Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/IV

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Roy et Geffroy (p. 621-631).
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IV

L’ANCIEN RUISSEAU DE MÉNILMONTANT

Quittons momentanément la maison de Belleville, où nous ne tarderons pas, du reste, à revenir, et rejoignons Passe-Partout et ses compagnons.

Nous avons laissé nos hardis aventuriers s’engouffrant dans les méandres souterrains faisant suite au lit du puits dont l’orifice se trouvait dans la cour du Lapin courageux.

Ils marchaient avec le courage froid et la résignation sublime que donne la conviction du devoir accompli.

Les accidents de la route mirent à côté l’un de l’autre le chef de l’expédition et le meurtrier du malheureux Piquoiseux.

Profitant de ce rapprochement, le vicomte de Rioban, au lieu de répondre directement à Passe-Partout, qui lui demandait si ses blessures ne le mettaient pas hors d’état de les suivre, lui dit vite et bas :

— Il faut que je vous parle.

Passe-Partout comprit que la communication future de son affidé ne devait être entendue que de lui, et il donna l’ordre à son frère et à ses amis de s’arrêter et de les attendre.

Puis, prenant une torche.

— Je vais reconnaître la route, fit-il, Rioban m’accompagnera.

On était tellement accoutumé à exécuter ses ordres sans les discuter, sans même les raisonner, que nul de ces hommes ne fit entendre le moindre murmure d’étonnement en voyant son chef choisir pour garde du corps le moins valide de ses compagnons.

Les deux Invisibles s’éloignèrent du gros de la troupe.

Après avoir traversé une centaine de mètres avec de l’eau montant jusqu’à leur cheville, ils s’arrêtèrent.

Passe-Partout ficha sa torche dans un des trous de la muraille, et se tournant vers le jeune homme.

— Nous sommes seuls, lui dit-il.

Rioban s’inclina, et malgré toute son énergie, fatigué par ce rude chemin, il chancela ; ses blessures le faisaient cruellement souffrir, il se soutenait avec peine, mais il se soutenait, et il restait droit devant son chef.

Celui-ci s’aperçut de ses efforts stoïques.

Il le força à s’asseoir sur une grosse pierre formant siège, et, debout lui-même, il l’écouta.

— Je suis porteur de mauvaises nouvelles, commença le jeune homme.

— Le messager fera passer le message, répondit mélancoliquement le comte de Warrens, dont la douce et sympathique nature perçait souvent la rude écorce de Passe-Partout.

— Je vous avouerai même, mon cher comte, que je ne sais pas par quel bout m’y prendre.

— Je suis prêt à tout entendre.

— Commençons par les dernières nouvelles.

— Sont-ce les moins graves ?

— Oui.

— Comme il vous plaira, mon ami. Dites.

— La comtesse Hermosa de Casa-Real et son majordome sont délivrés.

— Déjà ?

— Peu de minutes après avoir été bâillonnés et garrottés par la Cigale.

— Qui les a délivrés ?

— M. Jules.

— Vous l’avez vu ?

— Oui.

— Et vous l’avez laissé faire ?

— J’étais seul, ils étaient dix.

— Continuez. Avez-vous pu entendre ce que cet homme a dit à la comtesse de Casa-Real ?

— Quelques mots seulement.

— Répétez-les-moi.

— Les voici, dit Rioban. — C’est M. Jules qui parle. — L’homme que vous haïssez, madame, je le hais ! La vengeance que vous rêvez, je la rêve aussi.

— Après ? fit Passe-Partout.

— Cette nuit même, nous en finirons avec notre ennemi commun, ajoutait l’ex-chef de la police de sûreté. Voulez-vous être de moitié dans mon jeu, madame la comtesse ?

— Et ma belle ennemie lui a répondu ? demanda le chef des Invisibles.

— Un oui pur et simple.

— Je la reconnais, dit Passe-Partout en souriant. Et ensuite ?

— Ils se sont éloignés.

— Et vous n’avez plus rien entendu ?

— Plus rien !

— J’aviserai.

Et Passe-Partout demeura quelques instants absorbé dans ses pensées.

Rioban attendait que son chef l’interrogeât pour continuer à le renseigner sur ce qu’il avait encore vu.

— D’autre part ? demanda enfin ce dernier.

— Ce soir même, vers les neuf heures, je me trouvais chez René de Luz.

— Le mieux continue, n’est-ce pas ? demanda tout d’abord Passe-Partout.

— Oui, maître. Mais il venait d’avoir une crise douloureuse, et plusieurs locataires de la maison de la rue d’Astorg étaient accourus offrir leurs services.

— Je sais cela. Le docteur Martel m’a dit qu’il répondait de ses jours.

— En effet. Aussi n’est-ce pas de la santé de notre ami que je tiens à vous entretenir.

— Parlez ! parlez !

— Parmi les personnes venues au secours du vicomte se trouvait une jeune femme…

— Emménagée le matin même ?

— Oui.

— Lucile Gauthier ? demanda sourdement le chef des Invisibles.

— C’est son nom.

Le comte de Warrens essuya la sueur qui perlait sur son front et sur ses tempes.

— Je sais… je sais…, murmura-t-il. Eh bien ?

— Eh bien ! répliqua Rioban, qui, dans l’obscurité, ne pouvait se rendre compte de l’émotion ressentie par Passe-Partout, il se passa alors un fait que nul des assistants ne s’est expliqué.

— Quel fait ?

— Dans la chambre à coucher de René, en face de son lit, il y a un portrait.

— Le mien ! fit le comte d’une voix indistincte.

— Le vôtre.

— En costume de pêcheur breton.

— C’est cela même.

— Achevez.

— Ce portrait attira les regards de la jeune femme.

— Ah ! s’écria Passe-Partout en portant la main à son cœur pour en comprimer les battements précipités.

— Elle le regarda, devint livide comme une morte, s’en approcha convulsivement, et… et…

— Dites… mais dites donc…

— Et elle s’agenouilla devant lui, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, murmurant à travers les sanglots qui l’étouffaient : — Pardon ! oh ! pardon !

— Lucile ! Lucile ! fit le comte s’appuyant contre la muraille humide, pour ne pas rouler aux pieds de Rioban.

— Celui-ci s’aperçut enfin de l’état dans lequel se trouvait Passe-Partout. Il s’arrêta.

— Après ? après ? cria le comte fébrilement.

— En vérité, je ne sais si’je dois…

— Vous le devez… il le faut… je le veux ! Ne faites pas attention aux faiblesses de l’homme, Rioban. C’est votre chef qui vous interroge. Répondez-lui comme à une statue de marbre ou d’airain.

Rioban n’essaya pas une seconde objection.

L’intérêt commun l’exigeait.

Rioban reprit :

— Le docteur Martel était là. Il me fit signe d’emmener la jeune femme. Je lui obéis et je l’accompagnai chez elle.

— Est-ce tout ?

— C’est tout pour ce qui concerne personnellement le comte de Warrens.

— Je vous comprends, mon ami.

— Il me reste une dernière nouvelle à donner au chef de notre association.

— Vidons le calice jusqu’à la lie, repartit Passe-Partout avec fermeté. De quoi s’agit-il encore ?

— Au moment de quitter la maison de la rue d’Astorg pour me rendre au poste que vous m’aviez assigné, Hurrah, le chien de notre vieux serviteur, se mit à sauter joyeusement autour de moi en poussant ses plus doux aboiements. Cela fit sortir le vieux sergent de sa loge.

— Eh bien ?

— Un jeune homme le suivait, un étudiant, je crois.

— M. Adolphe Blancas.

— Blancas, oui. Le bonhomme est peu causeur de sa nature… Il s’approcha de moi pourtant, et me dit : « Monsieur le vicomte, vous allez là-bas ? » Sur ma réponse affirmative, il ajouta : « Vous le verrez ? — Oui. — Répétez-lui textuellement mes paroles. » — Je le lui promis. — « Ma jeune maîtresse, ajouta-t-il, a eu vent de la chose. »

— Edmée ! s’écria Passe-Partout, malgré sa résolution de tout entendre sans rien interrompre.


— Après ? après ? cria le comte fébrilement.

— Elle veut aussi se rendre à Belleville, continua Rioban, parlant toujours au nom du père Pinson. Elle m’ordonne de l’y conduire. Je l’y conduirai. Son frère veut s’y rendre de son côté, j’en suis sûr. Dites-lui bien tout cela, à lui. Je compte sur vous. — Cela dit, il me salua et rentra dans sa loge. — Je lui ai promis de tout vous rapporter. J’ai tenu ma promesse. Vous êtes averti, maître. À vous de prendre les précautions nécessaires pour qu’il n’arrive rien aux êtres que vous protégez.

Rioban se tut.

Il aurait pu continuer ainsi longtemps encore. Sa voix eût porté dans le vide.

Passe-Partout, immobile, pâle, le regard fixe, semblait ne plus avoir conscience de ce qui se passait autour de lui.

Rioban attendit quelques instants, puis, s’approchant de lui, il lui prit doucement la main.

— Comte, lui dit-il, vous souffrez ? Vous m’effrayez.

Le comte de Warrens poussa un long soupir, se frappa la poitrine à deux mains, et, jetant ce cri désespéré :

— Non ! Dieu ne nous abandonnera pas ! Non, tout n’est pas perdu !

Il secoua tout son être d’un effort irrésistible, comme un lion qui chercherait à rejeter loin de sa puissante poitrine les flèches empoisonnées et les balles meurtrières lancées par des ennemis cachés.

Ce fut tout.

Il retrouva sa force et son impassibilité.

— C’est fini, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant au jeune homme stupéfié devant cette redoutable émotion. Vous m’avez annoncé de tristes, de terribles nouvelles. Merci à vous. Sans vos avis, d’immenses désastres auraient fondu sur nous. Merci encore. Oubliez tout ce que vous avez vu, et que nul de nos compagnons ne se doute de cet instant de faiblesse et de désespoir.

Rioban allait protester de son dévouement et de sa discrétion.

Passe-Partout l’interrompit :

— Je suis sûr de vous. Pas de serment ! Pas de parole inutile. Il est temps d’agir.

Alors, faisant quelques pas en arrière, il arriva à l’entrée du boyau où se tenaient ses autres compagnons.

Là il jeta, de toutes ses forces, le cri de ralliement convenu avec la Cigale.

Un cri pareil lui répondit.

L’écho le lui apporta, vingt fois répété.

Peu après, un bruit de pas se fit entendre.

Passe-Partout détacha la torche du mur et l’éleva au-dessus de sa tête.

Le reste de sa troupe l’eut bientôt retrouvé et rejoint.

Dès qu’il vit réunis autour de lui, attentifs et silencieux, San Lucar, Mortimer, Martial Renaud, la Cigale, Mouchette et le vicomte de Rioban, il leur dit :

— Messieurs, c’est l’heure de la lutte. Êtes-vous prêts ?

— Oui, répondit pour tous le colonel Renaud.

— Il faudra livrer bataille.

— Cela nous fera passer le temps, repartit sir Harry Mortimer.

— Et ça vaut mieux que de jouer au bouchon, ajouta le gamin de Paris.

— Je sais, continua le chef des aventuriers, que combattre n’a rien qui vous effraye, mes amis. Mais ce n’est pas combattre en risquant la victoire ou la mort qu’il faut, c’est vaincre à coup sûr que je veux.

— Pas dégoûté ! ricana Mouchette en faisant claquer sa langue contre son palais.

— Commandez, capitaine, et on sera vain… vain… queur, s’écria la Cigale dans un transport d’enthousiasme qui lui permit de ne bégayer qu’au dernier mot de sa phrase.

— Voici pourquoi je vous parle de la sorte, ajouta Passe-Partout. Là où je supposais ne rencontrer qu’une quinzaine ou une vingtaine d’adversaires, nous en rencontrerons le double, le triple, sans aucun doute.

— Il y aura du tabac, grommela le gamin en se frottant la cheville droite, geste qui lui donnait une pose à la Callot, mais qui dénotait chez lui une grave préoccupation.

— Que faire ? quelles sont vos intentions ? demanda Martial Renaud.

— Marcher en avant, répondit son frère.

— Marchons !

— Mais en égalisant approximativement les chances.

— De quelle manière ?

Passe-Partout tira sa montre, et regardant l’heure :

— Il est bientôt une heure du matin.

— Pristi ! M. Piquoiseux qui a cassé son grand ressort ! fit Mouchette en portant la montre du défunt à son oreille. Pas de chance !

— À trois heures au plus tard, repartit le chef des Invisibles, il faut que nous soyons là-bas.

— On y sera, grommela le géant.

— Les nuits sont longues encore ; nous aurons tout le temps nécessaire pour remplir notre tâche. Seulement…

— Voilà l’absinthe ! pensa Mouchette.

— Seulement un de vous, messieurs, va nous quitter.

— Hein ? gronda la Cigale.

— Retourner sur ses pas, continua Passe-Partout, sortir du puits et se rendre à notre lieu ordinaire de rendez-vous.

— Je ne le connais pas. Ce ne sera pas moi le commissionnaire, se mit à dire le gamin.

— Là, celui de vous, messieurs, qui se chargera de cette mission prendra toutes les mesures commandées par la prudence et fera en sorte de se trouver dix minutes avant trois heures dans le lieu que vous savez, avec le plus grand nombre possible de nos amis.

— Bon ! à qui le gros lot ? demanda Mouchette.

— Pschitt ! fit le géant.

— Maître, qui chargez-vous de ce soin ? questionna sir Harry Mortimer.

— Pas vous, Mortimer.

— Oh ! tant mieux, fit l’Écossais avec un sentiment visible de satisfaction. Toute responsabilité épouvante ma paresse. Je suis un bras et non une tête, vous le savez, mon cher Passe-Partout.

— Je le sais, dit le chef des Invisibles. Martial, c’est toi que je choisis.

— Là ou ici, ma vie, mon bras et ma tête appartiennent à mes frères. Parle, j’obéirai, répondit simplement le colonel.

— En sa qualité de soldat, ajouta Passe-Partout en se tournant vers ses autres affidés, qui tous s’estimaient heureux de demeurer auprès de lui, Martial à l’habitude des embuscades, des surprises et des coups de main. Je compte sur son exactitude.

— À trois heures moins dix, je vous retrouverai là-bas… ou je serai mort.

— Au revoir et bonne chance !

— Bonne chance à vous aussi, compagnons !

Et le colonel Martial Renaud prit sa course, du côté du puits, dont l’ascension ne devait pas lui être aussi difficile, aussi pénible qu’au petit Mouchette, grâce au rétablissement de la double chaîne.

— Petiot, insuffla le colosse dans l’oreille du gamin, il va pleuvoir des calottes de chair, de bois et de plomb ; si tu accompagnais le colonel ?

— Voyez-vous ça ! répondit le fils de la Pacline. Nononcle veut tout garder pour lui. Si c’étaient des calottes en velours, on les laisserait peut-être toutes à monsieur ; mais des autres, m’en faut ma part, ou j’éteins le gaz une seconde fois :

— Tu ne t’appelles pas Mouchette pour rien, répliqua la Cigale, enchanté du premier jeu de mots qui sortait de ses lèvres ; ces lèvres auraient pu être couleur de rose, mais, par le fait, elles tiraient sur la terre de Sienne ou sur le tabac d’Espagne.

Cependant on alla en avant, d’après l’ordre de Passe-Partout.

Mouchette trottinait en tête de la troupe, une lanterne sourde à la main.

La Cigale lui emboîtait le pas.

Le colosse tenait une torche élevée au-dessus de sa tête.

De la sorte, tout le cours du ruisseau desséché se trouvait éclairé par l’enfant, et le sommet de la voûte par le géant.

Puis, un à un, en file indienne, comme disent les Peaux-Rouges des grands déserts américains, marchaient les Invisibles à la suite du comte de Warrens.

Sir Harry Mortimer fermait la marche.

Tout en fumant un régalia authentique avec un flegme digne des brouillards de la Tamise, Mortimer regardait autour de lui avec une certaine curiosité.

Sir Harry Mortimer Mac Erlane était, nous l’avons déjà constaté, un Écossais pur sang, un terrible highlander, grand manieur de claymore, ce qui en faisait un véritable champion à la latte, à l’espadon, à l’épée, voire à la lance.

Dernier héritier du célèbre clan dont il portait le nom glorieux, il disposait de troupes et de troupeaux, d’argent et d’hommes, qu’il mettait à la disposition du chef des Invisibles, pour lequel il professait une amitié à toute épreuve, un culte tenant du fétichisme.

Passe-Partout le considérait comme un de ses plus fidèles.

Après la Cigale et Martial Renaud, sir Harry Mortimer arrivait en droite ligne dans le cœur de son chef.

Or, Mortimer fermant la marche, Passe-Partout n’avait pas besoin de s’occuper de son arrière-garde.

Cette marche avait réellement quelque chose de grandiose et de fantastique.

Il fallait, comme, dit le poète latin, que ces hommes eussent un triple airain autour du cœur pour s’aventurer ainsi, sans hésitation, sans tressaillement, sans un mot d’appréhension, dans ce souterrain infect, percé à plus de trente pieds au-dessous du niveau du sol.

S’avançant à travers des obstacles toujours nouveaux, ils bravaient la mort à chaque pas.

Et quelle mort !

Non pas cette mort glorieuse, publique et triomphale du soldat qui tombe à ciel ouvert, aux yeux de tous ses compagnons d’armes, au grand soleil, mais une chute obscure, une fin muette et sourde, une agonie désespérée, une tombe humide et fangeuse.

Pas d’inscription qui rappelle votre mémoire aux yeux des étrangers et des indifférents ?

Pas même une humble croix sur laquelle une main amie vienne déposer une couronne d’immortelles !

Rien !

Le néant !

L’oubli !

Les ténèbres éternelles !

Ô conscience du devoir bien rempli, de l’honneur satisfait, de l’humanité victorieuse, voilà ce que tu donnais à ces âmes, tranquillement héroïques, la force, la puissance, le courage de braver !

Ils marchaient !

Parfois, l’eau noire du ruisseau antique leur montait jusqu’à la ceinture.

Ils marchaient.

Des gouffres insondables s’ouvraient sous leurs pieds mal assurés.

Ils marchaient ! ils marchaient !

Tantôt, obligés de ramper comme des serpents, ils se traînaient dans la boue séculaire qui donnait asile à des reptiles sans nom.

Tantôt, se cramponnant aux parois de la muraille, au sommet abaissé de la voûte, ils se sentaient le visage souffleté par des essaims de chauves-souris volant lourdement au-dessus de leur tête, avec des cris lugubres et saccadés.

Ils marchaient !…

Cela dura près de deux heures !

Deux longues, deux éternelles heures !

Et, depuis le colosse jusqu’au nain, depuis le chef des Invisibles jusqu’au dernier de ses affidés, pas un ne poussa un soupir, ne proféra une plainte, ne laissa échapper même un geste de dégoût.

Cependant, sauf la Cigale et Mouchette, ces hommes appartenaient aux heureux de ce monde !

Riches, nobles, ils étaient grands parmi les grands de la terre !

D’où leur venait cette abnégation complète de leur personnalité ?

D’où ce renoncement à toutes les choses enviées et enviables ?

De l’idée consciente qu’ils faisaient le bien, qu’ils remplissaient un devoir sacré.

De temps à autre, Passe-Partout consultait le plan que le colonel Renaud avait remis au comte de Warrens en son hôtel du quai Malaquais.

La troupe se dirigeait d’après ses indications.

Enfin le mot : Halte ! se fit entendre.

Chacun demeura immobile.

Depuis quelque temps déjà, les aventuriers s’étaient engagés dans une manière de conduit, montant en pente assez rapide.

L’eau avait disparu.

Le sol boueux disparaissait, à son tour, sous une couche de sable fin.

Devant eux, un énorme bloc de pierre se dressait, obstacle insurmontable, porte gigantesque fermant l’issue du souterrain.

Impossible de pousser plus avant !

— Plus de torches ! commanda Passe-Partout.

On éteignit les torches.

— Allumez les lanternes sourdes.

On lui obéit.

Alors le chef des Invisibles s’approcha du rocher, l’examina attentivement à l’aide d’une des lanternes, et se tournant vers la Cigale :

— Ton levier, là ! lui dit-il, en indiquant un des angles où son œil venait de découvrir une marque imperceptible pour tous ses compagnons d’aventure.

Le géant fit une pesée.

Le rocher tourna sur lui-même.

— Passez ! fit Passe-Partout.

Mortimer, San Lucar, Rioban, la Cigale et Mouchette sortirent, un à un, du souterrain.

Passe-Partout sortit le dernier.

— Ferme, Cigale !

La Cigale poussa doucement le roc, qui reprit sa première place sans produire le moindre bruit.

V’lan ! ça y est !
Mon p’tit minet !
V’lan ça y sera !
Mon gros chat, chat !


chantonna Mouchette dans l’élan de sa joie.

Il venait d’aspirer cinq ou six grandes gorgées d’air pur.

Le brave enfant n’avait pas soufflé plainte ni mot, tant que personne ne s’était permis de souffler ni de parier.

Mais Passe-Partout venait d’ouvrir la bouche.

Impossible au gamin de tenir la sienne fermée.

Il se tut cependant, une fois son quatrain fredonné.

Les Invisibles se trouvaient au fond d’une grotte assez vaste.

Un rayon de lune traçait une ligne blanche, à vingt pas au plus de l’excavation qui leur servait d’abri.

— Nous voici dans la place, fit Passe-Partout à voix basse. Amis, jouons serré. Pas de bruit ! pas un mot ! réglez vos mouvements sur les miens.

Un silence de mort régnait parmi tous ces hommes.

Mouchette, furieux de ne pouvoir parler, se rapprocha du colosse, son camarade et son souffre-douleur, et lui pinça vigoureusement le mollet gauche.

La Cigale ne bougea ni se retourna.

On l’aurait brûlé vif que, pour ne pas désobéir à son capitaine, il n’eût pas daigné laisser tomber un demi-gémissement sur ses bourreaux.

Ce stoïcisme attendrit le terrible voyoucrate.

— Allons ! allons ! fit-il à part lui… C’est pas si rigolo qu’au Petit-Lazari, mais je m’amuse tout de même. Faut voir la fin !

Un peu plus il criait : La toile ou mes quatre sous !