Les exploits d’Iberville/27

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C. Darveau (p. 237-254).

XXVII.

Tout est bien qui finit bien.


Les héritiers du marquis Duperret-Janson s’étaient amicalement partagés ses dépouilles : au vicomte de la Bouteillerie était échu le château avec ses domaines ; le baron de Landernau, qui était un élégant de l’époque, avait eu le splendide hôtel de Paris et nous ne savons plus combien de mille livres de rentes ; quant au chevalier de Vertuchoux, plus modeste, il s’était contenté de deux magnifiques fermes d’un rapport considérable et de deux cent mille livres, une fois comptées.

Ces trois intéressants personnages, nous croyons l’avoir déjà dit, étaient restés célibataires, autant par misanthropie que par avarice. Le cœur sec, sans noblesse dans les sentiments, tous trois se connaissaient et savaient s’apprécier à leur juste valeur. C’est donc sans regret qu’ils se séparèrent, comptant bien chacun ne faire aucune démarche pour se rapprocher.

Le vicomte s’installa donc à la Belle-Jardinière, ne garda que les domestiques indispensables et parmi ceux-ci le vieil intendant du marquis.

Il vécut alors comme un ours, ne fréquentant personne, passant ses journées à la chasse et ses soirées enfermé dans son cabinet.

Le château, si bruyant du temps d’Urbain, prit un air sombre, ennuyé, triste et maussade comme son nouveau maître.

Il y avait deux ans que le vicomte menait cette vie isolée, quand un exprès de son cousin de Vertuchoux vint lui apprendre la mort du baron de Landernau, assassiné dans son hôtel à Paris. Le chevalier de Vertuchoux se rendit même quelque temps après à la Belle-Jardinière afin de régler le partage des biens du baron, mort sans autres héritiers que ses deux cousins.

L’intéressant chevalier de Vertuchoux était bien changé depuis que nous l’avons vu au repas des funérailles du marquis. Comme un grand nombre d’avares, s’il était rapace et pingre pour son prochain, s’agissait-il de sa personne, le chevalier ne se refusait aucune des jouissances de la vie.

Court au physique, possédant des tendances à l’embonpoint, il était passé à l’état de petite boule de graisse, aux allures apoplectiques, bien différent en cela de son cousin, le vicomte de la Bouteillerie, qui semblait, après ces deux années, plus sec, plus parcheminé que jamais.

L’accueil au château ne fut pas bien tendre pour M. de Vertuchoux qui ne sembla en aucune façon s’en apercevoir.

Dès le même soir de l’arrivée du chevalier, les deux cousins s’enfermèrent immédiatement après souper, pour causer de leurs affaires.

Que se passa-t-il dans cette soirée entre les deux parents ? On ne le sut jamais clairement. Des domestiques en passant auprès du cabinet entendirent des éclats de voix irritées, quelques jurons, une dispute assez vive, mais ce fut tout.

Vers onze heures, le vieil intendant en éteignant les lumières de l’antichambre entendit tout-à-coup un grand cri, le cri d’une personne qu’on égorge, partant du cabinet de son maître, et un instant après, la porte s’ouvrit et celui-ci parut l’air effaré, appelant au secours.

L’intendant se précipita dans la chambre suivi d’un domestique. Un spectacle affreux s’offrit à leurs regards : le chevalier de Vertuchoux se roulait sur le tapis la face violacée, les habits en désordre, la cravate arrachée.

Ils le relevèrent, le placèrent sur un lit et on envoya chercher le médecin du village. Mais quand celui-ci arriva, le chevalier avait cessé de vivre. Au dire du médecin appelé, le malade venait de succomber à une attaque d’apoplexie foudroyante.

Le vicomte fît de grandes obsèques à son cousin duquel il allait hériter. Il eut même l’impudence de faire placer sa dépouille dans le caveau de la famille Duperret-Janson à côté de celle du marquis. Mais les paysans qui détestaient autant les nouveaux maîtres du château qu’ils avaient adoré les anciens, profanèrent la sépulture du chevalier : dans la nuit, le cercueil fut enlevé du caveau et enterré dans un coin du cimetière. L’on fit savoir en même temps au vicomte que l’on recommencerait autant de fois qu’il ferait réintégrer le corps de son cousin auprès du dernier des Duperret-Janson.

Tous ces événements successifs ne manquèrent pas de faire une vive impression sur l’esprit du vicomte. Il devint encore plus sombre et plus taciturne, ne se montrant nulle part ailleurs que dans ses bois, les jours de chasse, bientôt même on ne l’y vit plus, et voici pourquoi.

Depuis quelques semaines, il ressentait dans toute sa personne un malaise étrange, comme une espèce de lourdeur qui lui faisait un manteau de plomb. Puis ce fut ensuite des démangeaisons qui lui causèrent les plus cruelles insomnies. Enfin apparurent sur ses jambes, ses bras et sa figure, des pustules qui s’agrandirent petit à petit et ne formèrent bientôt qu’une seule plaie.

Les hommes de l’art y perdaient leur latin.

Alors sous le poids de la souffrance, le vicomte de la Bouteillerie, qui n’avait jamais été qu’un être inutile à la société, nuisible, souvent même dangereux, le vicomte de la Bouteillerie, le spoliateur d’Urbain, rentra en lui-même et se repentit.

Cela ne vint pas tout d’un coup, il est vrai, mais il commença d’abord à penser à ses jeunes années, aux leçons d’une mère chrétienne qui lui avait appris à combattre, à aimer et à servir son Dieu ; puis lui vint la pensée de le prier, ce Dieu que l’on n’implore jamais en vain.

Dans ses longues nuits de souffrances et d’insomnie, il se demanda bien souvent ce qu’il était advenu de cet enfant qu’il avait cruellement chassé du toit qui lui appartenait de par la volonté de son propriétaire ? Cet enfant que le marquis avait fait bon et vertueux, jeté ainsi aux dangers de l’inconnu, cette âme candide fourvoyée peut-être pour toujours et par sa faute !

À qui iraient-ils, après sa mort, ces biens qu’il avait volés ?

L’avarice, l’égoïsme l’avait rendu méchant. Il avait semé l’injustice et la cruauté sur sa route, tandis qu’il aurait pu faire des heureux en se créant son propre bonheur…

Et il allait mourir, seul, haï, méprisé, maudit peut-être !…

Les regrets en même temps que le repentir entrèrent donc dans son cœur.

Un matin qu’il avait passé une nuit dans des souffrances atroces, il fit appeler le prêtre avec lequel il passa la plus grande partie du jour, et le soir ce fut le tour de maître Raguteau. C’est après cette entrevue que partit la lettre qu’Urbain reçut à son arrivée.

Un grand mois s’était écoulé depuis le départ du courrier et personne n’avait encore donné signe de vie.

Ce soir-là, le vicomte de la Bouteillerie allait au plus mal. Le curé du village — un vénérable vieillard aux cheveux blancs — était assis à son chevet. Plus loin, près d’une fenêtre, maître Raguteau écrivait sur un guéridon.

— Dieu n’a pas daigné m’exaucer, disait le malade avec effort ; il a voulu, pour me faire expier mes péchés, me refuser cette suprême consolation de le revoir avant de mourir et de recevoir le pardon de sa bouche.

— Il ne faut jamais désespérer de la bonté divine, répondit le vieillard, et s’il vous refuse cette consolation, dites-vous bien que c’est pour vous donner au ciel une couronne plus belle, et bénissez sa sainte volonté. Du reste, ce jeune homme peut arriver d’un moment à l’autre.

— Que Dieu me donne ce bonheur avant de mourir !

— Dans tous les cas, reprit le vieux curé, n’avez-vous pas tout réparé ? N’allez-vous pas rendre à cet enfant, par l’acte authentique que rédige en ce moment notre ami Raguteau, les biens qui devaient lui appartenir ?

Tout à coup, on entendit au dehors le galop d’un cheval qui arrivait à toute bride et le son de la cloche qui annonçait un visiteur. Bientôt après parut dans l’encadrement de la porte l’intendant qui fit signe au prêtre. Celui-ci se rendit auprès du vieillard, tandis que maître Raguteau quittait la fenêtre pour s’approcher du malade.

— Eh bien ! fit le curé.

— Monsieur le vicomte mourra tranquille, car monsieur Urbain vient d’arriver ! dit le vieillard.

— Dieu soit loué !

— Dois-je l’introduire sur le champ ?

— Laissez-nous le temps de préparer le malade afin de lui éviter une trop forte émotion. Quand il sera temps de nous l’amener, nous vous préviendrons.

L’intendant se retira et le prêtre revint se placer au chevet du vicomte.

C’était effectivement Urbain qui venait d’arriver au château.

Avant de se rendre à la Belle-Jardinière, le jeune homme s’était arrêté quelques heures au château du comte de Langeac, situé dans le voisinage. Le comte avait toujours montré une grande affection au fils adoptif du marquis Duperret-Janson qui le lui rendait bien.

En raison de son caractère sauvage, c’est à peine si le nouveau propriétaire de la Belle-Jardinière avait échangé une ou deux visites avec ses voisins depuis cinq ou six ans. Le comte de Langeac ne put donc fournir aucun renseignement au jeune homme.

— Tout ce que je puis vous assurer, dit-il en serrant la main d’Urbain au moment où celui-ci remontait en selle, c’est que le vicomte de la Bouteillerie est au plus mal.

— Vraiment ! fit le jeune homme, et sait-on le caractère de cette maladie ?

— Les médecins n’y comprennent rien.

— Vous ne savez même pas si c’est lui qui m’appelle ?

— Je l’ignore, mais j’ai raison cependant de le croire, attendu qu’il connaît mon affection pour vous, puisque c’est moi qui ai pris votre défense contre lui quand il vous a si fort maltraité lors de votre départ. Or, mon cher enfant, je suis moi-même appelé auprès du vicomte. Cette invitation doit vouloir dire quelque chose.

— Si c’est pour insulter de nouveau à mon malheur ou à la mémoire du marquis, reprit le jeune homme d’un air farouche, qu’il ne tente pas Dieu, car…

— Je ne crois pas que ce soit son intention, interrompit le comte de Langeac. Ne brusquez rien cependant et attendez mon arrivée demain matin.

Le jeune cavalier piqua son cheval qui partit comme l’éclair et franchit une heure après la cour d’honneur de la Belle-Jardinière.

Nous n’essayerons pas d’analyser les sentiments qui envahirent le cœur du jeune homme en revoyant après une absence de dix années le manoir où il avait été si heureux.

Pas un sentiment d’envie cependant ne se présenta à son esprit, mais il sentit un serrement de cœur à la pensée qu’il ne retrouverait plus pour le recevoir celui qu’il avait appelé dix ans son père, celui auquel il avait voué et conservé depuis un sentiment profond de reconnaissance et de tendresse filiale.

Pierre l’attendait au bas du perron et lui tint l’étrier, tandis qu’un valet accouru au son de la cloche s’emparait du cheval.

Les rapports du jeune homme avec l’intendant, on se le rappelle, n’avaient jamais été bien tendres. Celui-ci attendit qu’Urbain lui adressa le premier la parole, ce qu’il fît.

— Savez-vous si c’est d’après les ordres du vicomte que maître Raguteau m’a écrit ? dit-il.

— Oui, monsieur Urbain, répondit l’intendant, et depuis un mois que le courrier est parti, monsieur le vicomte prie le ciel que vous arriviez avant sa mort.

— Il prie donc maintenant, votre maître ? reprît le jeune homme avec ironie.

— Oh ! monsieur ! fit le vieillard avec douleur, si vous saviez ce qui se passe ici, si vous aviez vu monsieur le vicomte, vous n’auriez pas prononcé ces paroles ! Tout est bien changé, allez !

Le jeune homme regretta d’avoir trop montré qu’il se souvenait. Aussi reprit-il avec plus de douceur ;

— Et vous, Pierre, vous ne me paraissez pas heureux ? Vous avez vieilli !…

— Ah ! monsieur, le bon temps est parti avec monsieur le marquis et vous… mais pardon ! dois-je vous conduire à votre ancienne chambre ? Faut-il vous faire servir quelque chose…

— Merci, j’ai mangé chez le comte de Langeac. Conduisez-moi à mon appartement.

L’intendant prit une lumière et précéda le jeune homme.

Son appartement était absolument dans le même état que quand il l’avait quitté dix années auparavant. C’était à croire qu’il en était sorti du matin.

— Qui a donné ordre de ne rien déranger ici ? demanda-t-il.

— C’est moi, monsieur Urbain, répondit l’intendant ; j’espérais toujours que vous reviendriez…

— Mais n’est-ce pas vous qui avez aidé à m’en chasser ?

— C’est vrai malheureusement, monsieur Urbain, mais je n’avais jamais cru que les cousins du marquis se montreraient si cruels à votre égard.

Tout ce que je voulais, c’est que le château ne passât pas à ce que je considérais dans des mains étrangères. Les héritiers m’avaient juré sur l’honneur du reste qu’ils vous feraient la part d’un cadet de famille.

— Allons ! reprit le jeune homme, brisons-là et pas de regrets, de récriminations inutiles. Quand verrai-je le vicomte ? Il faut que je sache ce qu’il veut de moi.

— Je vais m’en informer ! répondit le vieillard en saluant.

Urbain, resté seul, se mit à inventorier l’appartement avec une joie d’enfant, un plaisir qu’il ne chercha pas à dissimuler. Tout ce luxe dont le marquis s’était plu à l’entourer et dont il avait été privé depuis longtemps, il le retrouvait comme on retrouve un vieil ami.

Un instant après, l’intendant vint le prévenir que le vicomte l’attendait.

— Le malade est d’une faiblesse extrême, dit-il, par pitié ! quelque soit votre ressentiment, ménagez lui les émotions, si vous ne voulez pas le voir mourir sous vos yeux.

— Soyez tranquille ! répondit le jeune homme.

Quand il arriva dans la chambre du vicomte, celui-ci était à demi-couché sur une chaise longue, soutenu pat le curé et le notaire.

À l’aspect de cette tête livide dont les chairs entraient déjà en putréfaction, en face de ce corps étique rongé par la souffrance, la haine se fondit dans le cœur d’Urbain et le pardon y entra.

C’est avec un éclair de joie dans le regard que le vicomte fit signe au jeune homme d’approcher. Celui-ci obéit. Alors le moribond regarda longtemps, bien longtemps ce mâle et beau visage sur lequel l’habitude du danger et les soucis avaient imprimé un caractère de gravité.

Tout à coup l’œil du vieillard s’attendrit, une larme perla à sa paupière et il murmura entre deux hoquets :

— Mon enfant !… pardonnez-moi !…

Urbain s’agenouilla près du malade et des sanglots plein la voix, répondit :

— Oh ! comme mon père bien-aimé vous a pardonné !… je vous pardonne ! Mourez en paix !…

Maître Raguteau releva le jeune homme et voulut l’emmener afin de ne pas prolonger ces émotions qui pouvaient être fatales au vicomte ; mais celui-ci fit signe à Urbain qu’il avait à lui parler.

— Mon enfant ! dit-il, merci d’être venu m’apporter la paix à mon dernier moment. J’ai appris que vous étiez toujours digne, plus digne même, des hautes faveurs que vous ménageait votre protecteur bien-aimé… Réparation est faite à la volonté de celui qui n’est plus. Seulement, une dernière faveur pour un vieillard qui va mourir : attendez mon dernier soupir pour prendre possession du château dont vous êtes dès maintenant le propriétaire par des actes bien authentiques.

À présent, laissez-moi tout à Dieu… priez-le… aussi… pour ceux qui n’ont pas eu… comme moi… le bonheur de se réconcilier avec lui… avant de mourir… Adieu !…

Le lendemain matin, le comte de Langeac arriva de bonne heure à la Belle-Jardinières et fut reçu par Urbain.

Dans le cours de la matinée, il s’enferma avec le malade qui fit demander peu après le curé et le notaire.

La conférence dura une grosse heure, et quand le comte de Langeac sortit de l’appartement, il avait les yeux humides et portait à la main un large pli cacheté de cire noire.

Le vicomte perdit tout-à-fait connaissance dans l’après-midi et vers le soir, il s’éteignit tout doucement.

Ses funérailles eurent lieu trois jours après, sans pompe, sans éclat, comme il l’avait demandé avant sa mort.

Tous les anciens commensaux du marquis Duperret-Janson, accourus à la nouvelle du retour d’Urbain, y assistaient.

Au repas des funérailles, avant de se mettre à table, les domestiques du château furent réunis dans le salon d’honneur par les ordres du comte de Langeac. Alors celui-ci, prenant la main d’Urbain, l’y conduisit, suivi de tous les gentilshommes du voisinage. S’adressant au personnel du vieux manoir formé en demi-cercle :

— Mes amis, dit-il, voici votre nouveau maître qui sera tendre et bon pour vous comme le fut le marquis Duperret-Janson. En attendant qu’il obtienne l’autorisation d’en prendre le nom, criez avec moi : Vive monsieur Urbain.

— Vive monsieur Urbain ! crièrent d’une seule voix tous les domestiques.

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Transportons-nous six mois après. Le soleil a disparu au couchant et ne laisse plus qu’une lueur rose pâle qui vient se jouer dans les arbres verts du parc de la Belle-Jardinière.

De nombreuses banderoles, partant de l’extrémité des girouettes des tourelles, viennent se joindre en une espèce de dais au-dessus de la porte d’honneur du vieux manoir, illuminé déjà des caves jusqu’au grenier.

Çà et là, dans les arbres de l’allée qui conduit à la grille de la cour, sont accrochées des lanternes aux différentes couleurs, tandis qu’une centaine de jeunes filles portant des brassées de fleurs forment une haie de chaque côté de la route.

À la porte de la grille, et dans toute l’avenue, grouille une masse de paysans endimanchés, hommes, femmes et enfants qui chuchotent, caquettent et interrogent à chaque instant la route poudreuse qui va à la ville.

Dans le château, une nuée de serviteurs vont et viennent, affairés, empressés, sous le commandement du vieux Pierre qui semble rajeuni de dix ans.

Un cavalier tout en sueur vient d’arriver au perron parmi un groupe de gentilhommes et les questions s’entrecroisent, le nouvel arrivant ne sachant à qui répondre :

— Où les avez-vous quittés ?

— Est-elle jolie ?

— A-t-il une suite ?

— Vient-il seul ?

Toute cette belle démonstration a été préparée par les soins de M. de Langeac, aidé du vieil intendant, en l’honneur du mariage du nouveau châtelain dont on attend l’arrivée, avec sa jeune femme, de minute en minute.

Et de fait, Urbain a épousé sans bruit, sans éclat à La Rochelle, Yvonne, la fille de l’humble père Kernouët.

Cependant la foule s’agite et va se précipiter sur la route, car on vient d’apercevoir à l’horizon un nuage de poussière soulevé par le lourd carosse qui amène les nouveaux mariés.

Bientôt la voiture a passé les premiers arbres de l’avenue : tout le monde admire le joli visage de la châtelaine qui salue avec une grâce charmante.

Tout à coup, au moment où la grille se referme sur le carosse, une pluie de fleurs couvre les nouveaux venus, tandis que retentit dans l’air l’acclamation suivante poussée par deux cents voix :

— Vive monsieur le marquis !

Urbain est devenu pâle et regarde autour de lui, et c’est avec colère qu’il interpelle le vieux Pierre au moment où celui-ci se présente pour ouvrir la portière :

— Quelle est cette mauvaise plaisanterie ? demande-t-il d’un air sévère.

— C’est moi qui vais vous répondre, mon cher Urbain, fit le comte de Langeac en présentant galamment sa main à Yvonne pour l’aider à descendre, mais seulement quand vous aurez présenté vos amis à madame. Rendons-nous au grand salon.

Yvonne, modeste et gracieuse, gagna de suite le cœur des invités par quelques bonnes paroles sans prétention, comme elle avait dès le premier abord charmé tous les yeux par sa beauté.

— Mais enfin, allez-vous m’expliquer le motif de cette acclamation pour le moins intempestive ?… demandait quelques instants après Urbain au comte de Langeac.

— Chez nos pères, on chargeait la beauté de remettre le prix du courage et de la valeur, interrompit le comte avec une galanterie un peu surannée… madame, veuillez prendre communication de ce pli ! continua-t-il en présentant un large parchemin à la jeune femme.

Yvonne déplia ce parchemin aux armes royales, mais dès les premières lignes :

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en portant la main à son cœur, une ordonnance royale qui…

— Une ordonnance royale ? interrompit Urbain.

— Et oui, reprit le comte avec un petit rire discret de satisfaction, une ordonnance royale qui vous autorise à porter le nom, le titre et les armes du feu marquis Duperret-Janson.

Le jeune homme leva les yeux au ciel, tandis que deux larmes de reconnaissance coulaient sur ses joues bronzées.

Au dehors on entendait des salves de mousqueterie et de nouvelles acclamations de : « Vive monsieur le Marquis ! » puis un instant après : « Longue vie à madame la marquise !… »

Le comte de Langeac respecta quelques instants le silence du jeune homme, puis reprenant la parole :

— Mon cher marquis, dit-il en lui donnant cette fois son titre, je vous dois un mot d’explication.

Vous connaissez quelles étaient les intentions de votre bienfaiteur à votre égard. Non-seulement il vous destinait sa fortune, mais il voulait encore vous laisser son nom, son titre, ses armes et il avait écrit dans ce but une lettre au roi qu’on trouva dans ses papiers après sa mort.

Le vicomte de la Bouteillerie a voulu faire une réparation complète et respecter toute la volonté dernière de feu le marquis. C’est moi qu’il chargea, le jour même de sa mort, de transmettre au roi, non-seulement la lettre dont je viens de vous parler, mais il me fit promettre de me rendre moi-même à Versailles pour plaider votre cause auprès de sa majesté.

J’ai réussi dans mon ambassade, mais je dois vous avouer qu’en ceci, j’ai été furieusement aidé par quelqu’un.

— Qui donc ? fit Urbain.

— Le commandant d’Iberville qui m’a chargé, avant son départ pour une nouvelle campagne, de vous transmettre, ainsi qu’à madame la marquise, ses souhaits de bonheur.

« Dites-lui, a-t-il ajouté, que je comprends fort bien qu’il prenne sa retraite dans les circonstances où il se trouve placé, que j’irai le voir, si la guerre m’en donne le loisir, à mon prochain voyage en France. Qu’il pense à son ancien chef qui le regrette, et que sa jeune femme prie le ciel pour la Nouvelle-France, qui ne la verra plus, et également pour moi !…

— Oh ! oui, mon ami, dit Yvonne à son mari, dès demain nous irons brûler un cierge devant la Vierge afin qu’il nous revienne bientôt sain et sauf.

La prière de la jeune femme ne devait pas être exaucée. En effet, comme nous l’avons dit précédemment, d’Iberville mourut des fièvres deux ans après, le 9 juillet 1706, à bord de son vaisseau, le Juste en rade de la Havane.


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