Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XI

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Roy et Geffroy (p. 501-510).
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XI

UN AMOUR VRAI

Le premier soin de Rifflard, que nous n’appellerons plus maintenant ni Passe-Partout, ni le capitaine, mais tout simplement le comte de Warrens, fut de baisser les stores de la voiture qui l’emportait loin de son ennemi déclaré.

Certain alors de pouvoir braver à son aise les regards des indiscrets ou des curieux, il prit un paquet placé sur la banquette de devant et le dénoua.

Ce paquet renfermait une toilette de ville complète.

En moins de dix minutes, le comte procéda à son changement de costume avec une dextérité témoignant l’habitude qu’il avait de se passer de valet de chambre.

Le noir Saturne eût été humilié de la rapidité de main montrée par son maître en certaines circonstances.

Une petite glace se trouvait fixée à la planchette de bois séparant les deux carreaux du devant de la voiture.

Après avoir quitté ses vêtements d’ouvrier endimanché, et après avoir endossé les habits contenus dans le paquet susindiqué, M. de Warrens alluma une sorte de rat-de-cave qui se trouvait dans une des poches de la voiture, et se mit à se faire une tête, comme eût pu dire M. Jules ou son digne acolyte, le sire Coquillard-Charbonneau.

Ces deux derniers ne manquaient pas d’une certaine adresse dans ce travail de métamorphose, mais le comte les laissait bien loin derrière lui, aussi loin qu’un peintre de premier ordre laisse un peintre d’enseignes.

En un tour de main, il venait de se donner l’apparence et les allures d’un étudiant en droit ou d’un élève en médecine âgé de vingt-quatre à vingt-six ans.

Cela fait, il éteignit sa bougie, entortilla les vêtements qu’il venait de quitter, et jeta le tout dans un coffre de bois placé sous la banquette de derrière.

La voiture continuait à rouler bon train, le long des boulevards.

Le comte releva les stores et fit un signal.

Elle changea de direction sans ralentir son allure, et s’engagea dans les rues avoisinantes.

Peu après, elle s’arrêta devant l’église de la Madeleine.

Le comte de Warrens descendit, congédia le cocher qui venait de le conduire sans lui adresser un mot, une question, et il entra dans l’église.

La Madeleine était presque déserte et faiblement éclairée.

De rares fidèles, disséminés çà et là, priaient dans la tranquillité la plus profonde.

Le comte s’arrêta auprès d’un pilier.

Alors il se passa dans son âme un phénomène que tout chrétien comprendra.

Cet homme, qui consacrait la plupart des heures de sa vie à l’accomplissement de projets purement humains, à la réalisation de desseins philosophiques, sociaux, mais terrestres ; qui, par la multiplicité de ses occupations, ne trouvait pas un instant où il pût élever son âme jusqu’à Dieu, cet homme, que le hasard faisait traverser le saint lieu ; sentit une force irrésistible l’entraîner loin de cette vallée de misères.

Il oublia, soudainement, le but vers lequel tendaient ses efforts gigantesques.

Il fit litière des moyens, hors la loi, hors la société, employés par lui pour arriver à une fin digne de la grande association dont il était le chef.

Il mit le pied sur ses souvenirs éloignés, sur ses inquiétudes récentes, et regardant face à face l’image de ce Dieu qui semblait lui dire : « Marche, marche, agis et triomphe en mon nom ! » il se sentit humble, petit, chétif, devant son créateur, mais puissant et plein de force contre les créatures sorties du droit chemin.

Une courte, une ardente prière, monta de son cœur à ses lèvres.

Ce devoir accompli, le comte de Warrens traversa la nef.

Aucun des fidèles, absorbés dans leurs pratiques religieuses, ne se retourna et ne prit garde à lui.

Il sortit par le côté de l’église opposé à celui par lequel il venait d’entrer.

Prenant ensuite la rue de la Ville-l’Évêque, il tourna dans la rue d’Astorg, et s’engagea dans la rue Roquépine.

Personne ne le suivait.

Sûr de sa solitude, le comte de Warrens marcha rapidement jusqu’à un mur élevé.

Dans ce mur était enclavée une porte basse, barrée, cadenassée et qui semblait n’avoir, depuis longues années, donné accès à âme qui vive.

Le comte s’arrêta, explorant une dernière fois la rue du regard.

Nul passant ne longeait les trottoirs ni la chaussée.

Rien de suspect.

Il frappa deux coups légers, assez espacés, et il attendit.

Un grincement de clef se fit entendre dans la serrure.

Il frappa trois autres coups, plus violents, avec précipitation.

Une voix murmura à l’intérieur :

— Noël ?

— Edmée ! répondit-il.

La porte s’ouvrit sans le moindre bruit.

Le comte de Warrens se glissa dans l’entrebâillement et la porte se referma sur lui.

Il se trouvait dans un parc ombreux, malgré la saison.

Ce parc dépendait du corps de logis principal de la maison sise rue d’Astorg, n° 35.

C’était dans ce corps de logis mystérieux, hermétiquement clos, aux apparences pleines de vétusté et de solitude, que certains locataires de la maison gardée par le père Pinson, avaient cru voir, à travers les fissures des volets fermés, des lueurs fantastiques aux heures les plus avancées de la nuit.

Mais le comte n’était pas seul.

Près de lui se tenait la personne qui lui avait ouvert la porte de ce parc silencieux.

Cette personne n’était autre qu’une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans au plus.

De prime abord, rien ne frappait en elle.

La simplicité de son costume rejaillissait sur tout son être.

Sa blonde et abondante chevelure, tordue en une double natte qui venait surmonter deux bandeaux collés sur des tempes d’une blancheur éclatante, était une de ces beautés qu’un époux seul a le droit de détailler.

Sa taille flexible, et mince à tenir dans les dix doigts, disparaissait sous un ample caraco nécessité par la rigueur de la saison.

Une cape bleue lui couvrait la tête et une partie du visage. Un jupon, plutôt court, laissait voir ses pieds mignons, enchâssés dans des sabots.

La jeune fille que M. de Warrens avait appelée Edmée était plutôt mise comme une fermière que comme une demoiselle de haut lignage.

Pourtant, à la longue, dans l’élévation du front, dans la franchise et la hauteur du regard, dans la manière de porter ce costume, simple et rappelant celui des femmes ou des filles vendéennes du xvIIIe siècle, un observateur sagace eût vite reconnu une fille de race noble, que les malheurs des temps ou des idées arrêtées avaient décidée à se vêtir de la sorte.

Il y avait bien de l’orgueil, un noble orgueil peut-être dans cette simplicité de mise, poussée jusqu’à l’exagération.

Peut-être aussi y avait-il autre chose que de l’orgueil, peut-être y avait-il un grand dévouement.

Ce que nous pouvons tenir pour certain, c’est que le comte de Warrens ne donna aucun signe d’étonnement à la vue de ce costume.

Il prit les mains que lui tendait la jeune fille, et sans qu’elle fit l’ombre de résistance, sans que ni lui ni elle y vissent le moindre mal, il les couvrit de ses baisers.

C’était là une grande preuve de respect donnée par lui à son guide charmant.

C’était bien un véritable hommage, rendu par un noble vassal, convaincu de ses droits, à une maîtresse et suzeraine daignant descendre jusqu’à lui.

Mais le vassal savait qu’il ne devait pas franchir une certaine limite.

La suzeraine, sûre de sa puissance, ne concevait pas une crainte, pas une inquiétude.

Elle se disait qu’à son premier geste, à son premier mot, tout rentrait dans l’ordre, et, confiante, heureuse de se sentir adorée comme une divinité, elle ne retirait pas ses mains, elle ne se lassait pas de regarder le visage du comte, rayonnant d’amour et de bonheur.

— Vous avez bien tardé, monsieur ! fit-elle enfin avec un accent de reproche qui rappela le comte de Warrens aux tristesses de la réalité.

Le comte de Warrens descendit de son ciel.

Puis, laissant aller les mains de la jeune fille, il lui répondit :

— Monsieur ! pourquoi m’appeler ainsi, Edmée ? Ai-je mérité ce chagrin ?

— Oui.

— Chère Edmée !

— Voilà bien des soirées, déjà, que je viens à cette porte. Que de longues et douloureuses heures j’ai passées là, à vous attendre !

— Je vous jure…

— Ne m’interrompez pas, ajouta Edmée faisant une moue volontaire qui lui allait à ravir ; je veux d’abord que vous compreniez bien tout ce que j’ai souffert par votre faute, après je vous permettrai de vous défendre, de me répondre, de vous justifier !

— Parlez ! Parlez ! s’écria le jeune homme, qui la contemplait dans une douce extase.

— Oui… je suis venue chaque soir à cette même place…

— Où vous m’y avez envoyé… ? interrompit le comte.

Elle l’empêcha de continuer.

— Méchant ! c’est ce que vous auriez fait à ma place, sans doute. Mais moi, je n’agis pas de la sorte, quand j’aime. Et, vous le savez bien, quels que soient vos torts, je vous aime et je ne rougis pas de l’avouer.

— Je ne suis pas encore digne de cet amour, chère enfant, dit-il.

Et il voulut reprendre une de ces mains aux attaches fines, aristocratiques, qui venaient de lui échapper.

— Enfant ! moi, Noël ?

— Ah ! vous ne m’appelez plus : monsieur ?

— Si vous me le faites remarquer encore une fois, repartit-elle avec un peu de confusion, je vous le jure, d’ici à longtemps, votre nom ne sortira plus de ma bouche.

— Je me tais.

— Bien. Vous m’avez oubliée, avouez-le.

— Moi, vous oublier ! quand votre père…

— Mon père… mon père ! ce n’est pas de lui qu’il s’agit, s’écria-t-elle avec une légère impatience. De lui, je sais que vous vous, en occuperez à tous les instants de votre vie.

— Ingrate !

— Mais, en dehors de lui, il y a moi, que vous traitez comme si je n’étais pas votre vraie, votre sincère amie… d’autant plus votre amie que je serai un jour votre femme, comme je suis aujourd’hui votre obligée.

La jeune fille venait de prononcer ces mots, qui eussent gêné tout autre, avec une noblesse d’expression n’appartenant qu’à elle.

Le comte de Warrens fut sur le point de tomber à ses pieds, de baiser le bas de sa robe et de lui crier :

— Sois ma femme avant le moment fixé par ta volonté !

Mais tous les obstacles qui, en dehors de la résolution prise par Edmée, se seraient dressés infranchissables entre elle et lui, lui apparurent.

Il étouffa le mouvement passionné qui avait été sur le point de le pousser à une demande insensée, et se prenant le front à deux mains, concentrant toute son énergie dans cette minute, il rentra en lui-même.

La jeune fille, qui, dans se pureté, ne comprenait pas, ne devinait pas le combat livré en cette âme énergique par l’ardente passion de l’amant à la générosité de son défenseur, à la reconnaissance du champion de sa famille, le vit secouer son émotion, frémir, trembler ; elle crût l’avoir blessé dans sa délicatesse, dans son amour.


— Ne joue pas ce jeu-là avec moi, mon petit, il t’en cuirait.

Un revirement se fit en elle.

D’accusatrice elle devint accusée.

S’avançant vers lui, elle lui dit de sa voix la plus suave :

— Je vous ai fâché, Noël ? Vous m’en voulez. Il ne faut pas m’en vouloir, voyez-vous, mon ami ! J’ai des moments d’impatience… d’impatience injuste, j’en conviens… mais si vous saviez… toutes mes pensées sont tournées vers vous, en dehors de mon père… et quand vous me manquez, le reste me manque… Je ne me sens plus vivre… et alors, comme je ne veux pas pleurer sur mes propres douleurs, si infimes auprès des malheurs de tous les miens, je deviens irascible, méchante, ingrate… et je comprends bien qu’on m’en veuille et qu’on s’irrite contre mes caprices, contre mes mauvaises humeurs… si peu dignes d’intérêt.

Il l’écoutait avec enchantement.

Il buvait ses paroles.

De son cœur une seule réponse s’échappait :

— Ange ! ange ! ange !

Ses lèvres la retinrent, pour ne pas l’interrompre.

Edmée essuya une larme, perle précieuse tombant sur un lis entr’ouvert.

Elle attendit un mot du comte.

Voyant qu’il se taisait, elle reprit :

— Vous ne me pardonnez pas… c’est mal. Voilà bien longtemps que vous n’êtes venu… et la première fois que je vous revois, vous me tenez rigueur pour un mouvement d’impatience qui, si vous aviez été à ma place, se serait changé en un accès de colère…

Et comme Noël allait faire un geste de dénégation, elle crut l’avoir fâché encore plus, et elle reprit du ton le plus humble et le plus caressant :

— Non ! non ! je me trompe… je ne sais ce que je dis : voyez-vous, je suis si contente quand je vous ai, là, près de moi… quand je suis sûre de passer quelques instants auprès de vous, que je ne me reconnais plus… Noël, mon ami, je vous demande pardon de mes méchancetés… Voyons… suis-je pardonnée ?

— Edmée ! fut tout ce que lui répondit le comte d’une voix étouffée.

Mais leurs mains se rencontrèrent de nouveau.

Ce qu’elles se dirent dans une pression qui ne dura pas plus d’une seconde, eux seuls le surent.

Une seconde encore, et cet amour si pur, si éthéré, eût pu devenir criminel.

Il le sentit.

Le sang-froid lui revint.

Le hasard, un mot d’Edmée relevé par lui sans intention, avait amené un commencement d’explication dont la fin ne pouvait être que pénible ou dangereuse.

Il comprit que le seul moyen de sortir de ce terrain brûlant était de détourner l’attention de la jeune fille, de mettre l’entretien sur le père d’Edmée au lieu de le continuer sur Edmée elle-même.

S’éloigner vivement d’elle, la repousser presque et dire précipitamment : — Edmée ! c’est pour votre père que je suis ici ce soir ! fut tout un pour lui.

Elle se recula instinctivement de son côté, et rougissant, balbutiant, elle répondit :

— Mon père… oui… pour lui seul… Parlez ! Noël, qu’y a-t-il ?

— Les événements sont plus forts que la volonté la plus forte ! continua le comte de Warrens. Or, les événements présents me condamnent à sacrifier mes sentiments, mes plus chers désirs, à l’accomplissement de la tâche que je me suis imposée.

La jeune fille baissa la tête et soupira.

Il continua avec une froideur qu’elle eût dû comprendre exagérée.

Mais la jeunesse et l’amour ne raisonnent pas.

Edmée se sentit le cœur plein de larmes et de tristesse… mais c’était une digne, brave et noble fille.

Une fois l’idée de son père revenue présente à son esprit, elle s’appliqua à ne plus songer à autre chose.

Sa résolution prise, elle redevint elle-même.

Elle l’écouta avec la même froideur factice.

— Vous savez quelle est cette tâche ! disait le comte. J’y périrai ou je la remplirai. Mais pour cela il me faut une tranquillité, un calme d’esprit, une liberté d’action que vous seule pouvez me donner. Me les refuserez-vous, Edmée ?

— Dites, Noël ; ce n’est plus une femme, c’est un homme qui vous écoute.

— Merci ! fit-il. Avec votre image chérie marchant devant moi, la victoire ne sera pas douteuse.

— Pauvre cher père ! murmurait la jeune fille, qui, absorbée dans ses réflexions filiales, n’entendait plus, ne percevait plus que comme un écho les dernières paroles de son amant.

Le comte de Warrens respecta quelques instants l’isolement de sa pensée. Puis :

— Comment va M. le duc de Dinan ? demanda-t-il doucement.

Elle revint à elle-même, et le regarda comme pour le prier de répéter sa question.

Le comte obéit.

— Comment est votre père, Edmée ?

— Il est mieux.

— Moins triste qu’à ma dernière visite ? moins inquiet ?

Edmée sourit tristement.

— Vous devez savoir, Noël, répondit-elle, que la tristesse et l’inquiétude sont le fond de la vie de mon père.

— Je jure Dieu que je ferai revenir la gaieté sur son visage et le calme dans son cœur.

— Dieu vous entende !

— Le moment approche où justice lui sera enfin rendue.

— Je me doutais de cela, Noël.

— Vous vous en doutiez ? Et quel indice ?…

— Toutes les fois qu’un danger imminent vous menace, mon ami, j’ai là comme un pressentiment ! fit-elle en portant la main à son cœur.

— Mais je ne cours aucun danger, je vous l’assure.

— Vous me trompez, Noël ! vous voulez me tromper et vous avez tort.

— Chère Edmée, il ne s’agit pas de moi, mais de votre père, de son honneur, de son nom et de votre bonheur à vous.

— Que m’importe ?

— Comment voulez-vous qu’un coup me frappe avant que j’aie fait mon devoir ? s’écria-t-il avec une confiance naïve qui témoignait de sa foi dans le Dieu qu’il venait de prier, à l’église de la Madeleine.

— Vous donneriez du courage à des lâches, Noël ! Ne vous inquiétez pas. On n’est pas lâche dans notre famille. Je peux trembler à la pensée des périls incessants auxquels vous vous exposez pour nous, mais soyez tranquille, je ne vous dirai jamais : Assez ! tant que vous n’aurez pas atteint le but.

— Noble fille ! voilà comme je vous veux.

— Je vous l’ai dit, réussissez, et je serai vôtre. Une fois la victoire remportée, venez m’en réclamer le prix, et, je vous le jure, mon père ne vous le refusera pas, moi vous l’accordant.

Edmée parlait avec une assurance peu partagée par le comte de Warrens.

Celui-ci ne se faisait pas illusion.

Il connaissait l’indomptable orgueil du vieux gentilhomme, du père d’Edmée.

Il savait qu’avant d’obtenir la main de cette jeune fille, lui, le petit-fils d’un des vassaux du duc de Dinan, il aurait à livrer de rudes combats.

Mais son dévouement marchait en avant sans tenir compte des réticences de son amour.

D’autre part, à quoi bon jeter dans l’âme de la jeune et charmante enfant les doutes qui déchiraient la sienne ?

Il s’inclina donc en signe d’assentiment et dit :

— Edmée, vous et tous les vôtres, vous êtes proscrits, dépouillés, contraints de vous cacher…

— Il est vrai, Noël, mais ce n’est pas pour moi que…

Il l’interrompit à son tour :

— J’ai juré à mon père mourant de vous faire rendre vos titres, votre fortune, le rang auquel vous avez droit.

— Eh bien ! Ce serment ne l’avez-vous pas tenu autant que cela dépendait de vous ? fit la jeune fille. Mon père croit posséder cette fortune dont vous parlez ; le repos et la vie d’autrefois lui ont été rendus. Et cela grâce à qui, Noël ? Qui a été notre bon ange, jusqu’à ce jour ? Répondez, Noël, répondez.

— Je n’ai point encore terminé ma tâche. Mon serment n’est pas entièrement tenu. Comme mon père, je le tiendrai, ou comme mon père est mort, je mourrai.

Edmée essuya les larmes qui coulaient, malgré elle, lentement sur son visage, et, relevant sur lui ses beaux yeux bleus, où se lisaient toutes ses pensées.

— Ami, dit-elle, ne me parlez plus de serments, de devoirs. Ces mots me désolent. Ils vous donnent raison contre ma tendresse. La fille passera toujours, en moi, avant la fiancée. Et pourtant, malgré mon respect, mon obéissance aux moindres volontés paternelles, que de fois ne me suis-je pas vue sur le point de vous crier : Arrêtez-vous ! pauvre cher Noël, vous avez assez fait pour nous. Qu’avons-nous besoin de ces titres, de ces honneurs, de ce rang et de ce nom, pour être heureux ? L’obscurité ne nous conviendrait-elle pas davantage ?

— Merci de ces paroles, noble enfant ! lui répondit le comte de Warrens qui, dans ces hésitations d’une âme jeune et fière, voyait librement l’amour qu’il inspirait ; merci ! Elles me charment, mais elles ne font que m’encourager dans mes résolutions. Si j’obéissais à vous, à vos craintes, vous seriez la première à vous demander comment j’aurais pu vous obéir. Vous dites vrai, Edmée… Pour vous seule, tant d’efforts, de sacrifices seraient vains, inutiles, ils n’arriveraient jamais à la hauteur de votre pur et digne amour. Je me contenterais de vivre à vos pieds, esclave soumis, serviteur reconnaissant, et de vous dire : Ordonnez, entendre c’est obéir !… Mais vous n’êtes pas seule, Edmée.

— Hélas ! murmura-t-elle avec désespoir, en laissant tomber sa tête sur sa poitrine, que la volonté de Dieu soit faite !

Et se dirigeant vers la maison, elle ajouta :

— Entrons ; on nous attend.

Le comte la retint.

— Une dernière question ? fit-il.

— Dites.

— Et René de Luz ?

— Il va mieux. Après une crise terrible qui a eu lieu vers dix heures, ce matin, il s’est assoupi. Le médecin assure qu’il est hors de danger. Un jeune étudiant, qui habite la maison, est descendu lui donner les soins les plus intelligents.

— Son nom ?

— M. Adolphe Blancas.

— Personne ne l’a accompagné ?

— Si.

— Qui cela ?

— Une jeune femme.

— Une femme ! répéta le comte de Warrens avec une émotion mal contenue.

— Elle est nouvellement installée ici.

— Ah ! continuez, Edmée !

— On la nomme, je crois, Lucile Gautier.

Il frissonna légèrement, ses sourcils se froncèrent malgré lui.

— Est-ce tout ?

— Le médecin arrivé, les deux aides se sont retirés.

— Qui est resté au chevet du blessé ?

— Sa mère, la comtesse de Luz, et ses deux sœurs, Laure et Angèle. Elles ne le laissent pas une minute seul, qu’il se repose ou qu’il soit éveillé.

— Et vous, Edmée ? demanda, après une légère hésitation, M. de Warrens.

— Moi, Noël ! je vous l’ai déjà dit, mon père est bien… mais sa morne tristesse ne me permet pas de m’éloigner longtemps. Il m’appelle à chaque instant.

— Quelle est la cause de son humeur sombre ? La soupçonnez-vous ?

— Oui.

— Parlez.

— C’est mon frère qui l’inquiète.

— Cela devait être, repartit le comte… Et vos grands-parents ?

La jeune fille répondit avec un geste de découragement profond :

— Toujours la même chose. Rien de changé.

— Courage, Edmée… courage, ma bien-aimée. Avant peu, je vous le répète, tout changera.

Et il suivit Edmée, qui le guida vers le corps de logis mystérieux dont la silhouette gigantesque se dressait à une centaine de pas, en face d’eux…