Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/II

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Roy et Geffroy (p. 277-293).
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II

DEUX PROFILS DE GRISETTES.

Le dimanche gras, vers six heures et demie du matin, le concierge de la maison portant le numéro 35, dans la rue d’Astorg, se tenait, les bras croisés, fumant son éternelle pipe noire, devant sa porte cochère.

Un fiacre tourna la rue de la Pépinière.

Il entra dans la rue d’Astorg et vint s’arrêter juste à deux pas de notre fumeur matinal.

Le cocher descendit de son siège et ouvrit la portière.

Trois personnes sortirent du fiacre, une femme et deux hommes.

Ces trois personnes portaient des déguisements sous leurs paletots.

La femme était le débardeur qu’on appelait la Pomme, dans un des cabinets de la rôtisseuse Basset.

Les hommes, Arthur Blancas et Adolphe Rével, déguisés en Chicard et en Malin, étaient les deux étudiants du cinquième étage.

Ils avaient supporté gaillardement, tous trois, les fatigues et les plaisirs de la nuit.

Leur jeunesse leur servait d’égide contre ce premier jour si funeste aux noctambules des deux sexes.

Seul, le jeune Arthur titubait sur ses jambes ; mais, tout titubant qu’il fût son visage frais et rond n’avait jamais pu prétendre à la blancheur poétique du lis ou de la poudre de riz.

Quant à ses compagnons de peine, ils avaient aussi bien l’air de partir pour le bal que d’en revenir.

— Allons, beau troubadour, dit Adolphe en riant, une dernière fois la main à la poche et payez ce brave homme qui ne demande pas mieux que de s’aller coucher.

— Encore ! grommela le jeune homme.

— Comment ! encore ? fit le cocher.

— Je vous ai déjà payé plus de dix fois cette nuit.

— Plaît-il, bourgeois ? Vous m’avez payé, moi ?

— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

— Je n’en ai pas.

— Ou bien quelqu’un des tiens, fit Adolphe en riant et en payant l’automédon, qui ne prenait pas la chose en plaisantant.

— Merci bien, monsieur, répondit celui-ci en empochant un large pourboire ; j’aime mieux votre première tournée que la onzième de votre camarade.

Et, remontant sur son siège, il fouetta ses chevaux en homme qui sent le besoin de dormir.

Son véhicule, qui était arrivé à l’amble, partit au galop.

— Voilà ce que c’est, murmura le plus plein des deux jeunes hommes, on ne paye pas le cocher, ses chevaux vont comme le vent.

— Assez, Arthur, lui cria la Pomme dans l’oreille, on va vous entendre et cela pourrait nuire à votre avenir.

Puis, se tournant vers le concierge, qui laissait dire et faire sans donner marque de grande émotion :

— Bonjour, père Pinson, ajouta-t-elle gaiment. Et cette vieille santé ?

— Ça va tout de même, mademoiselle Rosette.

La Pomme n’était que le surnom de Rosette.

— Vous avez passé une nuit tranquille ?

— Les nuits sont quelquefois bonnes, c’est les jours qui sont mauvais, répondit sentencieusement le vieux sergent.

— Sapristi ! sergent, dit à son tour le Malin, vous ne vous plaindrez pas que nous ayons fait commencer trop tôt votre journée.

Le concierge allait répondre, mais le brillant Arthur ne lui en laissa pas le temps, et s’approchant de lui, il s’écria du même ton et avec le même accent philosophique :

— Les journées… ah ! papa Pinson… les journées sont quelquefois bonnes, mais c’est les nuits qui…

Une forte bourrade, que la petite main de la Pomme lui administra, l’interrompit au beau milieu de sa phrase, pleine d’harmonie imitative.

— On se moque donc de la vieille garde ? dit la jeune fille.

— Farceurl grommela le père Pinson… vous oubliez que vous pourriez être mon fils.

— Sergent ! vous insultez ma mère ! vociféra le jeune Arthur, que ses compagnons furent obligés de retenir.

— Imbécile !

— Animal ! Firent en même temps Rosette et Adolphe, qui parvinrent à grand peine à le calmer et à lui faire comprendre que le brave concierge n’avait eu que l’intention de lui parler de ses cheveux gris.

Cependant, à ce mot de fils, qui avait tellement exaspéré le malheureux étudiant, le vieillard s’était arrêté dans sa phrase, ses sourcils s’étaient froncés et un pli soucieux s’était formé au milieu de son front.

Il venait d’oublier en un instant hommes et choses.

Sa pensée, suivant les dernières vibrations de sa parole, l’avait emporté bien loin de là, et lançant coup sur coup trois ou quatre vigoureuses bouffées de tabac, il sembla étranger à ce qui se passait entre les trois jeunes gens.

— Il ne faut pas en vouloir à Arthur, voyez-vous, père Pinson ; c’est si jeune… ça ne sait pas ce que ça dit… lança la Pomme au concierge, qui leur barrait le passage involontairement.

— Bah ! répondit celui-ci machinalement. La jeunesse n’a qu’un temps… Vous avez bien raison d’en profiter, mes enfants… Maladroit qui trouverait à redire à vos plaisirs !

— Arthur, demandez pardon à la vieille garde.

Arthur s’approcha et tout en murmurant :

— Je veux bien, moi, dès qu’on n’a pas insulté ma mère…

Il lui tendit les bras.

Le concierge n’eut garde de s’y jeter, mais il sourit, et s’adressant à l’autre étudiant :

— Il en a tout son content, fit-il ; une, deux… par le flanc gauche… montez-le chez lui et couchez-le, monsieur Adolphe, il embrassera son oreiller tout à son aise.

Adolphe offrit son bras à Arthur.

Celui-ci le prit, et, s’en servant comme d’un point d’appui, il se dirigea vers le père Pinson, et lui parlant presque sous le nez :

— Vous n’avez pas insulté ?…

— Assez ! cria la Pomme.

— Embrassez-moi.

— Merci ! fit le vieux sergent.

— Embrassez-moi, ou je fais un malheur.

Pinson l’embrassa, aux éclats de rire de la Pomme et d’Adolphe.

Puis, s’essuyant les lèvres du revers de sa main :

— Tu auras de la chance, toi, si je ne te fais pas donner congé le terme prochain ! murmura-t-il.

— Vous ne ferez pas cela, dit la Pomme en riant toujours.

— Non, je me gênerai.

— Je vous ferai gronder par ma sœur.

— Par Mlle  Pâques-Fleuries ?

— Oui.

— Ah ! non, ce n’est pas de jeu, repartit vivement le vieillard.

— Alors, laissez tranquille ce pauvre Arthur.

— Bon. On verra.

— À propos de ma sœur, est-elle descendue acheter son lait ?

— Je n’ai pas encore eu l’honneur de voir Mlle  Pâques-Fleuries ce matin.

— Tant mieux ! Je profiterai de ce qu’elle fait la grasse matinée pour grimper jusqu’à ma chambre sans qu’elle s’en aperçoive.

— Pincée, la Pomme ! cria Arthur.

La Pomme se retourna.

Une grande jeune fille, pâle comme un jour d’automne, blonde comme un rayon de soleil, venait d’apparaître dans la cour.

Une simple robe de laine grise, une capeline rouge et un pauvre petit caraco de la même couleur que sa robe formaient toute sa toilette.

Mais une auréole de candeur et de pureté donnait à tout son être un relief que la parure la plus brillante n’aurait pu remplacer.

Dans ses grands yeux bleus, fendus en amande, se lisait une expression de sereine bonté, d’intime contentement, qu’ont seules les âmes exemptes de tout remords et de tout reproche.

Sa taille souple s’accommodait aussi bien de cette laine grise qu’elle se serait pliée aux caprices voluptueux de la soie la plus chère ou du velours le plus précieux.

C’était Pâques-Fleuries, l’amie, la sœur de Rosette.

Elle tenait à la main un de ces pots en fer-blanc, à poignée mobile, vulgairement appelés boîtes au lait.

— Je n’ai pas de chance, fit gaiement la Pomme, c’est ce singe d’Arthur qui me porte malheur.

Et elle s’élança vers sa sœur, qu’elle embrassa vivement sur les deux joues.

Mais Pâques-Fleuries ne fut pas dupe de ces caresses précipitées, et menaçant sa sœur du doigt :

— Oui ! oui ! voilà des baisers qui voudraient bien me fermer la bouche, méchante Rose que vous êtes !… Mais il n’en sera rien… Si vous croyez que je vais passer votre escapade sous silence, vous vous trompez… Est-il possible d’être sur pied à cette heure-ci ?

— Tu y es bien, toi, fit l’autre en la câlinant.

— Moi, je sors de mon lit.

— Et moi, je vais m’y mettre.

— Tu te tueras à ce jeu-là, ma sœur, dit sérieusement Pâques-Fleuries.

— Je ne le ferai plus, répondit la Pomme en prenant sa voix d’enfant.

— Mauvaise tête, rentre vite !

— Je t’attendrai.

— Alors, je vais acheter mes provisions, et je remonte dans cinq minutes.

— Encore une voiture ! dit le concierge.

— Ça devient de la folie, ajouta Arthur, qui avait repris une contenance convenable dès l’arrivée de la jeune fille.

Effectivement, un second fiacre tournait en ce moment la rue de la Pépinière. Pâques-Fleuries profita de l’attention que sa sœur et ses amis prêtaient à ce nouveau véhicule, pour sortir et s’éloigner.

Le second fiacre s’arrêta devant la porte.

— Tiens, monsieur Lenoir ! s’écrièrent les jeunes gens avec une surprise joyeuse.

Le concierge salua, lui, en portant révérencieusement la main gauche à son bonnet de police.

— Ma foi ! oui ! c’est moi ! Il serait difficile de nier mon identité, répondit le nouveau venu, qui sauta légèrement à terre, bien qu’emmitouflé dans une ample fourrure de petit-gris et dans de grosses bottes de voyage lui montant jusqu’au genou.

— Vous avez fait un bon voyage, monsieur Lenoir ?

— Toujours bon, père Pinson, toujours bon ; sans cela je ne recommencerais pas.


Trois personnes sortirent du fiacre : une femme et deux hommes.

— C’est juste, dit gravement Arthur.

Cette voix, avinée comme la pratique d’un Polichinelle et profonde à l’instar de celle de M. Prud’homme, fit retourner M. Lenoir.

— Ah ! ah ! il paraît qu’on n’engendre pas la mélancolie, rue d’Astorg, dit-il gaiement.

— Ou qu’on l’a engendrée.

— Ce qui fait qu’on en est débarrassé.

— Parfait ! parfait ! parfait ! continua Arthur sur le même mode.

— Assez, Arthur, lui cria la Pomme en se bâtissant un porte-voix à l’aide de ses deux petites mains.

— Sergent, voulez-vous vous charger de payer le cocher et de monter ma malle ? demanda M. Lenoir au concierge.

— Avec plaisir, répondit ce dernier. Montez vite chez vous, vous devez être gelé après une nuit passée en voiture.

— Une nuit ! vous voulez dire quatre nuits !

— Quatre nuits !

Et le père Pinson regarda M. Lenoir, qui, tout en clignant de l’œil et en lui adressant, un signe d’intelligence impossible à comprendre pour les autres, se dirigeait vers le perron conduisant à son escalier.

— Saperlotte ! monsieur Lenoir revient de Cayenne, grommela le jeune Arthur.

— Pas tout à fait… mais vous brûlez, répliqua le nouvel arrivé.

— Je retiens des graines de poivrier, lui cria la Pomme.

— Moqueuse ! vous en aurez… si vous venez me les demander chez moi.

— Quand cela ?

— Tout de suite.

— Pas toute seule.

— Pour qui me prenez-vous ? Avec ces messieurs, qui me feront l’honneur de déjeuner avec moi, sans façon ; je meurs de faim.

— Et nous aussi ! chantèrent en chœur les trois noctambules.

— Cela se trouve bien. Suivez-moi.

— Par le flanc gauche ! comme dit le père Pinson, hurla Arthur, et suivant M. Lenoir, il continua toujours en hurlant : une ! deux ! une ! deux ! emboîtons ! emboîtez ! j’emboîte.

— Sergent ? fit l’amphitryon au moment de monter la première marche de l’escalier.

— Monsieur, me voici. Je paye le cocher.

— Ne vous pressez pas. Vous voudrez bien nous monter à déjeuner.

— Dans un instant. Combien de couverts ?

— Six, répondit le commis voyageur.

— Mettez-en huit, pendant que vous y êtes ! cria Arthur.

— Je grimpe votre malle, et après…

— Ne vous donnez pas cette peine, fit la Pomme, ces messieurs s’en chargeront.

— Hein ? dit Arthur.

— Empoigne, lui souffla Adolphe dans l’oreille, et plus un mot.

— Mais…

— Je ne souffrirai pas… voulut dire M. Lenoir.

Mais, quoi qu’il en eût, Adolphe saisit une des poignées de la malle, la Pomme força Arthur à prendre l’autre, et s’écriant de sa plus belle voix de commandement :

— Enlevé ! c’est pesé !

Elle marcha devant eux en battant une charge imaginaire.

— Joli métier que nous faisons là ! murmurait Arthur.

— Bast ! fit M. Lenoir, qui semblait en avoir pris son parti sans trop de peine, entre voisins ! Je vous ferai boire d’un petit xérès qui vous forcera à oublier mes cinq étages.

Et la caravane joyeuse s’engouffra dans l’escalier, aux ébattements des cochers qui venaient d’ouvrir leurs remises et de sortir leurs voitures dans la cour.

C’était l’heure du lavage.

La journée des uns finissait. Celle des autres commençait. Quand Jean se lève, Paul se couche. Gavarni l’a dit en deux traits de crayon.

Toute la vie parisienne se trouve expliquée dans ces deux coups de crayon.

Arrivé sur le palier du cinquième étage, M. Lenoir remercia ses voisins.

— Ne soyez pas trop longtemps à votre toilette, leur dit-il.

— Une demi-heure, est-ce trop ? fit la Pomme.

— Trop pour ces messieurs, pas assez pour vous.

— Merci ! répondit la jeune fille en riant ; mais je crois que vous vous trompez, mon bon monsieur Lenoir. C’est encore moi qui serai prête la première.

— Avez-vous besoin d’une femme de chambre ?

— Qu’est-ce que c’est ? repartit la Pomme, j’ai ma vertu pour femme de chambre. Mes dix doigts remplacent bien des domestiques, allez !

Et elle rentra chez elle avec la dignité d’une princesse du sang.

Les trois hommes suivirent son exemple.

Moins d’une demi-heure après, le vieux sergent ouvrait la porte de M. Lenoir aux deux jeunes gens et à la jeune fille.

Adolphe et Arthur, ce dernier un peu dégrisé, venaient de quitter leurs oripeaux de carnaval.

Ils y gagnaient tous les deux.

La Pomme, de son côté, en robe noire toute simple, bien serrée à la taille, en petit col blanc et en manchettes bien blanches, paraissait toute différente de ce qu’elle était en débardeur.

La témérité du costume qu’elle venait de quitter donnait à son joli visage une expression d’audace et de résolution que sa toilette de ville lui enlevait, heureusement pour elle.

Cette jeune fille était un singulier assemblage de toutes les étourderies et de toutes les qualités.

À sa façon de se tenir avec ses voisins, on eût dit une de ces amoureuses du plaisir qui faisaient les beaux jours de la Chaumière et du Prado. Mais pour peu qu’un de ces deux jeunes gens se permit un mot léger ou l’ombre d’un geste équivoque, on la voyait devenir sérieuse, se pincer les lèvres, et rentrer chez elle, d’où elle ne sortait plus de longtemps.

Son silence et la retraite étaient sa seule punition qu’elle leur infligeait.

À la fin, ils en étaient arrivés à la considérer comme un bon camarade de rire et de danse, mais rien de plus.

Quant à Pâques-Fleuries, inutile d’ajouter que, dans la maison, personne ne s’était avisé de lui manquer de respect. Mais un soir, la jeune fille revenant, sur les huit heures, de son magasin, un rustre lui avait pris la taille. Pousser un cri, se retourner et le souffleter, fut pour elle l’affaire d’un instant.

Cela fait, elle se trouva mal et on la rapporta rue d’Astorg.

Depuis ce jour, la Pomme ne lui permit plus de retourner à son magasin.

Elles se mirent à travailler en chambre.

Rentrons chez M. Lenoir.

Le couvert était mis dans la salle à manger, sur une table en noyer.

Malgré les représentations du commis-voyageur, le digne concierge s’était obstiné à le servir.

Pour cela faire le père Pinson ferma tranquillement sa loge, et mit la clef dans sa poche, et, se dirigeant vers une superbe niche qui ornait un des angles de la cour, il détacha une admirable bête qui dormait à la chaîne.

Détail que nous avions passé sous silence : le vieux sergent avait un chien.

Ce chien, pur Mont-Saint-Bernard, gros comme un ânon et de force à lutter contre un ours, adorait son maître.

Sur un signe de lui, il aurait étranglé n’importe qui, homme ou bête féroce.

D’une blancheur de neige, avec une grande tache noire au beau milieu du front faisant d’autant mieux ressortir la susdite blancheur, ses longs poils soyeux lui formaient une splendide fourrure, à travers laquelle apparaissaient ses dents acérées et ses yeux tout chargés d’éclairs intelligents.

Doux et obéissant, le bel animal était connu, aimé et admiré dans tout le quartier.

Le sergent avait parié, un jour, qu’on aurait beau faire, que personne n’empêcherait son chien, perdu à cinq ou six lieues de Paris, de revenir rue d’Astorg, à son chenil.

Le pari fut tenu.

On mena le pauvre animal dans les bois de Viroflay, on le promena la moitié de la journée ; puis, une fois la piste de son maître perdue, on l’attacha dans la cour d’une petite maison de campagne éloignée de la grande route.

Le lendemain matin, la corde était rongée, le chien avait disparu, et le parieur recevait un mot du concierge, qui lui écrivait :

« Ne cherchez pas Hurrah, — c’était le nom du fugitif, — il est de retour dans sa niche. »

Des voleurs, flairant une bonne aubaine dans la maison de la rue d’Astorg, avaient essayé de l’empoisonner.

Ils en furent quittes pour voir leurs boulettes et leurs avances dédaignées, et pour se retirer l’un avec trois doigts de moins, l’autre avec ses vêtements en lambeaux.

Il avait un rude flair, ce brave Mont-Saint-Bernard !

D’ailleurs, son maître l’avait accoutumé à ne manger que du pain. Et encore fallait-il que ce pain coupé, haché en imperceptibles parcelles, fût offert par sa propre main.

Sinon, il détournait le museau, se couchait en rond et s’endormait.

Viandes, sauces, os, friandises et chatteries, rien n’avait de prise sur lui.

Doué d’un instinct merveilleux, Hurrah reconnaissait des personnes qu’il n’avait pas revues depuis longues années, bien que ces personnes lui fussent parfaitement indifférentes.

Le chien d’Ulysse, si célèbre dans les temps anciens, ne reconnaissait que son maître !

Hurrah, lui, distinguait une bonne d’une mauvaise nature.

Aussi voyait-on rarement parler le père Pinson à une personne qui, de prime abord, avait fait rentrer dans sa niche son chien tout grondant, le poil hérissé et l’œil menaçant.

Chacun se demandait la raison de l’entente parfaite qu’il y avait entre le concierge et son chien.

Cette raison était bien simple.

Hurrah ne comprenait pas un mot de français ; élevé dans le fin fond de la Bretagne, il ne comprenait que le gaélique, seule langue que lui parlât son maître.

Étrange ! impossible ! nous dira-t-on.

Nous avons bien vu des chevaux n’obéissant à leurs palefreniers qu’à la condition que ceux-ci leur parlassent allemand.

De toutes façons, Hurrah passait pour un animal extraordinaire.

Un Anglais canophile était allé jusqu’à en offrir trois mille francs.

Somme énorme pour un pauvre diable de concierge !

Le vieux sergent avait simplement tourné le dos à l’insulaire, pour toute réponse.

L’Anglais insista.

L’autre haussa les épaules en silence, et lui montra la porte de sa loge.

Furieux, le fils d’Albion essaya de voler le chien.

Mal lui en prit.

Sans l’arrivée du sergent, qui accourut en toute hâte en entendant les hurlements de rage de son chien et les cris de détresse des ravisseurs, lord Ryde, l’Anglais en question, et deux de ses domestiques étaient étranglés tout net.

De honte et de désespoir, lord Ryde partit pour le mont Saint-Bernard, espérant avoir meilleur marché des bons religieux que du silencieux concierge et de son compagnon.

Depuis lors, il n’avait pas reparu.

Là s’arrêtèrent définitivement les tentatives de détournement et les attentats commis contre l’intelligent animal.

Chacun essaya de s’en faire un ami.

Le chien se laissait faire, mais ne répondait qu’à son maître.

Personne ne chercha plus à le séduire, à l’empoisonner ou à s’en emparer.

On avait reconnu que ces trois choses-là étaient tout bonnement impossibles.

Tous les locataires de la maison se vantaient d’être les bons amis du brave Hurrah.

Mais, en réalité, après son maître, Hurrah n’affectionnait et ne reconnaissait ouvertement que trois personnes : le capitaine, M. Lenoir et la Cigale ; affection qui, chez une bête aussi pleine de sa valeur physique et morale, se traduisait par l’action de leur poser sa bonne grosse tête sur les épaules, ou de leur lécher les mains avec de petits cris pleins de satisfaction.

D’où venait cette préférence pour ces trois messieurs ; préférence dont le vieux sergent, si jaloux de son chien, semblait heureux ?

Nul, n’y comprenait rien, d’autant plus que de ces trois personnes, hors la Cigale, la belle bête ne voyait souvent ni le capitaine, ni M. Lenoir.

Mais le père Pinson expliquait le mystère de cet air gouailleur qui donnait un cachet tout particulier à sa rude et martiale physionomie :

— Les bêtes, disait-il, c’est comme les femmes. Ça vous a des caprices. Faut pas leur en vouloir.

Les curieux, désappointés et le bec dans l’eau, se voyaient bien obligés d’accepter cette explication, qui n’en était pas une.

Pour rien au monde, le vieux concierge n’eût changé une syllabe à sa réponse, chaque fois qu’on l’interrogeait à ce sujet.

Donc, le père Pinson était allé chercher, caresser et détacher Hurrah, pour lui confier la garde de sa loge.

La brave bête savait ce qu’elle avait à faire en cas de besoin.

Elle attendait, plantée et assise, comme un sphinx, sur ses pattes de derrière.

Cela fait, le père Pinson monta chez M. Lenoir, suivi d’un garçon de restaurant, qu’il était allé chercher de son pied léger et qui apportait le déjeuner commandé à la hâte par lui.

Sans être des plus aristocratiques, ce déjeuner était assez confortable.

Un vaste pâté de foie gras occupait le milieu de la fable.

Douze douzaines d’huîtres béantes attendaient le bon plaisir de ces messieurs et de ces dames.

Sur un buffet, en noyer comme la table, un jambonneau, du beurre, des radis, des sardines et un délicat roquefort, présentaient un front de bandière respectable.

Un fort parfum de côtelettes s’échappant d’une toute petite cuisine complétait un ensemble que certaine chanson de beurre fondu, présage certain d’une omelette aux fines herbes, ne déparait en aucune façon.

Par terre, une quinzaine de bouteilles d’un vin de Chablis modeste mais vieillot, rangées en ordre de bataille, auprès d’une cave à liqueurs toute grande ouverte, se tenaient prêtes à soutenir, à un moment donné, le gros de l’armée précitée.

— Maugrebleu ! messeigneurs, fit Adolphe en riant, dès le premier coup d’œil qu’il jeta sur ce spectacle réjouissant, c’est un vrai balthazar ! M. Lenoir a mis les petits plats dans les grands !

— Ou les grands dans les petits, ajouta Arthur, qui voulut donner par ce mot, plein d’à-propos, une preuve de sa profonde lucidité.

Le couvert était mis pour six personnes.

L’amphitryon fit son entrée presque en même temps que ses hôtes.

Il s’était débarrassé de ses fourrures de voyage.

Une petite veste-jaquette en molleton et un pantalon à pied se terminant par des pantoufles en grosse tapisserie, composaient tout son vêtement de cérémonie.

En homme d’esprit qu’il était, M. Lenoir n’avait pas hésité une minute à revêtir cette tenue sans-gêne ; il savait bien que le premier moment de surprise passé, c’était le seul moyen de forcer se hôtes à se regarder comme chez eux.

De taille élevée, un peu gros, le commis-voyageur portait sa barbe longue ; de fines lunettes, dont les verres, couleur de fumée de Londres, amortissaient la vivacité de son regard perçant, étaient soudées à ses deux oreilles.

Une toque en velours noir couvrait son front, atteint d’une calvitie précoce.

En somme, M. Lenoir, malgré ses lunettes, sa longue barbe et son toquet de velours, peut-être bien à cause de tout cela, avait une vraie tête de bon enfant.

Aussi son entrée fit-elle sensation.

La Pomme lui tira sa plus belle révérence.

Les deux étudiants le saluèrent avec la déférence de deux appétits peu satisfaits jusque-là, mais reconnaissants par avance.

— À table ! s’écria-t-il tout d’abord, en invitant du geste les trois jeunes gens à prendre des sièges ; à table ! c’est presque une crémaillère que nous allons pendre aujourd’hui.

— Une crémaillère ? demanda la Pomme, étonnée d’entendre parler ainsi un homme qui habitait sa maison depuis longtemps déjà.

— Oui, ma chère enfant. Vous êtes les premiers bipèdes qui mettiez le pied dans mes pénates.

— Qu’est-ce que c’est ça, que des pénates, Arthur ?

— Mazette ! il en a plusieurs ? À moi, un seul me suffit.

— Tenez-vous-y, petite Rosette ; le vôtre est le seul bon, répondit en riant M. Lenoir. Il a détrôné tous ses prédécesseurs, et personne ne s’en plaint.

— T’en plains-tu ? murmura Arthur à l’oreille d’Adolphe.

— Moi ! pas du tout.

— Eh bien ! ni moi non plus.

— Allons ! allons ! assez de plaisanteries sur ce sujet-là, continua M. Lenoir, ou je vous dis cinq fois le Benedicite, avant d’entamer ces malheureuses ostendes.

Un silence respectueux se fit comme par miracle, au dernier mot de ce quos ego.

— À la bonne heure. Mademoiselle Rosette, à ma droite.

— Non pas, fit la brune fille, la place d’honneur à Pâques-Fleuries.

— Comme il vous plaira. Ces messieurs se placeront à leur guise. Je ne m’occupe jamais des hommes, dit M. Lenoir en riant. Mais où est donc Mlle  Pâques-Fleuries ? ajouta-t-il en voyant rester vide la chaise qui se trouvait placée à sa droite. Nous ferait-elle faux bond ?

— Ce n’est pas possible, répondit Rosette.

— Faites excuse, monsieur Lenoir, murmura le vieux sergent à l’oreille du maître de la maison.

— De quoi faut-il t’excuser, mon brave ?

Mlle  Pâques-Fleuries m’a chargé de vous remercier pour elle, mais elle ne viendra pas.

— Hein ? quoi ? que dit-il ? ce n’est pas vrai.

Ces quatre exclamations retentirent à la fois en réponse à l’assertion imprudente, inattendue, du père Pinson.

Mais celui-ci impassible, la main à son bonnet de police, attendait que M. Lenoir l’interrogeât.

La Pomme n’en laissa pas le temps à ce dernier.

Rejetant vivement sur la table la serviette qu’elle avait déjà placée sur ses genoux, elle se leva, et, se dirigeant vers la porte, elle l’ouvrit en s’écriant :

— Elle se tuera ! le dimanche gras ! C’est aussi par trop fort !

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Lenoir.

— Il y a que, sous prétexte d’un travail pressé, ma sœur ne viendra pas, et que je n’entends pas cela. D’abord, je ne mangerai pas seulement la queue d’un radis avant qu’elle ne soit venue nous rejoindre.

— Ni moi.

— Ni moi.

Firent les deux jeunes gens.

M. Lenoir, souriant dans sa barbe, se leva, et prenant la main de la Pomme, qu’il mit sous son bras :

— Venez avec moi, mademoiselle Rosette, lui dit-il, donnez-moi le bras, ce sera bien le diable si, à nous deux, nous ne lui faisons pas changer de résolution.

— C’est cela. Allons la chercher.

— Tous en chœur ? demandèrent les jeunes gens.

— Non pas ; mon voisin et moi nous suffirons.

— Allons, allons, fit M. Lenoir.

Et ils sortirent tous deux, pendant que le vieux sergent murmurait à part lui :

— Par le flanc droite ! arche !… mais sacrebleu ! on ferait mieux de la laisser tranquille dans son nid, c’te pauvre jeunesse.

La chambre habitée par Pâques-Fleuries était petite et modestement meublée en bois peint.

Mais les quatre chaises, le buffet et la table à ouvrage qui en composaient l’ameublement, reluisaient comme un miroir, et portaient l’empreinte d’une inaltérable propreté.

À la fenêtre, dans une cage garnie d’eau, de mouron et de chènevis, chantaient deux jolis pinsons.

C’était le vieux concierge qui les avait apportés à la jeune fille le premier jour où elle l’avait nommé : Mon père Pinson.

Pâques-Fleuries s’était arrangée une chambre à coucher dans son petit salon.

De la sorte, sa première chambre, donnant sur le carré, formait salon et cabinet de travail à la fois.


Le souffleter, fut pour elle l’affaire d’un instant.

Sur sa table à ouvrage se trouvaient pêle-mêle des feuilles, des graines en verre, des pistils, des corolles, des rouleaux de fils de fer, des godets contenant de la gomme.

Dans des boîtes, posées sur une de ses chaises, elle avait disposé adroitement des fleurs travaillées avec l’adresse et les doigts d’une fée.

Tous ces objets semblaient avoir gardé le parfum, un vague souvenir de celle qui les faisait mouvoir, vivre, s’agiter ; mais la Pomme eut beau heurter à la porte de la petite chambre à coucher, personne ne lui répondit.

La chambre était vide.

— Bon ! s’écria Rosette, en frappant ses mains l’une contre l’autre, avec un geste de comique désespoir, j’en étais sûre !

— Sûre de quoi, ma chère enfant ?

— Mais, cette fois, par exemple, je ne lui pardonnerai pas ! elle va me payer ça plus cher qu’au bureau.

M. Lenoir ne comprenait rien à la colère, à la violente indignation de sa brune voisine.

— En vérité, Rosette, vous m’effrayez pour votre amie, pour votre sœur ! Que peut-il y avoir ? demanda-t-il avec toutes les marques d’un vif intérêt.

— Ce qu’il y a, mon bon monsieur Lenoir, ce qu’il y a ! Pardine, ce n’est pas bien malin à deviner. Il y a que je suis furieuse !

— Furieuse ! Pour quel motif ?

— Aussi, suis-je bête ! Moi qui n’ai rien vu !… Et je me disais en me déshabillant et en me rhabillant tout à l’heure : C’est drôle ! il me semble que mon ouvrage n’était pas si avancé que cela.

— Comment ? c’est cela qui cause votre colère ?

— Trouvez-vous qu’il n’y ait pas de quoi rager, vous ? Une méchante sœur qui se tue la santé pour une ingrate, une paresseuse comme moi !

— Chère enfant !

— Venez, venez chez moi ! et vous allez voir pourquoi je suis en fureur.

— Je comprends, je comprends, répondit M. Lenoir attendri.

— Oui… Eh bien ! ne faites pas de bruit, et nous la surprendrons, nous la pincerons la main dans le sac. Il n’y aura pas moyen de dire ma belle amie !

Le commis-voyageur sentit quelque chose qui coulait sur sa joue gauche.

C’était une larme qui venait du cœur.

Il la laissa tomber et suivit la jeune fille.

La Pomme marchait sur la pointe de ses petits pieds, à pas de loup ; elle se dirigea vers son propre logement, poussa la porte sans faire le moindre bruit, et, entrant vivement suivie de M. Lenoir, elle s’écria en lui montrant sa sœur :

— Là ! ne vous l’avais-je pas dit ?

Pâques-Fleuries, assise devant une petite table ronde, travaillait avec ardeur à un bouquet de fleurs artificielles à peine commencé.

Rosette et Pâques-Fleuries étaient fleuristes toutes les deux. Seulement, Rosette en prenait à son aise.

Elle s’était mise au mieux avec la maîtresse du magasin pour lequel elle travaillait.

Aussi n’y allait-elle qu’à ses heures, et le plus souvent que pour lui porter l’ouvrage de sa sœur.

Au cri poussé par la Pomme, Pâques-Fleuries tressaillit et se retourna machinalement.

Apercevant M. Lenoir et sa sœur, qui se tenaient immobiles sur le seuil de la porte entre-bâillée, elle devint rouge comme un coquelicot ; mais, reprenant vite son sang-froid, elle dit en souriant à cette dernière de sa voix douce et mélodieuse :

— Ah ! c’est toi, Rosette… tu m’as fait peur.

Pâques-Fleuries avait une de ces adorables têtes mythologiques, comme seul en a rêvé et reproduit le Corrège.

Ses traits se distinguaient par une délicatesse infinie.

Ses grands yeux bleus, d’une mansuétude angélique, brillaient dans l’ovale de son pâle visage comme deux étoiles égarées et solitaires dans un firmament d’été. Une masse de cheveux, blond vif, l’encadraient délicieusement.

Grande et bien prise dans sa taille de reine, la perfection de ses formes en dissimulait la maigreur extrême.

Par malheur, une toux sèche, qui venait de temps à autre soulever sa poitrine et lui faire subir des spasmes douloureux, entourait la tête de cette enfant si frêle, si pâle et si vaillante, d’une auréole douloureuse et poétique.

De prime-abord Pâques-Fleuries imposait l’admiration ; au second regard, elle inspirait la pitié et la sympathie.

Il était facile de comprendre que dans le fond de ce jeune cœur couvait une douleur secrète et se retiraient comme dans un sanctuaire des souffrances noblement supportées.

La chambre de la Pomme, dans laquelle se trouvaient réunis nos trois personnages, différait de celle de Pâques-Fleuries.

Autant la première était simple et chaste dans sa nudité, autant celle-ci affichait un certain luxe coquet, qui aurait tourné volontiers au luxe de mauvais aloi sans la main cachée d’une fée bienfaisante.

Quoique par-ci par-là on vît traîner sur une chaise ou sur une table un bonnet, un ruban, ou un mantelet, tout y était soigneusement épousseté, nettoyé.

C’était un nid d’oiseau, quand même.

Nid de linotte soigné par une fauvette.

Pâques-Fleuries se chargeait du ménage de Rosette.

Les deux jeunes filles s’adoraient.

Elles vivaient littéralement l’une pour l’autre et l’une par l’autre.

— Vous le voyez, monsieur Lenoir, reprit Rosette de son air le plus mutin, non contente de faire son ouvrage, mademoiselle se permet de faire le mien.

— Oh ! un petit bout de feuillage seulement ! murmura Pâques-Fleuries en baissant la tête.

— Que pensez-vous de cela ? hein ?

— C’est affreux ! répondit le commis-voyageur de sa plus grosse voix.

— N’est-ce pas ?

— Certes, et cela mérite un châtiment exemplaire.

— Vous riez ! voisin.

— Dame !

— Vous osez rire !

— J’ai bien osé pleurer tout à l’heure ! fit M. Lenoir en s’approchant de Pâques-Fleuries et en la forçant doucement à quitter et à cesser son travail.

— Pleurer !… vous avez pleuré, monsieur ! dit Pâques-Fleuries en le regardant avec surprise. Vous est-il arrivé un… ?

— Oh ! ne craignez rien, chère enfant… Ç’a été une surprise… Je suis plus dur que cela, ordinairement. Mais que diantre voulez-vous qu’on fasse ? Comment ne pas s’attendrir quand on se trouve devant un caractère aussi grand et un dévouement aussi simple que le vôtre ?

— Vous vous moquez !

— Non ! que je meure ! chère demoiselle, vous venez de me faire passer un des plus doux moments de ma vie… et je le soutiendrai, en présence de tous les habitués les plus endurcis du boulevard, de Gand. Fi du cœur de pierre qui ne se sentirait pas touché de votre conduite et de votre affection ! Sur ce, venez déjeuner, le père Pinson va finir par s’impatienter.

— Mais… repartit timidement Pâques-Fleuries… nous avons promis de livrer ces fleurs aujourd’hui même…

— Aujourd’hui, dimanche gras !… s’écria la Pomme, le plus souvent !

— Rosette, fit Pâques-Fleuries avec reproche, tu t’y es engagée !… C’est pour un bal qu’on donne ce soir, et…

— Au fait, oui !… Je l’avais oublié, moi… Ma foi, tant pis…

Et sur un geste de sa sœur :

— Non, non, pas tant pis, continua l’étourdie. Je m’y mettrai après déjeuner, et j’en abattrai pour quatre, de cette besogne.

— Oh ! je le sais, tu travailles vite et bien, quand tu le veux.

— Oui, mais je ne le veux pas souvent. Tu peux rajouter, petite sœur.

— Je ne dis pas cela.

— Oh ! tu peux le dire encore aujourd’hui, mais pour la dernière fois. À partir de ce moment, je n’entends plus que tu te charges démon ouvrage. Tu ne passeras plus les nuits pour une sans-cœur, une coureuse de bal masqué.

— Ma sœur !

— Je ne l’entends pas ainsi, continua la Pomme avec un redoublement d’énergie ; cela va changer, cela ne peut plus marcher comme ça.

Et, tout en parlant ainsi, la folle tête embrassait Pâques-Fleuries sur les joues et sur les yeux.

— À la bonne heure ! faisait à part lui M. Lenoir. J’étais bien sûr que c’étaient deux bons petits cœurs.

Et, témoin muet de cette scène de sentiment intime, il essuyait à la dérobée les verres de ses lunettes, qui se ternissaient de nouveau.

— Voyons, sœurette, dit Pâques-Fleuries, qui prit le dessus sur son émotion, je ne comprends rien à tes paroles. Travailler m’amuse.

— Je le sais. Après ?

— Toi, tu préfères t’amuser…

— Sans travailler. C’était vrai pour hier, ce sera faux pour demain.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve, mes gentilles voisines, conclut en riant le commis-voyageur.

— Certes, fit Pâques-Fleuries.

— Vous reprendrez cet entretien-là dans une heure. Venez-vous déjeuner ?

— Nous voici, répondit la Pomme.

Et passant son bras autour de la taille flexible de sa sœur, elle la força à se lever.

— Mon Dieu ! mon voisin, dit Pâques-Fleuries en essayant une dernière résistance, vous êtes bien aimable, mais je suis souffrante, un peu triste…

— Triste ! pourquoi ?

— Je ne sais… mais je craindrais d’être un trouble-fête.

— Est-ce un compliment que vous demandez ? répondit M. Lenoir… Il ne sera pas difficile à trouver.

— Oh ! non… ce n’est pas cela.

— Alors, venez, chère enfant… ne vous faites pas prier davantage…

— C’est déjà gentil comme ça, ajouta la Pomme avec une ironie amicale ; mademoiselle veut qu’on se mette à ses genoux ?… Eh bien ! m’y voici.

Elle allait s’y mettre.

Pâques-Fleuries la retint.

— Vous êtes tous deux mille fois trop bons.

— Alors, viens.

— Nous tâcherons de vous distraire, ajouta M. Lenoir. D’ailleurs, si vous vous sentez fatiguée, vous serez libre de vous retirer.

— Et personne ne retiendra mademoiselle ! fit la Pomme d’un air digne et piqué.

— Monsieur, je vous remercie.

— Acceptez, c’est le seul remercîment que je vous demande.

— J’accepte, pour ne pas vous retenir plus longtemps.

— Coquette ! cria la Pomme.

Et embrassant une dernière fois sa sœur, elle l’entraîna hors de sa chambre.

M. Lenoir suivit les deux jeunes filles, moitié souriant, moitié attendri.