Les invisibles de Paris (Aimard)/V/IX

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Roy et Geffroy (p. 860-871).
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IX

PLOMB BRETON CONTRE ACIER MEXICAIN

Enfin, après des péripéties sans nombre et qui seraient trop longues à raconter, ce voyage se termina.

La caravane arriva sur le placer.

L’emplacement était des plus commodes, le site excessivement pittoresque et singulièrement accidenté.

C’était bien réellement le désert, tel qu’aux premiers jours de la création Dieu le laissa tomber de ses mains puissantes.

Nulles empreintes humaines n’apparaissaient encore à vingt lieues à la ronde.

Les fauves régnaient seuls en maîtres sur cette contrée, dont ils devaient être à jamais dépossédés dans un avenir si prochain.

Les aventuriers, oubliant aussitôt leurs fatigues et les dangers auxquels ils avaient été si longtemps exposés, saluèrent d’un long cri de joie la vue grandiose et majestueuse du désert, où désormais pendant de longs mois ils allaient vivre séparés du reste du monde.

Après avoir lui-même choisi avec le plus grand soin le terrain sur lequel il voulait placer son campement définitif, et l’avoir installé dans la position la plus commode et la plus avantageuse, le comte de Warrens distribua le travail à chacun de ses hommes.

Puis, quelques jours plus tard, jugeant que sa présence n’était plus indispensable sur le placer, laissant le commandement à son frère, il se dirigea en toute hâte vers San-Francisco, accompagné seulement de cinq personnes : Edmée, qui, sous aucun prétexte, n’aurait consenti à se séparer de lui, et à laquelle il fit endosser un costume masculin, le comte de San-Lucar, habitué depuis longtemps comme lui à la vie américaine, et enfin la Cigale, Filoche et Jann Mareck, ses trois séides.

Le comte de Warrens avait l’intention de passer d’abord à la colonie de la Nouvelle-Helvétie, afin de s’entendre avec le capitaine Sutter, qu’il connaissait de longue date, sur la façon de pourvoir au ravitaillement de sa troupe : question, on le comprend du reste, de la plus haute importance pour lui.

Sa surprise fut extrême en entrant à San-Francisco.

Il avait laissé au fond de cette baie, lors d’un précédent voyage, un misérable pueblo, ou, pour mieux dire, un presidio à demi ruiné et presque inhabité, et il y retrouvait tout à coup, sans transitions et sans que rien l’eût averti de ce féerique coup de théâtre, une ville de plus de vingt mille âmes, commerçante, animée, grouillante, comme une ruche d’abeilles, et grandissant si rapidement qu’elle menaçait avant six mois, si elle continuait ainsi, de devenir l’entrepôt général de tout le Pacifique.

Mais le capitaine était habitué depuis trop longtemps, par son existence accidentée, aux choses extraordinaires pour laisser voir la surprise intérieure qu’il éprouvait ; il examina tout froidement, dissimula son étonnement et, comprenant aussitôt l’immense parti que, dans sa position, il pourrait tirer d’un tel état de choses, il se mit immédiatement à l’œuvre.

Le brick l’Éclaireur était à l’ancre, dans la baie, depuis déjà plus d’une semaine ; le comte de Warrens fit débarquer toutes les marchandises dont le navire était chargé, construisit tant bien que mal une hutte en troncs d’arbres, dans la rue Montgomery, et ouvrit immédiatement un magasin sous la triple raison sociale Harry Mortimer, la Cigale and C°.

Comme les marchandises que la nouvelle maison de commerce mettait en vente étaient toutes de première nécessité, malgré l’élévation fabuleuse des prix, le débit en fut facile, et le brick, sous le commandement de M. de San-Lucar, repartit et fit coup sur coup deux voyages à Valparaiso, voyages qui furent excessivement avantageux pour la nouvelle maison.

Au bout de deux mois à peine la nouvelle maison Harry Mortimer, la Cigale and C° était une des plus riches et des plus importantes de la ville de San-Francisco.

De plus, grâce aux nombreuses relations qu’il était parvenu à se créer, le comte de Warrens était devenu, en peu de temps, l’ami intime de l’alcade Georges Hyde et du gouverneur Mason.

Si bien que, lorsqu’on installa le premier conseil municipal de la ville de San-Francisco, il fut tout naturellement proposé comme candidat et élu conseiller.

En agissant ainsi, le comte, que ses collègues ne connaissaient que sous le nom ou pour mieux dire le pseudonyme de Master Key, — Passe-Partout, — avait un but facile à comprendre.

L’ambition n’entrait naturellement pour rien dans sa combinaison.

Il voulait seulement, dans l’attente des événements graves qui ne pouvaient manquer de surgir, se trouver en mesure de tenir tête avec avantage, le moment venu, aux adversaires, quels qu’ils fussent, contre lesquels il pressentait qu’il aurait à lutter peut-être avant peu.

Il résolut donc de fixer provisoirement du moins sa résidence à San-Francisco même et de laisser à son frère, le colonel Renaud, la complète direction du placer.

De temps en temps il faisait cependant des excursions dans l’intérieur, en apparence pour ravitailler ses travailleurs et escorter des convois aux mines, mais en réalité dans le but de découvrir ses ennemis, qu’il sentait près de lui, sans pourtant pouvoir réussir à les apercevoir et par conséquent à les démasquer.

Du reste, nous constaterons ici que le riche négociant et conseiller municipal de la ville de San-Francisco, Master Key, ne ressemblait en aucune façon au brillant comte de Warrens que nous connaissons.

Il s’était si habilement grimé, avait si parfaitement modifié ses allures et parlait si correctement l’anglo-américain, qu’il était impossible de ne pas le prendre du premier coup pour un Yankee pur sang, grossier, vaniteux, sûr de lui-même, adorant le dieu dollar, comme tous les dignes citoyens de ce pays, appelés, dit-on, à régénérer la race humaine…, ce dont, entre parenthèses, Dieu nous garde !

Ses compagnons avaient suivi son exemple.

Habitués aux travestissements, ils avaient complètement réussi à se métamorphoser ; le brave la Cigale surtout était devenu un Kentuckien de la plus belle eau.

Brutal, rodomont, ivrogne et vantard en apparence du moins.

Tout le monde s’y trompait.

Il s’y trompait parfois lui-même tout le premier, le digne géant, et malgré lui il prenait son rôle au sérieux.

Les choses marchèrent ainsi, sans qu’il se passât rien de bien extraordinaire, jusqu’au jour enfin où le capitaine, qui était allé à Sonora prendre un nombreux convoi de bœufs, etc., etc., pour le conduire au placer, s’aperçut tout à coup, au moment du départ, qu’Edmée de l’Estang avait disparu.

Cette nouvelle causa une consternation générale dans la caravane.

Le départ fut aussitôt suspendu, et on se livra pendant deux jours entiers aux plus minutieuses recherches, mais sans résultat aucun ; on constata seulement que la jeune fille n’avait pas disparu seule.

Jann Mareck, affecté particulièrement au service de la jeune fille, ne se retrouva pas non plus, ce qui donna à supposer qu’il avait suivi sa maîtresse.

Cette coïncidence ne consola pas le comte de Warrens, bien loin de là, mais elle diminua son inquiétude.

Jann Mareck était un franc Breton, résolu, dévoué surtout, il en avait maintes fois donné la preuve ; la jeune fille ne se trouvait donc pas sans défenseur.

Cependant, le temps pressait ; de plus les vivres, et les munitions étaient sur le point de manquer au placer.

Bien contre son gré, le comte de Warrens fut contraint de donner enfin à ses hommes le signal du départ et il s’éloigna de Sonora, le cœur gros de tristesse et de soucis, se promettant dans son for intérieur de revenir en force aussitôt que cela lui serait possible.

Nous laisserons, quant à présent, la caravane continuer paisiblement sa route vers le placer et nous reviendrons à Sonora le jour même où le comte de Warrens en était parti, entre huit et neuf heures du soir.

Deux hommes, le nez dans leur manteau et le feutre de poil de vigogne aux larges ailes rabattu sur le front, suivaient la calle Mercaderes, en marchant à grands pas sur le milieu de la chaussée, et sans échanger une parole.

La rue était complètement déserte à cette heure avancée de la soirée ; seulement on apercevait à toutes les esquinas les pulquerias flamboyer comme des fournaises, et des sons aigres et criards, de vihuelas et de jarabés, accompagnés de rires et de chants discordants, venaient mourir comme une provocation joyeuse aux oreilles des promeneurs attardés.

Ces deux hommes étaient-ils bien des promeneurs ?

Les serenos, qu’ils croisaient parfois sur leur passage, leur lançaient à la dérobée des regards louches et semblaient plutôt les prendre pour des rateros ou filous en quête d’une proie que pour d’honnêtes et paisibles citoyens ayant pignon sur rue et cherchant le frais, après une longue journée de travail.

Quel que fût, du reste, la position sociale de ces deux hommes, ils continuaient à marcher côte à côte, du même pas rapide, et toujours aussi silencieux.

Lorsqu’ils furent arrivés à l’angle de la plaza Mayor, ils tournèrent à droite, et, après avoir fait une dizaine de pas, ils s’arrêtèrent devant la porte d’une grande et belle maison, plongée dans une obscurité complète.

Les inconnus eurent un moment d’hésitation :

— Est-ce que l’on dormirait déjà là-dedans ? dit enfin l’un des deux à voix basse à l’autre, qui ricanait à part lui.

— Cela m’en a tout l’air, répondit en riant celui-ci.

— Que le diable te torde le cou, de rire ainsi comme un imbécile ! reprit le premier d’un ton de mauvaise humeur ; ne pourrais-tu mieux choisir ton temps ?

— Excusez-moi, señor Marcos Praya, je ne voulais pas vous blesser…

— Allons, bien ! reprit le premier interlocuteur d’un ton de mauvaise humeur. Voilà que tu me donnes encore ce nom, à présent. Ah çà ! tu deviens donc idiot, définitivement ? ne peux-tu pas m’appeler Sam Roberts, caraï ! ainsi que je te l’ai dit vingt fois déjà ?

— Vous avez complètement raison, querido señor, Sam Roberts, ne vous fâchez pas, cuerno de vacca ! la langue m’a fourché, voilà tout ; cela peut arriver à fout le monde. Voynus, maintenant, que faisons-nous ? Nous ne nous sommes pas arrêtés tout exprès devant cette porte pour nous y disputer, je suppose.

— Un sot peut quelquefois dire la vérité sans s’en douter, grommela Marcos Praya, car c’était en effet cet honorable citoyen, tu as bien parlé cette fois, par extraordinaire.

— C’est heureux ! fit l’autre en haussant les épaules.

Le métis s’approcha et frappa deux coups légers à la porte.

Quien es ? — qui est là ? — répondit-on aussitôt de l’intérieur.

— Ouvre, Anita, ouvre, querida ; c’est moi, Marcos Praya.

— Quelle brute que cet homme ! murmura son compagnon à voix basse, tout en haussant dédaigneusement les épaules, il se fâche parce que je lui donne son nom, et le voilà qui le dit lui-même maintenant.

A ver, — voyons, — répondit la camériste de l’intérieur.

Elle tira les verrous.

La porte s’entre-bâilla d’un demi-pied à peine, retenue qu’elle était, selon la coutume mexicaine et hispano-américaine, par une forte chaîne intérieure ; précaution prise contre les voleurs, amplement justifiée, du reste, dans ces contrées bénies du ciel, où le vol s’est élevé depuis longtemps à la hauteur d’une institution.

La jeune fille leva alors une lanterne qu’elle tenait à la main, examina sérieusement les arrivants et, lorsqu’elle se fut enfin assurée de l’identité de nos deux personnages, elle défit la chaîne et ouvrit la porte en disant seulement :

Adelante ! — En avant !

Les deux rôdeurs de nuit ne se firent pas répéter cette brève et assez sèche invitation et ils pénétrèrent vivement dans le zaguan, ou vestibule de la maison.

La porte se referma aussitôt derrière eux et la chaîne fut de nouveau tendue.

— Comment se fait-il que ce soit toi qui nous ouvres ce soir ? demanda Marcos Praya à la camériste.

— Parce que la señora l’a voulu ainsi apparemment, répondit sèchement Anita. Ai-je des comptes à vous rendre ? Voyons, venez-vous, señor Marcos Praya ?

Le métis reconnut que la jeune fille n’était pas en train de causer ; il se le tint pour dit et ne souffla plus mot.

La camériste leur fit alors traverser un patio, ou cour assez vaste : ils arrivèrent à une grande porte vitrée abritée par une large véranda ; cette porte vitrée donnait entrée par quelques marches de marbre blanc, dans un large vestibule éclairé par une lanterne en verre dépoli ; trois portes donnaient sur ce vestibule.

La jeune fille ouvrit la porte de droite, et précédant toujours les deux hommes, mais sans autrement s’occuper d’eux, elle les introduisit dans un salon richement meublé ; puis elle souleva une portière, et ils se trouvèrent tout à coup dans un charmant boudoir éclairé par une lumière voilée, douce et mystérieuse.

Une femme était à demi couchée sur un sopha, blottie, comme un oiseau frileux, dans des flots de dentelles.

Cette femme était la comtesse Hermosa de Casa-Real.

La noble sirène paraissait toujours aussi ravissante qu’à Paris, où nos lecteurs ont fait connaissance avec elle dans la première partie de cet ouvrage.

— Ah ! c’est vous, Marcos Praya, dit-elle d’une voix traînante et d’un air ennuyé en se soulevant sur le coude ; quel bon vent vous amène ce soir ? Je ne vous attendais que demain.

— J’ai fait diligence, señora.

— Avez-vous des nouvelles ?

— Oui, señora.

— Importantes ?

— Je le crois.

— Vous l’avez retrouvé ? s’écria-t-elle avec un éclair dans le regard et en se relevant vivement sur le coude.

— Je crois que cette fois nous le tenons, seora, ou, du moins, nous le tiendrons bientôt, reprit-il avec un sourire sinistre.

— Ah ! asseyez-vous et parlez, je vous prie, Marcos. À propos, quel est ce drôle qui vous accompagne ?

— Hum ! grommela celui-ci entre ses dents, drôle ! En voilà un compliment ! Pas aimable du tout, la niña ! ah mais non ! Faudra voir cela plus tard !

— C’est mon ami Diego, répondit en ricanant Marcos Praya.

— Qu’est-ce que c’est que cela, Marcos, votre ami Diego ?

— Un charmant garçon, señora. Il ne paye pas de mine à la vérité ; comme vous voyez, il est même assez laid ; mais je vous garantis qu’il est rempli d’intelligence, vous vous en apercevrez bientôt ; et grâce à lui, je l’espère du moins, bientôt votre ennemi sera entre vos mains. Vous m’excuserez, mais je l’ai amené tout exprès en votre présence, afin que lui-même vous racontât comment la chose s’est passée.


Celui-ci leva son poignard.

— C’est différent ; s’il en est ainsi, vous avez bien fait de l’amener, Marcos. Tiens ! dit-elle en lui jetant, une bourse que l’autre attrapa à la volée avec un grognement de joie et fit disparaître aussitôt dans une de ses immenses poches : voilà pour t’avoir appelé drôle. Nous sommes quittes… Parle maintenant.

— Seigneurie, dit l’autre en s’inclinant respectueusement, je suis un digne Chilien, natif de Talca près Maulé : ainsi que vous l’a dit le señor Marcos Praya, je me nomme Diego de Pedralta y Fonseca Carnicero ; d’une famille de cristianos viejos sans mélange de sang indien dans les veines ; mais, comme j’ai la main un peu trop leste peut-être et que j’ai eu le malheur de devoir quelques vies dans mon pays, on m’a surnommé Matadoce — tue douze — nombre exact de ceux que j’ai eu le malheur de mener de vie à trépas dans mes moments de vivacité ; la police est excessivement bégueule au Chili et taquine au possible…

— Ah çà ! te moques-tu de mot par hasard : avec ta sotte histoire dont je n’ai cure : viens au fait vivement, picaro ! s’écria la comtesse en fronçant le sourcil.

— J’y arrive, señora, j’y arrive ; un peu de patience, s’il vous plaît, répondit paisiblement le bandit. Or, comme la police me chagrinait fort et que je sentais la terre littéralement brûler sous mes pieds, je résolus de me faire oublier et de m’expatrier pendant quelqué temps. À cet effet, je me rendis à Valparaiso. En ce moment, il y avait justement sur rade un brick français en charge pour le port de San-Francisco.

— Ah ! ah ! fit en dressant l’oreille la comtesse, qui commençait à s’intéresser au verbiage plus que décousu du bandit.

— Oui, Seigneurie ; j’avais entendu parler avec enthousiasme de la découverte de I’or, et par conséquent je brûlais du désir de me rendre au plus vite dans cette heureuse contrée où, disait-on, l’or était si commun qu’on le ramassait à la pelle. Par un hasard que je bénis aujourd’hui, ajouta-t-il galamment, un des hommes de l’équipage de ce brick français venait de mourir subitement de l’empacho, une bien terrible maladie, señora. Figurez-vous…

— Vas-tu recommencer ? Passons ; passons ; que m’importe, à moi, l’empacho ? interrompit durement la comtesse.

— C’est juste, señora, excusez-moi ; je continue donc. J’accostai le capitaine sur le port où il se promenait en fumant son cigare, et je lui demandai poliment s’il voulait consentir à me prendre à son bord, où je travaillerais pour mon passage, jusqu’à San-Francisco ; nous sommes tous marins, nous autres costeños — habitants de la côte. — Ce capitaine, qui est un grand diable d’Anglais, avec d’affreux cheveux rouges et dont les yeux brillent comme des revolvers, me toisa de la tête aux pieds et me demanda brusquement si je savais parler anglais. Je ne sais pourquoi, le diable me souffla sans doute et je lui répondit carrément non, bien que je parle l’anglais presque aussi bien que ma langue maternelle.

— Comment se nomme ce capitaine ?

— San Lucar.

— Singulier nom pour un Anglais, murmura la comtesse rêveuse ! Mais tout à coup, se frappant le front : C’est cela ! fit-elle avec joie, oui, oui, c’est cela !

— Quoi, cela ? demanda Matadoce de son air le plus ingénu.

— Rien. Continue.

— Le capitaine sur cette assurance que je ne savais pas l’anglais, reprit-il en saluant de nouveau, consentit, sans trop de difficultés, à me prendre à bord, et à San-Francisco, comme il était sans doute content de moi, au lieu de me donner congé, comme je m’y attendais, il me proposa d’entrer à son service ; c’est là que je connus la consignation du brick, un grand négociant yankee, un nommé Master Key.

— Master-Key est la traduction littérale de Passe-Partout, dit en riant Marcos Praya à la comtesse.

— Viva Dios ! c’est vrai ! s’écria joyeusement la comtesse de Casa-Real, nous sommes bien sur la piste.

— J’ai vu l’homme, reprit le métis, et, malgré la perfection de son déguisement, je l’ai tout de suite reconnu.

— Ah ! fit la comtesse, dont un éclair de haine illumina la physionomie et lui donna une expression farouche ; cette fois, il ne m’échappera pas, je le jure. Je suis contente de toi, ajouta-t-elle en s’adressant à Matadoce ; veux-tu entrer à mon service ? Et d’abord, prends ceci.

Et elle lui donna quelques onces.

— Je le crois bien, que je veux entrer à votre service, señora, répondit le bandit ; vous êtes généreuse comme une mine d’or.

— C’est entendu, demain nous partons ; sois ici au lever du soleil ; vous, Marcos, demeurez, j’ai encore à causer avec vous.

— Va m’attendre à la posada, Diego, dit le métis.

— Oui, señor.

Le bandit salua et sortit.

Dans le vestibule, il retrouva Anita, la charmante camériste, qui l’accompagna silencieusement jusqu’à la porte de la rue, qu’elle referma sur lui.

— Ah ! fit le bandit en respirant joyeusement et à pleins poumons, dès qu’il se retrouva en plein air, voilà une bonne soirée !… Elle est charmante, cette señora, j’avais définitivement des préventions ridicules contre elle, elle est peut-être un peu brusque à la vérité, mais son service doit être très agréable…, et surtout très productif.

Sur cette réflexion pleine de justesse, le bandit s’enveloppa avec soin dans son manteau et se dirigea à grands pas vers le Rio-Tuolumne, sur le bord duquel était située la posada où il avait établi son domicile.

Après avoir traversé la place Mayor, complètement déserte à cette heure, il s’engagea dans une ruelle assez étroite, nommée le Callejon de las Viudas, qui donne juste sur la rivière, à quelques pas seulement de la posada.

Mais à peine avait-il atteint le milieu de la ruelle que deux hommes se dressèrent subitement devant lui, et deux pistolets s’appuyèrent à la fois sur sa poitrine.

— Halte ! lui dit une voix rude.

Matadoce était brave, il l’avait surabondamment prouvé : mais les Hispano-Américains sont essentiellement nerveux et redoutent surtout les surprises ; de plus, quoi qu’ils soient si lestes à jouer du couteau, ils ont une horreur instinctive pour les armes à feu, dont, en général, ils ne savent pas bien se servir.

Le bandit s’arrêta :

— Que me voulez-vous, caballeros ? demanda-t-il d’une voix que la terreur faisait chevroter, est-ce mon argent ? Vous n’avez pas de chance alors, je ne possède pas un réal, je n’ai rien sur moi ! Hélas ! je ne suis qu’un pauvre paysano, un peon. Je gagne à peine…

— Trêve de jérémiades ! misérable ! nous te connaissons de reste ; ainsi n’espère pas nous tromper. Quelle est cette maison d’où tu sors ? Réponds et réponds vite.

— Je ne sais en vérité ce que vous voulez dire, caballeros.

— Prends bien garde à tes paroles et surtout, je te le répète, n’essaie pas de mentir, bribon, nous t’avons vu sortir de là…

— Sur la plaza Mayor ? fit-il pour gagner du temps.

— Oui.

— C’est la maison où habite ma maîtresse, señores, fit-il en affectant un air vainqueur, une blonde superbe !

— Fort bien, et comment se nomme-t-elle, ta maîtresse ?

— Elle se nomme…

— Parle, ou tu es mort.

— Je ne sais pas.

— Parfait ; alors je sais, moi, ce qui me reste à faire.

— Arrêtez, au nom du Seigneur, caballero, arrêtez !… je crois que je me souviens maintenant de son nom.

— Tu fais bien. Voyons, comment se nomme-t-elle, et ne mens pas surtout !

— Elle se nomme la comtesse doña Hermosa de Casa-Real. Elle n’est pas blonde ; au contraire, elle est très brune, avec des yeux qui brillent comme des escarboucles. Et, si elle est ma maîtresse, c’est qu’elle vient, à l’instant même, séduite sans doute par ma bonne mine, de me prendre à son service. Je fais les choses en conscience, vous le voyez, Seigneurie. Êtes-vous content de ces explications ?

— Pas beaucoup, mais ce n’est pas tout encore, picaro : maintenant, dis-moi quel était l’homme qui t’accompagnait lorsque tu es entré dans cette maison !

— Oh ! quant à lui, c’est le chef des regulators de la ville de San-Francisco, un personnage des plus respectables, Sam Roberts ; caraï ! il est bien connu.

— Ce n’est pas cela que je te demande. Son nom, vite.

— Je vous l’ai dit.

— Tu mens ou du moins tu essaies encore de mentir ; prends garde ! reprit l’inconnu en fronçant le sourcil.

Pendant ce rapide dialogue, Matadoce, qui avait repris tout son sang-froid et dont les bras étaient cachés sous son manteau, cherchait tout doucement à saisir son couteau qui était passé à sa ceinture.

— J’attends ta réponse, reprit l’inconnu d’une voix sourde.

— Eh bien ! il se nomme Marcos Praya. Est-ce tout ?

— Pas encore, compagnon. Maintenant, dis-moi : que venais-tu faire à cette heure chez la comtesse de Casa-Real ?

— Caraï ! vous m’ennuyez à la fin, vous, avec toutes vos questions saugrenues qui n’ont ni queue ni tête ; me prenez-vous pour un imbécile ? Allez au diable !

Et le digne Matadoce, qui avait enfin réussi à dégainer tout doucement son couteau, bondit de côté et en même temps se précipita à l’improviste sur l’inconnu.

Celui-ci, bien qu’il fût surpris par cette brusque attaque à laquelle il était loin de s’attendre, ne se démoralisa pourtant pas.

Il se contenta simplement de lever le bras gauche afin de parer le mieux possible le coup que lui portait le bandit et étendant froidement le bras droit :

— C’est toi qui l’as voulu ! N’accuse donc que toi-même de ta mort ! dit-il. Et il lui brûla la cervelle.

Matadoce tomba comme une masse, sans jeter un cri, sans même pousser un soupir ; il avait été tué raide.

— Oh ! mon Dieu ! qu’as-tu fait, Yann ! s’écria avec douleur celui des deux inconnus qui jusque-là avait gardé le silence, pourquoi avoir tué cet homme ?

— Fallait-il donc me laisser assassiner par cette bête enragée, notre demoiselle ? répondit tranquillement le Breton, en montrant son bras, dont le sang coulait à flots.

Au bruit du coup de feu, deux serenos avancèrent craintivement la tête à l’angle de la place Mayor ; mais après quelques secondes d’examen, peu rassurés sans doute par ce qu’ils voyaient, ils la retirèrent vivement sans oser se risquer davantage.

Yann Mareck les aperçut.

— Venez, n’ayez pas peur, leur cria-t-il résolument.

Les serenos semblèrent se consulter un instant à voix basse, mais après réflexion ils ne bougèrent pas.

— Venez donc, caraï ! reprit-il ; êtes-vous sourds ou imbéciles ? Je veux vous faire gagner de l’argent.

Ce mot magique décida enfin les deux serenos ; ils quittèrent leur embuscade et s’approchèrent lentement.

— Vous n’avez pas l’intention de nous faire mal, Seigneurie ? demanda l’un d’eux en s’arrêtant à distance respectueuse.

— Eh non ! au contraire.

Sur cette assurance, ils se risquèrent enfin à s’approcher tout à fait.

— Mon ami et moi, ainsi que vous avez pu le remarquer, dit effrontément le Breton, nous avons été arrêtés à l’improviste par cet homme ; il nous a demandé notre argent et il en voulait sans doute à notre vie : j’ai reçu de lui un coup de couteau, voyez !

— Jésus ! José ! Maria ! s’écrièrent avec une feinte compassion les deux serenos en se signant dévotement.

Les dignes gardiens de la tranquillité publique avaient parfaitement vu et, qui plus est, entendu tout ce qui s’était passé ; mais, comme ils flairaient une bonne aubaine, qu’ils ne se supposaient pas les plus forts, et qu’en résumé le mort ne les intéressait que très médiocrement, ils feignirent d’ajouter la foi la plus entière au conte bleu que leur débitait avec un si magnifique aplomb le Breton Yann Mareck.

— Pourquoi n’avez-vous pas appelé à l’aide, Seigneurie ? dit effrontément un des serenos ; nous serions accourus à votre secours, n’est-ce pas, Pedrito ?

— Je le crois bien ! avec le plus grand empressement ; d’ailleurs, nous sommes payés pour protéger les citoyens honnêtes.

— C’est vrai, mais dans le premier moment j’ai été tellement surpris de cette attaque que je n’ai pas songé à vous appeler ; enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a plus à y revenir ; il s’agit maintenant de faire au plus vite disparaître ce cadavre en le jetant à la rivière.

— Est-il donc bien nécessaire, Seigneurie, de jeter cet homme à l’eau ? demanda un des serenos d’une voix mielleuse.

— Oui, certainement. Mais il va sans dire, señores, que je vous autorise à le fouiller avant que de l’enlever d’ici, et de plus, comme je ne veux point que vous perdiez vos peines, acceptez, je vous prie, ces six onces d’or pour le léger service que je réclame de votre complaisance,

— Oh ! Seigneurie ! s’écrièrent les serenos, au comble de la joie, en s’emparant de l’argent qu’ils se partagèrent.

— Alors, c’est convenu ?

— Vous allez voir.

Ils se baissèrent immédiatement sur le cadavre, qu’ils dépouillèrent et fouillèrent jusqu’à la chemise avec une dextérité qui prouvait une longue habitude d’un tel exercice, puis ils le roulèrent dans son propre manteau, l’enlevèrent par les pieds et par la tête, le portèrent sans désemparer jusqu’à la rivière, et cinq minutes plus tard le digne Matadoce descendait paisiblement le courant entre deux eaux.

Après avoir quitté les serenos, Yann et sa compagne, car nos lecteurs auront sans doute deviné que la personne qui se trouvait avec le brave Breton était Mlle Edmée de l’Estang, entrèrent dans la posada, où Matadoce et Marcos Praya étaient eux-mêmes logés, ce qui les avait fait découvrir.

— Qu’avez-vous, not’ demoiselle ? Vous tremblez ? demanda avec intérêt le Breton à la jeune fille.

— Hélas ! mon ami, répondit tristement la jeune fille, j’ai toujours malgré moi devant les yeux le cadavre de ce pauvre diable que vous avez si cruellement tué !

— Bah ! pourquoi songer à cela ? reprit-il avec insouciance : c’est un bandit de moins ; l’important, c’est que nous avons découvert ce que nous cherchions.

— À peu près.

— Et comme Marcos Praya loge ici, la trouvaille sera facile à compléter avant qu’il soit peu, si Dieu est juste.

— Oh ! s’écria-t-elle avec émotion, que nous avons bien fait de rester à Sonora. J’avais un pressentiment.

— Il ne vous a pas trompée, et maintenant, il s’agit de se reposer un peu. Bonsoir, et bonne nuit ! not’ demoiselle.

— Voyons avant tout votre blessure ; peut-être est-elle grave, mon pauvre Yann ? Laissez-moi l’examiner.

— Ce n’est qu’une simple déchirure, not’ demoiselle, ce n’est pas la peine d’y penser ; demain il n’y paraîtra plus. Le gueux avait peur, le couteau a tourné dans sa main. Bonsoir !

— Bonsoir ! Yann.

Le Breton sortit.

Après avoir tant bien que mal pansé son bras avec une chemise qu’il déchira à cet effet, au lieu de rester dans sa chambre, comme un bon et fidèle serviteur qu’il était, Yann Mareck s’assit, le dos appuyé contre la porte de Mlle Edmée de l’Estang, et il dormit ainsi jusqu’au matin, la main sur ses armes.