Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/Miss Henriette Stralson.

La bibliothèque libre.

frontispice du second volume des crimes de l'amour.

LES CRIMES


DE


L’AMOUR,


NOUVELLES HÉROÏQUES

ET TRAGIQUES ;

Précédés d’une Idée sur les Romans,

et ornés de gravures.

Par D. a. f. SADE, auteur d’Aline et Valcour.



Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre

de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il
que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme

abuse-t-il de tout ?
Nuits d’Young.




TOME II.



À Paris.
Chez MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius,
n°. 580
AN VIII.

MISS

HENRIETTE STRALSON,

OU

LES EFFETS DU DÉSESPOIR.

NOUVELLE ANGLAISE.






Un soir où le ranelagh de Londres était dans sa beauté, le lord Granwel âgé d’environ trente-six ans, l’homme le plus débauché, le plus méchant, le plus cruel de toute l’Angleterre, et malheureusement l’un des plus riches, vit passer, près de la table, où à force de punch et de vin de Champagne, il endormait ses remords avec trois de ses amis, une jeune personne charmante, qu’il n’avait encore vu nulle part. Quelle est cette fille, dit avec empressement Granwel à l’un de ses convives, et comment se peut-il qu’il y ait à Londres un minois aussi fin qui me soit échappé ? je parie que cela n’a pas seize ans, qu’en dis-tu sir Jacques ? — Sir Jacques : une taille comme celle des grâces ! Wilson, tu ne connais pas cela ? — Wilson : voilà la seconde fois que je la rencontre ; elle est fille d’un baronnet d’Herreford. — Granwel : fut-elle fille du diable, il faut que je l’aie, ou que la foudre m’anéantisse ; Gave je te charge de la découverte. — Gave : comment se nomme-t-elle Wilson ? — Miss Henriette Stralson ; cette grande femme que vous voyez-là avec elle, est sa mère ; son père est mort. Il y a long-temps qu’elle est amoureuse de Williams, un gentilhomme d’Herreford ils vont se marier, Williams est venu ici pour recueillir la succession d’une vieille tante qui fait toute sa fortune ; pendant ce temps lady Stralson a voulu faire voir Londres à sa fille, et quand les affaires de Williams seront finies, ils repartiront ensemble pour Herreford où le mariage doit se conclure. Granwel : que toutes les furies de l’enfer puissent s’emparer de mon âme, si Williams la touche avant moi… Je n’ai jamais rien vu de si joli… Est-il là ce Williams ? je ne connais pas ce drôle-là, faites-le moi voir. — Wilson : le voilà qui les suit… sans doute il s’était arrêté avec quelques unes de ses connaissances… Il les rejoint… observez-le… c’est lui… le voilà. — Granwel : ce grand jeune homme si joliment fait ? — Wilson : précisément. — Granwel : ventre-bleu, à peine cela a-t-il vingt ans. — Gave : il est en vérité bel homme, milord… voilà un rival… — Granwel : dont je me déferai comme de bien d’autres… Gave, lève-toi, et suis cet ange… En vérité, elle m’a fait une impression… Suis-la Gave, tâche d’apprendre tout ce que tu pourras sur son compte… mets des espions sur ses traces… As-tu de l’argent Gave ? as-tu de l’argent ?… voilà cent guinées, qu’il n’en reste pas une demain, et que je sache tout… Amoureux, moi ?… Wilson qu’en dis-tu ?… Cependant il est certain que j’ai senti, en voyant cette fille, un pressentiment… Sir Jacques, cette créature céleste aura ma fortune… ou ma vie. — Sir Jacques : la fortune soit, mais pour la vie… je ne crois pas que tu sois d’humeur à mourir pour une femme. — Granwel : non… Et milord prononçant ce mot, frissonna involontairement… puis reprenant… Tout cela sont des façons de parler, mon ami, on ne meurt point pour ces animaux-là, mais il y en a en vérité qui remuent l’âme des hommes d’une façon bien extraordinaire !… Holà garçons, qu’on apporte du vin de Bourgogne ; ma tête s’échauffe, et je ne la calme jamais qu’avec ce vin là. — Wilson : sera-t-il vrai milord que tu te sentis capable de faire la folie de troubler les amours de ce pauvre Williams ? — Granwel : que m’importe Williams ? que m’importe toute la terre ? Apprends mon ami que quand ce cœur de feu conçoit une passion, il n’est aucun obstacle qui puisse l’empêcher de se satisfaire ; plus il en naît, plus je m’irrite ; la possession d’une femme n’est jamais flatteuse pour moi, qu’en raison de la multitude de freins que j’ai brisé pour l’obtenir. C’est la chose du monde la plus médiocre que la possession d’une femme, mon ami ; qui en a eu une, en a eu cent : la seule manière d’écarter la monotonie de ces triomphes insipides, est de ne les devoir qu’à la ruse, et c’est sur les débris d’une foule de préjugés vaincus qu’on peut y trouver quelques charmes. — Wilson : ne vaudrait-il pas mieux essayer de plaire à une femme… tâcher d’obtenir ses faveurs des mains de l’amour, que de la devoir à la violence ? — Granwel : ce que tu dis là serait bon, si les femmes étaient plus sincères ; mais comme il n’y en a pas une seule au monde qui ne soit fausse et perfide, il faut agir avec elles comme l’on fait avec les vipères qui s’employent dans la médecine… retrancher la tête pour avoir le corps… prendre à tel prix que ce soit, le peu de bon de leur physique, en contraignant si bien le moral, qu’on n’en puisse jamais sentir les effets. — Sir Jacques : voilà des maximes que j’aime. Granwel : sir Jacques est mon élève, et j’en ferai quelque jour un sujet… mais voici Gave qui revient, écoutons ce qu’il va nous dire… et Gave s’asséyant après avoir bu un verre de vin… votre déesse est partie, dit-il à Granwel, elle est montée dans un carrosse de remise avec Williams et lady Stralson, et on a dit au cocher dans Cecil Stret, — Granwel : comment si près de chez moi ?… as-tu fais suivre ? — Gave : j’ai trois hommes après… trois des plus déliés coquins qui soient jamais échappé de Newgate[1]. — Granwel : eh bien Gave ! est-elle jolie ? — Gave : c’est la plus belle personne qu’il y ait à Londres… Stanley… Stafford… Tilner… Burcley, tous l’ont suivie, tous l’ont entourée, tous sont convenu qu’il n’existait pas dans les trois royaumes une fille qui l’a valu. — Granwel

vivement : as-tu entendu quelque chose d’elle ?… a-t-elle parlé ?… le son flatteur de sa voix a-t-il pénétré tes organes ?… as-tu respiré l’air qu’elle venait d’épurer ?… Eh parle !… parle donc mon ami, ne vois-tu donc pas que la tête m’en tourne… qu’il faut qu’elle soit à moi, ou que je quitte à jamais l’Angleterre. — Gave : je l’ai entendu, mylord… elle a parlé, elle a dit à Williams qu’il faisait bien chaud au ranelagh, et qu’elle aimait mieux se retirer que de s’y promener plus long-tems. — Granwel : et ce Williams ? — Gave : il a l’air de lui être fort attaché… il la dévorait des yeux… on eut dit que l’amour l’enchaînait sur ses pas. — Granwel : c’est un scélérat que je déteste, et je crains bien que les circonstances me forcent à me défaire de cet homme là… Sortons mes amis, Wilson, je te remercie de tes renseignemens, garde-moi le secret, ou je répands dans tout Londres, ton intrigue avec lady Mortmart ; et toi sir Jacques je te donne rendez-vous demain au parc pour aller ensemble chez cette petite danseuse de l’opéra… Que dis-je ? non, je n’irai pas… je n’ai plus qu’une idée dans la tête… il n’y a plus que miss Stralson au monde qui puisse m’occuper, je n’ai de regards que pour elle, je n’ai plus d’âme que pour l’adorer… Toi Gave tu viendras demain dîner avec moi avec ce que tu auras pu recueillir sur cette fille céleste… unique arbitre de mes destinées… Adieu mes amis.

Mylord s’élance dans sa voiture, et vole au coucher du roi, où l’appelaient les devoirs de sa charge.

Rien de plus exact que le peu de détails donnés par Wilson sur la beauté qui tournait la tête de Granwel.

Miss Henriette Stralson, née à Herreford, venait effectivement pour voir Londres, qu’elle ne connaissait pas, pendant que Williams terminait ses affaires, et tous s’en retournaient ensuite dans leur patrie, où l’hymen devait couronner leurs vœux.

Il n’était pas très-surprenant, au reste, que miss Stralson eût tout réuni en sa faveur au Ranelagh, quand à une taille enchanteresse, aux yeux les plus doux et les plus séduisans, aux plus beaux cheveux du monde, aux traits les plus fins, les plus spirituels et les plus délicats, on joint un son de voix délicieux, beaucoup d’esprit, de gentillesse, de vivacité, modéré par un air de pudeur et de vertu, qui rendent ces grâces encore plus piquantes… et tout cela à dix-sept ans, nécessairement ou doit plaire ; aussi Henriette avait-elle fait une sensation prodigieuse, et n’était-il question que d’elle dans Londres.

À l’égard de Williams, c’était ce qu’on appelle un honnête garçon, bon, loyal, sans art comme sans fausseté, adorant Henriette depuis son enfance, mettant tout son bonheur à la posséder un jour, et ayant, pour y prétendre, des sentimens sincères, un bien assez considérable, si son procès se gagnait, une naissance un peu inférieure à celle de miss, mais cependant honnête, et une figure très-agréable.

Lady Stralson était aussi une excellente créature, qui regardant sa fille comme le bien le plus précieux qu’elle eût au monde, l’aimait en véritable mère de province ; car tous les sentimens se dépravent dans les capitales ; à mesure qu’on en respire l’air empesté, les vertus se déterriorent, et comme la corruption est générale, il faut en sortir, ou se gangrener.

Granwel fort échauffé de vin et d’amour, ne fut pas plutôt dans l’anti-chambre du roi, qu’il sentît bien qu’il n’était pas en état de se présenter ; il revint chez lui, ou au-lieu de dormir, il se livra aux projets les plus fous et les plus extravagans, pour posséder l’objet de ses transports. Après en avoir trouvé et rejeté tour-à-tour cent, tous plus atroces les uns que les autres, celui auquel il s’arrêta, fut de brouiller Williams et Henriette, de tâcher, s’il était possible, de susciter à ce Williams de telles affaires, qu’il lui devint impossible de s’en tirer de long-temps, et de saisir pendant tout cela, ce que le hazard lui offrirait de momens auprès de sa belle, pour la déshonorer dans Londres même, ou pour l’enlever et la conduire dans une de ses terres sur les confins de l’Écosse, où maître absolu d’elle, rien ne pût l’empêcher d’en faire ce qu’il voudrait. Ce projet suffisamment garni d’atrocités, devint, par cela seul, celui qui convint le mieux au perfide Granwel, et, en conséquence, dès le lendemain, tout fut mis en œuvre pour le faire réussir.

Gave était l’ami intime de Granwel ; doué de sentimens bien plus bas encore, Gave remplissait auprès de mylord cet emploi si commun de nos jours, qui consiste à servir les passions des autres, à multiplier leurs débauches, à s’enrichir de leurs folies, tout en se déshonorant soi-même. Il ne manqua pas au rendez-vous du lendemain ; mais le peu d’instruction qu’il put donner ce jour-là, fut seulement que lady Stralson et sa fille étaient logées, comme on l’avait dit, dans Cecil-Stret, chez une de leurs parentes, et que Williams demeurait à l’hôtel de Pologne, dans Covent Garden. Gave, dit mylord, il faut que tu me répondes de ce Williams, il faut que sous le nom et sous le costume d’un écossais, tu arrives demain dans un bel équipage au même hôtel de ce faquin, que tu fasses connaissance avec lui… que tu le voles… que tu le ruines ; pendant ce temps-là, j’agirai près des femmes, et tu verras, mon ami, comme en moins d’un mois ; nous allons troubler tous les honnêtes petits arrangemens de ces vertueux campagnards.

Gave se garda bien de trouver aucun inconvénient aux projets de son patron ; l’aventure exigeait beaucoup d’or, et il était clair que plus mylord en dépenserait, et plus l’exécution deviendrait lucrative pour le ministre infâme des caprices de ce scélérat. Il se prépare donc à agir, pendant que mylord, de son côté, place avec soin autour d’Henriette une foule d’agens subalternes, qui doivent lui rendre un compte exact des moindres pas de cette fille charmante.

Miss Henriette était logée chez une parente de sa mère, veuve depuis dix ans, et qu’on nommait lady Wateley.

Enthousiasmée d’Henriette, qu’elle ne connaissait pourtant que depuis le séjour de cette jeune personne dans la capitale, lady Wateley ne négligeait rien de tout ce qui pouvait y faire paraître avec éclat l’objet de son attachement et de son orgueil ; mais cette aimable cousine, retenue depuis quinze jours dans sa chambre par une fluxion, non-seulement n’avait pu être de la dernière partie du Ranelagh, mais se voyait même privée du plaisir d’accompagner sa cousine à l’Opéra, où l’on devait aller le lendemain.

Aussi-tôt que Granwel fut instruit de ce projet de spectacle par les espions placés près de sa maîtresse, il ne manqua pas d’en vouloir tirer parti ; de plus amples informations lui apprennent qu’on se servira d’une voiture de remise, lady Wateley ayant besoin de ses chevaux pour envoyer prendre son médecin. Granwel vole aussi-tôt chez le maître du carrosse, qui doit être loué à Henriette, et obtient facilement qu’une roue de ce carrosse se brisera à trois ou quatre rues de distance du point où doivent partir ces dames, et sans réfléchir qu’un tel accident peut coûter la vie à celle qu’il chérit ; uniquement occupé de son stratagême, il en paie largement l’exécution, et revient tout joyeux chez lui, d’où il repart à l’heure juste où l’on lui apprend qu’Henriette doit sortir, en ordonnant au cocher qui le conduit, d’aller attendre aux environs de Cecil-Stret, qu’un carrosse de telle et telle manière sorte de chez lady Wateley, de suivre immédiatement cette voiture dès qu’il la verra, et de ne se laisser couper par aucune autre. Granwel se doutait bien qu’en sortant de chez lady Wateley, les dames iraient prendre Williams à l’hôtel de Pologne. On n’y manqua pas ; mais on ne fut pas loin sans aventure ; la roue casse… les femmes crient… un des laquais se brise un membre, et Granwel, à qui tout est égal pourvu qu’il réussisse, joint aussitôt la voiture fracassée, saute en bas de la sienne, et présente la main à lady Stralson, pour lui proposer les secours que son équipage lui offre. En vérité, mylord, vous êtes bien bon, répond celle-ci ; ces carrosses de louages sont affreux à Londres, on n’y va point sans courir les risques de sa vie, il devrait y avoir des ordres pour remédier à ces inconvéniens. — Granwel : vous trouverez bon que je ne m’en plaigne pas, madame, puisqu’il me paraît que ni vous, ni la jeune personne qui vous accompagne, n’avez éprouvé d’accident, et que j’y gagne l’avantage précieux pour moi de vous être bon à quelque chose. — Lady Stralson : vous êtes trop serviable, mylord… mais mon laquais me paraît mal, cet évènement me fâche. Et le lord faisant aussi-tôt appeler des porteurs, ordonne qu’on y dépose le valet blessé… Les dames le renvoyent ; on monte dans l’équipage de Granwel, et l’on vole à l’hôtel de Pologne.

On ne se peint point l’état du lord, dès qu’il se trouve auprès de celle qu’il aime, et que la circonstance qui l’en rapproche ressemble à un service rendu :

Miss va sans doute faire une visite à quelqu’étrangère de l’hôtel de Pologne, dit-il à Henriette, dès que la voiture fut en marche ? C’est bien plus qu’une visite à une étrangère, mylord, dit lady Stralson avec candeur, c’est un amant…… c’est un mari que l’on va voir. — Granwel : quel eût été le chagrin de miss, si cet accident eût retardé le plaisir qu’elle se promet, et combien je me félicite davantage du bonheur d’avoir pu la servir — Miss Stralson : mylord est trop bon de s’occuper de nous, nous sommes au désespoir de le déranger, et ma mère me permettra de lui dire que je crains que nous n’ayons fait une indiscrétion. — Granwel : ah ! miss, que vous êtes injuste de regarder ainsi le plus grand plaisir de ma vie ; mais si j’ose moi-même commettre une indiscrétion, ma voiture ne vous sera-t-elle pas nécessaire pour continuer les courses de votre après-midi ? et dans ce cas, serais-je assez heureux pour que vous voulussiez bien l’accepter ? — Miss Stralson : ce serait une hardiesse trop grande de notre part, mylord, nous nous destinions à l’opéra, mais nous passerons la soirée chez l’ami que nous allons voir. — Granwel : c’est me payer bien mal du service avoué par vous, que de me refuser la permission de le continuer, ne vous privez point, je vous conjure, du plaisir sur lequel vous comptez ; Mélico[2] chante aujourd’hui pour la dernière fois, il serait affreux de perdre cette occasion de l’entendre ; ne supposez d’ailleurs aucun dérangement pour moi dans l’offre que je vous fais, puisque je vais moi-même à ce spectacle, il ne s’agit donc que de me permettre de vous y accompagner.

Il eut été malhonnête à lady Stralson de refuser Granwel, aussi ne le fit-elle point, et l’on arriva à l’hôtel de Pologne : Williams attendait ces dames ; Gave ne devant commencer son rôle que le lendemain, quoiqu’il fût arrivé ce jour-là même à l’hôtel, ne se trouvait point encore avec lui, moyennant quoi notre jeune homme était seul quand ses amies arrivèrent, il les reçut de son mieux, combla le lord d’honnêtetés et de remerciemens ; mais l’heure pressant, on se rendit à l’opéra ; Williams donna la main à lady Stralson, et par cet arrangement dont s’était bien douté Granwel, il fut à portée d’entretenir la jeune miss, à laquelle il trouva un esprit infini, des connaissances étendues, un goût délicat, et tout ce qu’il aurait peut-être eu bien de la peine à rencontrer dans une fille du plus haut rang, qui n’aurait jamais quitté la capitale.

Granwel après le spectacle ramena les deux dames dans Cecil-Stret, et lady Stralson n’ayant eu lieu que de se louer de lui, l’invita d’entrer chez sa parente. Lady Wateley qui ne connaissait Granwel que très-imparfaitement, le reçut néanmoins à merveille ; elle l’engagea à souper, mais le lord trop adroit pour se jeter ainsi à la tête, prétexta une affaire importante, et se retira mille fois plus embrâsé que jamais.

Un caractère comme celui de Granwel n’aime pas communément à languir, les difficultés l’irritent ; mais celles qui ne peuvent se vaincre, éteignent les passions dans une telle âme au lieu de les enflammer ; et comme il faut à ces sortes d’individus un aliment perpétuel, l’objet changerait sans doute, si l’idée du triomphe s’anéantissait sans espoir. Granwel vit bien que, tout en travaillant à brouiller Williams avec sa maîtresse, comme ce procédé pouvait être long, il devait s’occuper d’ailleurs à désunir cette charmante fille avec sa mère, bien certain qu’il ne viendrait jamais à bout de son plan, tant qu’elles seraient ensemble. Une fois introduit dans la maison de lady Wateley, il lui paraissait impossible, en joignant encore à cela le secours de ses agens, qu’aucune démarche d’Henriette pût venir à lui échapper. Ce nouveau projet de désunion l’occupa donc uniquement.

Trois jours après l’aventure de l’opéra, Granwel fut s’informer de la santé de ces dames, mais il fut bien étonné quand il vit lady Stralson arriver seule au parloir, et excuser sa parente sur l’impossibilité où elle se trouvait de l’engager de monter. Un prétexte de santé s’allégua, et tout piqué qu’était Granwel il n’en montra pas moins de l’intérêt pour l’état de la maîtresse du logis ; mais il ne put tenir à s’informer d’Henriette ; lady Stralson lui répondit, qu’un peu saisie de la chûte, elle n’était pas sortie de sa chambre depuis l’autre jour, et au bout d’un instant le lord en demandant permission de revenir, se retira fort mécontent de sa journée.

Cependant Gave avait déjà fait connaissance avec Williams, et le lendemain de la fâcheuse visite du lord chez lady Wateley, il vint rendre compte de ses opérations. J’ai plus avancé vos affaires que vous ne le croyez, mylord, dit-il à Granwel ; j’ai vu Williams et des gens d’affaires parfaitement au fait de ce qui le concerne ; la succession qu’il attend, cette succession composant la fortune qu’il espère offrir à Henriette, est très-susceptible d’être chicanée ; il y a dans Herreford un parent plus près que lui, et qui ne se doute pas de ses droits ; il faut écrire à cet homme d’arriver sur-le-champ, le protéger quand il sera ici… le mettre en possession de l’héritage, et pendant ce temps-là j’épuiserai la bourse de l’insolent individu qui ose se déclarer votre rival. Il s’est livré à moi avec une candeur tout-à-fait digne de son âge, il m’a déjà fait part de ses amours ; il a été jusqu’à me parler de vous… des bontés que vous aviez eues pour sa maîtresse l’autre jour ; le voilà pris, je vous l’assure, vous pouvez me charger seul de cette besogne, je vous réponds que la dupe est à nous.

Ces nouvelles me dédommagent un peu, dit le lord, de ce qui m’arriva de fâcheux hier, et il raconta à son ami la façon dont il avait été reçu chez lady Wateley. Gave, continua-t-il, je suis perdu d’amour, tout ceci prend une tournure bien longue, il m’est impossible de contraindre jusques-là le desir violent que j’ai de posséder cette fille… Écoute mon nouveau projet, écoute-le, mon ami, et exécute-le sur-le-champ ; témoigne à Williams l’envie que tu aurais de connaître celle qu’il adore, et que dans l’impossibilité où tu es de l’aller chercher chez une femme que tu ne connais pas, il faut qu’il prétexte une indisposition, et qu’il engage vivement sa maîtresse de se servir d’une chaise à porteur pour venir promptement chez lui… travailles à cela Gave… travailles-y, sans négliger le reste, et laisse-moi agir d’après tes opérations.

Gave, le plus adroit de tous les frippons de l’Angleterre, réussit tellement à son entreprise, que sans perdre le grand projet de vue, et tout en faisant écrire au chevalier Clark, second héritier de la tante de Williams de venir au plutôt à Londres, il obtient de son ami de voir Henriette, et précisément de la façon qu’avait proposé Granwel. Miss Stralson est avertie de l’incommodité de son amant ; elle lui mande que sous le prétexte de faire quelques emplettes, elle trouvera un moment pour l’aller voir ; et dans l’instant on avertit des deux côtés mylord, que le mardi suivant à quatre heures du soir miss Henriette sortira seule en chaise pour se rendre dans Covent-Garden.

« Ô toi que j’idolâtre, s’écria Granwel au comble de la joie, pour le coup tu ne m’échapperas point ; quelques violens que soient les moyens dont j’use pour te posséder, consolé par ta jouissance, ils ne me donnent point de remords… des remords… ces mouvemens sont-ils donc connus d’un cœur tel que le mien ? depuis long-temps l’habitude du mal, les éteignit dans mon âme endurcie. Foule de beautés séduites comme Henriette… trompées comme elle, abandonnées comme elle… allez lui dire si je fus ému de vos pleurs, si vos combats m’effrayèrent, si votre honte m’attendrit…… si vos attraits me retinrent… Eh bien !… c’en est une de plus sur la liste des illustres victimes de mes débauches ; et de quel usage serait donc les femmes, si ce n’était pour cela seul ?… Qu’on me prouve que la nature les a créé pour autre chose. Laissons aux sots la ridicule manie de les ériger en déesses ; c’est avec ces principes débonnaires, que nous les rendons insolentes, nous voyant mettre autant de prix à leur futile possession ; elles se croyent en droit d’y en supposer aussi, et de nous faire perdre en lamentations romanesques un temps qui n’est destiné qu’au plaisir… Ah ! que dis-je, Henriette… un seul trait de tes yeux de flamme, détruira ma philosophie, et je tomberai peut-être à tes genoux, tout en jurant de t’offenser… Qui, moi ! je connaîtrais l’amour… loin… loin ce sentiment vulgaire… s’il y avait une femme dans le monde qui pût me le faire éprouver, j’irais je crois lui brûler la cervelle, plutôt que de plier sous son art infernal. Non… non, sexe faible et trompeur… non, n’espère jamais de m’enchaîner, j’ai trop joui de tes plaisirs, pour qu’ils puissent m’imposer encore ; c’est à force d’irriter le dieu, qu’on apprend à briser le temple, et quand on veut absorber le culte, on ne saurait trop multiplier les outrages ».

Granwel après ces réflexions, bien dignes d’un scélérat tel que lui, envoye sur-le-champ louer toutes les chaises des environs de Cecil-Stret. Il établit ses valets dans tous les carrefours, pour ne laisser approcher du logis de lady Wateley aucunes de celles qui pourraient venir chercher des maîtres, et il en poste une à lui, guidée par deux porteurs dont il est sûr, avec l’ordre de conduire Henriette dès qu’il la tiendront, près du parc St.-James, chez une madame Schmit dévouée depuis vingt ans aux aventures secrètes de Granwel, et qu’il avait eu soin de prévenir : Henriette sans s’inquiéter, ne doutant pas de la fidélité des gens publics dont elle croit se servir, se place dans la chaise qu’on lui offre, enveloppée d’une mante ; elle ordonne qu’on la mène à l’hôtel de Pologne, et ne connaissant pas les rues, aucun soupçon durant le trajet ne vient la troubler une minute. Elle arrive où l’attend Granwel. Les porteurs bien instruits pénètrent dans l’allée de la maison de la Schmit, et n’arrètent qu’à la porte d’une salle basse. On ouvre…… quelle est la surprise d’Henriette, quand elle se voit dans une maison inconnue, elle fait un cri, elle se jette en arrière, elle dit aux porteurs qu’ils ne l’ont point conduite où elle l’avait ordonné… Miss, dit Granwel en s’avançant aussi-tôt, quelles grâces ne dois-je pas rendre au ciel, de ce qu’il me met une seconde fois à même de vous être utile ; je reconnais à vos discours, je vois à l’état de vos porteurs, et qu’ils sont ivres, et qu’ils se sont trompés ; n’est-il pas heureux dans cette circonstance que ce soit chez lady Edward ma parente, que ce léger accident vous arrive, donnez-vous la peine d’entrer, miss, renvoyez ces coquins avec lesquels votre vie n’est pas en sûreté, et permettez aux valets de ma cousine, d’aller vous chercher des gens sûrs.

Il était difficile de refuser une proposition comme celle-là : Henriette n’avait vu mylord qu’une fois, elle n’avait pas eu à s’en plaindre, elle le retrouvait à l’entrée d’une maison dont les appartemens ne lui présageaient rien que d’honnête ; à supposer même qu’il y eût eu quelques dangers à accepter ce qu’on lui proposait, n’y en avaient-ils pas davantage à rester dans les mains de gens ivres, et qui, déjà piqués des reproches que leur adressait Henriette, se proposaient de la laisser là ? Elle entre donc en demandant un million d’excuses à Granwel ; le lord congédie lui-même les porteurs ; il a l’air de donner des ordres à quelques valets d’en aller chercher d’autres, miss Stralson pénètre au fond des appartemens où la conduit la maîtresse du lieu, et quand elle est arrivée dans un salon charmant, la prétendue lady s’incline, et dit à Granwel d’un air effronté : bien du plaisir mylord, en vérité je ne vous l’aurais pas donné plus jolie. Ici Henriette frémit, ses forces sont prêtes à l’abandonner, elle sent toute l’horreur de sa position, mais elle a la force de se contenir… sa sûreté en dépend ; elle s’arme de courage. Que signifient ces propos, madame, dit-elle en saisissant le bras de la Schmit, et pour qui me prend-on ici ? Pour une fille charmante miss, répond Granwel, pour une créature angélique, qui dans l’instant, je l’espère, va rendre le plus, fortuné des hommes, le plus amoureux des amans. Mylord, dit Henriette en ne lâchant jamais la Schmit, je vois bien que mon imprudence me fait dépendre de vous ; mais j’implore votre justice ; si vous abusez de ma situation, si vous me forcez à vous détester, vous ne gagnerez sûrement pas autant, qu’aux sentimens où vous m’aviez laissé pour vous. — Adroite miss tu ne me séduiras, ni par ta figure enchanteresse, ni par l’air inconcevable qui t’inspire en ce moment-ci, tu ne m’aimes, ni ne saurais m’aimer, je ne prétends pas à ton amour, je connais celui qui t’enflamme, et me crois plus heureux que lui ; il n’a qu’un sentiment frivole que je n’obtiendrais jamais de toi… J’ai ta délicieuse personne qui va plonger mes sens dans le délire — Arrêtez mylord on vous trompe, je ne suis point la maîtresse de Williams, on me donne à lui, sans que mon cœur y consente, il est libre ce cœur, il peut vous aimer comme il peut en aimer un autre, et il vous haïra certainement, si vous voulez ne devoir qu’à la force, ce qu’il ne tient qu’à vous de mériter. — Tu n’aimes point Williams, d’où vient allais-tu chez cet homme, si tu ne l’aimes pas ? Crois-tu que j’ignore que tu ne te rendais chez lui que parce que tu le croyais malade. — Soit, mais je n’y aurais point été, si ma mère ne l’eût voulu, informez-vous, je n’ai fait qu’obéir… — Artificieuse créature !… — Ô mylord rendez-vous au sentiment que je crois lire à présent dans vos yeux… Soyez généreux, Granwel, ne me contraignez point à vous haïr, quand il ne tient qu’à vous d’être estimé. — De l’estime ?… — Juste ciel ! aimeriez-vous donc mieux de la haîne ? — Ce ne serait qu’un sentiment plus ardent, qui pourrait m’attendrir pour toi. — Connaissez vous donc assez mal le cœur d’une femme pour ignorer ce qui peut naître de la reconnaissance ? Renvoyez-moi, mylord, et vous saurez un jour si Henriette est une ingrate, si elle était digne ou non d’avoir obtenu votre pitié ! — Qui moi de la pitié ? de la pitié pour une femme ? dit Granwel en la séparant de la Schmit… moi manquer la plus belle occasion de ma vie et me priver du plus grand des plaisirs pour t’épargner un moment de peine !… et pourquoi le ferais-je ? approche sirène, approche, je ne t’écoute plus… et en prononçant ces mots, il arrache le mouchoir qui couvre le beau sein d’Henriette, et le fait voler au bout de la chambre. Bonté du ciel, s’écrie miss en se jetant aux pieds du lord, ne permettez pas que je devienne la victime d’un homme qui veut me contraindre à le détester… ayez pitié de moi mylord, ayez en pitié je vous conjure, que mes larmes puissent vous attendrir, et que la vertu soit encore écoutée de votre cœur, n’accablez pas une malheureuse qui n’est coupable de rien envers vous, à laquelle vous aviez inspiré de la reconnaissance, et qui n’en serait peut être pas demeurée là… et en disant ces mots, elle était à genoux aux pieds du lord, ses bras élevés vers le ciel… des larmes inondaient ses belles joues qu’animaient la crainte et le désespoir, et retombaient sur son sein découvert, mille fois plus blanc que l’albâtre. Où suis-je, dit Granwel éperdu ! Quel sentiment indiscible vient troubler toutes les facultés de mon existence ! Où as tu pris ces yeux qui me désarment ? Qui t’a prêté cette voix séductrice, dont chaque son amollit mon cœur ; es-tu donc un ange céleste ? ou n’es-tu qu’une créature humaine, parle, qui es-tu ? Je ne me connais plus, je ne sais plus ni ce que je veux, ni ce que je fais ; toutes mes facultés anéanties dans toi-même, ne me laissent plus former que tes vœux… Levez-vous, miss, levez-vous, c’est à moi de tomber aux pieds du dieu qui m’enchaîne ; levez-vous, votre empire est trop bien établi, il devient impossible… absolument impossible qu’aucun desir impur puisse l’ébranler dans mon âme… et lui rendant son mouchoir, tenez, cachez-moi ces charmes qui m’enivrent ; je n’ai besoin d’augmenter par rien le délire où tant d’attraits viennent de me plonger. Homme sublime, s’écria Henriette en pressant une des mains du lord, que ne méritez-vous pas pour une aussi généreuse action ? — Ce que je veux mériter, miss, c’est votre cœur, voilà le seul prix où j’aspire ; voilà le seul triomphe qui soit digne de moi. Rappellez-vous éternellement que je fus maître de votre personne, et que je n’en abusai pas… et si ce trait ne m’obtient pas de vous les sentimens que j’en exige, souvenez-vous que je serai en droit de me venger, et que la vengeance est un sentiment terrible dans une âme comme la mienne. Asseyez-vous miss, et écoutez-moi… Vous m’avez donné de l’espérance, Henriette, vous m’avez dit que vous n’aimiez pas Williams, vous m’avez laissé croire que vous pourriez m’aimer… Voilà les motifs qui m’arrêtent… voilà ceux auxquels vous devez la victoire, j’aime mieux mériter de vous ce qu’il ne tiendrait qu’à moi d’arracher ; ne me faites pas repentir de la vertu, ne me contraignez pas à dire, que ce n’es qu’à la fausseté des femmes qu’est due la perfidie des hommes, et que si elles étaient toujours avec nous comme elles le doivent, nous serions sans cesse à notre tour comme elles desirent que nous soyons. Mylord, répondit Henriette, il est impossible que vous puissiez vous dissimuler que dans cette malheureuse aventure, le premier tort est de votre côté ; de quel droit avez-vous cherché à troubler mon repos ? Pourquoi me faites-vous mener dans une maison inconnue, lorsque me confiant à des hommes publics, j’imagine qu’ils me conduiront où je leur ordonne ? D’après cette certitude mylord, est-ce à vous de me donner des loix ? ne me devriez-vous pas des excuses, au lieu de m’imposer des conditions ?… (et voyant Granwel faire un geste de mécontentement…) Néanmoins permettez mylord, reprit-elle avec vivacité, permettez que je m’explique : ce premier tort qu’excuse si vous voulez, l’amour que vous prétendez ressentir, vous le réparez par le sacrifice le plus généreux, le plus noble… Je dois vous en savoir gré sans doute, je vous l’ai promis, je ne m’en dédis pas ; venez chez mes parens, mylord, je les engagerai à vous traiter comme vous le méritez, l’habitude de vous voir ranimera sans cesse dans mon cœur, les sentiment de reconnaissance que vous y avez fait éclore ; espérez tout de là, vous me mésestimeriez si je vous en disais davantage. — Mais comment allez-vous raconter cette aventure à vos amis ? — Comme elle doit l’être… comme une méprise des porteurs, qui par un hasard fort singulier, m’a fait retomber une seconde fois dans les mains de celui qui, m’ayant déjà rendu service, s’est trouvé fort aise de l’occasion qui le mettait à même de m’en rendre un nouveau. — Et vous me protestez, miss, que vous n’aimez pas Williams ? — Il m’est impossible d’avoir de la haîne pour un homme qui n’a jamais eu que de bons procédés pour moi ; il m’aime, je n’en puis douter, mais le choix est de ma mère et rien ne m’empêche de le révoquer. Puis se levant ; me permettez-vous mylord, continua-t-elle, de vous supplier de me faire avoir des porteurs ; une plus longue entrevue, en me rendant suspecte, nuirait peut-être à ce que je vais dire ; renvoyez-moi mylord, et ne tardez pas à venir voir celle, que vos bontés pénètrent de reconnaissance, et qui vous pardonne un projet barbare en faveur de la manière pleine de sagesse et de vertu, dont vous voulez le lui faire oublier. Cruelle fille, dit le lord en se levant aussi,… oui je vais vous obéir… mais je compte sur votre cœur, Henriette… j’y compte… Souvenez-vous que mes passions trompées me portent au désespoir… je me servirai des mêmes expressions que vous… Ne me forcez pas à vous haïr, il y eut eu peu de dangers à ce que vous y eussiez été contrainte vis-à-vis de moi, il y en aurait d’énormes, si vous m’y réduisiez vis-à-vis de vous. — Non mylord, non jamais je ne vous forcerai à me haïr, j’ai plus d’orgueil que vous ne m’en supposez, et je saurai toujours me conserver des droits à votre estime. À ces mots Granwel demande des porteurs : il y en avait fort près de là… on les annonce, et le lord prenant la main d’Henriette… Fille angélique, lui dit-il en la conduisant, n’oublie pas que tu viens de remporter une victoire à laquelle nulle autre femme que toi n’aurait osé prétendre… un triomphe que tu ne dois qu’aux sentimens que tu m’inspires… et que si jamais tu trompes ces sentimens, ils se remplaceront par tous les crimes que la vengeance pourra me dicter. Adieu mylord, répondit Henriette en entrant dans sa chaise, ne vous repentez jamais d’une belle action, et croyez que le ciel et toutes les âmes justes vous en devront la récompense. Granwel se retire chez lui dans une agitation inexprimable, et Henriette rentre chez sa mère dans un tel trouble qu’on crut qu’elle allait s’évanouir.

En réfléchissant sur la conduite de miss Stralson, on démêle aisément, sans doute, qu’il n’était entré que de l’art et de la politique dans tout ce qu’elle avait dit à Granwel, et ces ruses, peu faites pour son âme naïve, elle se les était cru permises pour échapper aux dangers qui la menaçaient ; nous ne redoutons point qu’en agissant ainsi, cette intéressante créature soit dans le cas d’être blâmée de personne ; la vertu la plus épurée contraint par fois à quelques écarts. Arrivée chez elle, et n’ayant plus aucun motif de feindre, elle raconta à ses parentes tout ce qui venait de lui arriver ; elle ne déguisa ni ce qu’elle avait dit pour échapper, ni les engagemens que, dans les mêmes vues, elle avait été forcée de prendre. Excepté l’imprudence d’avoir voulu sortir seule, rien de ce qu’avait fait Henriette ne fut désapprouvé ; mais ses amies s’opposèrent à l’exécution des paroles qu’elle avait données. On décida que miss Stralson éviterait par-tout le lord Granwel avec le plus grand soin, et que la porte de lady Wateley serait exactement fermée aux tentatives de cet impudent. Henriette cru devoir représenter qu’une telle manière d’agir fâcherait infiniment un homme, dont le désespoir pourrait être funeste, qu’au fait, s’il avait commis une faute, il l’avait réparé en galant homme, et qu’elle croyait que d’après cela, il valait mieux l’accueillir que de l’irriter. Elle crut pouvoir répondre que ce serait également l’opinion de Williams ; mais les deux parentes ne se départirent point de la leur, et les ordres furent donnés en conséquence.

Cependant Williams qui avait attendu toute la soirée sa maîtresse, impatient de ne la point voir venir, quitta le chevalier O-Donel, c’était le nom que s’était donné Gave en arrivant à l’hôtel de Pologne ; il le pria de permettre qu’il fût lui-même apprendre la cause d’un retard qui l’inquiétait si cruellement. Il arriva, chez lady Wateley une heure après le retour d’Henriette. Celle-ci pleura en le voyant… elle lui prit la main, et lui dit avec tendresse… Mon ami, de combien il s’en est peu fallu que je ne fus plus digne de toi. Et comme elle avait la liberté de causer seule tant qu’elle le voulait avec un homme, que sa mère regardait déjà comme un gendre, on les laissa raisonner ensemble sur tout ce qui venait d’arriver.

O miss ! s’écria Williams dès qu’il eut tout appris, et c’était pour moi que vous alliez vous perdre… et pour me procurer un instant de satisfaction, vous alliez vous rendre la plus malheureuse des créatures… Oui, miss, pour une fantaisie, il faut vous l’avouer, je n’étais point malade ; un ami desirait de vous voir, et je voulais jouir à ses yeux du bonheur de posséder la tendresse d’une aussi belle femme. Voilà tout le mystère, Henriette ; voyez combien je suis doublement coupable. Laissons cela, mon ami, répondit miss Stralson, je te retrouve, tout est oublié. Mais conviens-en, Williams, ajouta-t-elle, en laissant ses regards porter le feu le plus doux dans l’âme de celui qu’elle adorait, conviens-en, je ne t’aurais jamais revu, si ce désastre m’était arrivé ? tu n’aurais plus voulu de la victime d’un tel homme, et j’aurais eu avec ma propre douleur, le désespoir de perdre ce qui m’est le plus cher au monde ? Ne l’imagine pas, Henriette, répartit : Williams ; il n’est rien sous le ciel qui puisse t’empêcher d’être chère à celui qui met toute sa gloire à te posséder… Ô toi ! que j’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, persuade-toi donc que les sentimens que tu allumes, sont au-dessus de tous les événemens humains, et qu’il est aussi impossible de ne les avoir pas, qu’il l’est que tu puisses jamais te rendre indigne de les inspirer.

Ces deux amans raisonnèrent ensuite un peu plus de sang-froid sur cette catastrophe ; ils virent que le lord Granwel était un ennemi bien dangereux, et que le parti que l’on prenait, ne servirait qu’à l’aigrir ; mais il n’y avait pas moyen de le faire changer, les femmes n’y voulaient pas entendre. Williams parla de son nouvel ami, et la candeur, la sécurité de ces honnêtes créatures, étaient telles, qu’il ne leur arriva jamais de soupçonner que le faux écossais n’était qu’un agent de mylord ; bien loin de là, les éloges qu’en fit Williams, inspirèrent à Henriette le desir de le connaître, et elle lui sut gré d’avoir fait une bonne connaissance. Mais abandonnons ces êtres respectables, qui soupèrent ensemble, se consolèrent, prirent des mesures pour l’avenir, et se quittèrent enfin ; laissons-les, dis-je, un moment, pour revenir à leur persécuteur.

De par l’Enfer et tous les démons qui l’habitent, dit mylord, à Gave qui vint le voir dès le lendemain, je suis indigne du jour, mon ami… je ne suis qu’un écolier, je ne suis qu’un sot, te dis-je… je l’ai tenue dans mes bras… je l’ai vue à mes genoux, et je n’ai jamais eu le courage de la soumettre à mes desirs… il a été plus fort que moi d’oser l’humilier… Ce n’est point une femme, mon ami, c’est une portion de la divinité même, descendue sur la terre pour éveiller dans mon âme des sentimens vertueux que je n’avais conçus de ma vie ; elle m’a laissé croire qu’elle pourrait peut-être m’aimer un jour, et moi… moi, qui ne pouvais comprendre que l’amour d’une femme fut du plus léger prix dans sa jouissance, j’ai renoncé à cette jouissance certaine, pour un sentiment imaginaire, qui me déchire et qui me trouble, sans que je le conçoive encore.

Gave blâma vivement mylord ; il lui fit craindre d’avoir été le jouet d’une petite fille ; il l’assura que pareille occasion ne s’offrirait peut-être pas de longtemps, qu’on serait maintenant sur ses gardes… Oui, souvenez-vous-en, mylord, ajouta-t-il, vous aurez à vous repentir de la faute que vous venez de commettre, et votre indulgence vous coûtera cher ; est-ce un homme comme vous, que quelques pleurs et de beaux yeux doivent attendrir ? et recevrez-vous de cette situation molle où vous avez laissé tomber votre âme, la dose de volupté obtenue de cette apathie stoïque dont vous aviez juré de ne vous écarter jamais ? vous vous repentirez de votre pitié, mylord, je vous le dis… sur mon âme, vous vous en repentirez. Nous le saurons bientôt, dit mylord ; je me présente demain sans faute chez lady Wateley, j’étudierai cette adroite miss, je l’examinerai, Gave, je lirai ses sentimens dans ses regards, et si elle m’abuse, qu’elle tremble, je ne manquerai pas de feintes pour la replonger dans mes pièges, et elle n’aura pas toujours l’art magique d’en échapper comme elle l’a fait… Pour toi, Gave, continue de ruiner ce faquin de Williams ; quand le chevalier Clark paraîtra, adresse-le à sir Jacques ; je le préviendrai de tout, il lui conseillera de poursuivre la succession qu’on cherche à lui enlever, et nous le servirons auprès des juges… Nous en serons quittes pour rompre tous ces arrangemens, s’il est certain que je sois aimé de mon ange, ou pour les presser de la plus vive manière, si l’infernale créature m’a trompé… — mais je te le répète, je ne suis qu’un enfant, je ne me pardonnerai jamais la sottise que j’ai faite… Cache cette faute à mes amis, Gave, déguise-là soigneusement ; ils m’accableraient de reproches, et je les mériterais tous.

On se sépara, et le lendemain, c’est-à-dire le troisième jour après l’aventure de chez la Schmit, Granwel se présenta chez lady Wateley dans tout son luxe et toute sa magnificence.

Rien n’avait changé dans la résolution des femmes ; mylord est refusé cruellement… il insiste, il fait dire qu’il doit entretenir lady Stralson et sa fille d’une affaire de la plus grande importance… On lui répond que les dames qu’il demande ne sont plus logées dans cette maison, et il se retire furieux. Son premier mouvement fut d’aller trouver Williams, de lui faire valoir le service qu’il avait rendu à sa maîtresse, en racontant la chose comme il en était convenu avec Henriette chez la Schmit, d’exiger de lui de le mener chez lady Stralson, ou de se couper la gorge ensemble, si son rival n’acquiesçait pas à ses vues ; mais ce projet ne lui parut pas assez méchant. Ce n’est qu’à miss Stralson que Granwel en veut… il est probable qu’elle n’a pas rendu à sa famille les choses comme elle l’avait promis, ce n’est qu’à elle que les refus qu’il éprouve sont dus, ce n’est qu’elle qu’il veut rechercher et punir, et ce n’est qu’à cela qu’il doit travailler.

Quelques fussent les précautions qu’on se proposât de prendre chez lady Wateley, il ne s’agissait pourtant pas de se renfermer ; moyennant quoi lady Stralson et sa fille n’en faisaient pas moins les courses qu’exigeaient leurs affaires dans Londres, et même celles qui ne pouvaient contenter que leur plaisir ou leur curiosité. Lady Wateley mieux portante, les accompagnaient au spectacle ; quelques amis s’y trouvaient avec elles ; Williams s’y rendait de son côté. Mylord Granwel, toujours bien servi, n’ignorait aucune des démarches, et cherchait à tirer parti de toutes, pour y trouver des moyens de satisfaire et sa vengeance et ses coupables desirs. Un mois s’écoula cependant sans qu’il en eût pu rencontrer encore, et sans qu’il cessât d’agir sourdement d’autre part.

Clark arrivé de Herreford, instruit par sir Jacques, entamait déjà l’histoire de la succession, puissamment soutenu par Granwel et par ses amis ; tout cela tracassait le malheureux Williams, que le prétendu capitaine O-Donel escroquant chaque jour, réduisait d’autre part à ne savoir bientôt plus où donner de la tête ; mais ces manœuvres traînant trop en longueur au gré des fougueux desirs du lord, il n’en desirait pas avec moins d’empressement une occasion plus prochaine d’humilier la malheureuse Henriette. Il voulait la revoir à ses genoux, il voulait la punir de l’artifice qu’elle avait employé avec lui ; tels étaient les funestes projets conçus par sa maudite tête, lorsqu’on vint l’avertir que toute la société de Wateley, qui ne courait pas trop le grand monde depuis que les affaires de Williams prenaient une aussi fâcheuse tournure, devait pourtant se rendre le lendemain au théâtre de Druri-Lane, où Garrick, qui s’occupait pour lors de sa retraite, devait jouer pour la dernière fois dans Hamlet.

L’esprit atroce de Granwel conçoit de ce moment le projet le plus noir que puisse inspirer la scélératesse ; il ne se résout à rien moins qu’à faire arrêter miss Stralson à la comédie, et à la faire conduire dès le même soir à Brid-well[3].

Jetons quelque jour sur cet exécrable dessein.

Une fille nommée Nanci, courtisanne très-célèbre, venait de s’échapper nouvellement de Dublin ; après y avoir fait une multitude de vols, y avoir publiquement dérangé plusieurs Irlandais, elle avait passé en Angleterre, où, quoique récemment arrivée, elle s’était pourtant déjà rendue coupable de quelques délits sourds ; et la justice, au moyen d’un warrant, travaillait à s’emparer d’elle. Granwel a connaissance de cette affaire ; il se transporte chez le constable chargé de l’ordre, et voyant que cet homme ne connaît qu’imparfaitement la fille qu’il doit arrêter, il lui persuade facilement que cette créature sera le soir à Druri-Lane, dans la loge où il sait que se placera miss Henriette, qui par ce moyen, étant enfermée au lieu de la courtisanne qu’on cherche, se trouvera à la merci de ses odieux projets. Il se présentait aussi-tôt pour caution ; si cette infortunée consentait à ses desirs, elle était libre… refusait-elle d’y acquiescer, le lord faisait évader Nanci, fortifiait plus que jamais l’opinion qu’Henriette n’était autre que cette aventurière de Dublin, et éternisait ainsi les chaînes de sa malheureuse victime. La société avec laquelle se trouvait miss Stralson, l’embarrassait bien un peu ; mais on soutiendrait à la Wateley, qui, dans le fait, n’avait jamais vu lady Stralson et sa fille que depuis quelles étaient l’une et l’autre à Londres… qui savait bien qu’elle avait des parens de ce nom à Herreford, mais qui pouvait avoir été trompée sur le personnel de ces parens, on la convaincrait aisément, disait Granwel, qu’elle était dans la plus grande erreur ; et que pourrait-elle opposer pour défendre ces femmes et les soustraire aux ordres de la justice ? Ce projet arrangé dans la tête de Granwel, confié à Gave et à sir Jacques, qui le tâtent, qui le retournent de tout sens, et qui n’y voyent aucun inconvénient, on ne pense plus qu’à le mettre en œuvre. Granwel vole chez le juge de paix chargé de l’affaire de Nancy, il affirme qu’il l’a vue la veille, et qu’elle doit très-certainement être ce jour même à Druri-Lane, avec des femmes honnêtes qu’elle a séduites, et vis-à-vis desquelles elle ose se dire fille de qualité ; le juge et le constable ne balancent point ; l’ordre est donné, et tout s’arrange pour arrêter, sans faute le même jour la malheureuse Henriette à la comédie.

L’affreuse cohorte de Granwel ne manqua pas de se trouver ce soir-là au théâtre ; mais autant par décence que par politique, les sujets de cette troupe infâme ne devaient être que spectateurs. La loge se remplit : Henriette se place entre lady Wateley et sa mère ; derrière elles sont Williams et mylord Barwill, un ami de lady Wateley, membre du parlement, et fort considéré dans Londres… La pièce finit ; lady Wateley veut qu’on laisse sortir le monde… Il semble qu’elle ait un pressentiment du malheur qui menace ses amies ; cependant le constable et ses archers ne perdent pas Henriette de vue ; et Granwel, ainsi que ses associés, ont toujours les yeux sur le constable ; la foule dissipée, on sort enfin. Williams donne la main à lady Wateley, lady Stralson marche seule, et Barwill est l’écuyer de miss Henriette. Au dégagement des corridors, l’exempt s’avance la main levée sur l’infortunée miss, il la touche de sa baguette, et lui ordonne de le suivre. Henriette s’évanouit ; la Wateley et la Stralson tombent dans les bras l’une de l’autre, et Barwill, secondé de Williams, repousse les exempts… Vous vous trompez, faquins, crie Barwill ; éloignez-vous, où je vous ferai punir. Ce tableau effraie ce qui se trouve encore dans la salle, on observe, on entoure… Le constable montrant son ordre à Barwill, lui fait voir pour qui il prend Henriette. En ce moment, sir Jacques, soufflé par Granwel, s’approche de Barwill. Mylord me permet-il de lui représenter, dit ce fourbe, qu’il sera fâché d’avoir pris parti pour cette fille inconnue de lui ; ne doutez pas, mylord, que ce ne soit la Nanci de Dublin, j’en ferai serment, s’il le faut. Barwill qui ne connaît ces étrangères que depuis peu, s’approche de la Wateley, pendant que Williams secoure sa maîtresse. Madame, lui dit-il, voilà l’ordre, et voilà monsieur, que je connais pour un gentil-homme, incapable d’en imposer, qui m’assure de la justice de cet ordre, et que l’exempt ne se trompe point ; daignez m’expliquer tout ceci. Par tout ce que j’ai de plus sacré, mylord, s’écrie aussi-tôt lady Stralson, cette infortunée est ma fille, elle n’est point la créature que l’on cherche ; daignez ne pas nous abandonner, daignez nous servir de défenseur, pénétrez-vous de la vérité, mylord, protégez-nous, secourez l’innocence. Retirez-vous donc, dit alors Barwill à l’exempt, je réponds de cette jeune personne, je vais de ce pas la conduire moi-même chez le juge de paix ; allez nous y attendre ; vous exécuterez-là les nouveaux ordres que vous en recevrez ; jusqu’à cet instant, je sers de caution à Henriette, et votre commission est remplie. À ces mots tout se dissipe, le constable sort de son côté, sir Jacques, Granwel et sa troupe du leur, et Barwill, entraînant ces dames, échappons promptement, leur dit-il, ne nous offrons pas plus long-tems en spectacle… Il donne la main à Henriette, on le suit ; les trois femmes et lui montent dans sa voiture, et quelques minutes suffisent à les rendre chez le célèbre Fielding, juge chargé de cette affaire. Ce magistrat, sur la parole du lord Barwill, son ami depuis long-temps, sur les réponses honnêtes et naïves des trois femmes, ne peut s’empêcher de voir qu’il a été séduit ; pour s’en convaincre encore mieux, il confronte le signalement de Nanci à la personne même d’Henriette, et y ayant trouvé des différences sensibles, il comble ces dames d’excuses et d’honnêtetés : elles se séparent ici de mylord Barwill, auquel elles témoignent leur reconnaissance et retournent tranquillement chez elles, où les attendait Williams… Ô ! mon ami, lui dit Henriette en le revoyant, encore toute émue, quels ennemis puissans nous avons dans cette maudite ville, puissions-nous n’y être jamais entrés ! Il n’est pas douteux, dit lady Stralson, que tout ceci part de ce perfide Granwel ; je n’ai rien voulu dire de mes idées par ménagement, mais chaque nouvelle réflexion les étaye ; il est impossible de pouvoir douter que ce ne soit ce scélérat qui nous tracasse ainsi par vengeance ; et qui sait, continua-t-elle, si ce n’est pas également lui qui a suscité à Williams ce nouveau concurrent à la succession de sa tante ? À peine connaissions-nous ce chevalier Clark à Herreford, personne ne s’était jamais douté de cette alliance, et voilà que cet homme triomphe, le voilà protégé de tout Londres, et mon malheureux ami Williams peut-être à la veille d’être ruiné ; n’importe, disait ensuite cette bonne et honnête créature, devint-il plus pauvre que Job, il aura la main de ma fille… je te la promets, mon ami, je te la promets Williams, toi seul plais à cette chère enfant, et ce n’est qu’à son bonheur où j’aspire. Et Henriette, avec son amant, se jetaient en larmes dans les bras de lady Stralson, ils l’accablaient l’un et l’autre des marques de leur reconnaissance. Cependant Williams se sentait coupable, il n’osait pas le témoigner ; ensorcelé par Gave sous le nom du capitaine O-Donel, il avait perdu, soit avec ce faux ami, soit dans les sociétés où il avait été mené par lui, presque tout l’argent qu’il avait apporté à Londres ; ne voyant aucune liaison entre Granwel et le capitaine écossais, il était loin de soupçonner que celui-ci dût être l’agent de l’autre… il se taisait, il soupirait en silence, recevait avec confusion les marques de tendresse d’Henriette et de sa mère, et n’osait avouer ses fautes ; il espérait toujours qu’un moment plus heureux lui ramènerait peut-être sa petite fortune ; mais si ce moment n’arrivait pas, si d’autre part Clark gagnait le procès, indigne des bontés dont on l’accablait, Williams… le malheureux Williams, était décidé à tout, plutôt que d’en abuser.

Pour Granwel, il n’est pas besoin de peindre sa fureur, on la conçoit sans nulle peine… ce n’est pas une femme, répétait-il sans cesse à ses amis, c’est un être au-dessus de l’humanité… Ah ! j’aurai beau former des complots contr’elle, elle s’y soustraira toujours… soit, qu’elle continue… je le lui conseille… Si mon étoile prenait de l’ascendant sur la sienne, elle payerait chère l’infâme tromperie qu’elle m’a fait.

Cependant toutes les batteries pour la ruine du malheureux Williams étaient dressées, avec encore plus d’art et de promptitude que jamais ; le procès de la succession était au moment d’être jugé, et Granwel n’épargnait ni soins, ni démarches pour les intérêts du chevalier Clark, qui ne conférant jamais qu’avec sir Jacques, ne soupçonnait même pas, qu’elle était la main qui le soutenait aussi puissamment.

Le lendemain de l’aventure de Druri-Lane, Granwel fut s’excuser de sa méprise chez Fielding, il le fit avec tant de bonne-foi, que le juge ne parut lui en savoir aucun mauvais gré, et le fripon partit delà pour aller inventer d’autres ruses, dont le succès moins malheureux pût amener enfin dans ses lacs l’objet infortuné de son idolâtrie.

L’occasion ne tarda point à se rencontrer ; lady Wateley possédait une assez jolie campagne entre Newmarket et Hosden, à environ quinze mille de Londres ; elle imagina d’y mener sa jeune parente pour la dissiper un peu des noirs soucis qui commençaient à l’agiter. Granwel instruit de tous les pas de sa maîtresse, apprend le jour fixe du départ ; il sait qu’on doit passer huit jours à cette terre et en revenir le neuvième au soir ; il se déguise, il prend avec lui une douzaine de ces scélérats qui battent le pavé de Londres, dont le premier venu peut faire ses satellites pour quelques guinées, et vole à la tête de ces bandits attendre le carrosse de lady Wateley, au coin d’une forêt, peu éloignée de Newmarket célèbre par les meurtres qui s’y commettent journellement et qu’il fallait traverser au retour ; la voiture passe, elle est arrêtée… les traits se brisent… les valets sont battus… les chevaux s’échappent… les femmes s’évanouissent… miss Stralson est portée, sans connaissance, dans une voiture à deux pas delà ; son ravisseur y monte avec elle, de vigoureux coursiers s’élancent, et l’on arrive à Londres. Le lord qui ne s’est plus fait connaître à Henriette, et qui ne lui a pas dit un mot pendant la route, entre rapidement dans son hôtel avec sa proie ; il l’établit dans une chambre reculée, congédie ses gens… et se démasque.

Eh bien ! perfide, dit-il, alors en fureur, reconnais-tu celui que tu as osé trahir impunément ? Oui, mylord, je vous reconnais, répond courageusement Henriette, dès qu’un malheur m’arrive m’est-il possible de ne pas vous nommer à l’instant ? vous êtes la seule cause de tous ceux que j’éprouve, votre unique charme est de me troubler ; quand je serais votre plus mortelle ennemie, vous n’agiriez pas différemment. — Cruelle femme, n’est-ce donc pas vous qui faites de moi le plus infortuné des hommes, en ayant abusé de ma bonne-foi ; et par votre infâme duplicité ne m’avez-vous pas rendu complètement la dupe des sentimens que j’avais conçus pour vous ? — Je vous croyais plus juste ; mylord, j’imaginais qu’avant de condamner les gens vous daignez au moins les entendre. — Me laisser prendre une seconde fois à tes damnables artifices…… moi ? — Malheureuse Henriette ! tu seras donc punie de trop de franchise et de crédulité, et ce sera le seul homme que tu as distingué dans le monde qui sera la cause de tous les désastres de ta vie ! — Que voulez-vous dire, miss, expliquez-vous ? Je veux bien écouter encore votre justification, mais ne vous flattez pas de me tromper… n’imaginez-pas abuser de ce fatal amour dont j’ai trop à rougir, sans doute… Non, miss, vous ne m’induirez plus en erreur… vous ne m’intéressez plus, Henriette, je vous vois de sang-froid maintenant, et vous n’allumez plus en moi d’autres desirs que ceux du crime et de la vengeance. — Doucement, mylord, vous m’accusez trop légèrement ; une femme qui vous aurait trompé, vous aurait reçu, elle aurait prolongé votre espoir, elle aurait cherché à vous désarmer, et avec l’art que vous me supposez, elle y aurait réussi… Examinez la conduite différente que j’ai tenue… démêlez-en le principe et condamnez-moi si vous l’osez. — Eh quoi !… dans notre dernier entretien, vous me laissez croire que je ne vous suis pas indifférent, vous m’invitez vous-même à me rendre chez vous… c’est à ce prix que je m’appaise… c’est à cette condition que la délicatesse remplace dans mon cœur les sentimens que je vous y vois blâmer… et quand je tais tout pour vous plaire… quand je sacrifie tout pour obtenir un cœur… dont la possession me devenait inutile, si je n’eusse écouté que mes desirs, la récompense en est de me voir fermer votre porte… Non, non, perfide, n’espérez pas de m’échapper encore… ne l’espérez pas miss… vos tentatives seraient inutiles. — Faites de moi ce que vous voudrez mylord, je suis entre vos mains… (et versant involontairement quelques larmes…) vous m’obtenez sans doute aux dépends des jours de ma mère… N’importe, faites de moi ce que vous voudrez, vous dis-je, je ne veux employer aucun moyen de défense… mais s’il était possible que vous entendissiez la vérité, sans l’accuser d’artifice, je vous demanderais mylord, si les refus que vous avez essuyés, ne sont pas des preuves certaines, et de l’aveu que j’ai fait des sentimens que vous m’avez inspiré, et de la frayeur qu’on a eu de leur puissance sur moi ?… qu’eût-il été besoin de vous exclure, si l’on ne vous eût pas craint, et vous eût-on redouté, si je n’eusse avoué publiquement ce que j’éprouvais pour vous ? Vengez-vous mylord, vengez-vous, punissez-moi de m’être trop livrée à cette erreur enchanteresse… je mérite toute votre colère, vous n’en rendrez jamais les effets assez éclatans… vous ne les presserez jamais assez. Eh bien ! dit Granwel, dans une incroyable agitation, ne l’avais-je pas prévu que cette rusée créature essayerait de me r’enchaîner encore… Oh non ! non, vous n’avez plus de torts, miss, c’est moi qui les ai tous… je suis le seul coupable, c’est à moi de m’en punir ; j’étais un monstre assurément, puisque j’avais pu comploter contre celle qui m’adorait dans le fond de son âme… Je ne le voyais pas, miss, je l’ignorais… pardonnez-le à l’extrême humilité de mon caractère, comment pouvais-je concevoir l’orgueil d’être aimé d’une fille comme vous ? — Trouvez bon que je vous le dise mylord, nous ne sommes ni vous ni moi dans le cas du sarcasme ou de la plaisanterie : vous me rendez la plus malheureuse des femmes, et j’étais loin de desirer que vous fussiez le plus infortuné des hommes, c’est tout ce que j’ai à vous dire mylord ; il est tout simple que vous ne le croyez pas, permettez-moi d’avoir à mon tour assez de fierté, toute humiliée que je suis, pour ne pas chercher à vous en convaincre ; il est assez cruel pour moi d’avoir à rougir de ma faute avec ma famille et mes amis, sans être obligée de la pleurer encore avec celui qui me l’a fait commettre… ne croyez rien de ce que je vous dis mylord, je vous en impose sur tout, je suis la plus fausse des femmes, il ne doit pas vous être permis de me voir autrement… ne me croyez pas vous dis-je… — Mais miss, s’il était vrai que vos sentimens pour moi fussent tels que vous avez l’air de me le persuader, ne pouvant réussir à me voir, qui vous empêchait de m’écrire ? ne deviez-vous pas me supposer très-inquiet du refus que j’avais éprouvé ? — Je ne dépends pas de moi mylord, n’oubliez jamais cette circonstance, et vous conviendrez qu’une fille de mon âge, et dont les sentimens répondent à la bonté de l’éducation, ne doit travailler qu’à étouffer dans son cœur tout ce que désapprouve sa famille. — Et à présent que vous ne dépendez plus de cette famille barbare ? qui s’opposait à vos vœux comme aux miens, consentez-vous à me donner la main sur-le-champ ? — Moi ? quand ma mère expire peut-être, et que ce sont vos coups qui me l’enlèvent ! ah ! permettez-moi de ne songer qu’à celle à qui je dois le jour, avant de m’occuper de mon bonheur. — Soyez rassurée sur cela miss, votre mère est en sûreté, elle est chez lady Wateley, et toutes deux y sont aussi saines que vous ; l’ordre de les secourir aussi-tôt que vous seriez enlevée a été exécuté avec plus d’intelligence encore que celui qui vous met en mon pouvoir ; que cet objet ne vous donne donc aucune sorte d’inquiétude, qu’il ne trouble en rien la réponse décisive que je vous prie de me faire ; acceptez-vous ma main miss, ou ne l’acceptez-vous pas ? — N’imaginez point que je me décide sur une telle chose, sans l’agrément de ma mère, ce n’est pas votre maîtresse, mylord, que je veux être, c’est votre femme ; la deviendrais-je légitimement, si, dépendante de ma famille, je vous épousais sans son aveu ? — Mais miss, observez-vous que je suis maître de votre personne, et que ce n’est pas à l’esclave à vouloir imposer des conditions ? — Oh mylord ! je ne vous épouserai donc point… je ne veux pas être l’esclave de celui qu’aura choisi mon cœur. — Fière créature, je ne parviendrai jamais à t’humilier ! — Et quelle délicatesse placeriez-vous dans le triomphe que vous auriez remporté sur une esclave ? ce qui n’est dû qu’à la violence, peut-il donc flatter l’amour-propre ? — Il n’est pas toujours sûr que cette délicatesse si vantée, soit aussi précieuse que se l’imaginent les femmes. — Laissez cette dureté de principes mylord, à ceux qui ne sont pas faits pour mériter les cœurs qu’ils cherchent à dompter, ces abominables maximes ne sont pas faites pour vous. — Mais ce Williams, miss… ce Williams… je voudrais que tous les malheurs dont la nature peut accabler les hommes, fussent réunis sur la tête de ce scélérat. — N’appellez point ainsi le plus honnête des hommes. — Il m’enlève votre cœur, c’est lui qui est la cause de tout, je sais que vous l’aimez. — Je vous ai déjà répondu sur cet article, je continuerai de vous dire la même chose, Williams m’aime, voilà tout… Ah ! mylord n’ayez jamais rien qui combatte plus dangereusement vos projets, et vous ne serez pas aussi malheureux que vous le supposez. — Non séductrice, non je ne te crois pas (et se troublant)… allons miss préparez-vous ; je vous ai donné tout le temps de la réflexion, vous devez bien imaginer que ce n’est point pour être encore votre dupe, que je vous ai amenée ici, il faut dès ce soir que vous soyez ou ma femme… ou ma maîtresse… Et en même-temps il la saisit durement par le bras, et l’entraîne vers l’autel impie où le barbare veut la sacrifier. Un mot… mylord, dit Henriette en contraignant ses larmes, et résistant de toutes ses forces aux entreprises de Granwel, un seul mot je vous en conjure… qu’espérez-vous du crime que vous allez commettre ? — Tous les plaisirs qu’il peut me donner. — Vous ne les connaîtrez qu’un seul jour mylord, demain je ne serai plus ni votre esclave ni votre maîtresse, demain vous n’aurez plus devant vos yeux que le cadavre de celle que vous aurez flétri… Ô Granwel ! vous ne connaissez pas mon caractère, vous ignorez à quels excès je puis me porter, pouvez-vous donc, s’il est vrai que vous ayez pour moi le plus léger sentiment, acheter au prix de ma perte la malheureuse jouissance d’un quart d’heure ; ces mêmes plaisirs que vous voulez arracher, je vous les offre, pourquoi ne voulez-vous pas les tenir de mon cœur ?… Homme équitable et sensible, poursuit-elle à demi-inclinée, en tendant les mains jointes vers son tyran, laissez-vous attendrir par mes pleurs… que les cris de mon désespoir arrivent encore une fois à votre âme, vous ne vous repentirez pas de les avoir entendu. Ô mylord ! voyez devant vous en attitude de suppliante, celle qui mettait toute sa gloire à vous enchaîner un jour à ses pieds, vous voulez que je sois votre femme, eh bien ! regardez-moi déjà comme telle, et à ce titre ne déshonorez point celle, dont la destinée est tellement unie à la vôtre… rendez Henriette à sa mère, elle vous en supplie, et c’est par les sentimens les plus vifs et les plus ardens qu’elle acquittera vos bienfaits. — Mais Granwel ne la regardait plus, se promenant à grands pas dans l’appartement… brûlé d’amour… tourmente de la soif de jouir… dévoré de vengeance… combattu par la pitié que cette voix douce, que cette posture intéressante, que ces pleurs qui coulaient à grands flots excitaient malgré lui dans son âme, et qui naissaient de son amour… quelquefois prêt à la saisir, voulant quelquefois lui pardonner, il était impossible de dire auxquels de ces deux mouvemens il allait se rendre, lorsqu’Henriette saisissant son trouble… Venez mylord, lui dit-elle, venez voir si j’ai envie de vous tromper : conduisez-moi vous-même chez ma mère, venez me demander à elle, et vous verrez si je servirai vos desirs. Fille incompréhensible, dit le lord, Eh bien !… eh bien oui ! je te cède une seconde fois ; mais si malheureusement tu m’abuses encore, il n’est aucune force humaine qui puisse te soustraire aux effets de ma vengeance… souviens-toi qu’elle sera terrible… qu’elle coûtera du sang aux objets qui te seront les plus chers, et qu’il n’en sera pas un seul, de tous ceux qui t’entourent, que ma main n’immole à tes pieds. — Je me soumets à tout mylord, partons, ne me laissez pas plus long-temps dans l’inquiétude où je suis de ma mère ; il ne manque à mon bonheur que son aveu… que de la savoir sans danger… et vos desirs se couronnent à l’instant. Mylord demande des chevaux… Je ne vous accompagnerai pas, dit-il à Henriette, je ne dois point choisir ce moment pour paraître chez vos amis ; vous voyez quelle est ma confiance ? demain à midi précis une voiture ira de ma part chercher votre mère et vous ; vous arriverez chez moi, vous y serez reçues par ma famille, les notaires s’y trouveront, je deviendrai votre époux dès le même jour ; mais si j’éprouve encore de vos parens ou de vous, l’apparence même du plus léger refus, ne l’oubliez pas miss, vous n’aurez pas dans Londres un plus mortel ennemi que moi… Partez, la voiture vous attend, je ne veux pas même vous conduire à elle… je ne saurais trop tôt quitter des regards, dont les effets sont si singuliers sur mon cœur, que j’y trouve dans le même instant, tout ce qui détermine au crime, et tout ce qui rend à la vertu.

Henriette de retour chez elle, trouva toute la maison en alarmes ; lady Stralson était blessée à la tête et au bras ; sa cousine Wateley gardait le lit à cause de l’effroi terrible qu’elle avait eu ; deux domestiques avaient presque été écrasés sur la place ; cependant Granwel n’en avait point imposé ; l’instant d’après son départ, les mêmes gens qui avaient attaqué le carrosse, en étaient devenus les défenseurs ; on avait ratrappé les chevaux, on avait aidé aux femmes à remonter dans la voiture, on les avait escortées jusqu’aux portes de Londres.

Lady Stralson pleurait bien plus amèrement la perte de sa fille, que les douleurs instantanées qu’elle éprouvait ; il était impossible de la consoler, et l’on allait se déterminer aux plus sérieuses démarches, lorsqu’Henriette parut et se précipita dans le sein de sa mère. Un mot éclaira tout, mais n’apprit rien à lady Wateley, qui n’avait pas douté que le perfide lord n’eût été l’unique auteur de ces nouveaux désastres. Miss Stralson rendit compte de ce qui s’était passé, et n’inquiéta que davantage. Si l’on se trouvait à l’invitation, il n’y avait plus à reculer, il fallait, dès le lendemain, devenir la femme de Granwel… Quel ennemi n’avait-on pas contre soi, si l’on y manquait ?

Dans cette terrible perplexité, lady Stralson voulait s’en retourner sur-le-champ à Herreford ; mais tout violent qu’était ce dessein, mettait-il cette malheureuse mère et sa fille à l’abri du courroux d’un homme, qui jurait de les poursuivre l’une et l’autre à l’extrémité de la terre, si elles lui manquaient de parole. Se plaindre… employer de puissantes protections, devenait-il un moyen plus sûr ? Il ne se mettait en usage qu’en aigrissant mille fois plus un être dont les passions étaient terribles, et la vengeance à redouter, lady Wateley penchait pour le mariage, il était difficile que miss Henriette trouva mieux ; un lord de la plus haute qualité… des biens immenses ; et l’ascendant qu’elle avait sur lui, ne devait-il pas convaincre Henriette qu’elle en ferait ce qu’elle voudrait toute sa vie ?

Mais le cœur de miss Stralson était bien loin de ce parti ; tout ce qu’elle éprouvait, en lui rendant son amant plus cher, ne servait qu’à lui faire détester davantage l’homme affreux qui s’acharnait à elle ; elle assura qu’elle préférait la mort aux propositions de lady Wateley ; et que la terrible nécessité où elle avait été de feindre avec le lord Granwel, le lui rendait encore plus odieux. On s’arrêta donc au projet de traîner, de recevoir le lord avec politesse, de continuer à nourrir ses feux par l’espoir, tandis que d’autre part, on les éteindrait à force de longueurs ; de terminer pendant ce temps-là les affaires qu’on avait à Londres, d’épouser secrètement Williams, et de s’en retourner un beau jour à Herreford, sans que Granwel pût s’en douter. Une fois-là, continuait-on, si cet homme dangereux poursuivait ses démarches, dirigées contre une femme en puissance de mari, elles acquéraient un genre de gravité qui répondait à lady Stralson et à sa fille de la protection des loix ; mais ce parti pouvait-il convenir ? Un homme aussi fougueux que Granwel, déjà trompé deux fois, ne serait-il pas fondé à croire qu’on travaillait à ce qu’il le fût une troisième ? et, dans ce cas, que n’avait-on pas à en appréhender ? Cependant ces réflexions n’étaient pas venues aux amies d’Henriette ; on s’en tint au projet adopté, et dès le lendemain, miss écrivit à son persécuteur que l’état de la santé de sa mère ne permettait pas qu’elle pût effectuer la promesse qu’elle avait faite ; elle suppliait instamment le lord de ne point s’en fâcher, de venir la consoler au contraire des regrets qu’elle éprouvait de ne pouvoir tenir sa parole, et de la tristesse qui l’accablait auprès d’une mère malade.

Le premier mouvement de Granwel fut du dépit. Me voilà encore trompé, s’écria-t-il, me voilà encore la dupe de cette fausse créature… et j’en étais le maître… et je pouvais la contraindre à mes desirs… la rendre l’esclave de mes volontés !… je l’ai laissé vaincre… la perfide… elle m’échappe encore… mais voyons ce qu’elle me veut… voyons si réellement l’état de sa mère peut lui servir d’excuse légitime.

Granwel arrive chez lady Wateley, et ne s’avouant pas comme on imagine aisément, pour auteur des catastrophes de la veille, il convient seulement qu’il les avait appris, et que l’intérêt qu’il était impossible de ne pas prendre à lady Stralson, dès qu’on avait le bonheur de la connaître, le faisait voler vers elle pour s’informer de l’état de sa santé et de celui des personnes qui lui étaient chères. Ce début est saisi, on en soutient le ton ; au bout de quelques instans, Granwel prend à part Henriette, il lui demande si elle croit que cette légère incommodité de sa mère mettra de longs obstacles au bonheur de lui appartenir, et s’il ne pourrait point malgré ces contre-temps hasarder toujours quelques propositions ? Henriette le calme, elle le conjure de ne pas s’impatienter ; elle lui dit que quoique ses amies feignent, elles n’en sont pas moins persuadées, qu’il est le seul auteur de tout ce qu’elles ont souffert la veille, et que d’après cela, ce n’est pas trop l’instant d’entamer une négociation semblable. N’est-ce pas beaucoup, continua-t-elle, qu’on nous permette de nous voir, et m’accuserez-vous encore de vous tromper, quand je viens de vous ouvrir pour toujours la porte d’une maison que vous remplissez d’amertume et de deuil ? Mais mylord qui ne croyait jamais qu’on n’eût rien fait pour lui, tant que ses desirs n’étaient pas satisfaits, ne répondit qu’en balbutiant, et dit à miss Stralson qu’il consentait à lui donner encore vingt-quatre heures, et qu’au bout de ce terme il voulait absolument savoir à quoi s’en tenir. Enfin la visite se termine, et ce petit instant de repos va nous ramener à Williams, que tout ceci nous a fait perdre de vue.

Par les soins criminels de Granwel et de Gave, il était difficile que les affaires de ce pauvre garçon fussent plus mal qu’elles n’étaient. Sous peu de jours le procès allait être jugé, et le chevalier Clark, soutenu de toute la ville de Londres, se regardait déjà, non sans fondement, comme le seul héritier des biens que Williams comptait offrir avec sa main à l’aimable Henriette ; Granwel ne négligeait rien de tout ce qui pouvait faire tourner ce jugement au gré de ses desirs ; cette ruse qui n’était d’abord qu’accessoire, devenait maintenant celle dont il attendait tout le succès de ses opérations ; Henriette se déterminerait-elle à épouser ce Williams s’il était entièrement ruiné ? À supposer que sa délicatesse l’y contraignît même encore, sa mère pourrait-elle y consentir ? Malgré tout ce que Granwel avait appris de miss Stralson à leur dernière entrevue, il était impossible que ce séducteur, n’eût pas reconnu dans les propos de celle qu’il aimait, plus de politique et de ménagement, que de tendresse et de vérité. Ses espions l’instruisaient d’ailleurs, et il ne pouvait douter que les deux jeunes gens ne continuassent à se voir ; il se résolut donc de presser la ruine de Williams, tant pour en dégoûter les Stralson, que pour obtenir de cette catastrophe un dernier moyen de remettre Henriette dans ses mains…… dont il jurait bien qu’elle ne s’échapperait plus.

Quant au capitaine O-Donel, après avoir tiré tout ce qu’il avait pu de Williams, il l’avait cruellement abandonné, et s’était retiré chez Granwel, d’où il sortait fort peu, de crainte d’être reconnu ; son protecteur avait exigé de lui cette précaution jusqu’au dénouement de toute cette intrigue, lequel selon le lord ne devait pas tarder encore bien des jours.

Cependant Williams réduit à ses quatre dernières guinées, n’ayant même plus de quoi faire face aux frais du procès qu’il avait à soutenir, était déterminé à aller faire l’aveu de ses fautes aux pieds de la bonne Stralson, et de son adorable fille ; il y allait, lorsque les derniers éclats de la foudre suspendue sur sa tête éclatèrent subitement. Son affaire se juge, Clark est reconnu tenir à la parente dont on plaide l’héritage, de deux degrés plus près que Williams ; et ce malheureux jeune homme se voit à-la-fois privé, et du peu de fortune présente dont il jouissait, et de celle qu’il pouvait espérer un jour. Anéanti par la multitude de ses revers, ne pouvant tenir à l’horreur de sa situation, il est prêt à s’arracher la vie, mais il lui est impossible d’attenter à ses jours, sans voir une dernière fois le seul être qui les lui rend chers ; il vole chez lady Wateley, il savait que l’on y voyait le lord Granwel, il en connaissait les motifs, et quelqu’inquiétude que cela lui donnât, il n’osait pourtant pas le désapprouver, était-ce à lui de dicter des lois dans la fatale position où il se trouvait ! On était convenu, d’après la politique qui guidait les démarches actuelles, de ne recevoir jamais Williams qu’en secret ; il arriva donc de nuit, et dans un moment où l’on était sûr que Granwel ne surviendrait pas. On ne savait encore rien de la perte de son procès, il en fait part, et y joint en même-temps la nouvelle affreuse de ses malheurs au jeu. Oh ma chère Henriette ! s’écrie-t-il en se précipitant aux pieds de celle qu’il adore, ce sont mes derniers adieux que je vous fais, je viens vous dégager de vos liens, et rompre également ceux de ma vie ; ménagez mon rival, miss, et ne lui refusez pas votre main, lui seul peut faire votre bonheur à présent, mes fautes et mes revers ne me permettent plus d’être à vous, devenez l’épouse de mon rival, Henriette, c’est votre meilleur ami qui vous en conjure, oubliez à jamais un malheureux qui n’est plus digne que de votre pitié. Williams, dit Henriette en relevant son amant, et le plaçant à côté d’elle, ô toi que je ne cessai jamais S’adorer un instant, comment as-tu pu croire que mes sentimens dépendissent des fantaisies de la fortune ? Et quelle injuste créature serais-je donc, si je devais cesser de t’aimer pour des imprudences ou des malheurs ? Crois Williams, crois que ma mère ne t’abandonneras pas plus que moi, je me charge du soin de lui apprendre tout ce qui t’arrive, je veux t’épargner le chagrin de lui en faire l’aveu ; mais réponds moi de ta vie, jure moi Williams, que tant que tu seras certain du cœur d’Henriette, aucun malheur ne pourra te contraindre à trancher le fil de tes jours. — Ô maîtresse adorée, j’en fais le serment à tes genoux, qu’ai-je de plus sacré que ton amour ? Quel malheur puis-je redouter, toujours chéri de mon Henriette ? oui je vivrai puisque tu m’aimes, mais n’exige pas de moi de t’épouser, ne laisse pas réunir ton sort à celui d’un misérable qui n’est plus fait pour toi ; deviens la femme du lord, si je ne l’apprends pas sans chagrin, je le verrai du moins sans jalousie, et l’éclat dont cet homme puissant te fera jouir me consolera, s’il est possible, de n’avoir pu prétendre au même bonheur. Ce n’était pas sans verser des larmes que la tendre Henriette entendait ces discours, ils lui répugnaient à tel point qu’elle ne put les laisser finir. Homme injuste, s’écria-t-elle en saisissant la main de Williams, mon bonheur peut-il exister sans le tien ? et serais-tu heureux, si j’étais dans les bras d’un autre ? Non mon ami, non, je ne t’abandonnerai jamais ; j’ai une dette de plus à acquitter à présent… celle que ton infortune m’impose ; l’amour seul m’enchaînait jadis à toi, j’y suis aujourd’hui liée par devoir… je te dois des consolations, Williams, de qui te seraient-elles chères, si ce n’était de ton Henriette ? N’est-ce pas à ma main d’essuyer tes larmes ? pourquoi veux-tu m’ôter cette jouissance ? En m’épousant avec la fortune qui devait t’appartenir, tu ne m’aurais rien dû, mon ami, et je t’unis maintenant à moi par les liens de l’amour, et par les tendres nœuds de la reconnaissance. Williams arrose de ses pleurs les mains de sa maîtresse, et l’excès du sentiment qui l’embrase, l’empêche de trouver des expressions qui puissent peindre ce qu’il éprouve. Lady Stralson survient comme nos deux amans anéantis dans les bras l’un de l’autre, font passer mutuellement dans leur âme le feu divin qui les consume ; sa fille lui apprend alors ce que Williams n’ose dire, et termine ce récit en demandant pour grâce à sa mère de ne rien changer aux dispositions dans lesquelles elle a toujours été. Viens mon cher, dit la bonne Stralson après avoir tout appris, viens, dit-elle en jetant ses bras autour du cou de Williams, nous t’aimions riche, nous t’aimerons encore mieux pauvre, n’oublie jamais deux bonnes amies, et repose-toi sur elles du soin de te consoler… tu as fait une faute mon ami… tu es jeune… tu es sans lien, tu n’en feras plus quand tu seras l’époux de celle que tu aimes.

Nous passons sous silence les expressions de la tendresse de Williams. Quiconque aura son cœur, les sentira sans qu’il soit besoin de les dire, et l’on ne peint rien aux âmes froides.

Ô ma chère fille, reprit lady Stralson, que je crains qu’il n’y ait dans tout ceci quelques nouvelles ruses de cet homme affreux qui nous tourmente… Ce capitaine écossais qui ruine en si peu de temps notre bon Williams… ce chevalier Clarck que nous ne connûmes jamais pour le parent de la tante de ce cher ami, tout cela sont des trames de cet homme perfide… Ah ! puissions-nous n’être jamais venus à Londres ; il faut quitter cette ville dangereuse, ma fille, il faut s’en éloigner pour jamais.

Il n’est pas difficile de croire qu’Henriette et Williams adoptèrent avec joie ce dessein ; on prit donc jour, il fut décidé qu’on partirait le sur-lendemain, mais que tout se ferait avec un tel mystère, que les gens même de lady Wateley n’en pussent rien savoir ; et ces projets admis de part et d’autre, Williams voulut sortir pour se préparer à leur exécution. Miss l’arrête ; songe-tu donc, mon ami, lui dit-elle, en lui remettant une bourse pleine d’or… songe-tu que tu m’as confié le triste état de tes finances, et que c’est à moi seule à les remettre en ordre ? — Ô ! miss, quelle générosité ! Williams, dit lady Stralson, elle me fait voir mes torts… prends, mon ami… prends, je la laisse jouir de ce plaisir aujourd’hui, mais à condition qu’elle ne me l’enlèvera plus… Et Williams en pleurs, Williams, pénétré de reconnaissance, sort en disant : Si le bonheur peut être pour moi sur la terre, ce n’est bien sûrement qu’au sein de cette honnête famille. J’ai fait une faute… j’ai éprouvé un revers affreux… je suis jeune, le service m’offre des ressources… je tâcherai que mes enfans ne puissent s’appercevoir de tout ceci, ces gages précieux de l’amour de celle que j’adore, feront à jamais l’unique occupation de ma vie, et je combattrai si bien la fortune, qu’ils ne se sentiront point de mes malheurs.

Mylord Granwel vint le lendemain rendre visite à celle qu’il aimait ; on se contraignit comme on faisait ordinairement, mais trop adroit pour ne pas démêler quelques variations dans la conduite de miss et de sa mère, trop fin pour ne pas les attribuer à la révolution de la fortune de Williams, il s’informa : quoi qu’on eût gardé le mystère sur le départ projeté et sur les dernières visites de Williams, il devint impossible que quelque chose n’eût transpiré, et que par conséquent, merveilleusement servi par ses espions, Granwel pût être long-temps sans tout savoir.

Eh bien ! dit-il à Gave, dès que ces dernières instructions lui furent apportées, me voici donc encore la dupe de cette séquelle de traîtres ! et la perfide Henriette, en m’amusant, ne songe qu’à couronner mon rival… Sexe faux et trompeur, a-t-on raison de t’outrager et de te mépriser après, et ne justifie-tu pas chaque jour par tes torts tous les reproches intentés contre toi ?… Ô Gave ! ô mon ami ! elle ne sait pas qui elle offense, l’ingrate ; je veux sur elle seule venger mon sexe entier, je veux lui faire pleurer en larmes de sang, et ses torts, et ceux de tous les êtres qui lui ressemblent… Dans le commerce que tu as eu avec ce fripon de Williams, Gave, t’es-tu procuré de son écriture ? — En voici. — Donne… bien… porte aussitôt ce billet chez Jonhson, chez ce coquin qui a l’art de contre-faire si bien toutes les écritures ; qu’il imite à l’instant celle-ci, qu’il transcrive du caractère de Williams, les lignes que je vais te dicter. Gave écrit, il porte le billet ; Jonhson le copie, et la veille du départ de miss Henriette, elle reçoit sur les sept heures du soir, la lettre qu’on va lire, de la main d’un homme qui lui assure qu’elle est de Williams, et que ce malheureux amant en attend la réponse avec la plus vive impatience.

On est au moment de m’arrêter pour une dette bien plus forte que l’argent que je puis avoir ; il est certain que de puissans ennemis se mêlent de tout ; à peine aurai-je peut-être le temps de vous embrasser une dernière fois ; j’attends ce bonheur, et vos conseils ; venez seule consoler un instant, au coin des jardins de Kinsington, le malheureux Williams, prêt à expirer de douleur, si vous lui refusez cette grâce.

Henriette se désole après avoir lu ce billet, et dans la crainte que tant d’imprudence ne refroidisse enfin les bontés de sa mère, elle se détermine à lui cacher cette nouvelle catastrophe, à se munir du plus d’argent qu’il lui sera possible, et à voler au secours de Williams… Un moment elle réfléchit au danger de sortir à une telle heure… mais que peut-elle appréhender du lord ? elle le croit parfaitement la dupe des feintes de sa mère et de son amie lady Wateley ; ces deux femmes et elle, n’ont pas cessé de le recevoir ; Granwel lui-même n’eut jamais l’air plus calme… Que peut-elle donc en redouter ?… Peut-être agira-t-il contre Williams, peut-être est-ce lui qui est encore cause de ce nouveau revers ; mais le desir de nuire à un rival qu’on ne cesse de craindre, n’est pas une raison pour attenter encore à la liberté de celle dont on doit être sûr.

Faible et malheureuse Henriette, telles étaient tes folles combinaisons ! l’amour, il te les suggérait, les légitimait toutes ; tu ne songeais pas que le voile n’est jamais plus épais sur les yeux des amans, que quand le précipice est prêt à s’ouvrir sous leurs pas… Miss Stralson envoie prendre des porteurs, et elle se rend au lieu indiqué… La chaise arrête… on l’ouvre… Miss, lui dit Granwel, en lui donnant la main pour en sortir, vous ne m’attendiez pas-là, j’en suis sur ; c’est pour le coup que vous allez dire que le fléau de votre vie s’offre à tout instant à vos yeux… Henriette jette un cri, elle veut s’arracher et fuir… Doucement, bel ange, doucement, dit Granwel en lui mettant le bout d’un pistolet sur le sein, et lui faisant voir qu’elle est entourée, n’espérez pas de m’échapper, miss, non, ne l’espérez pas… je suis las d’être votre dupe… il faut que je sois vengé… Silence donc, ou je ne réponds pas de votre vie… Miss Henriette privée de l’usage de ses sens, est emportée vers une chaise de poste, où le lord s’élance avec elle, et sans arrêter une minute, on arrive au nord de l’Angleterre, dans un vaste château isolé que possédait Granwel sur les frontières de l’Écosse.

Gave était resté à l’hôtel du lord ; il était chargé d’observer et de donner exactement par de prompts courriers, des nouvelles précises de ce qui se passerait à Londres.

Deux heures après le départ de sa fille, lady Stralson s’apperçoit qu’elle est sortie ; sûre de la conduite d’Henriette, elle ne s’en inquiète point d’abord ; mais quand, elle entend sonner dix heures, elle frémit, et soupçonne de nouveaux piéges… elle vole chez Williams… elle lui demande, en tremblant, s’il n’a point vu Henriette… Sur les réponses de ce malheureux amant, elle s’effraie encore davantage. Elle dit à Williams de l’attendre, elle se fait conduire chez le lord Granwel… On lui répond qu’il est malade… Elle fait dire qui elle est, bien certaine qu’à ce nom le lord doit laisser entrer. Même réponse, ses soupçons redoublent, elle revient chez Williams, et tous deux horriblement émus, vont à l’instant trouver le premier ministre, dont ils savent que Granwel est parent. Ils racontent leur malheur, ils certifient que celui qui trouble aussi cruellement leur vie, que celui qui est la seule cause de tout ce qui leur arrive, que le ravisseur, en un mot, de la fille de l’une et de la maîtresse de l’autre, n’est autre que le lord Granwel…

Granwel ! dit le ministre étonné… mais savez-vous qu’il est mon ami… mon parent, et que quelque légèreté que je lui suppose, je le crois pourtant incapable d’une horreur ?… C’est lui, c’est lui, mylord, répond cette mère désolée, faites approfondir, et vous verrez si nous vous en imposons. On envoie sur-le-champ à l’hôtel du lord ; Gave n’osant en imposer aux émissaires du premier ministre, fait dire que Granwel est parti pour une tournée dans ses biens ; ce rapport joint aux soupçons et aux plaintes de la mère d’Henriette, ouvre enfin les yeux du ministre. Madame, dit-il à lady Stralson, allez avec votre ami vous tranquilliser chez vous, je vais agir ; soyez sûre que je ne négligerai rien de tout ce qui pourra vous rendre ce que vous avez perdu, et rétablir l’honneur de votre famille.

Mais toutes ces démarches avaient pris du temps ; le ministre n’avait rien voulu entreprendre juridiquement qu’il n’eût au préalable reçu des conseils du roi, auquel Granwel était attaché par sa charge ; ces délais avaient donné à Gave la facilité de faire parvenir un courrier au château de son ami, et il en résulta que les évènemens dont il nous reste à rendre compte, purent s’exécuter sans obstacles.

Granwel en arrivant dans sa terre, à force de calmer miss Henriette, avait obtenu d’elle de prendre un peu de repos ; mais il avait eu soin de la placer dans une chambre de laquelle il lui était impossible de s’évader. Quelque peu d’envie que miss Stralson eut de dormir en ce cruel état, trop heureuse de pouvoir être quelques heures tranquille, elle n’avait encore fait aucune sorte de bruit qui put faire soupçonner qu’elle était éveillée, lorsque le courrier de Gave arriva. De ce moment, le lord sentit que s’il avait envie de réussir, il fallait presser ses démarches. Tout ce qui pouvait les assurer, lui devenait égal ; quelque criminel que cela pût être, il était résolu à tout, pourvu qu’il se vengeât et qu’il jouît de sa victime. Le pis-aller, se disait-il, sera de l’épouser, et de ne reparaître à Londres qu’avec le titre de son mari ; mais dans la situation où tout se trouvait, d’après ce que venait de lui apprendre le courrier de Gave, il vit qu’il n’aurait le temps de rien, s’il ne calmait sur-le-champ l’orage qui se formait sur sa tête, et il conçut aisément que pour y parvenir, il fallait nécessairement deux choses, et tranquilliser lady Stralson, et s’assurer de Williams ; une ruse abominable, un crime plus odieux encore, venaient à bout de l’un et de l’autre, et Granwel à qui rien ne coûtait, dès qu’il s’agissait d’assouvir ses desirs, n’eut pas plutôt enfanté ces horribles projets, qu’il ne songea plus qu’à leur exécution. Il fait attendre, le courier, et se présente chez Henriette ; il y débute par les propositions les plus insultantes, et selon sa coutume, Henriette les élude à force d’art ; c’est ce que voulait Granwel, il ne demandait qu’à lui faire employer toute sa séduction, afin d’avoir l’air d’y succomber encore et de la prendre dans les mêmes pièges qu’elle avait usage d’employer contre lui. Il n’est rien que miss Stralson ne fasse pour renverser les projets que mylord affiche ; pleurs, prières, amour, tout s’oppose indistinctement, et Granwel après bien des combats, ayant enfin l’air de se rendre, tombe lui-même avec perfidie aux genoux d’Henriette. Cruelle fille, lui dit-il, en arrosant ses mains des larmes feintes de son repentir, ton ascendant est trop marqué, tu triomphes sans cesse, et je me rends enfin pour jamais… c’en est fait, miss, vous ne trouverez plus en moi votre persécuteur, vous n’y verrez plus que votre ami ; plus généreux que vous ne pensez, je veux être avec vous, capable des derniers efforts du courage et de la vertu ; vous voyez tout ce que je serais en droit d’exiger, tout ce que je pourrais demander au nom de l’amour, tout ce que je pourrais obtenir de la violence, eh bien Henriette, je renonce à tout, oui je veux vous contraindre à m’estimer, à me regretter peut-être un jour… Apprenez miss que je n’ai jamais été votre dupe, vous avez beau feindre, vous aimez Williams… miss ! c’est de ma main que vous allez le recevoir… obtiendrai-je à ce prix le pardon, de tout ce que je vous ai fait souffrir de maux ?… En vous donnant Williams, en réparant de ma fortune même, les revers que la sienne vient d’éprouver, aurai-je acquis quelques droits au cœur de ma chère Henriette, et me nommera-t-elle encore son plus cruel ennemi ?… Ô généreux bienfaiteur ! s’écrie la jeune miss, trop prompte à saisir la chimère qui vient la caresser un instant, quel Dieu vient vous inspirer ces desseins, et comment est-il que vous daigniez changer aussi promptement la destinée de la triste Henriette ? Vous me demandez quels droits vous aurez acquis sur mon cœur ? Tous les sentimens de ce cœur sensible, qui n’appartiendront pas au malheureux Williams, seront à jamais à vous, je serai votre amie, Granwel… votre sœur… votre confidente ; iniquement occupée de vous plaire, j’oserai vous demander pour unique grâce de passer ma vie près de vous, et d’en employer tous les instans à vous témoigner ma reconnaissance… Ah ! réfléchissez-y mylord… les sentimens d’une âme libre, ne sont-ils pas préférables à ceux que vous vouliez arracher, vous n’auriez jamais eu qu’une esclave dans celle qui va devenir votre plus tendre amie. Oui miss, vous la serez cette amie sincère, dit Granwel en balbutiant ; j’ai tant à réparer vis-à-vis de vous, qu’au prix même du sacrifice que je vous fais, je n’ose pas me croire encore quitte, j’attendrai tout du temps et de mes procédés. — Que dites-vous, mylord ? Que mon âme vous est peu connue ? autant les offenses l’irritent, autant le repentir l’entrouvre, et je ne sais plus me souvenir des injures de celui qui fait un seul pas pour en obtenir le pardon. — Eh bien miss ! que tout s’oublie de part et d’autre, et donnez-moi la satisfaction de préparer moi-même les nœuds que vous desirez tant. Ici ? répondit Henriette avec un mouvement d’inquiétude dont il lui fut impossible d’être maîtresse, j’avais cru, mylord, que nous allions repartir pour Londres. — Non ma chère miss, non, je mets toute ma gloire à ne vous y ramener que sous le titre de réponse du rival auquel je vous cède… Oui, miss, je veux en vous montrant, apprendre à toute l’Angleterre à quel point la victoire a dû me coûter ; ne vous opposez point à ce projet dès que j’y trouve à-la-fois mon triomphe et ma tranquillité ; écrivons à votre mère de se calmer, mandons à Williams de se rendre ici, célébrons-y promptement cet hymen, et repartons dès le lendemain, — Mais mylord, ma mère ? — Nous lui demanderons son consentement, elle est bien loin de le refuser, et ce sera lady Williams qui viendra lui en rendre grâces. — Eh bien mylord disposez de moi ; pénétrée de tendresse et de reconnaissance, m’appartient-il de régler les moyens par lesquels vous daignez travailler à mon bonheur ; faites mylord, j’approuve tout… et trop entière aux sentimens que je vous dois, trop occupée de les éprouver et de les peindre, j’oublie tous ceux qui pourraient m’en distraire. — Mais miss, il faut que vous écriviez, — à Williams ? — Et à votre mère, miss, ce que je dirais persuaderait-il comme ce que vous écrirez vous-même ? On apporte tout ce qu’il faut, et miss Henriette trace les deux billets suivans :

Miss Henriette à Williams.

Tombons tous deux aux pieds du plus généreux des hommes, venez m’aider à lui témoigner la reconnaissance que nous lui devons l’un et l’autre ; jamais sacrifice ne fut plus noble, jamais fait avec autant de grâces, et jamais plus entier ; mylord Granwel veut nous unir lui-même, Williams, c’est sa main qui va serrer nos nœuds… accourez… embrassez ma mère, obtenez son aveu, et dites lui que bientôt sa fille jouira du bonheur de la serrer dans ses bras.

La même à sa Mère.

Au moment d’inquiétude le plus affreux, succède le calme le plus doux : Williams vous montrera ma lettre, ô la plus adorée des mères. Ne vous opposez je vous conjure, ni au bonheur de votre fille, ni aux intentions de mylord Granwel, elles sont pures comme son cœur ; adieu, pardonnez si votre fille toute livrée au sentimens de la reconnaissance, peut vous exprimer à peine ceux dont elle brûle pour la meilleure des mères.

Granwel joignit à ces billets deux lettres qui assuraient et Williams et lady Stralson du bonheur qu’il se faisait de réunir deux personnes dont il voulait devenir l’ami le plus tendre, et il chargeait Williams de prendre chez son notaire à Londres, dix mille guinées qu’il le suppliait d’accepter pour présent de noces ; ces lettres étaient remplies d’affection, elles portaient un tel caractère de franchise et de naïveté, qu’il était impossible de ne pas y ajouter foi ; le lord écrivit en même-temps à Gave et à ses amis, d’appaiser la rumeur publique, de calmer le ministre, et de répandre que l’on verrait bientôt à Londres de quelle manière il réparait ses fautes. Le courier repart avec ses dépêches ; Granwel ne s’occupe plus qu’à combler miss Stralson de bons procédés, afin disait-il, de lui faire oublier de son mieux tous les crimes qu’il avait à se reprocher envers elle… et dans le fond de son âme, le monstre triomphait de l’avoir à la fin emporté de ruses sur celle, qui depuis si long-temps l’enchaînait par les siennes.

Le courrier du ravisseur d’Henriette arrive à Londres au moment où le roi venait de conseiller au premier ministre d’employer toutes les voies de la justice contre Granwel… mais lady Stralson, pleinement la dupe des lettres qu’elle reçoit, croyant d’autant mieux à leur contenu, qu’elle est accoutumée aux victoires d’Henriette sur Granwel, vole à l’instant chez le ministre ; elle le conjure de ne faire aucunes poursuites contre le lord, elle lui rend compte de ce qui se passe, tout s’appaise, et Williams s’apprête au départ. Ménage cet homme puissant et dangereux, lui dit lady Stralson en l’embrassant, jouis du triomphe que ma fille a remporté sur lui, et revenez promptement tous deux consoler une mère qui vous adore. Williams part, mais sans prendre le superbe présent que lui destine Granwel, il ne daigne pas même s’informer si cette somme l’attend ou non ; cette démarche eut eu l’apparence du doute, et ces braves et honnêtes gens sont loin d’en avoir. Williams arrive… grand dieu !… il arrive… et ma plume s’arrête, elle se refuse au détail des horreurs qui attendent ce malheureux amant. Ô furies de l’enfer ! accourez, prêtez-moi vos couleuvres, que ce soit de leurs dards étincelans que ma main trace ici les horreurs qui me restent à décrire encore.

Ô ma chère Henriette, dit Granwel, en entrant le matin chez sa captive, avec l’air du bonheur et de la joie, venez jouir de la surprise que j’ai eu l’art de vous ménager, accourez chère miss, je n’ai voulu vous montrer Williams qu’aux pieds même des autels où il va recevoir votre main… suivez-moi, miss, il vous attend. — Lui, mylord… lui, grand dieu !… Williams… il est à l’autel… et c’est à vous que je le dois… Ô mylord, permettez que je tombe à vos genoux… les sentimens que vous m’inspirez l’emportent aujourd’hui sur tout autre… (et Granwel troublé)… non miss, non, je ne peux pas jouir encore de cette reconnaissance, c’est le dernier instant où elle doit arracher du sang de mon cœur, ne me la montrez pas, miss, elle n’a plus qu’un jour à m’être encore cruelle… je la savourerai demain plus à l’aise… pressons-nous, Henriette, ne faisons pas attendre plus long-temps un homme qui vous adore, et qui brûle de vous être uni.

Henriette s’avance… elle est dans un trouble… dans une agitation… à peine respire-t-elle, jamais les roses de son teint ne furent plus brillantes… animée par l’amour et l’espoir, cette chère fille se croit au moment du bonheur… On arrive au bout d’une galerie immense que terminait la chapelle du château… Ô juste ciel ! quel spectacle !… ce lieu sacre était tendu de noir, et sur un espèce de lit funèbre entouré de cierges ardens, reposait le corps de Williams percé de treize poignards, tous encore dans les plaies sanglantes qu’ils venaient d’entr’ouvrir. Voilà ton amant, perfide, voilà comme ma vengeance le rend à tes indignes vœux, dit Granwel ;… traître, s’écrie Henriette, en réunissant toutes ses forces pour ne pas succomber dans un moment aussi terrible pour elle… Ah ! tu ne m’as point trompée, tous les excès du crime doivent appartenir à ton âme féroce, il n’y aurait que la vertu qui m’eût surpris dans elle ; laisse-moi mourir là, cruel, c’est la dernière grâce que je te demande. Tu n’obtiendras pas cette faveur encore, dit Granwel avec cette fermeté froide, unique partage des grands scélérats… ma vengeance n’est goûtée qu’à demi, il en faut assouvir le reste ; voilà l’autel qui va recevoir vos sermens, c’est-là que je veux entendre de votre bouche celui que vous allez me faire de m’appartenir à jamais.

Granwel veut être obéi… Henriette assez courageuse pour résister à cette crise épouvantable… Henriette, en qui le desir de la vengeance réveille l’énergie, promet tout et retient ses larmes. Miss, dit Granwel, dès qu’il est satisfait, croyez maintenant à ce que je vais vous dire, tous mes sentimens de vengeance sont éteints, je ne pense plus qu’à réparer mes crimes… suivez-moi, miss, quittons cet appareil lugubre, tout nous attend au temple, les ministres du Ciel et le peuple nous y devancent dès long-temps, venez y recevoir aussi-tôt ma main… vous accorderez cette nuit aux premiers devoirs de l’épouse, demain je vous ramène publiquement à Londres, et vous rends à votre mère comme ma femme.

Henriette jette des yeux égarés sur Granwel, elle croit être sûre de n’être pas trompée cette fois, mais son cœur ulcéré n’est plus susceptible de consolation ;… déchirée par le désespoir… dévorée du desir de la vengeance, il lui devient impossible d’écouter d’autres sentimens… Mylord, dit-elle, avec la tranquillité la plus courageuse, j’ai une si grande confiance à ce retour inattendu, que je suis prête à vous accorder de bonne grâce ce que vous pourriez obtenir par la force ; quoique le ciel n’ait pas légitimé notre union, je n’en remplirai pas moins cette nuit les devoirs que vous exigez, je vous conjure donc de remettre la célébration à Londres, j’ai quelques répugnances à la faire ailleurs que sous les yeux de ma mère, peu vous importe, Granwel, dès que je vais de même me soumettre à tous vos transports.

Quoique Granwel eût réellement desiré de devenir l’époux de cette fille, il ne voyait pourtant qu’avec une sorte de joie maligne qu’elle consentait encore à risquer d’être sa dupe, et prévoyant qu’âpres une nuit de jouissance il n’aurait peut-être plus autant de délicatesse, il consentit de tout son cœur à ce qu’elle voulait. Tout fut calme le reste du jour, on ne changea même rien à la funèbre décoration, étant essentiel que les ombres les plus épaisses de la nuit présidassent à l’inhumation du malheureux Williams.

Granwel, dit miss Stralson à l’instant de se retirer, j’implore une nouvelle faveur ; après tout ce qui s’est passé ce matin serai-je la maîtresse de ne pas frémir en me voyant dans les bras du meurtrier de mon amant ? Permettez qu’aucun jour n’éclaire le lit où vous allez recevoir ma foi, ne devez vous pas cet égard à ma pudeur, n’ai-je pas acquis par assez de maux, le droit d’obtenir ce que j’implore ? ordonnez, miss, ordonnez, répond Granwel, il faudrait que je fusse bien injuste pour vous refuser de telles choses. Je conçois trop facilement la violence que vous avez à vous faire, et je permets de tout mon cœur ce qui peut la diminuer. Miss s’incline, et rentre chez elle, pendant que Granwel enchanté de ses infâmes succès s’applaudit en silence d’avoir enfin triomphé de son rival ; il se couche, on emporte les flambeaux, Henriette est prévenue qu’elle est obéie, et qu’elle peut quand elle le voudra passer dans l’appartement nuptial… elle y vient, elle était armée d’un poignard qu’elle avait arraché elle même du cœur de son amant… elle s’approche… sous le prétexte de guider ses pas, une de ses mains s’assure du corps de Granwel, elle y plonge de l’autre l’arme qu’elle tient, et le scélérat roule à terre en blasphémant le Ciel, et la main qui le frappe.

Henriette sort aussi-tôt de cette chambre, elle gagne en tremblant le lieu funèbre où repose Williams ; elle tient une lampe à la main, de l’autre le poignard ensanglanté dont elle vient de servir sa vengeance… Williams, s’écrie-t-elle, le crime nous désunit, la main de Dieu va nous rejoindre… reçois mon ame, ô toi que j’idolâtrai toute ma vie, elle va s’anéantir dans la tienne pour ne s’en séparer jamais…… À ces mots elle se frappe, et tombe en palpitant sur ce corps froid que par un mouvement involontaire, sa bouche presse encore de ses derniers baisers.

Ces funestes nouvelles arrivèrent bientôt à Londres. Granwel y fut peu regretté. Depuis long-temps ses travers le rendaient odieux. Gave craignant d’être mêlé dans cette terrible aventure, passa sur le champ en Italie, et la malheureuse lady Stralson retourna seule à Herreford, où elle ne cessa de pleurer les deux pertes qu’elle venait de faire jusqu’à l’instant où l’éternel touché de ses larmes, daigna la rappeler dans son sein et la réunir dans un monde meilleur, aux personnes chéries et si dignes de l’être, que lui avaient enlevé le libertinage, la vengeance, la cruauté,… tous les crimes enfin nés de l’abus des richesses, du crédit, et plus que tout de l’oubli des principes de l’honnête homme, sans lesquels, ni nous, ni ce qui nous entoure, ne peuvent être heureux sur la terre.


  1. Prison de Londres.
  2. Célèbre castra italien.
  3. Maison des femmes de mauvaise vie.