Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XII

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Roy et Geffroy (p. 696-707).
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XII

EDMÉE

— Vous êtes fou, René ! dit le colonel Martial Renaud à son ami, qui lui parlait ainsi du ton le plus sérieux et le plus convaincu.

— Soit ; mais je le ferai comme je le dis.

— Cependant…

— Quels sont vos ordres pour Rouen, colonel ? demanda froidement René.

— Entêté.

— Il est des pays ou l’entêtement passe pour du caractère, répondit en riant le vicomte.

— Tête bretonne ! tête carrée !

— Cela vous va bien de m’appeler tête bretonne. Nous sommes presque du même pays.

— C’est vrai ! Allons, enfant, je cède.

— Vous faites bien.

— Mais vous me le promettez, vous vous ménagerez.

— Je vous le promets.

— Dans notre intérêt comme dans le vôtre. La moindre indisposition causerait un retard, et tout retard pourrait nous devenir funeste.

— Je serai prudent.


Le débardeur était servi à souhait, comme dans un conte de fée.

— J’en suis sûr, fit le colonel avec un fin sourire.

Il venait de trouver le moyen de retenir cette nature fougueuse et indomptable.

— Ainsi, à Rouen ? demanda le vicomte de Luz.

— Vous recruterez parmi nos affiliés soixante marins, les meilleurs que vous pourrez vous procurer. Vous les expédierez également à sir Harry Mortimer.

— Bien ; ensuite ?

— Vous vous rendrez vous-même à bord du brick, où vous attendrez mes dernières instructions.

— Merci, colonel ; merci, mon ami.

Mais, apercevant le sourire victorieux de Martial Renaud, le jeune homme s’arrêta et le regarda soupçonneusement.

— Point d’arrière-pensée au moins ?

— Aucune.

— N’allez pas me donner contre-ordre, ou je…

— Ah ! vous allez encore me menacer de vous faire sauter le crâne… René, René, vous abusez de mon affection, enfant gâté que vous êtes.

— C’est vrai.

— Ayez confiance en moi.

— J’aurai confiance.

— Bien. Tenez, voici l’argent nécessaire à l’accomplissement de votre mission.

Et il lui remit plusieurs liasses de billets de banque.

— Combien y a-t-il là-dedans ?

— Je ne sais pas.

— Comptons.

— C’est votre affaire. Vous compterez plus tard. Maintenant, retirez-vous et tâchez de prendre des forces cette nuit, pour demain matin.

— Je vais dormir pour mon compte et pour celui de l’Association, répondit joyeusement le jeune gentilhomme breton, qui se retira dans la satisfaction pleine et entière de sa victoire.

Le colonel l’accompagna jusqu’à la porte, jouissant de son bonheur, victorieux de sa défaite.

— Nature d’élite, murmurait-il en revenant sur ses pas. Jeunesse, beauté, courage, printemps et amour ! Ah ! la vie est belle quand, auréole bénie, vous entourez une seule tête de vos rayons dorés.

« Allons ! allons ! Noël devait être fier de commander à de tels hommes.

« Espérons que je ne garderai pas longtemps sa place, que je n’abuserai pas plus longtemps de ses prérogatives.

Il était arrivé jusqu’au baron d’Entragues, qui se trouvait alors seul avec lui.

Et telle était sa distraction, que le baron fut obligé de tousser pour rappeler au chef provisoire des Invisibles que ce n’était point encore le moment de se livrer à ses méditations philosophiques.

Il se remit vivement.

— Pardon, baron, lui dit-il. Je m’oubliais moi-même.

— Vous êtes tout excusé, colonel. J’attends vos ordres, répondit le jeune homme en s’inclinant.

— Je vous ai gardé pour le dernier, baron, parce que je vous ai réservé une mission toute de confiance.

M. d’Entragues regarda le colonel d’un air tellement étonné que ce dernier, sans attendre de réponse, ajouta :

— Bien que je vous connaisse depuis bien peu de temps, monsieur, vous avez gagné mon estime. Je vous sais un homme d’action, je suis convaincu que je trouverai en vous un homme de cœur et d’intelligence.

— Je ne puis que vous remercier, colonel, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi.

— Vous pouvez faire mieux, baron.

— Quoi, monsieur ?

— La justifier.

On le voit, le titre de chef suprême provisoire des Compagnons de la Lune et des Invisibles donnait à Martial Renaud une autorité qui lui permettait de parler net et ferme, et de le prendre de haut avec la plupart de ses subordonnés.

Du reste, il n’avait pas eu grand’peine à se pénétrer de ce rôle, quelque nouveau qu’il fût pour lui.

Depuis des années, il avait assisté à toutes les séances présidées par son frère, séances qui, comme on a pu le voir dans le commencement de cette histoire, étaient tantôt tenues dans l’ombre, à mots couverts, à visage caché, et tantôt avaient lieu presque en plein soleil, à visage découvert, sans crainte des traîtres et des espions.

Les premières, plus importantes, concernaient les grandes œuvres de l’association des Invisibles.

Elles traitaient de questions pour la plupart politiques et humanitaires.

Les autres, ne concernant que des intérêts secondaires, des affaires particulières, nécessitaient moins de précaution et se tenaient presque au pied levé.

Martial Renaud n’était donc nullement embarrassé pour faire ce qu’il avait vu cent fois faire à son frère, pour parler comme il l’avait entendu souvent parler.

Il manquait peut-être de l’initiative que possédait le comte de Warrens, de son audace primesautière ; il n’avait pas le brillant de son frère, mais c’était un homme ferme et probe, voyant juste et se décidant vite.

Les intérêts de l’Association ne devaient point péricliter dans ses mains, durant le court intérim rempli par lui.

Le baron d’Entragues considéra avec curiosité cet homme qui lui parlait sur ce ton, à la première entrevue qu’il lui donnait.

Il comprit sa valeur, et résolut de rendre confiance pour confiance, sympathie pour sympathie.

— À quoi puis-je vous servir, maître ? lui demanda-t-il.

— Vous serez mon aide de camp.

— Je ne comprends pas bien.

— Mon alter ego, le dépositaire de mes secrets qui auront besoin d’être connus en double. Vous deviendrez mon confident intime. Hélas ! ce poste est celui que j’occupais auprès de mon pauvre frère.

Toutes les fois que le colonel Renaud prononçait ce mot : mon frère…, les larmes lui venaient à la paupière, un sanglot lui montait du cœur aux lèvres, mais larmes et sanglots, il refoulait tout en lui-même.

Il n’était plus homme.

Il n’était plus parent.

Il représentait un principe, une grande et large idée ; son être se faisait bronze, et sa pensée, planant au-dessus des faiblesses terrestres, foulait aux pieds la douleur et le souvenir.

Le baron d’Entragues ne lui laissa, du reste, pas le temps de s’attendrir.

Il le remercia à cœur ouvert de la haute faveur qu’il lui accordait, à lui, presque un inconnu de la veille.

— Les indifférents de la veille deviennent les amis du lendemain, répondit tristement Martial Renaud. Puis ne vous étonnez pas trop de ce qui vous arrive. Je suis un vieux soldat, moi. J’ai l’habitude des hommes, et je crois vous avoir jugé comme vous méritez de l’être.

— À la première occasion, mon colonel, j’espère vous prouver que vous ne vous êtes pas trompé.

— Je vous la fournirai au plus tôt, baron, rapportez-vous-en à moi.

— Je le désire et je l’espère.

— Il est onze heures… J’ai encore beaucoup à travailler cette nuit ; rentrez chez vous, baron, et soyez prêt à toute éventualité.

— Quand faudra-t-il que je vienne ici ?

— Demain, au lever du soleil. Vous quitterez votre appartement en prévenant qu’on ne vous attende pas.

— Je trouverai un prétexte.

— Un voyage d’agrément, par exemple… Celui que nous ferons n’en sera probablement pas un. Demain, s’il en est besoin, je vous ferai dresser un lit ici. La situation est tellement tendue aujourd’hui, que d’un instant à l’autre je puis me trouver ayant besoin de vos offices et de votre aide.

— À partir de demain matin, à cinq heures, je serai libre et tout à votre disposition, colonel.

— C’est cela. Bonsoir, baron, à demain… À propos, ajouta-t-il, en passant devant sa loge, priez le père Pinson d’informer Mme Lucile Gauthier que j’aurai l’honneur de me présenter chez elle dans peu de temps.

— Cette nuit ?

— Cette nuit même.

Le baron ne sourit même pas à l’idée de l’heure indue choisie par Martial Renaud pour faire cette visite à une femme encore jeune et jolie. Il ne soupçonna pas un instant que ce pût être une affaire de galanterie ou d’amour.

On vivait dans des sphères plus élevées, ce soir-là, en tant que Compagnons de la Lune ou Invisibles de Paris.

— Je ferai votre commission, colonel, répliqua-t-il. Est-ce tout ?

— Oui, baron.

— Alors, à demain.

— À demain.

Demeuré seul dans son salon, Martial Renaud serra ce qui restait de l’or et des traites posées sur la table par le major.

Ensuite, se laissant tomber avec accablement dans un fauteuil, il s’abandonna à une sombre mélancolie.

Délivré du poids de toutes les affaires qu’il venait d’expédier si rapidement, n’ayant plus rien qui vînt le distraire de la perte énorme qu’il était peut-être sur le point d’éprouver, cette puissante nature s’affaissa tout d’un coup sous le poids d’une douleur navrante, inconsolable.

— Noël ! mon frère ! murmurait-il de temps à autre, sans s’apercevoir qu’il prononçait ce nom chéri…, je ne te verrais plus…, je te succéderais !… Non…, c’est impossible ! Je n’ai accepté cette tâche redoutable, ce titre qui me donne la richesse sans bornes et le pouvoir le plus irrésistible, que pour te les conserver jusqu’à ton retour ! Noël ! Noël ! mon véritable moi-même ! Je l’avais prédit… qu’il nous arriverait malheur !

Mais sa faiblesse passa.

La réaction se fit.

Le colonel se releva, et chassant ses idées noires :

— Allons ! s’écria-t-il, pas de larmes, pas de plaintes, sauvons-le… ou du moins accomplissons ses volontés jusqu’au bout.

Sa résolution prise, Martial Renaud n’hésita plus.

Il s’approcha de la muraille, et toucha de l’extrémité de son doigt un bouton dissimulé dans la boiserie, impossible à trouver pour tout autre que lui.

Une porte secrète tourna silencieusement sur ses gonds.

Martial Renaud jeta un cri de surprise, lui qui n’était pourtant pas facile à étonner.

Une femme se tenait immobile sur le seuil de la porte.

Cette femme, c’était Edmée.

Elle souriait.

Elle s’avança lentement.

Après avoir repoussé légèrement la porte secrète, qui se referma, elle pénétra dans le salon.

Le colonel ne trouvait pas un mot, pas une interrogation, tant l’acte de la jeune fille avait l’air d’être raisonné, naturel.

Il lui offrit un siège.

Elle le remercia d’un regard, s’assit, et, penchant la tête sur sa poitrine elle demeura immobile et songeuse.

Martial Renaud, debout devant elle, la considérait avec un mélange de tristesse et d’admiration.

Enfin, la jeune fille releva la tête.

— Asseyez-vous, mon ami, lui dit-elle.

Le colonel prit une chaise et s’assit auprès d’elle.

Edmée continua :

— J’étais là.

— Depuis longtemps ?

— Oui.

— Et vous avez entendu ?

— Tout. Appuyée contre cette porte, comprimant jusqu’aux battements de mon cœur, j’ai gravé dans ma mémoire vos généreuses paroles.

— Ne parlez pas ainsi, chère Edmée ; il n’y a pas, il ne peut y avoir de générosité dans l’amitié fraternelle qui existe entre Noël et moi.

— Depuis la fin du souper de mon père, depuis huit heures du soir, j’étais là.

— Ainsi vous connaissez toutes les résolutions prises par nous ?

— Je les connais.

— Les ordres donnés par moi ?

— Oui, Martial.

— Approuvez-vous les mesures que j’ai prises ?

— Je les approuve, et je vous en sais gré, surtout à vous, Martial.

— Je ne suis pas seul à les exécuter.

— Oui…, oui…, vos amis sont de nobles et vaillantes natures, s’écria la jeune fille avec enthousiasme, des cœurs de lion, des esprits d’élite. Mais en l’absence de mon Noël, de votre frère, vous êtes leur chef, et je ne peux remercier que vous du dévouement que vous lui témoignez. Vous tenez loyalement les promesses de votre belle devise : Un pour tous, tous pour un. Je suis fière d’être la pupille de tels hommes, je me sens toute confiante en étant protégée par eux et par vous.

— Mon enfant, vous allez un peu loin dans votre reconnaissance, répondit Martial Renaud, nous ne méritons point cet enthousiasme, tant que nous sommes encore à espérer la réussite de notre projet.

— Vous réussirez.

— Nous ne faisons qu’accomplir un devoir en nous tenant à la disposition des vôtres, mon frère et moi. Des liens sacrés, des liens séculaires ne nous unissent-ils pas à votre chère famille ?

— Je ne suis pas de votre avis, mon ami ; vous rabaissez à dessein un dévouement sans limites comme le vôtre au niveau d’un devoir accompli. Cela ne doit pas être.

Le colonel ne répondit rien à la jeune fille.

Il se contenta de s’incliner silencieusement, cherchant le moyen de donner un autre tour à l’entretien qu’elle était venue chercher.

Au bout de quelques instants de silence :

— Me permettrez-vous, Edmée, de vous adresser une question ?

— Vous prenez des précautions oratoires avec moi, mon bon Martial ? Ne savez-vous pas qu’en tout et pour tout vous n’avez pas de meilleure amie que moi ?

Ce disant, la jeune patricienne, quelles que fussent son estime et sa gratitude pour le chef provisoire des Invisibles, montrait bien qu’elle se croyait tout au moins son égale.

Et, par le fait, n’avait-elle pas raison ?

Femme, elle valait bien, par la finesse, un de ces Invisibles, qui ne se soutenaient qu’à force de rouerie, prise dans la bonne acception du mot.

Reine par la beauté et par la race, sa double couronne ne le cédait pas au sceptre, au bâton de commandement tenu parle chef de ces mêmes Invisibles.

Martial Renaud repartit :

— C’est que par cette question je crains…

— Que craignez-vous ?

— De vous affliger.

— Cela ne concerne-t-il que moi ? demanda-t-elle avec un commencement d’anxiété.

— Que vous.

Elle respira plus librement.

— Alors, parlez, mon ami… et parlez hardiment… Dès que je ne redoute rien pour ceux que j’aime, je ne redoute rien pour moi ; aucun souci n’a de prise sur mon cœur.

— Ainsi, vous ne m’en voudrez pas ?…

— De la question que vous allez me faire ?

— De cette question.

— Je m’engage à vous la pardonner.

— Et à y répondre.

— Oh ! cela, c’est bien autre chose ! répondit-elle en baissant les yeux avec un geste plein de charme et de coquetterie.

— N’importe. Je me risque ! fit le colonel.

— J’écoute.

— Pour quel puissant motif, charmante curieuse, avez-vous eu la patience de rester si longtemps en embuscade derrière cette porte ?

La jeune fille rougit ; quoiqu’elle s’attendît à l’attaque, elle n’était pas certaine de la parade à opposer.

— Ah ! c’est cela… que vous voulez savoir ?

— Oui, pour peu que cela ne vous contrarie pas trop.

— Il ne m’est pas bien difficile de vous satisfaire, mon ami, répondit-elle un peu brusquement pour cacher son trouble…, car, vous l’avouerez, rien ne m’était plus facile que de m’en aller comme j’étais venue…

— En effet.

— Je n’avais qu’à redescendre dès que vous vous êtes levé pour vous approcher de la porte secrète.

— J’en conviens.

— Et vous n’auriez jamais eu vent de mon indiscrétion.

— Oui, mais vous êtes restée !

— Pourquoi suis-je restée ? Le devinez-vous, Martial ?

— Certes non !

— Apprenez-le donc. Je ne suis pas partie, pour que vous me sachiez dans la confidence de vos projets.

— Ah !

— Et parce que j’ai un service à vous demander.

— À moi ?

— Un grand, un immense service.

— À quoi bon le demander, Edmée ?… Ne savez-vous pas qu’il est rendu d’avance ?

— Vous engagez-vous d’avance, Martial ?

— Certes.

— Sur votre honneur ?

— Sur mon honneur d’homme et de soldat.

— Même si le service que je requiers de vous vous semble impossible à rendre… ?

— Je vous connais, Edmée… Vous n’obligerez pas le frère de Noël à une action, à une concession indigne de lui et de vous.

— Mon honneur vaut le vôtre, Martial, répondit la jeune fille avec une fermeté pleine de noblesse… Certainement, ce que je désire sort des habitudes de la vie de tous les jours ; mais à ma place vous agiriez comme moi, et à la vôtre je ne serais pas aussi méfiante que vous.

— Ne me suis-je pas engagé à vous obéir ?

— Oui, mais vous voudriez bien qu’à l’instant même je vous apprisse ce que j’attends de vous.

— C’est vrai.

— Vous êtes trop exigeant, Martial. Vous me poussez à vous révéler un projet que j’ose à peine m’avouer à moi-même.

Elle secouait sa tête mutine pour chasser les pensées qui venaient en foule contrecarrer son désir.

Le colonel lisait dans son âme, comme dans un beau livre tout grand ouvert devant ses yeux.

Il admirait le courage d’Edmée.

Mais tant qu’elle n’avait pas eu en lui une confiance absolue, tant qu’elle ne lui avait pas dit : C’est cela que je veux faire, il ne se croyait pas en droit de lui crier : Ne faites pas cela !

De son côté, la jeune fille ne désirait parler qu’au dernier moment.

Sa résolution était inébranlable.

Elle s’était promis de n’écouter aucun conseil tendant à l’empêcher de mettre son projet à exécution.

Il leur était donc difficile de s’entendre, pour le moment du moins.

Le colonel essaya un dernier effort, par acquit de conscience :

— Il est difficile, chère Edmée, de marcher sans ambage et sans erreur dans ce labyrinthe qu’on nomme la pensée d’une jeune fille. Pourtant j’ai envie de tenter cette rude besogne. Aidez-moi seulement un peu. Soyez mon Ariane, et à nous deux nous viendrons à bout de résoudre le problème. Voulez-vous ?

Edmée secoua négativement la tête.

— Vous vous êtes engagé à m’accorder ma demande, Martial ; je n’ai pas promis de vous la faire connaître sur-le-champ.

— C’est la vérité… Mais si, pour ma propre satisfaction, je vous supplie de m’apprendre clairement le projet que vous avez formé…

— Le projet ? Quel projet ?… Vous pensez donc que j’en ai un en tête ?… Qui vous fait penser… ?

— Enfant ! allons, soyez confiante ! Puis-je avoir l’intention de vous chagriner, même par un sage conseil ? Ma douleur n’est-elle pas la vôtre ?

— Oui, notre souffrance est commune, oui, notre douleur est la même ! répondit Edmée ; voilà pourquoi je vous supplie de mettre le comble à votre générosité. Ne m’interrogez plus.

— Soit, Edmée. Gardez ce secret, que j’ai deviné.


Il n’y avait pas à douter, c’est là que se trouvait le capitaine.

— Deviné ?

— Oui. Gardez-le. Je ne vous interrogerai plus.

Un violent combat se livrait dans l’âme de la jeune fille. Tout la poussait à se confier au frère de celui qui devait être son époux ; Martial ne pouvait lui refuser son concours, son aide. Mais une pudeur indéfinissable lui conseillait plutôt d’agir que de parler.

Elle se disait que, tout en reconnaissant son courage et son énergie au-dessus du sexe auquel elle appartenait, le colonel reculerait devant la suite de fatigues à lui laisser subir, devant les nombreux dangers qu’elle pouvait avoir à courir.

Le fait accompli avait une puissance aussi grande pour elle que pour certains grands politiques.

Elle hésitait.

Martial Renaud, que cette lutte intime intéressait, l’aurait bien forcée, la pauvre enfant, à sortir de son silence, qu’elle croyait prudent, mais le temps lui manquait.

Il avait d’autres affaires à terminer.

Il se leva, et, prenant une enveloppe cachetée, il la remit à la jeune fille :

— Chère Edmée, voici une commission de Noël que je vous prie de vouloir bien remplir auprès de M. le duc de Dinan.

— Qu’est-ce que cela ? fit-elle.

— Le montant des fermages du dernier semestre…, répondit-il en souriant.

— Vous remercier est inutile, n’est-ce pas, Martial ?

— Oh ! nous tenons compte de nos avances, mon frère et moi, répondit le colonel, et quand vous serez rentrés dans les biens de votre famille…

— Noël demandera des comptes rigoureux à sa femme…

— Chère enfant ! nous sommes bien heureux, Noël et moi, de continuer la tâche commencée par nos pères. Prenez. Mon absence peut se prolonger plus que je ne le voudrais. Il ne faut pas que par un vain scrupule d’amour-propre Mlle de l’Estang mette toute sa famille dans la gêne.

— Mais, ajouta-t-elle avant de se décider à prendre l’argent que lui tendait le colonel, nous sommes en possession des titres de notre maison. Qu’avons-nous besoin d’attendre ? Pourquoi tant de ménagements pour un vil scélérat, un bandit, un faussaire ?

— Parce que l’heure de ce vil scélérat n’est pas encore venue, parce que ce faussaire a déjà gagné un procès contre le chef de la famille de l’Estang, parce qu’il est riche, puissant, et que contre la richesse et la puissance le droit ne suffit pas toujours.

— Je ferai ce que vous voulez, Martial, dit-elle à voix basse.

Elle prit l’enveloppe, contenant plusieurs liasses de billets de banque, et se dirigea vers la porte secrète.

La porte fut ouverte.

Là, un scrupule, un remords la saisit.

— Pardonnez-moi, Martial ; j’ai eu tort de manquer de franchise avec vous.

— Non, Edmée.

— Je vais tout vous dire.

— Gardez-vous-en bien… J’ai pu deviner, je ne dois pas savoir. Mon devoir serait peut-être de manquer à mon serment.

— Oh ! je vous connais ; vous ne feriez pas cela.

— Je vous le répète, tout bien considéré, vous avez sagement agi. Mon affection pour vous, mon dévouement à votre famille exigent une ignorance absolue de ma part.

— Soit.

— Seulement un conseil, chère Edmée.

— Parlez.

— Réfléchissez encore avant de vous décider.

— J’ai réfléchi.

— Si la fatalité veut que vous n’ayez pas la force de renoncer à votre dessein, souvenez-vous que de près comme de loin, en cas de besoin, vous ne devez point vous adresser à d’autres qu’à nous.

Edmée leva vers lui ses yeux pleins de larmes.

— Vous êtes bien réellement mon frère.

— Adieu, Edmée, fit le colonel, que l’attendrissement de la jeune fille allait gagner.

Elle pencha vers lui son front, sur lequel il déposa un baiser respectueux.

— Adieu… ou à bientôt…, dit-elle avec une expression mêlée de tristesse et de malice.

Martial ne parut pas la comprendre.

— Vous le sauverez, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en descendant quelques marches.

Martial s’associa du geste à son espoir.

— Nous le sauverons ! fit la jeune fille à voix plus basse, comme si elle se parlait à elle-même.

Et Edmée de l’Estang disparut dans la spirale de l’escalier, légère comme un oiseau.