Les invisibles de Paris (Aimard)/III/III

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Roy et Geffroy (p. 420-432).
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III

M. BENJAMIN

Tandis que cette scène, à laquelle n’était guère préparé le bonhomme Charbonneau, se passait sur le trottoir qui bordait le mur extérieur du jardin de l’hôtel Casa-Real, Anita la quarteronne se rendait en toute hâte auprès de sa maîtresse.

Elle la trouva dans sa chambre à coucher, procédant à sa toilette.

Or, il nous faut bien l’avouer, c’était une singulière toilette que celle de doña Hermosa.

À coup sûr le costume, principal et accessoires, étalé sur ce divan broché de soie et d’or représentant des fleurs diaphanes ou des oisillons fantastiques, jurait fort avec l’ameublement de ce réduit amoureux.

Un pantalon, un gilet, un petit paletot sac et un large pardessus en drap noir y étaient posés.

Une paire de bottes fines, en cuir verni, attendait sur une blanche peau de cygne servant de descente de lit.

Sur un guéridon, un chapeau de feutre sombre à grands rebords. Somme toute, un costume d’homme.

Et ces vêtements masculins, la comtesse de Casa-Real se préparait à les endosser

À l’entrée de sa camériste, elle se coiffait d’une perruque blonde, aux mèches variant entre cinq et dix centimètres de longueur, ayant une raie sur le côté gauche.

Cette perruque, puisqu’il faut l’appeler par son nom, encadrait si adroitement son gracieux visage, que nul n’eût pu se douter qu’elle cachait les trésors d’une opulente chevelure, d’un noir d’ébène, descendant jusqu’aux chevilles.

Or, quoiqu’elle eût de nombreuses filles de chambre, la créole n’avait jamais souffert qu’aucune d’entre elles portât la main sur sa tête.

Elle seule se coiffait.

Et cela avec tant d’habileté, que quand elle entrait dans un bal ou dans une soirée de cérémonie, toutes les femmes jetaient un œil d’envie sur la simplicité de sa coiffure et sur la richesse de ses cheveux.

On n’avait pas encore pris, à cette époque-là, le parti d’étouffer la nature et la vérité sous les édifices de l’art du mensonge.

On ne portait pas ces chignons ridicules qui font ressembler la tête de nos élégantes à une gourde de campagne montée grossièrement.

Nos mères avaient des cheveux, des vrais, et n’en portaient de faux qu’à la dernière extrémité.

Nos filles coupent les leurs, les vrais, pour en porter de faux sortant de n’importe où !

Et tout cela pour en revenir un jour aux bandeaux les plus simples, et aux chignons les moins voyants.

Messieurs les coiffeurs auront beau faire, le monde tournera toujours dans un cercle plus ou moins… vertueux.

S’ils donnent le ton aux mères de famille, s’ils forcent la main aux pères de famille, ces malheureux et faibles grands-parents, qui subissent, aujourd’hui leur joug de mauvais goût, se révolteront à un moment donné.

À ce moment-là, comme l’a dit un de nos auteurs dramatiques les mieux accrédités, le règne de Sainte-Mousseline reviendra pour les couturières, et la vraie natte détrônera le faux chignon.

La comtesse achevait donc de se coller sur les tempes les dernières mèches rebelles de sa perruque.

Entendant le pas d’Anita, elle se retourna.

— Tu l’as reconduit jusqu’à la rue ? demanda-t-elle.

— Oui, maîtresse.

— Il est parti ? Il s’est éloigné ? Personne ne l’a vu ?

— Je le crois. J’ai pris par les corridors secrets.

— Et Marcos Praya ?

— Nous ne l’avons pas rencontré.

— Tu en es bien sûre ?

— Oui, maîtresse.

— Il est fin ! murmura la créole en hochant la tête d’un air de doute.

— Sa finesse ne va pas jusqu’à traverser les murailles de son regard, répondit la quarteronne en souriant avec assurance.

— Je le renverrai en Amérique, celui-là.

— Il en mourra, maîtresse.

— Eh ! que m’importe, après tout ? Sa présence me gêne ! fit l’irascible créature avec un geste d’impatience.

— Marcos vous aime autant qu’il aime son Dieu ! répliqua gravement Anita en se signant.

C’est une chose à remarquer, toute créole est religieuse ; et sa religion, plus naïve que celle d’une Européenne, étant plus récente, réside surtout dans les signes extérieurs.

Mme  de Casa-Real n’était créole qu’à demi, à ce point de vue-là.

Sa passion, amour ou ambition, étouffait les souvenirs divins de son enfance et de sa jeunesse.

— Il m’aime !… il m’aime !… dis-tu ? reprit-elle avec violence ; soit. Mais il m’aime trop ! Son affection me fatigue, son dévouement m’obsède ! Si j’écoutais ses conseils…

— Il ose à peine vous en donner un… en tremblant.

— Si je l’écoutais, je finirais par ne plus m’appartenir ! Marcos, sous prétexte d’adoration et de respect, ferait de moi sa chose ! Cela ne sera pas, mignonne ! ajouta-t-elle sur un mode plus léger.

— Vous êtes sévère pour le plus fidèle de vos serviteurs

— Et toi, tu es indulgente pour ses défauts, Anita.

La quarteronne rougit et détourna son visage pour ne pas laisser voir à sa maîtresse la rougeur qui l’envahissait.

— Aide-moi à m’habiller, chica, fit cette dernière.

— Avec ces habits-là, maîtresse ?

— En homme, oui.

Anita obéit.

Elle aida Mme  de Casa-Real à revêtir son costume masculin.

Tout en lui servant de valet de chambre, la quarteronne ne put s’empêcher de lui communiquer ses appréhensions :

— Vous allez encore sortir ainsi vêtue, señora ?

— Crois-tu que je m’habille de la sorte pour rester chez moi ? lui répondit en riant la comtesse.

— Et vous sortez seule ?

Dans un instant.

— Ne faites pas cela, maîtresse.

— Tu as peur ?

— Pour vous, oui.

— Je ne t’emmènerai pas. Ne crains rien.

— Oh ! maîtresse, fit Anita avec reproche, vous savez que je donnerais ma vie pour vous.

— C’est convenu, mais je préfère que tu la gardes… dans ton intérêt et dans le mien.

Ce disant, elle endossa le pardessus que la quarteronne lui tenait tout ouvert.

— Sortir ainsi habillée, c’est bien imprudent, maîtresse.

— Enfant !

— Surtout aujourd’hui.

— Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ou demain ?

— Parce que c’est le dimanche gras.

— Raison de plus. Je ne serai pas la seule femme déguisée en homme.

— Vous risquez d’être insultée…

— Crois-tu ? répliqua vivement la créole en regardant Anita de façon à lui prouver que la chose n’était pas aussi facile à faire qu’à dire.

— Il y a tant de monde dans les rues, maîtresse !

— On n’est jamais plus en sûreté qu’au sein de la foule, petite.

— Faites-vous accompagner.

— Allons ! voilà que pour rassurer la señorita, il va me falloir demander une escorte au préfet de police, railla-t-elle doucement.

Puis, donnant à sa jeune camériste un soufflet qui ressemblait fort à une caresse, Mme  de Casa-Real continua :

— Je ne suis pas une femmelette, tu le sais, nita. Voyons, hâtons-nous. Le temps presse. On m’attend.

Anita baissa la tête sans répondre, sachant qu’il était impossible de changer les résolutions de sa maîtresse.

Elle avait bon air sous l’habit masculin, la noble dame.

Ses manières élégantes, sa désinvolture leste et dégagée en faisaient un charmant jouvenceau.

À la façon dont la comtesse portait son harnais d’aventure, on reconnaissait facilement que ce n’était pas son coup d’essai.

Se couvrant cavalièrement la tête de son feutre, elle prit sur la même table où se trouvait son chapeau une paire de pistolets et un stylet à la poignée arrondie, à la pointe longue, acérée, bleuâtre.

Mettant ces armes, aussi dangereuses pour le moins dans sa main que dans celle d’un homme, au fond des poches de son paletot sac, elle boutonna son pardessus jusqu’au menton, et dit à la quarteronne :

— Adieu, je pars.

— À quelle heure rentrerez-vous, maîtresse ? demanda la jeune fille avec un long soupir.

— Je ne sais pas au juste.

— J’attendrai.

— C’est inutile.

— S’il vient des visites ?

— Je suis souffrante ! Je ne reçois personne. Tu m’as comprise ?

— Oui, señora. Adieu et bon plaisir.

— Merci. J’espère, en effet, m’amuser ce soir, fit la créole avec une expression indéfinissable.

— Faut-il vous éclairer ?

— Oui, prends une lanterne et conduis-moi.

Anita alluma une lanterne sourde et précéda sa maîtresse.

Elles atteignirent la porte fantastique par laquelle l’agent de M. Jules était sorti sans s’en douter.

— Toute réflexion faite, ne m’attends pas, chica.

— Je veillerai malgré moi, répondit Anita.

— À ton aise. Après tout, peut-être vaut-il mieux que tu m’attendes, prête à m’ouvrir au premier signal.

— Merci, maîtresse.

— Ouvre.

La quarteronne poussa un ressort.

La muraille se fendit, comme cela était déjà arrivé pour maître Charbonneau.

Mme  de Casa-Real adressa un dernier signe de recommandation muette à sa jeune servante et sortit.

La porte dérobée se referma sur elle, au moment même où l’agent de police doublait l’angle de la rue et s’engageait dans l’avenue des Champs-Élysées.

Sans penser à lui, notre héroïne prit aussi cette direction.

Il faut lui rendre la justice de reconnaître que son cœur n’avait ni un battement, ni une pulsation de plus.

Elle arriva rapidement à l’extrémité de la rue.

Grâce aux marchands de toutes sortes : tirs à l’arquebuse, tirs aux macarons, Guignols et consorts, qui encombraient les allées et les contre-allées de la grande avenue parisienne, grâce à leurs nombreuses boutiques ou baraques éclairées presques a gornio, cette promenade favorite du peuple le plus badaud de l’univers était aussi vivante, aussi pleine que dans la journée.

Doña Hermosa se mêla bravement à la foule.

Elle suivit le flot.

Elle était si complètement entrée dans la peau de sa petite création masculine, que personne ne la remarqua.

Les gamins eux-mêmes, ces rois du carnaval, lui accordaient le droit de masculinité.

Pas un cri malséant ne vint l’assiéger ni la poursuivre dans sa marche rapide, quoique entravée par le flux et le reflux des promeneurs.

Doña Hermosa marcha ainsi, coudoyant et coudoyée, bousculant les uns, bousculée par les autres, jusqu’à la rue Saint-Florentin.

Là, elle se vit libre de respirera pleins poumons.

Même à l’époque des réjouissances et des fêtes publiques, la rue Saint-Florentin ne perd pas sa couleur tranquille et aristocratique.

Peu de passants.

À peine quelques propriétaires — nous allions ajouter féodaux — pressés de rentrer dans leurs demeures silencieuses.

Presque à l’angle de cette rue, à une dizaine de pas de l’ancien hôtel de Talleyrand-Périgord, un fiacre stationnait.


— Mademoiselle, j’aurais deux mots à vous dire avant d’aller plus loin.

À côté du fiacre, assis sur une borne-fontaine, un gamin causait avec le cocher en fumant un mauvais cigare d’un sou.

Le cocher, qui semblait au mieux avec lui, venait de tirer sa pipe de sa bouche et s’apprêtait à lui demander du feu.

Mais un léger coup de sifflet, lancé à peu de distance, sépara les deux fumeurs et interrompit leur douce causerie.

— N, i, ni, c’est fini, mon petit, fit vivement le gamin, en jetant son bout de cigare dans le ruisseau. V’là le monde que j’attends. Grimpe sur ton trône. On ne te fera pas lambiner.

Le cocher remonta sur son siège en grommelant.

Le gamin courut au-devant de la comtesse, sa casquette à la main.

Mme  de Casa-Real, son signal donné, s’était arrêtée, examinant avec sa rapidité de perception ordinaire la voiture, l’automédon et l’enfant qui se précipitait à sa rencontre.

L’examen la satisfit.

Elle sortit de son immobilité et se dirigea vers le véhicule numéroté.

Mouchette — c’était lui — suivait, plein d’égards pour son meilleur ou pour sa meilleure cliente, au choix du lecteur.

Sans souffler mot, la comtesse mit la main sur la poignée de la portière et l’ouvrit.

Mouchette lui tint le marchepied.

Une fois la comtesse dans le fiacre, il se prépara à refermer la portière.

Celle-ci l’arrêta.

Il la regarda d’un air étonné.

— Où allons-nous, mon bourgeois ? demanda-t-il en cherchant à comprendre ce temps d’arrêt.

— Monte, lui répondit-on.

— Moi ! s’écria le gamin, moi, dedans et pas dessus ! La bonne charge !

— Monte ! répéta impérativement la comtesse.

Mouchette, qui, pour la première fois de sa vie, s’était fait répéter une invitation aussi aimable, sauta d’un bond dans le fiacre ; il s’assit, modeste, sur la banquette de devant et ferma la portière.

À son tour, le cocher demanda où l’on allait.

— Descendez les boulevards et ne vous pressez pas, dit le compagnon du gamin, qui, pour le cocher, n’avait pas deux sexes, comme pour Mouchette.

Le cocher fouetta ses chevaux.

— Pas si vite, serin ! cria l’enfant. Puisqu’on vous dit d’aller au pas ! Si nous baissions les stores, ajouta-t-il, en regardant la comtesse d’un air conquérant.

— Baissez-les ! répondit tranquillement celle-ci.

Cette tranquillité démonta tant soit peu la fatuité de maître Mouchette, qui obéit, baissa les stores et se tint coi à sa place.

Le fiacre se mit à rouler de façon à faire un kilomètre en deux heures et demie.

— Nous avons à causer, petit, fit la comtesse, écoute-moi.

— Causer, c’est quelque chose… murmura Mouchette entre ses dents, — mais il y aurait mieux ; enfin…

— Tu dis ?

— Rien, m’sieu Benjamin, je vous ouïs.

— Tu as été exact, je te remercie.

— Il n’y a pas de quoi. Avec vous, c’est bon jeu, bon argent. Je n’ai pas oublié la cachette de la barrière Fontainebleau.

— Pas si haut.

— Le cocher est borgne ! repartit le voyou en faisant claquer sa langue contre la voûte de son palais. Il n’y a pas de danger qu’il entende un mot de ce qui se dira dans sa boîte.

— Tu le connais ?

— C’est un ami. Je l’ai choisi exprès.

— Bien.

— Il fait mes courses quand je suis pressé. Je mange pour lui quand il a faim.

La comtesse ne put s’empêcher de sourire et de considérer avec curiosité ce commencement d’homme, qui, pour éviter qu’on ne se moquât de lui, se moquait de tout et de tous.

Son compagnon de route supporta sans le moindre embarras cette admiration ou cet étonnement.

Il savait à quoi s’en tenir sur sa propre valeur.

Loin de l’intimider en quoi que ce fût, l’attention qu’on prêtait à ses calembredaines l’excitait, doublait sa verve.

Comme tous les hommes forts qui ne veulent pas laisser deviner leur pensée, Mouchette avait adopté un mode de causerie qui déroutait ses interlocuteurs.

Les uns prennent un air distrait qui force les gens auxquels ils ont affaire à répéter leurs propositions, et cela leur donne le temps de réfléchir.

Les autres affectent un défaut de prononciation, un bégaiement, toujours dans le même but.

C’est bien certainement en pleine Normandie que l’immortel Balzac a trouvé, dessiné et peint son bonhomme Grandet, la plus merveilleuse incarnation de l’avare homme d’affaires.

S’il ne l’y a pas laissé, c’est qu’il ne désirait pas que l’original de son portrait se reconnût et criât : au voleur !

Là seulement, dans le pays de Caux, dans la vallée d’Auge, on trouve ces types de maquignons, de marchands de bœufs, de fermiers enrichis ayant peur de paraître riches, traînant la syllabe, évitant toute réponse affirmative, prenant votre argent pendant qu’ils cherchent le moyen de ne pas vous livrer leur marchandise.

Mouchette tenait du paysan bas-normand et du rouleur de Paris,

Il excellait dans l’art de faire croire à ses clients, à ses pratiques, qu’il n’avait qu’une mince dose de finesse et d’intelligence.

Par moments, il prenait des expressions de physionomie d’une bêtise adorable.

Par moments, aussi, ses yeux vous perçaient à jour comme deux vrilles manœuvrées par un habile ouvrier.

Avec sa sagacité et ses habitudes d’ouvreur de portières, il cherchait à deviner ce que cachaient le costume et le faux nom de son prétendu compagnon de voiture.

Mais la chose n’était pas à moitié difficile.

Il faut ajouter que, de son côté, celui-ci n’y mettait pas de complaisance.

Toujours est-il qu’après avoir étudié l’enfant sous toutes ses faces, la comtesse de Casa-Real, que, pour plus de commodité, nous appellerons M. Benjamin dans ses excursions masculines, se décida à rompre le silence.

Voyant que le gamin était bien résolu à ne faire que répondre à ses interrogations, elle lui dit :

— Es-tu occupé ce soir, petit ?

— Ni oui, ni non, répondit Mouchette de sa voix la plus nasillarde.

— Et cette nuit ?

— Ni non, ni oui.

— Jolies réponses. Si tu ne m’en donnes que de pareilles, nous ne perdrons pas de temps et nous entamerons ensemble des relations nombreuses et suivies.

Le gamin ricana un : Faudra voir ! qui fut un coup d’éperon pour M. Benjamin.

— Si je ne vais pas droit au but, pensa-t-il, je n’obtiendrai jamais rien de ce petit misérable-là.

De son côté, l’embryon se tenait à part lui le langage que voici :

— Parce qu’on porte un jupon le matin et des culottes le soir, faut pas croire, mon bon ou ma bonne chérie, qu’on mécanisera la jeune France de la rue Mouffetard. Remue ton chiffon rouge, mon petit vieux, et s’il y a de la braise à réchauffer, on t’en donnera pour tes roues de derrière, pour tes jaunets ou pour tes fafiots, ma bonne petite vieille !

Souvent, quand il réfléchissait, Mouchette réfléchissait dans une langue mi-faubourg Saint-Germain, mi-cour des Miracles.

— J’ai besoin de toi, lui dit brusquement M. Benjamin.

— Je comprends ça.

— Je te dirai pourquoi tout à l’heure.

— Il ne sera pas de trop, fit Mouchette de son intonation la plus grave, quoique, après tout, ce ne soit pas indispensable. Le motif de vos actions, de vos faits et gestes m’est complètement inutile ; c’est le but qu’il faut m’expliquer.

— Gamin, pas de phrases ! riposta moitié brutalement, moitié gaiement son compagnon.

— La langue est un bel instrument, c’est même mon plus beau, m’sieu Benjamin. Si vous m’empêchez de m’en servir…

— Encore ! Je fais arrêter le fiacre.

— Vous le payez… j’ai plus de deux heures ! ricana Mouchette.

— Et je te plante là pour ne jamais te revoir.

Le gamin poussa un sanglot, s’essuya les yeux avec le revers de sa main gantée, — il avait un gant changeant comme les nuances de l’arc-en-ciel, à la main droite, — puis s’affermissant sur son siège :

— Vous êtes étranger ! m’sieu Benjamin. Vous ne savez pas ce que blaguer veut dire. Parlons comme des hommes. Agissons comme des femmes. Et, par les cheveux gris de m’man Pacline, si nous ne réussissons pas dans l’affaire que vous allez me proposer, c’est que M. de Belzébuth se mettra dans le jeu de nos adversaires. Allez, je vous écoute comme si vous portiez le Saint-Sacrement à mon propriétaire.

Mouchette parlait de bon aloi.

M. Benjamin le comprit et continua :

— Que fais-tu cette nuit ?

— Ah ! pardon, ça… ça sort de la question. Parlons de vous, M’sieu Benjamin. Moi, je ne vous payerai pas pour vous occuper de mes affaires. Point n’est donc nécessaire d’en causer.

— Je voulais dire : as-tu une affaire qui te réclame dans la soirée ?

— Vous êtes curieux.

— Non.

— Je le sais bien, parbleu ! Voilà pourquoi je vous réponds : oui, j’ai quelque chose à faire.

— Alors, n’en parlons plus. Je me passerai de ton concours.

— Pardon, fit vivement le gamin, parlons-en. Je ne suis venu ici que pour ça.

— Si tu es occupé ?

— Je lâcherai mes occupations pour vous être agréable.

Au moment où Mouchette protestait de son dévouement inaltérable pour M. Benjamin, le fiacre s’arrêta.

Il y avait un embarras de voitures.

Les stores étant baissés, le gamin allait porter la main au ressort de celui qui se trouvait à sa droite, afin de le relever et de regarder la cause de leur arrêt.

Mais une tête de Robert-Macaire aviné, traversant le morceau d’étoffe rouge qui tenait lieu de store, lui épargna la peine qu’il était prêt à se donner.

Cette tête appartenait à un long corps qui, sans l’ombre d’un doute, avait absorbé pas mal de litres aux barrières les plus généreuses de Paris.

Un faux-nez d’un demi-pied en faisait le plus bel ornement.

Ce faux-nez eût empêché le père véritable de ce faux ami de maître Bertrand, de reconnaître sa progéniture.

Mouchette n’ayant point encore de rejeton, ne se fit pas la moindre illusion et n’eut pas le moindre scrupule, en allongeant un maître coup de poing à ce faciès indiscret qui criait de sa plus belle basse :

— Ohé ! les agneaux ! On s’amuse là-dedans. J’en suis.

— À l’œil ! avait répondu le gamin, en couchant le masque égaré sur le marchepied de la voiture.

Un éclat de rire de la foule lui apprit que le coup était bon.

Un juron formidable du Robert-Macaire barbotant au milieu du ruisseau lui fit reconnaître un de ses bons camarades.

— Filoche ! s’écria-t-il d’un ton tragique ! c’est Filoche !

— Qui ? Filoche ? demanda M. Benjamin, qui, moins ému encore, s’il était possible, que le fils de la Pacline, avait tout simplement mis la main sur la crosse d’un de ses jolis petits pistolets à deux coups, et qui attendait.

— Un ami ! un bon ! un fidèle ! répondit celui-ci. Vous voyez ce que je fais pour vous. Je lui ai collé un atout solide. Faudra mettre ça sur l’addition.

M. Benjamin tira un porte-monnaie de sa poche et il en vida la moitié à peu près dans la casquette de Mouchette.

— V’là pour le coup de poing. Vous ne me devez plus rien de ce côté-là. Causons du reste.

Le fiacre reprit sa course à l’heure.

— Es-tu brave, petit ? dit sans transition aucune le compagnon du gamin.

Celui-ci prit une pose à la Rodrigue, se mit le poing sur la hanche, jeta un coup d’œil castillan à l’être assez hardi pour lui adresser une pareille interrogation, et répondit en faisant une de ses plus gracieuses grimaces :

— Ça dépend du moment… et du bénéfice.

— Le moment, c’est aujourd’hui, ce soir même.

— On pourra voir alors. Et le bénéfice ?

— Dix fois ce que je t’ai donné tout à l’heure.

— Je ne compte pas avec les amis. J’accepte les yeux fermés, s’écria Mouchette, qui savait à un franc près ce que M. Benjamin lui avait si généreusement avancé.

— Donc, entendons-nous.

— Je ne demande pas mieux.

— Tu m’appartiens.

— Des pieds à la tête. Jusqu’à quelle heure ?

— Jusqu’à minuit.

— Mettons la bonne mesure : jusqu’à minuit dix minutes.

— Connais-tu bien ton Paris ?

— Je le connais mieux qu’il ne me connaît lui-même, le gueux ! c’est ma ville natale.

— Tu es sûr d’y être venu au monde ? demanda M. Benjamin, en riant.

— Ma foi, non. Mais je suis sûr que j’y mourrai.

Ce mot, que nous mettons dans la bouche du petit Mouchette, nous l’avons entendu dire par un vieillard illettré.

À coup sûr, ce vieillard, qui n’avait lu ni La Bruyère, ni Noël et Chapsal, possédait un cœur, et c’était ce cœur reconnaissant qui parlait.

Or, le langage du cœur peut pécher par la forme, mais à coup sûr il va droit au but et touche les plus insensibles.

Mouchette n’était donc pas trop dans son tort en considérant la grande ville comme sa ville natale, puisqu’il comptait y mourir après une longue vie toute tissée d’honneurs et de félicités.

— Ainsi tu ne crains pas de t’y perdre ? reprit M. Benjamin.

— Pas plus que dans mon lit.

— Où se trouve la rue d’Angoulême ?

— Angoulême ? Quelle Angoulême ? Il y en a deux, mon bon monsieur Benjamin.

— Deux ?

— Oui. La rue d’Angoulême-Saint-Honoré, qui se trouve à deux pas et une coulée d’ici.

— Ce n’est pas celle-là que je te demande.

— Et la rue d’Angoulême-du-Temple.

— Du Temple. En effet,

— Après, s’il vous plaît ?

— Il se trouve, je crois, dans cette rue, un marchand de vin traiteur.

— Un fameux ! dit le gamin en se léchant les lèvres.

— À l’enseigne ?…

— Du Lapin courageux.

— C’est cela, fit M. Benjamin, stupéfait de voir que ce minuscule produit des vices parisiens ne se vantait pas en prétendant si bien connaître son Paris.

— Chez le père Signol, je ne connais que lui.

— Veux-tu que nous y soupions ce soir ?

— Ensemble ?

— Ensemble.

— Ah ! mon prince ! s’écria Mouchette ravi, permettez-moi de m’esbigner dix minutes.

— De quoi ? demanda l’autre, qui ne comprenait pas esbigner.

— Ah ! c’est juste… Laissez-moi aller au premier décrochez-moi-ça venu… J’y ferai un bout de toilette.

— Nigaud. Tu es très bien ainsi.

— Comme il vous plaira. Ainsi nous irons ?

— Ce soir même.

— C’est une maison très rupe. Et il vous a une cave pour les amis, le père Signol ! mais une cave !… à y faire pousser de la vigne ! quoi ! Y allons-nous tout de suite ?

— Non, plus tard.

— Nous allons nous promener à l’heure, encore longtemps, dans cette roulante ? objecta timidement le voyou désappointé.

— Auparavant, j’ai une visite à faire.

— Avec moi ?

— Oui.

— Où ça, donc ?

— Chez une tireuse de cartes.

Mouchette fit un bond sur son coussin.

— Chez une ?… demanda-t-il, croyant avoir mal compris.

— Une tireuse de cartes. Cela t’effraye ?

— Moi ! le plus souvent. J’ai votre affaire.

— Si tu n’es pas le diable, tu es son fils, dit M. Benjamin presque sérieux.

— Je lui demanderai ça plus tard, répliqua Mouchette sur le même ton. Si vous n’avez pas de préférence ?…

— Aucune. Cependant on m’a indiqué une vieille femme, nommée…

— La Pacline ?… continua-t-il.

— Oui.

— Rue de la Calandre ?

— Juste.

— Ah ben ! en v’là une de chance ! C’est là que je veux vous conduire.

— Donne l’adresse au cocher et allons-y.

— Et ensuite ? Après la séance ? Est-ce le grand jeu que vous demanderez ?

— Naturellement.

— Ce sera plus long. Une bonne heure au moins. Enfin, après la séance ?…

— Nous irons souper chez… chez…

— Chez le père Signol. Noce complète ! quoi ? Et puis, là… en soupant ?

— Là… répondit gravement M. Benjamin, en soupant… nous causerons de ce que je veux faire avant minuit.

— Ah ! ah ! fit Mouchette, faudra pas trop boire alors, pas vrai ?

— Donne au cocher l’adresse de la tireuse de cartes, repartit la comtesse sans avoir l’air d’entendre sa dernière question.

— Voilà, mon bourgeois.

Et Mouchette, baissant un des carreaux de devant, indiqua au cocher du fiacre la demeure de la Pacline.

Mais cette fois, grâce à la promesse d’un généreux pourboire, le fiacre partit au grand trot de ses deux petits chevaux, dans la direction de la Cité.