces projets délicieux qui faisaient tout le charme de ma vie ? — En vérité, Monrevel, leur exécution n’en eut jamais fait que le malheur, est-ce quand on vous ressemble qu’il faut aimer une infidèle ? Si jamais Amélie vous laissa de l’espoir, elle vous trompa, sans doute, son amour pour Salins n’était que trop réel. — Hélas ! madame, reprit ce jeune héros laissant échapper quelques larmes, je n’ai pas dû croire être aimé d’Amélie, j’en conviens ; mais pouvais-je penser qu’elle en aimât un autre… Et passant avec rapidité de la douleur au désespoir… Non, reprit-il furieux… non, qu’elle n’imagine pas abuser de ma crédulité ; il est au-dessus de mes forces de pouvoir endurer de tels outrages ; et puisque je lui déplais, puisque je n’ai plus rien à craindre, pourquoi mettrais-je des bornes à ma vengeance ?… J’irai trouver Salins ; j’irai chercher jusqu’au bout de la terre ce rival qui m’outrage et que je déteste, sa vie me répondra de ses insultes, ou je perdrai la mienne sous ses coups. — Non, Monrevel, s’écria la comtesse, non, la prudence ne me permet pas de souffrir de telles choses ; revolez bien plutôt vers Charles, si vous osez concevoir ces projets, car j’attends Salins sous peu de jours, et je dois m’opposer à ce que vous vous rencontriez chez moi… À moins pourtant, continua la comtesse, avec un peu de contrainte, que vous ne cessiez de devenir dangereux pour lui, par la victoire certaine que vous remporterez sur vos sentimens. Ô ! Monrevel… Si votre choix étoit tombé sur un autre objet… ne vous jugeant plus à craindre dans mon château, je serais la première à vous presser d’y faire un plus long séjour… Et reprenant aussi-tôt, en lançant des regards enflammés sur le châtelain, eh quoi ! n’est-il donc qu’Amélie, dans ces lieux, qui puisse prétendre au bonheur de vous plaire ? Comme vous connaissez peu les cœurs qui vous entourent, si vous ne supposez que le sien capable d’avoir senti ce que vous valez ! Pouvez-vous donc supposer un sentiment bien solide dans l’âme d’un enfant ? Sait-on ce qu’on pense…… Sait-on ce qu’on aime à son âge ?… Croyez-moi, Monrevel, il faut un peu plus d’expérience pour savoir bien aimer. Une séduction est-elle une conquête ? Triomphe-t-on de qui ne sait pas se défendre ?… Ah ! la victoire n’est-elle pas plus flatteuse quand l’objet attaqué, connaissant toutes les ruses qui peuvent le soustraire à vous, n’oppose pourtant à vos traits que son cœur, et ne combat plus qu’en cédant ? — Oh ! madame, interrompit le châtelain, qui ne voyoit que trop où la comtesse voulait en venir ; j’ignore les qualités qu’il faut pour être capable de bien aimer ; mais ce que je sais parfaitement, c’est qu’Amélie seule, a toutes celles qui doivent me la faire adorer, et que je ne chérirai jamais qu’elle au monde. — En ce cas, je vous plains, repartit madame de Sancerre, avec aigreur ; car, non-seulement elle ne vous aime pas, mais dans la certitude de cette situation inébranlable de votre âme, je me vois obligée de vous séparer pour jamais ; et elle quitte brusquement le châtelain en prononçant ces dernières paroles.

Il serait difficile de peindre l’état de Monrevel, tour-à-tour dévoré par sa douleur, en proie à l’inquiétude, à la jalousie, à la vengeance, il ne savait auquel de ces sentimens se livrer avec le plus d’ardeur, tant il était impérieusement déchiré par tous. Il vole enfin aux pieds d’Amélie… Ô vous que je n’ai jamais cessé d’adorer un instant, s’écrie-t-il, en fondant en larmes… Dois-je le croire ?… Vous me trahissez !… Un autre va vous rendre heureuse… Un autre va m’enlever le seul bien pour lequel j’aurais cédé l’empire de la terre s’il m’eût appartenu… Amélie… Amélie ! Est-il vrai, vous êtes infidèle, et c’est Salins qui va vous posséder ? Je suis fâchée qu’on vous l’ai dit, Monrevel, répondit Amélie, résolue d’obéir à sa mère, et pour ne pas l’aigrir et pour connoître si réellement le châtelain l’aimait avec sincérité ; mais si ce fatal secret se découvre aujourd’hui, je ne mérite pas au moins vos reproches amers : ne vous ayant jamais donné d’espoir, comment pouvez-vous m’accuser de vous trahir ? — Il n’est que trop vrai cruelle, je l’avoue ; jamais je ne pus faire passer dans votre âme la plus légère étincelle du feu qui dévorait la mienne ; et c’est pour l’avoir un instant jugé d’après mon cœur, que j’ai osé vous soupçonner d’un tort, qui n’est que la suite de l’amour, vous n’en eûtes jamais pour moi, Amélie, de quoi me plains-je effectivement ? Eh bien ! vous ne me trahissez pas, vous ne me sacrifiez point ; mais vous méprisez mon amour… mais vous me rendez le plus malheureux des hommes. — En vérité, Monrevel, je ne conçois pas comment dans l’incertitude, on peut faire les frais de tant de flamme ? — Eh quoi ! ne devions-nous pas être unis ? — On le voulait : mais était-ce une raison pour que je le desirasse ? Nos cœurs répondent-ils aux intentions de nos parens ? — J’aurais donc fait votre malheur ? — Au moment de la conclusion, je vous aurais laissé lire dans mon âme, et vous ne m’auriez pas contrainte. — Oh ciel ! voilà donc mon arrêt ! Il faut que je vous quitte… il faut que je m’éloigne, et c’est vous qui l’exigez, grand dieu !… C’est vous qui déchirez à plaisir le cœur de celui qui voulait vous adorer sans cesse. Eh bien ! je vous fuirai, perfide ; j’irai chercher avec mon prince des moyens prompts de vous fuir encore mieux ; et, désespéré de vous avoir perdu, j’irai mourir à ses côtés, dans les champs de la gloire. Monrevel sortit à ces mots ; et la triste Amélie, qui s’était faite une violence extrême pour se soumettre aux intentions de sa mère, n’ayant plus rien qui la contraignît, fondit en larmes dès qu’elle se trouva seule. » Ô toi que j’adore ! que dois-tu penser d’Amélie, s’écria-t-elle ! De quels sentimens remplaces-tu maintenant dans ton cœur tous ceux dont tu payais ma flamme ? Que de reproches tu me fais, sans doute, et combien je les mérite ! Je ne t’avouai jamais mon amour, il est vrai… mais mes yeux t’en instruisaient assez ; et si j’en retardais l’aveu par prudence, je n’en mettais pas moins mon bonheur à le laisser éclater, un jour… Ô Monrevel… ! Monrevel, quel supplice est celui d’une amante, qui n’ose avouer ses feux à celui qui est le plus digne de les allumer… que l’on oblige à feindre…… à remplacer par de l’indifférence, le sentiment dont elle est dévorée. »

La comtesse surprit Amélie dans cette situation accablante. J’ai fait ce que vous avez voulu, madame, lui dit-elle ; le châtelain est dans la douleur ; qu’exigez-vous de plus ? Je veux que cette feinte continue, reprit madame de Sancerre, je veux voir jusqu’à quel point Monrevel vous est attaché… Écoutez-moi, ma fille, le châtelain ne connaît pas son rival… Clotilde, celle de mes femmes qui m’est la plus chère, a un jeune parent de l’âge et de la taille de Salins ; je vais l’introduire dans le château ; il passera pour celui que nous avons l’air de vous faire aimer depuis six ans, mais il ne sera que mystérieusement ici, vous ne le verrez qu’en secret, et comme à mon insçu, Monrevel n’aura, que des soupçons… des soupçons que j’aurai soin de nourrir, et nous jugerons alors des effets de son amour au désespoir. Eh ! madame, à quoi bon toutes ces feintes, répondit Amélie ; ne doutez point des sentimens de Monrevel, il vient de m’en donner les assurances les plus fortes, et je les crois de toute mon âme. Faut-il vous l’avouer, reprit la méchante femme, en suivant toujours son indigne plan, on m’écrit de l’armée que Monrevel est loin des vertus d’un brave et digne chevalier… je vous le dis avec douleur, mais on accuse son courage ; le duc s’y trompe, je le sais, mais les faits sont constans… on le vit fuir à Montlhéri… Lui, madame, s’écria mademoiselle de Sancerre, lui, capable d’une telle faiblesse ! ne l’imaginez pas, on vous trompe ; c’est de lui que Brezé reçut la mort[1]… lui, fuir… je l’aurais vu… je ne le croirais pas… non, madame, non, il était parti d’ici même, pour se rendre à cette bataille ; vous lui aviez permis de baiser ma main, cette même main orna son casque d’un nœud de ruban… il me dit qu’il serait invincible ; il avait mes traits dans son cœur, il est incapable de les avoir souillés… il ne l’a pas fait. Je sais, dit la comtesse, que les premiers bruits furent à son avantage ; on vous laissa ignorer les seconds… jamais le Sénéchal ne mourut de sa main, et plus de vingt guerriers ont vu fuir Monrevel… Que vous importe, Amélie, cette épreuve de plus, elle ne sera jamais sanguinaire, je saurai l’arrêter à temps… Si Monrevel est un lâche, voudriez-vous lui donner la main ? songez-vous, d’ailleurs, que dans une chose où ma seule complaisance agit, je suis en droit de vous imposer des conditions ; le duc s’oppose à ce que Monrevel devienne aujourd’hui votre époux, il le redemande ; si, malgré tout cela, je veux bien céder à vos desirs, au moins devez-vous accorder quelque chose aux miens ; en achevant ces mots, la comtesse sortit, et laissa sa fille dans de nouvelles perplexités.

Monrevel un lâche, se disait Amélie, en pleurant, non, je ne le croirai jamais… cela ne se peut, il m’aime… ne l’ai-je donc pas vu s’exposer sous mes yeux aux dangers d’un tournois, et dans la certitude que je le paierais d’un regard, y vaincre tout ce qui s’offrait à lui !… ces regards, qui l’encourageaient, l’ont suivi dans les plaines de France, j’étais toujours sous les siens, c’est sous eux qu’il a combattu ; mon amant est brave comme il m’aime ; ces deux vertus doivent être à l’excès dans une âme où rien d’impur ne pénétra jamais… N’importe, ma mère le veut, j’obéirai… je garderai le silence, je cacherai mon cœur à celui qui le possède en entier, mais je ne soupçonnerai jamais le sien.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, pendant lesquels la comtesse prépara ses ruses, et pendant lesquels Amélie ne cessa de soutenir le personnage qu’on lui imposait, quelques douleurs qu’elle en éprouvât ; enfin madame de Sancerre fit dire à Monrevel de venir la trouver seule, attendu qu’elle avait quelque chose d’important à lui communiquer… et là, elle se résolut de se déclarer tout-à-fait, afin de n’avoir plus de remords, si la résistance du châtelain l’obligeait à des crimes.

Chevalier, lui dit-elle, aussi-tôt qu’elle le vit entrer, certain comme vous devez l’être à présent et du mépris de ma fille et du bonheur de votre rival, je dois nécessairement attribuer à quelqu’autre cause, la prolongation de votre séjour à Sancerre, quand votre chef vous demande et vous desire à ses côtés ; avouez-moi donc, sans feinte, le sujet qui peut vous y retenir ?… serait-ce le même… Monrevel, que celui qui me fait desirer de vous y conserver aussi ? Quoique ce jeune guerrier eût soupçonné depuis long-temps l’amour de la comtesse, non-seulement il n’en avait jamais fait part à Amélie, mais désespéré d’avoir pu le faire naître, il cherchait à se le déguiser à lui même. Pressé par cette question, devenue trop claire pour qu’il lui devînt permis de s’y méprendre, madame, répondit-il en rougissant, vous connaissez les chaînes qui m’arrêtent, et si vous daigniez les serrer au lieu de les rompre je me trouverais sans doute le plus heureux des hommes… Soit feinte, soit orgueil, la dame de Sancerre prit cette réponse pour elle… Beau doux ami, lui dit-elle alors, en l’attirant près de son fauteuil, ces chaînes seront tissues quand vous le voudrez… ah ! depuis bien long-temps elles captivent mon cœur ; elles orneront mes mains quand vous m’en aurez montré le desir ; me voilà sans nœuds aujourd’hui, et si je desire de perdre une seconde fois ma liberté, vous devez bien savoir avec qui… Monrevel frémit à ces mots, et la comtesse, qui ne perdait pas un de ses mouvemens, s’abandonnant alors en furieuse aux transports de sa flamme, lui reprocha, dans les termes les plus durs, l’indifférence avec laquelle il avait toujours payé l’ardeur dont elle avait brûlé pour lui… Pouvais-tu te la déguiser cette flamme, qu’allumaient tes yeux, ingrat ? pouvais-tu l’ignorer, s’écria-t-elle ; un seul jour s’est-il écoulé depuis ton jeune âge, où je n’aie fait éclater ces sentimens que tu dédaignes avec tant d’insolence ? était-il un seul chevalier à la cour de Charles qui m’intéressât comme toi ? fière de tes succès, sensible à tes malheurs, cueillas tu jamais un laurier que ma main n’enlaçât de myrthes ? ton esprit format-il une seule pensée que je ne partageasse à l’instant ? ton cœur, un sentiment qui ne fut le mien ? fêtée par-tout, voyant toute la Bourgogne à mes pieds, entourée d’adorateurs… enivrée d’encens, tous mes vœux ne se tournaient que pour Monrevel, il les occupait seul, je méprisais ce qui n’était pas lui… et quand je t’adorais, perfide… tes yeux se détournaient de moi… follement épris d’un enfant… me sacrifiant à cette indigne rivale… tu m’as fait haïr ma fille même… je sentais tous tes procédés, il n’en était pas un qui ne perçât mon cœur, et je ne pouvais pourtant te haïr… mais qu’espères-tu maintenant ?… que le dépit au moins te donne à moi, si l’amour n’y peut réussir… Ton rival est ici, je peux le faire triompher demain, ma fille m’en presse ; quelle espérance te reste-t-il donc, quel fol espoir peut t’aveugler encore ? Celui d’aller mourir, madame, répondit Monrevel, et du remords d’avoir pu faire naître en vous des sentimens qu’il n’est pas en mon pouvoir de partager, et du chagrin de n’en pouvoir inspirer, au seul objet qui régnera toujours sur mon cœur.

Madame de Sancerre se contint ; l’amour, la fierté, la fourberie, la vengeance la dominaient avec trop d’empire pour ne pas lui imposer la nécessité de feindre. Une âme ouverte et franche se serait emportée ; une femme vindicative et fausse devait employer l’art, et la comtesse le mit en usage. Chevalier, dit-elle, avec un dépit contraint, vous me faites connaître des refus pour la première fois de ma vie, ils étonneraient vos rivaux, moi seule n’en suis point surprise : non, je me rends justice… je serais votre mère, chevalier… Comment, avec un pareil tort, pouvais-je prétendre à votre main ?… Je ne vous gêne plus, Monrevel, je cède à mon heureuse rivale l’honneur de vous enchaîner ; et ne pouvant devenir votre femme, je serai toujours votre amie ; vous y opposerez-vous ? cruel ! m’envierez-vous ce titre ? Oh ! madame, que je reconnais bien à ces procédés toute la noblesse de votre cœur, répondit le châtelain, séduit par ces apparences trompeuses ; ah ! croyez, ajouta-t-il, en se précipitant aux pieds de la comtesse, croyez que tous les sentimens de mon cœur, qui ne seront pas de l’amour, vous appartiendront à jamais ; je n’aurai pas dans le monde de meilleure amie, vous serez à-la-fois, et ma protectrice et ma mère, et je vous consacrerai sans cesse tous les momens, où l’ivresse de ma passion pour Amélie ne me retiendra pas à ses pieds. Je serai flattée de ce qui me restera, Monrevel, reprit la comtesse en le relevant, tout est si cher de ce qu’on aime ; des sentimens plus vifs m’eussent sans doute touché d’avantage, mais dès que je n’y dois plus prétendre, je me contenterai de cette amitié sincère dont vous me faites les sermens, et je vous acquitterai par la mienne… Écoutez, Monrevel, je vais vous donner dès l’instant une preuve de ces sentimens que je vous jure : connaissez le desir que j’ai de faire triompher votre amour, et de vous captiver éternellement près de moi… Votre rival est ici, rien de plus sûr : instruite des volontés de Charles, m’était-il possible de lui refuser l’entrée de ce château. Tout ce que je pourrai obtenir pour vous… pour vous, dont il ignore les desseins, c’est qu’il ne paraîtra que déguisé, il l’est déjà, et qu’il ne verra ma fille qu’avec mystère. Quel parti voulez-vous que nous prenions dans cette circonstance ? — Celui que me dicte mon cœur, madame, la seule grâce que j’ose implorer à vos genoux, est la permission d’aller disputer ma maîtresse à mon rival comme l’honneur l’inspire à un guerrier tel que moi. — Ce parti ne vous réussira point, Monrevel ; vous ne connaissez pas l’homme à qui vous avez affaire : le vîtes-vous jamais dans la carrière de l’honneur ? Honteusement au fond de sa province, Salins, pour la première fois de sa vie, en sort pour épouser ma fille. Je ne conçois pas comment Charles put imaginer un tel choix : il le veut… nous n’avons rien à dire ; mais je vous le répète, Salins, connu pour un traître, ne se battra sûrement point… ; et s’il connaît vos projets, s’il les apprend par vos démarches, oh ! Monrevel, je frémirai pour vous… Cherchons d’autres moyens et cachons-lui nos vues… Laissez-moi réfléchir quelques jours, je vous ferai part de ce que j’aurai fait ; cependant demeurez ici, et je sémerai des bruits différens sur les motifs qui vous y retiennent.

Monrevel, trop content du peu qu’il obtient, n’imaginant pas qu’on puisse le tromper, parce que son cœur honnête et sensible ne connut jamais les détours, embrasse encore une fois les genoux de la comtesse, et se retire avec moins de douleur.

Madame de Sancerre profite de ces instans pour donner les ordres utiles aux succès de ses perfides intentions. Le jeune parent de Clotilde secrètement introduit dans le château, sous l’habit d’un page de la maison, fait si bien que Monrevel ne peut s’empêcher de l’appercevoir. Quatre valets inconnus se trouvent en même-temps dans la maison, et passent pour des domestiques du comte de Sancerre, revenus chez lui après la mort de leur maître ; mais la comtesse a soin de faire savoir à Monrevel que ces étrangers sont de la suite de Salins. De ce moment le chevalier peut à peine entretenir sa maîtresse ; s’il se présente à son appartement, les femmes le refusent ; s’il cherche à l’aborder dans le parc, dans les jardins, ou elle le fuit, ou il l’apperçoit avec son rival : de tels malheurs sont trop violens pour l’âme bouillante de Monrevel : prêt à se désespérer, il aborde enfin Amélie, que le faux Salins venait de quitter. Cruelle, lui dit-il, ne pouvant plus se contenir, vous me méprisez donc au point de vouloir former devant moi les nœuds sinistres qui vont nous séparer ? Et quand il ne tiendrait maintenant qu’à vous, quand je suis au moment de gagner votre mère, c’est de vous seule, hélas ! que vient le coup qui me déchire ! Amélie, prévenue des lueurs d’espoir que la comtesse avait donné à Monrevel, et croyant que tout cela devait servir à l’heureux dénouement de la scène qu’on lui fait jouer, Amélie, dis-je, continue de feindre ; elle répond à son amant, qu’il est bien le maître de s’épargner le douloureux spectacle qu’il semble appréhender, et qu’elle est la première à lui conseiller d’aller oublier, avec Bellonne, tous les chagrins que lui donne l’amour : mais quoique la comtesse lui eût dit, elle se garde bien d’avoir l’air de soupçonner le courage de son amant, Amélie connaît trop Monrevel pour douter de lui ; elle l’aime trop au fond de son cœur pour oser même des plaisanteries sur une chose aussi sacrée.

C’en est donc fait ; il faut que je vous quitte, s’écrie le châtelain, en arrosant de larmes les genoux d’Amélie, qu’il ose presser encore une fois ! vous avez la force de me l’ordonner ! Eh bien ! je trouverai dans mon esprit celle de vous obéir. Puisse l’heureux mortel à qui je vous laisse connaître le prix de ce que je lui cède ! Puisse-t-il vous rendre aussi heureuse que vous méritez de l’être. Amélie, vous me ferez part de votre félicité ! c’est la seule grâce que je vous demande ; et je serai moins malheureux quand je vous aurai su dans le sein du bonheur.

Amélie ne put entendre ces derniers mots sans se sentir émue… Des larmes involontaires la trahissent, et Monrevel la pressant alors dans ses bras, moment fortuné pour moi, s’écrie-t-il, j’ai pu lire un regret dans ce cœur que je crus à moi si long-temps ! Ô ma chère Amélie ! il n’est donc pas vrai que vous aimez Salins, puisque vous daignez pleurer Monrevel ? Dites un mot, Amélie, un seul mot ; et, quelle que soit la lâcheté du monstre qui vous enlève à moi, ou je le forcerai de se battre, ou je le punirai à-la-fois de son peu de courage et d’oser s’élever à vous.

Mais Amélie s’était remise : menacée de tout perdre, elle sentait trop l’importance de soutenir le rôle qui lui était enjoint pour oser faiblir un instant. Je ne déguiserai point les larmes que vous avez surprises, chevalier, dit-elle avec fermeté ; mais vous en interprétez mal la cause : un mouvement de pitié pour vous peut les avoir fait couler sans que l’amour y ait la moindre part. Accoutumée depuis long-tems à vous voir, je puis être fâchée de vous perdre sans qu’aucun sentiment plus tendre que celui de la simple amitié fonde ce chagrin dans moi. Oh ! juste ciel ! dit le châtelain, et vous m’enlevez jusqu’à la consolation dont mon cœur s’appaisait un instant !… Amélie ! que vous êtes cruelle avec celui qui n’eut jamais d’autre tort envers vous que de vous adorer ! et ce n’est donc qu’à la pitié que je les dois ces larmes, dont je fus si glorieux une minute ? Tel est donc l’unique sentiment qu’il faille attendre de vous ?… On approchait, et nos deux amans furent forcés de se séparer ; l’un au désespoir, sans doute, et l’autre, l’âme, navrée de douleur d’une contrainte aussi cruelle… mais néanmoins fort aise de ce qu’un évènement quelconque l’empêchait de la soutenir plus long-temps.

Plusieurs jours s’écoulèrent encore, et la comtesse en profita pour disposer ses dernières batteries, lorsque Monrevel revenant un soir du fond des jardins où sa mélancolie l’avait entraîné, se trouvant seul, et sans armes, fut brusquement attaqué par quatre hommes qui paraissaient en vouloir à sa vie. Son courage ne l’abandonnant point dans une si périlleuse circonstance, il se défend, il éloigne les ennemis qui le pressent… appelle à lui, et se dégage, secouru par les gens de la comtesse, qui arrivent aussi-tôt qu’ils l’entendent. La dame de Sancerre instruite du danger qu’il vient de courir… la perfide Sancerre qui savait mieux qu’une autre de quelles mains partait l’artifice, prie Monrevel de passer dans son appartement, avant que de se retirer chez lui. Madame, lui dit le châtelain en l’abordant… j’ignore quels sont ceux qui menacent mes jours, mais je ne croyais pas que dans votre château on osât attaquer un chevalier sans armes… Monrevel, répondit la comtesse, voyant bien qu’il était encore agité, il m’est impossible de vous préserver de ces périls, je ne puis qu’aider à vous en défendre… On a volé vers vous, pouvais-je davantage ?… Vous avez à faire à un traître, je vous l’ai dit ; envain emploirez-vous avec lui tous les procédés de l’honneur, il n’y répondra point, et vos jours seront toujours en danger ; je le voudrais loin de chez moi sans doute, mais puis-je interdire mon château à celui que le duc de Bourgogne veut que j’y reçoive comme un gendre ? à celui que ma fille aime enfin, et dont elle est aimée ? Soyez plus juste, chevalier, quand j’ai souffert autant que vous ; mesurez l’intérêt que tout ceci m’inspire, à la multitude des liens qui m’attachent à votre sort. Le coup part de Salins, je n’en saurais douter il s’est informé des motifs qui vous retiennent ici, quand tous les chevaliers sont auprès de leurs chefs ; votre amour est malheureusement trop connu, il aura trouvé des indiscrets… Salins se venge, et comprenant trop bien qu’il lui est impossible de se défaire de vous, autrement que par un crime, il le commet ; le voyant manqué, il le renouvellera… Ô doux chevalier, j’en frémis… j’en frémis plus que vous encore. Eh bien ! madame, répliqua le châtelain, ordonnez lui de quitter ce déguisement inutile, et laissez-moi l’attaquer de manière à l’obliger de me répondre… Eh quel besoin est-il que Salins se déguise, si-tôt qu’il est chez vous par ordre de son souverain ? si-tôt qu’il est aimé de celle qu’il y cherche, et protégé par vous, madame ? — Par moi, chevalier, je ne m’attendais pas à cette injure… mais n’importe, ce n’est pas ici le moment de s’en justifier, répondons seulement à vos allégations, et vous verrez quand j’aurai tout dit, si je partage sur ce choix les procédés de ma fille. Vous me demandez pourquoi Salins se déguise ? je l’ai d’abord exigé de lui, par ménagement pour vous, et s’il perpétue cette feinte, c’est par appréhension pour lui ; il vous redoute, il vous évite, il ne vous attaque qu’en traître… Vous voulez que je consente à vous laisser battre, croyez qu’il ne l’acceptera pas, Monrevel, je vous l’ai dit, et s’il vous en connaît le dessein, il prendra si bien ses mesures, que je ne pourrai même plus répondre de vous. Ma position est telle vis-à-vis de lui qu’il me devient impossible même de lui faire des reproches de ce qui vient de se passer ; la vengeance n’est donc plus qu’en vos mains, c’est à vous seul qu’elle appartient, et je vous plains fort si vous ne saisissez pas celle qui est légitime après l’infamie qu’il vient de faire. Est-ce donc avec les traîtres qu’il faut respecter les loix de l’honneur ? Et comment pouvez-vous chercher d’autres voies que celles dont il se sert, dès qu’il est certain qu’il n’acceptera aucune de celles que votre valeur lui proposera. Ne devez-vous donc pas le prévenir, chevalier ? et depuis quand la vie d’un lâche est-elle si précieuse, que l’on n’ose la ravir sans combattre ? On se mesure avec l’homme d’honneur, on fait tuer celui qui a voulu nous priver du jour ; que l’exemple de vos maîtres vous serve ici de règle ; quand l’orgueil de Charles de Bourgogne qui nous gouverne aujourd’hui eut à se plaindre du duc d’Orléans, lui proposa-t-il le duel, ou le fit-il assassiner ? Ce dernier parti lui parut le plus sûr, il le prit, et lui-même à Montereau ne le fut-il pas à son tour, quand le dauphin eût à s’en plaindre ? On n’est ni moins honnête, ni moins valeureux chevalier, pour se défaire d’un fourbe qui en veut à notre vie… Oui, Monrevel, oui, je veux que vous ayez ma fille, je veux que vous l’ayez à tel prix que ce puisse être. Ne sondez pas le sentiment qui me fait desirer de vous avoir près de moi… j’en rougirais sans doute… et ce cœur mal guéri… N’importe, vous serez mon gendre, chevalier, vous le serez… Je veux vous voir heureux, même aux dépends de mon bonheur… Osez-donc me dire à présent que je protège Salins, osez-le doux ami, et j’aurai droit au moins de vous traiter d’injuste, quand vous aurez méconnu mes bontés jusques-là.

Monrevel attendri, se jette aux pieds de la comtesse, il lui demande pardon de l’avoir mal jugée… mais assassiner Salins, lui paraît un crime au-dessus de ses forces… Oh ! madame, s’écrie-t-il en pleurs, jamais ces mains n’oseront se plonger dans le sein d’un être qui me ressemble, et le meurtre le plus affreux des crimes… — N’en est plus un, dès qu’il sauve nos jours… mais quelle faiblesse, chevalier… comme elle est déplacée dans un héros ! que faites-vous donc, je vous prie, en allant aux combats ? ces lauriers, qui vous ceignent, n’y sont-ils pas le prix des meurtres ? vous vous croyez permis de tuer l’ennemi de votre prince, et vous tremblez à poignarder le vôtre, et quelle est donc la loi tyrannique qui peut établir dans la même action une différence aussi énorme ? Ah ! Monrevel, ou nous ne devons jamais attenter aux jours de personne, ou si cette action peut quelquefois nous paraître légitime, c’est alors qu’elle est inspirée par la vengeance d’une insulte… mais que dis-je, et que m’importe à moi ! Frémis, homme faible et pusillanime, et dans l’absurde peur d’un crime imaginaire, abandonne indignement celle que tu aimes aux bras du monstre qui te la ravit, vois ta misérable Amélie, séduite, désespérée, trahie, languir dans le sein du malheur, entends-la t’appeller à son secours, et toi, perfide, et toi, préférer lâchement l’infortune éternelle de celle que tu aimas, à l’action juste et nécessaire d’arracher le jour au vil bourreau de tous les deux.

La comtesse voyant chanceler Monrevel, acheva de tout mettre en usage pour lui applanir l’horreur qu’elle lui conseillait, et pour lui faire sentir que quand une telle action est aussi nécessaire, il devient très-dangereux de ne la pas commettre ; qu’en un mot, s’il ne se presse, non-seulement sa vie est à tout instant en péril, mais qu’il court même le risque de voir enlever sa maîtresse sous ses yeux, parce que Salins ne pouvant s’empêcher de s’appercevoir qu’elle ne le favorise pas, bien sûr de plaire au duc de Bourgogne, quelque soient les moyens qu’il emploiera pour avoir celle qu’il aime, la ravira peut-être au premier moment, et avec d’autant plus de facilité, qu’Amélie s’y prête ; enfin, elle enflamme si bien l’esprit du jeune chevalier, qu’il accepte tout, et jure aux pieds de la comtesse qu’il poignardera son rival.

Jusqu’ici les vues de cette femme, perfide paraissent louches, sans doute ; d’affreuses suites ne les éclairciront que trop.

Monrevel sortit ; mais ses résolutions changèrent bientôt, et la voix de la nature combattant malgré lui dans son âme ce que lui inspirait la vengeance, il ne voulut se résoudre à rien, qu’il n’eût employé les voies honnêtes que lui dictait l’honneur ; il envoie le lendemain un cartel au prétendu Salins, et dans la même heure, il en reçoit la réponse suivante.

Je ne sais point disputer ce qui m’appartient, c’est à l’amant maltraité de sa belle, à desirer la mort ; pour moi, j’aime la vie ; comment ne la chérirais-je pas, quand tous les momens qui la composent sont précieux à mon Amélie ? Si vous avez envie de vous battre, chevalier, Charles a besoin de héros, volez-y ; croyez-moi, les exercices de Mars vous conviennent mieux que les douceurs de l’amour ; vous acquerrez de la gloire en vous livrant aux uns, les autres, sans que je risque rien, pourraient vous coûter cher.

Le châtelain frémit de rage à la lecture de ces mots. Le traître ! s’écria-t-il, il me menace, et n’ose se défendre ; rien ne m’arrête maintenant ; songeons à ma sûreté, occupons-nous de conserver l’objet de mon amour, je ne dois plus balancer un instant… mais que dis-je… grand Dieu ! si elle l’aime… si Amélie brûle pour ce perfide rival, sera-ce en lui ravissant la vie, que j’obtiendrai le cœur de ma maîtresse ? oserai-je me présenter à elle, les mains souillées du sang de celui qu’elle adore ?… je ne lui suis qu’indifférent aujourd’hui… elle me haïra, si je vais plus loin.

Telles étaient les réflexions du malheureux Monrevel… telles étaient les agitations qui le déchiraient, lorsqu’environ deux heures après qu’il eût reçu la réponse qu’on vient de voir, la comtesse lui fit dire de passer chez elle.

Afin d’éviter vos reproches, chevalier, lui dit-elle, aussi-tôt qu’il entra, j’ai pris les mesures les plus sûres pour être informée de ce qui se passe ; votre vie court de nouveaux dangers, deux crimes se préparent à-la-fois ; une heure après le coucher du soleil, vous serez suivi par quatre hommes, qui ne vous quitteront plus, qu’ils ne vous aient poignardé ; Salins enlève en même temps ma fille ; si je m’y oppose, il instruit le duc de mes résistances, et se justifie en nous accablant tous les deux. Évitez le premier péril, en vous faisant escorter par six de mes gens ; ils vous attendent à la porte… Quand dix heures sonneront, laissez là votre suite, pénétrez seul dans la grande salle voûtée qui communique aux appartemens de ma fille ; à l’heure juste que je vous prescris, Salins traversera cette salle pour se rendre chez Amélie ; elle l’attend, ils partent ensemble avant minuit. Alors… armé de ce poignard… recevez-le, Monrevel ; c’est de mes mains que je veux vous le voir prendre… alors, dis-je, vous vous vengerez du premier crime, et vous préviendrez le second… Vous le voyez, homme injuste, c’est moi qui veux armer le bras qui doit punir l’objet de votre haine, c’est moi qui vous rend à celle que vous devez aimer… m’accablerez-vous encore de vos reproches ?… Ingrat, voilà comme je paie tes mépris… va, cours à la vengeance, Amélie t’attend dans mes bras… Donnez, madame, dit Monrevel, trop irrité pour balancer encore, donnez, rien ne m’empêche plus d’immoler mon rival à ma rage ; je lui ai proposé les voies de l’honneur, il les a refusées, c’est un lâche, il en doit subir le sort… donnez, je vous obéis.

Le châtelain sort… À peine eut-il quitté la Comtesse, que celle-ci se hâte de mander sa fille. Amélie, lui dit-elle, nous devons maintenant être sûres de l’amour du chevalier, nous devons l’être également de sa valeur ; toutes nouvelles épreuves deviendraient inutiles : j’acquiesce enfin à vos desirs, mais comme il n’est malheureusement que trop vrai que le duc de Bourgogne vous destine à Salins… ; qu’il n’est que trop réel qu’avant huit jours il sera peut-être ici, il ne vous reste que le parti de la fuite, si vous voulez être à Monrevel ; il faut qu’il ait l’air de vous enlever à mon insçu, qu’il s’autorise, pour cette démarche, des derniers desirs de mon époux ; qu’il nie avoir jamais eu connaissance du changement des volontés de notre prince ; qu’il vous épouse secrètement à Monrevel, et vole ensuite s’excuser près du duc. Votre amant a senti la nécessité de ces conditions ; il les a accepté toutes ; mais j’ai voulu vous prévenir avant qu’il ne s’ouvrît à vous… Que vous semble de ces projets, ma fille ? Y trouvez-vous quelqu’inconvénient ? Ils en seraient remplis, madame, répondit Amélie avec autant de respect que de reconnaissance, s’ils s’exécutaient sans votre aveu ; mais dès que vous daignez vous y prêter, je ne dois plus, qu’embrasser vos genoux pour vous témoigner combien je suis sensible à tout ce que vous voulez bien faire pour moi. Ne perdons pas un instant, en ce cas, répondit cette femme perfide, pour qui les larmes de sa fille devenaient un nouvel outrage. Monrevel est instruit de tout ; mais il est essentiel de vous déguiser, il serait imprudent que vous fussiez reconnue, avant que d’être au château de votre amant, bien plus fâcheux encore que vous fussiez peut-être rencontrée par Salins, que nous attendons chaque jour. Revêtez donc ces habits, continua la comtesse, en présentant à sa fille ceux qui avaient servi au prétendu Salins, et repassez dans votre appartement quand la sentinelle des tours avertira pour la dixième heure[2] : c’est l’instant indiqué, c’est celui où Monrevel se rendra chez vous, des chevaux vous attendent, et vous partirez sur-le-champ tous les deux.

Ô respectable mère, s’écria Amélie, en se précipitant dans les bras de la comtesse ! puissiez-vous lire au fond de mon cœur les sentimens dont vous m’animez… Puissiez-vous… Non, non, dit madame de Sancerre, en se dégageant des bras de sa fille ; non, votre reconnaissance est inutile ; dès que votre bonheur est fait, le mien l’est aussi : ne nous occupons que de votre déguisement.

L’heure approchait. Amélie prend les habits qu’on lui présente. La comtesse ne néglige rien de tout ce qui doit la faire ressembler au jeune parent de Clotilde, pris par Monrevel pour le seigneur de Salins : à force d’art, c’est à s’y tromper. Elle sonne enfin cette heure fatale… Partez, dit la comtesse : volez, ma fille, votre amant vous attend… Cette intéressante créature qui craint que la nécessité d’un prompt départ l’empêche de revoir sa mère, se jette en larmes sur son sein. La comtesse, assez fausse pour cacher les atrocités qu’elle médite, sous des dehors apparens de tendresse, embrasse sa fille ; elle mêle ses pleurs aux siennes. Amélie s’arrache, elle vole à son appartement ; elle ouvre la funeste salle qu’éclaire à peine une faible lueur, et dans laquelle Monrevel, un poignard à la main, attend son rival pour le renverser. Dès qu’il voit paraître quelqu’un, que tout doit lui faire prendre pour l’ennemi qu’il cherche, il s’élance impétueusement, frappe sans voir, et laisse à terre, dans des flots de sang, l’objet chéri pour lequel il eût mille fois donné tout le sien. « Traître, s’écrie aussitôt la comtesse, en paraissant avec des flambeaux : voilà comme je me venge de tes mépris ; reconnais ton erreur, et vis après si tu le peux. » Amélie respirait encore : elle adresse, en gémissant, quelques mots à Monrevel. Ô doux ami, lui dit-elle, affaiblie par la douleur et par l’abondance du sang qu’elle perd… Qu’ai-je fait pour mériter la mort de ta main ?… Sont-ce donc là les nœuds que m’apprêtaient ma mère ? Vas, je ne te reproches rien : le ciel me fait tout voir en ces derniers instans… Monrevel, pardonne-moi de t’avoir déguisé mon amour. Tu dois savoir ce qui m’y contraignait : que mes dernières paroles te convainquent au moins que tu n’eus jamais une amie plus sincère que moi… que je t’aimais plus que mon dieu, plus que ma vie, et que j’expire en t’adorant. — Mais Monrevel n’entend plus rien. À terre, sur le corps sanglant d’Amélie, sa bouche colée sur celle de sa maîtresse, il cherche à ranimer cette chère âme en exhalant la sienne brûlée d’amour et de désespoir… Tour-à-tour il pleure et s’emporte, tour-à-tour il s’accuse et maudit l’exécrable auteur du crime qu’il commet… Se relevant enfin avec fureur, qu’espères-tu de cette indigne action perfide, dit-il à la comtesse, y comptais-tu trouver l’accomplissement de tes affreux desirs ? As-tu donc supposé Monrevel assez faible pour survivre à celle qu’il adore ?… Éloigne toi, éloigne toi ; je ne répondrais pas, dans l’état cruel où m’ont mis tes forfaits, de ne les pas laver dans ton sang… Frappe, dit la comtesse égarée, frappe, voilà mon sein ; crois-tu que je chéris la vie, quand l’espoir de te posséder m’est enlevé pour jamais ! J’ai voulu me venger, j’ai voulu me défaire d’une rivale odieuse, je ne prétends pas plus survivre à mon crime qu’à mon désespoir. Mais que ce soit ta main qui m’enlève la vie, c’est par tes coups que je veux la perdre… Eh bien ! qui t’arrête ?… Lâche ! ne t’ai-je pas assez outragé ?… Qui peut donc retenir ta colère ? Allume le flambeau de la vengeance dans ce sang précieux que je t’ai fait verser, et ne ménage plus celle que tu dois haïr sans qu’elle puisse cesser de t’adorer. Monstre ! s’écria Monrevel, tu n’es pas digne de mourir… je ne serais pas vengé… Vis pour être en horreur à la terre, vis pour être déchiré par tes remords ; il faut que tout ce qui respire sache tes horreurs et te méprise ; il faut qu’à chaque instant, effrayée de toi-même, la lumière du jour te soit insuportable : mais sache au moins que tes scélératesses ne m’enlèveront point à celle que j’adore… Mon âme va la suivre aux pieds de l’Éternel. Nous allons tous les deux l’invoquer contre toi. À ces mots Monrevel se poignarde, et s’enlace tellement en rendant les derniers soupirs, dans les bras de celle qu’il chérit, il l’étraint avec tant de violence, qu’aucune main humaine ne put les séparer… Tous deux furent mis dans le même cercueil, et déposés dans ; la principale église de Sancerre, où les vrais amans vont quelquefois encore, verser des larmes sur leur tombe, et lire avec attendrissement les vers suivans, gravés sur le marbre qui les couvre, et que Louis XII ne dédaigna point de composer :

» Plorez amans, comme vous ils s’aimèrent,
» Sans toutefois qu’hymen les réunit ;
» Par de beaux nœuds, tous deux ils se lièrent,
» Et la vengeance à jamais les rompit.

La seule comtesse survécut à ces crimes, mais pour les pleurer toute sa vie : elle se jeta dans la plus haute piété, et mourut dix ans après religieuse à Auxerre, laissant la communauté édifiée de sa conversion, et véritablement attendrie de la sincérité de ses remords.



  1. Pierre de Brezé, grand Sénéchal de Normandie ; il commandait l’avant-garde de Louis XI à cette journée où il perdit la vie.
  2. C’était l’usage de ces temps ; la sentinelle placée dans la guérite du château sonnait une trompe à toutes les heures.