Les fantômes blancs/13

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Éditions Édouard Garand (p. 25-27).

CHAPITRE XIV
MAUVAISE NOUVELLE.


Abandonnons, pour un instant le château de Villarnay et voyons ce que devient notre ami, Paul Merville.

Le séjour du jeune homme au Havre s’étant prolongé plus qu’il ne s’y attendait, il en profita pour régler quelques affaires concernant la fortune de sa mère.

Enfin le « Montcalm » fut signalé et deux heures plus tard, Paul tombait dans les bras du capitaine Levaillant, qui faillit l’étouffer dans une furieuse embrassade.

— Quelle poigne ! s’écria le jeune homme en se dégageant, mais si vous étouffez ainsi vos amis que réservez-vous à vos ennemis ?

Le capitaine eut un gros rire.

— C’est que je vous embrasse pour tous ceux de là-bas, dit-il, car je les ai tous vus. Croiriez-vous que la belle Ellen m’avait défendu de voir vos sœurs et de communiquer avec la famille Jordan. Ah ! bien oui. Je lui ai dit : « Madame, je suis le capitaine du « Montcalm », en dehors de mon service à bord, je n’ai point d’ordre à attendre de personne ». Et là-dessus, je lui al tiré ma révérence et j’ai couru chez les Jordan qui m’ont chargé de vous transmettre leurs meilleurs souvenirs. Lilian vous demande de vous hâter, dans l’intérêt de vos sœurs qu’elle ne peut voir que rarement et toujours accompagnées d’une religieuse. Ensuite, je me suis présenté au couvent et j’ai demandé à voir les demoiselles Merville. Je reçus pour toute réponse qu’un refus formel. Les oreilles commençaient à me chauffer, vous pouvez le croire. Alors, j’ai demandé la supérieure : « Madame, » lui ai-je dit, « la séquestration des demoiselles Merville est une chose inique, et je crains qu’en gardant ici ces enfants contre leur gré, vous ne passiez… oh ! bien involontairement, être la complice d’une coquine.

— Comment cela, monsieur ! dit la supérieure indignée.

— Connaissez-vous le chevalier de Laverdie ?

— Mais oui, c’est un parfait gentilhomme, il vient souvent avec Mme Merville.

— Et avez-yous remarqué l’attitude de Marguerite envers lui ?

— Elle est très froide, plutôt hostile, Mais cette enfant est si entêtée.

— Voilà ce que je craignais. Madame, on a surpris votre bonne foi. Je pars pour la France où je vais chercher le frère de ces jeunes filles, il vous dira, lui, le cas que vous devez faire des allégations de Mme Merville et de son soi-disant chevalier ».

Alors, la supérieure a fait venir vos sœurs qui m’ont accueilli avec des cris de joie, les chères petites, Marguerite paraît très forte, mais Odette est restée frêle, toutes deux m’ont dit qu’elles allaient prier pour notre prompt retour, et m’ont promis d’avoir du courage, quoi qu’il arrive.

— Et mon père, comment va-t-il ?

— Bien mal, lorsque je suis parti, il était condamné par le médecin.

— Pauvre père, soupira le jeune homme, je ne le reverrai plus. Et ma belle-mère va, sans doute, rappeler mes sœurs près d’elle.

— C’est bien probable, d’autant plus que le bruit courrait que Laverdie était tuteur des pauvres enfants.

Paul serrait les poings, avec colère.

— Les misérables ! dit-il, mais il faut que je sois là au plus tôt. Quand pourrons-nous repartir ?

— Pas avant le 15 juin.

— Et ma présence n’est pas nécessaire ici ?

— Pas le moins du monde, vous avez un mois pour aller où vous voudrez.

— Dans ce cas, je possède une propriété importante près dé Remiremont. On m’en offre un bon prix, je vais m’occuper de la vendre. Ensuite j’irai rendre visite à un ami qui demeure dans ces parages. Vous m’accompagnez à l’hôtel ?

— Comment, dame, j’ai une faim de loup, et j’apprécierai d’autant plus la cuisine de maître Perrin, que j’en ai assez de la « boustifaille » du bord.

Tous deux se rendirent au « Foison d’Or ».

— Bonjour capitaine, s’écria l’hôtelier en montrant sa face rubiconde entre deux piles de petits tonneaux. Tous vous avez fait un bon voyage ?

— Excellent, maître Perrin, merci. Et les affaires ?

— Assez bonnes, répondit l’aubergiste, vais-je préparer votre chambre capitaine ?

— Non, pas cette fois, je suis pressé de repartir ; ma présence à bord est indispensable. Cependant, je reviendrai, quelquefois vous demander à dîner.

— En attendant, dit Paul, veuillez nous servir un bon repas dans l’une de vos petites salles, vous n’oublierez pas une bouteille de votre meilleur vin.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes assis devant une table bien garnie pouvait causer à leur aise, ils étaient seuls.

Le capitaine, seul, fit honneur au repas. Paul s’était contenté de se verser un verre de vin qu’il oubliait de boire, son esprit était ailleurs… Il errait là-bas, sur les bords du St-Laurent, et il lui semblait voir Marguerite, peut-être sans défense, aux mains du traître Laverdie.

Le capitaine, qui avait fini de manger, suivait maintenant, sur la figure du jeune homme le sentiment qui l’agitait…

— Du courage, monsieur Paul, dit-il, il vous en faudra, car il vous reste bien des choses à régler. Qui sait si la fortune de votre mère, ne sera pas votre seule ressource, à l’avenir.

Un éclair traversa le regard de Paul.

— Mon père aurait-il le triste courage de dépouiller ses enfants au profit d’une étrangère ? demanda-t-il.

— Avec une femme de la trempe de votre belle-mère, tout est à craindre, et il faut tout prévoir. Donc partez et faites diligence, je vais hâter mon chargement. Tout calculé, j’espère être prêt dans 3 semaines. Au revoir.

Sur ces mots, le marin sortit pour se rendre à son navire, laissant Paul à ses préparatifs de départ.

Le soleil venait de disparaître lorsque le capitaine arriva sur le quai. Auprès du « Montcalm », se balançait la silhouette d’un navire que l’obscurité croissante empêchait de reconnaître.

Le capitaine sauta dans un canot et gagna son navire.

La première personne qu’il aperçut en montant sur le pont fut le capitaine Mathieu. Canadien de naissance, le capitaine Mathieu naviguait pour son propre compte. Vieux loup de mer, au geste brusque et dont la voix rauque semblait avoir gardé quelque chose du grondement des vagues aux jours de tempête ; il était pourtant chéri de son équipée qui se serait fait tuer pour lui jusqu’au dernier.

— Toi ici, s’écria Levaillant, en serrant la main de son ami. Et par quel hasard ?

Le vieux marin cligna de l’œil.

— Ça va mal, là-bas, dit-il.

— Quoi ! le patron ?

— Mort le lendemain de ton départ… !

— Et les enfants ?

— Complètement déshérités.

— Je m’y attendais… Avec Laverdie pour tuteur, je suppose ?

— Sans doute… Mais ce n’est pas tout. J’ai ordre de te laisser en France, c’est le chevalier qui va prendre le commandement du « Montcalm ».

Le capitaine Levaillant éclata de rire.

— Voyez-vous ça, dit-il, ah ! la canaille !

Et il croit que je vais céder la place comme cela… sans crier gare… Où est-il, cet animal ?

— Il est descendu à terre. Mais tu n’as pas l’air de prendre les choses au sérieux. L’ordre est formel pourtant, Laverdie doit conduire le « Montcalm », en Angleterre, il est vendu au gouvernement anglais.

Le capitaine frappa du pied avec colère.

— C’est complet, la trahison maintenant ; c’est dommage que je possède un papier qui va déranger singulièrement les projets de ces deux coquins, viens avec moi, nous allons prévenir monsieur Paul.

Les deux hommes se firent conduire à terre et gagnèrent l’hotel.

Ils trouvèrent Paul en train de boucler sa valise.

Le jeune homme pâlit en voyant entrer les deux marins.

— Vous venez m’annoncer la mort de mon père, dit-il, en regardant fixement le capitaine Mathieu.

— Hélas ! oui monsieur Paul. Et je dois vous laisser en France avec Levaillant. C’est Laverdie qui doit prendre le commandement du navire.

Paul bondit…

— Jamais s’écria-t-il, j’aimerais mieux le voir brûler sous mes yeux. Vous pouvez presser votre chargement, capitaine, mon séjour dans les Vosges ne sera pas long.

— Partez sans crainte, mon jeune ami. Vous retrouverez votre navire tout prêt pour le voyage. Quant à Laverdie, je n’ai que deux mots à lui glisser dans le passage de l’entendement et il va devenir plus doux qu’un agneau. Le temps de trouver cet animal et de lui dire la chose, et je reviens vous donner des nouvelles. Viens Mathieu.