Les invisibles de Paris (Aimard)/V/VIII

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Roy et Geffroy (p. 846-859).
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VIII

LE BRICK « L’ÉCLAIREUR »

Il nous faut maintenant interrompre notre récit et faire quelques pas en arrière, afin de mettre le lecteur au courant des événements qui s’étaient passés depuis le jour où, par leur audacieux coup de main contre la ferme, les Compagnons de la Lune avaient si heureusement délivré leur chef et déjoué ainsi les projets de la comtesse de Casa-Real contre lui, jusqu’au moment où nous avons retrouvé le comte de Warrens sur les placeres d’or californiens, au milieu de ses amis et plus puissant que jamais.

Revenons donc au Havre, bientôt nous serons de nouveau en Amérique.

Le brick L’Éclaireur était réellement un charmant navire.

Fin voilier, coquet, bien espalmé, il atteignait sans trop de difficulté, grand largue par une bonne brise, douze et même treize nœuds à l’heure, ce qui était à juste titre considéré comme une marche supérieure, à cette époque où la vapeur, encore mal appliquée, n’avait pas laissé deviner toute sa puissance.

Déjà, depuis plus de quinze jours, il avait quitté le Havre.

La ligne équinoxiale était franchie.

Le vent était bon, la mer belle.

Tout permettait aux voyageurs une heureuse traversée.

La bordée de quart, réunie sur le gaillard d’avant par groupes de matelots, plus ou moins nombreux, charmait ses loisirs en dormant, en jouant aux cartes, ou bien en contant des histoires tout en ravaudant tant bien que mal des pantalons et des vareuses déchirés.

Notre ami la Cigale, le sifflet d’argent de maître d’équipage suspendu au cou par une longue chaîne aux lourds anneaux d’argent, se tenait immobile, les bras croisés, les yeux fixés sur la voilure, au pied du grand mât.

M. le comte dé San-Lucar, debout sur son banc de quart, suivait d’un regard distrait le vol capricieux des satanites et des damiers qui tourbillonnaient et se poursuivaient avec des cris aigus dans le sillage du navire.

Un pilotin s’approcha respectueusement de lui, le chapeau à la main, et lui dit quelques mots à voix basse.

Le jeune homme se redressa.

— Pique huit ! dit-il, jette le loch !

Un timonier prit la corde de la cloche et frappa quatre coups doubles.

Ce qui, en langage maritime, veut dire :

Quatre heures !

Huit heures !

Ou minuit.

Façon de sonner l’heure, excessivement simple, généralement adoptée en marine, et à laquelle il est impossible de se tromper.

La langue maritime est claire et concise par excellence.

Les marins n’ont pas comme les gens des villes de temps à perdre en paroles oiseuses.

Ils vont droit au but.

Cette fois les quatre coups doubles signifiaient :

— Quatre heures de l’après-dîner.

Aussitôt la Cigale porta son sifflet à sa bouche, fit une roulade perlée ; puis de sa voix de stentor, qui fut entendue depuis la pomme des mâts jusqu’au fond de la cale :

— En haut ! les tribordais ! debout au quart ! cria-t-il

Au même instant, les matelots qui étaient disséminés sur le pont s’affalèrent précipitamment et en tumulte par les panneaux de l’avant, en hurlant à qui mieux mieux sur tous les tons de la gamme chromatique.

— Debout ! tribordais ! debout ! debout !

Pendant ce temps, les timoniers réunis sur la dunette filaient le loch destiné à constater la marche du navire.

Cette opération terminée, un pilotin vint à M. de San-Lucar et lui dit :

— Douze nœuds un tiers, lieutenant.

— Bien.

Cinq minutes plus tard, le quart était changé, c’est-à-dire que la bordée de bâbord était remplacée par celle du tribord, dont le tour était venu de se reposer.

Le vicomte de Rioban remplaçait M. le comte de San-Lucar ; quant à la Cigale, en sa qualité de maître d’équipage, il reprenait sa première position au pied du grand mât.

Deux hommes sortirent en ce moment d’une chambre de la dunette et vinrent se promener en causant à voix contenue sous le vent de l’écoute de grand’voile.

Ces deux hommes étaient le premier M. le comte de Warrens et le second son frère, le colonel Martial Renaud.

En les apercevant, sans qu’il fût besoin qu’on leur en donna l’ordre, les matelots se retirèrent respectueusement sur le gaillard d’avant, afin de laisser aux deux officiers l’espace libre pour leur promenade.

Le comte Noël de Warrens ou le capitaine Passe-Partout, comme il plaira au lecteur de le nommer, n’était plus reconnaissable.

Il était maigre, pâle, affaissé, ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, entourés d’un cercle de bistre, avaient perdu leur éclat ; lui-même ne se soutenait que par un effort extrême de volonté.

Une ride profonde s’était creusée à la naissance du nez.

Sa tête s’inclinait sur sa poitrine comme s’il n’eût plus eu la force de la tenir droite.

Le marasme sans cause connue dans lequel était tombé cet homme si énergique, depuis son départ de France, inquiétait, à juste titre, très sérieusement ses amis.

N’osant l’interroger, ils s’étaient adressés au colonel Martial Renaud, qui fort inquiet, lui aussi, de cette inexplicable prostration qu’il ne savait à quoi attribuer, leur avait promis de faire tous ses efforts pour découvrir les motifs secrets du chagrin de son frère.

Ce chagrin prenait des proportions telles que si l’on ne parvenait point, n’importe par quel moyen, à en conjurer au plus vite les effets morbides, dans peu de temps il pouvait en résulter danger de mort.

Voyant les deux frères se promener hors de la dunette, M. de Rioban fit un signe d’intelligence à maître la Cigale, qui s’était aussitôt vivement approché du jeune officier, et lui parla à voix basse, de manière à n’être entendu que de lui seul.

Le digne maître d’équipage s’avança alors d’un air indifférent vers le gaillard d’avant, où à son tour il échangea quelques brèves paroles avec les matelots de quart.


De ce monticule le jeune homme examinait attentivement la prairie.

Cela fait, il retourna tranquillement à son poste au pied du grand mât.

Peu à peu, les matelots de quart s’affalèrent silencieusement les uns après les autres par les panneaux.

Il ne resta sur le pont que :

M. le vicomte de Rioban, l’officier de quart ;

Le timonier, à la barre ;

Maître la Cigale, l’épaule appuyée contre le grand mât.

Et Filoche, l’ancien débardeur et actuellement le chef du mât de beaupré, fumant sa pipe, assis à l’avant sur la bitte.

Cette solitude avait été, on le comprend, organisée instantanément et à dessein par l’officier de quart, afin de laisser aux deux frères toute liberté d’épanchement.

Cependant ceux-ci marchaient lentement côte à côte.

Pas un mot.

Enfin, le colonel, fatigué sans doute de ce mutisme obstiné, prit, selon l’expression vulgaire, sa résolution à deux mains.

Il s’arrêta tout à coup et regardant son frère bien en face :

— Noël ! lui dit-il, d’une voix brève.

Le comte de Warrens tressaillit comme un homme réveillé en sursaut, releva la tête et se passant la main sur le front, avec un geste rempli de lassitude.

— Tu as parlé mon frère, demanda-t-il.

— Oui, Noël..

— Que me veux-tu ?

— Es-tu disposé à m’entendre ?

— Toujours.

— Tu me répondras ?

— Oui, certes, fit-il en lui saisissant vivement la main.

— Tu devines ce que je veux te dire ?

— Je le devine.

— Et tu consens à m’écouter.

— Je ne veux plus avoir de secret pour toi, Martial ; ne sommes-nous pas une seule âme en deux corps ?

— Merci, Noël.

— Parle. Va droit au but.

— C’est ce que je veux faire. Nos amis sont inquiets, Noël, inquiets de ton état. Je ne t’ai jamais vu te laisser abattre ainsi, et, Dieu sait pourtant, frère, les dangers que nous avons courus côte à côte, les douleurs qui nous ont atteints. Tes amis et, moi, nous voulons enfin, coûte que coûte et quoi qu’il arrive, connaître ton mal.

— Hélas ! frère, ce mal qui me ronge et causera infailliblement ma mort, le guérirez-vous ? demanda Je comte en hochant tristement la tête.

— Nous essayerons, du moins, mon cher Noël, répondit Martial Renaud.

Son frère secoua de nouveau la tête d’un air de doute.

— Vous vous trompez, et toi tout le premier ; vous ne pouvez me guérir. Ce mal n’a pas de remède, frère !

— Allons donc ! Tu es fou, reprit le colonel en haussant les épaules d’un air de mauvaise humeur, la seule maladie sans remède, c’est la mort. Et quoi que tu en dises, tu n’en es pas encore là, grâce à Dieu. Parle donc sans plus tarder ; d’ailleurs je suis ton frère, tout doit être en commun entre nous, tu l’as dit toi-même. Donne-moi la moitié de ta douleur, je l’exige, Noël.

Il y eut un court silence.

— Hé bien, soit ! dit enfin le comte, je ne résisterai pas davantage. Je t’aime, et puisque tu le veux, tu vas tout savoir.

Ils passèrent alors du côté du vent et s’assirent sur la drôme.

Maître la Cigale se retira sans affectation sur le gaillard d’avant.

Il s’assit sur la bitte, bourra sa pipe, la plaça au coin de sa bouche après l’avoir allumée et il se mit à causer avec son camarade Filoche, tandis que le vicomte de Rioban descendait de son banc de quart et allait de son côté se promener sur la dunette.

— Quelle solitude ! reprit au bout d’un instant le comte de Warrens en regardant autour de lui avec un sourire triste. On me traite donc comme un enfant malade ?

— Non pas, mon frère ! les hommes de quart sont en bas tout simplement parce que la chaleur est intolérable sur le pont, que la brise est faible… et qu’il n’y a pas besoin d’eux ici en ce moment ; mais ils se tiennent prêts à obéir au premier signal du sifflet de la Cigale, ou du porte-voix du vicomte de Rioban.

— Soit ! fit-il avec un sourire légèrement ironique ; peu importe du reste. Écoute donc ; d’ailleurs, je ne mettrai pas ta patience à une longue épreuve ; mon récit sera court. Seulement il me faut prendre mon récit un peu plus haut. Après t’avoir quitté au Havre, tu te souviens, n’est-ce pas, que je me rendis à Paris ? Il me fallait, tu le sais, réunir la Vente suprême.

« Mon retour fut salué par de chaleureuses acclamations ; tous nos amis se montrèrent heureux de me revoir.

« Ils me firent raconter dans les plus grands détails les péripéties de ma captivité et les moyens employés pour opérer ma délivrance.

« Je terminai en les avertissant que nous allions nous remettre à notre œuvre interrompue si brusquement par ma captivité.

« Là, les choses changèrent.

« Je suis le chef de notre société.

« Mais, tu le sais, j’ai au-dessus de moi, dans les circonstances graves, et celles où nous nous trouvions étaient critiques, les résolutions de la Vente suprême ; résolutions qui doivent être votées à l’unanimité, sans qu’il me soit permis de prendre part au scrutin.

— Je sais cela, frère ; je sais aussi que le docteur Martel te dit ceci, au nom de tous nos affiliés : « Les précautions sont prises pour que les personnes auxquelles la Société a juré de faire rendre justice ne voient pas leurs droits méconnus par un statu quo indispensable de quelques mois ; la société veillera attentivement sur eux ; les malheureux seront consolés, les pauvres secourus, les méchants surveillés et punis. Quant à vous, chef suprême de la Société des Invisibles, votre devoir est tracé : la Vente suprême a condamné la comtesse Hermosa de Casa-Real, non point parce qu’elle est votre ennemie, les haines particulières ne regardent pas la Société, mais parce qu’elle s’est rendue, par ses crimes, justiciable des Invisibles.

« C’est vous, comte de Warrens, chef suprême des Invisibles, qui êtes chargé d’exécuter ce jugement.

« Vous connaissez les motifs de notre détermination ; il est donc inutile de vous les redire. Partez, mais soyez sans crainte, frère, les intérêts de l’œuvre immense dont nous avons tous assumé sur nous la responsabilité ne péricliteront pas en votre absence. »

— Oui, ce fut bien ainsi que me parla le docteur Martel, au nom de nos chers compagnons, répondit le comte de Warrens. Je ne me rendis pas cependant tout d’abord à ses raisons, et je réclamai le vote : on consentit à me satisfaire ; ce vote, tu le sais, fut unanime. Il ne me restait plus qu’à obéir ; je m’inclinai, et, après avoir serré une dernière fois, la main de tous nos amis, je les quittai.

— Tu repartis pour le Havre immédiatement sans doute.

— Non, murmura le comte d’une voix sourde, non, je demeurai à Paris.

— Que fis-tu alors ? demanda le colonel en le regardant fixement.

Le comte se leva :

Une rougeur ardente marbrait les pommettes de ses joues, ses yeux brûlés de fièvre lançaient des éclairs ; il fit d’un pas saccadé quelques tours au hasard sur le pont, et revenant enfin s’asseoir près de son frère, qui ne l’avait pas quitté du regard, il murmura :

— Ce que je fis, Martial ?

Mais, se reprenant aussitôt :

— Écoute-moi bien, frère, murmura-t-il d’une voix sourde : tu sais, toi, n’est-ce pas, quelle grande douleur a flétri à jamais toutes mes riantes et fraîches illusions de jeunesse, tordu mon cœur et fait évanouir à jamais en moi tout espoir de bonheur.

Le colonel serra silencieusement la main de son frère.

— Eh bien ! je ne sais ce qui se passe en moi depuis quelques jours : le passé s’efface, je l’oublie ; mon cœur, que je croyais mort, je le sens battre dans ma poitrine ; mes illusions perdues renaissent plus vives ; je recommence à croire, je n’ose dire : à espérer. J’aime, Martial. Hélas ! plains-moi, frère, car cet amour fait à la fois le tourment et le charme de ma vie ; il me tuera ! je le sens, et pourtant j’en suis heureux.

— Frère ! s’écria le colonel.

— Pardonne-moi, Martial, mais si tu savais ce que je n’ose te dire, si je te révélais le nom qui est sans cesse sur mes lèvres et qu’elles ne peuvent prononcer, tu pleurerais avec moi des larmes de sang, car cet ange que j’aime de toutes les forces vives de mon âme, par une fatalité étrange, c’est la seule femme qu’il me soit défendu d’aimer. Oh ! je suis maudit !

« En sortant de la maison du docteur Martel où notre réunion avait eu lieu, je courus tout droit chez elle, je ne la trouvai pas ; depuis quelques jours elle avait disparu : elle s’était subitement retirée dans un couvent ; je parvins, à force d’instances, à savoir le nom de ce couvent, situé au fond de la Bretagne ; j’y allai.

— Eh bien ?

— Eh bien ! frère, il est de ces fatalités contre lesquelles toute lutte est impossible, reprit-il avec un rire amer, là devant ce couvent je me brisai contre un obstacle brutal, ridicule, une grille enfin, que ni prières, ni menaces, — car j’allai jusqu’à menacer, j’étais fou ! — ne purent me faire ouvrir.

« Alors, le cœur à jamais brisé, le désespoir dans l’âme, je me souvins de la mission dont on m’avait chargé et je revins tristement au Havre. Voilà tout ; mais je porte la mort dans mon sein, je le sais, et le devoir terrible que l’on m’a imposé accompli, j’espère que la terre américaine ne me refusera pas un tombeau.

— Frère, prends garde ! répondit le colonel d’une voix austère, tu doutes de la toute-puissante bonté de Dieu, tu blasphèmes, c’est mal et indigne d’un homme tel que toi !

— Moi ! détrompe-toi, frère, ce qui me tue, le sais-tu ? Ce n’est pas, ainsi que tu le supposes sans doute, la conviction que je puis avoir au fond du cœur, des difficultés que rencontrerait certainement cet amour insensé ; que m’importent ces difficultés, si grandes qu’elles soient, peut-être parviendrai-je à les vaincre ! Non, Martial, ce qui me tue, c’est la certitude que j’ai de ne pas être aimé, de ne l’être jamais.

— Noël !

— S’il en eût été autrement, quand j’étais là à peine à quelques pas d’elle, brisé, fou de désespoir, serait-elle obstinément demeurée sourde à mes prières, à mes larmes ? Non, non, Martial, tout est fini, bien fini ! je le sens ! Voilà le mal qui me consume, frère. Maintenant, crois-tu toujours pouvoir y porter remède ?

— Oui, je le crois sincèrement, Noël, répondit le colonel d’une voix profonde. Emporté par la passion, tu raisonnes mal, tu es injuste et ingrat envers cette femme ; tu l’accuses de froideur, et peut-être, sans que tu le soupçonnes, t’a-t-elle donné les preuves les plus éclatantes de cet amour que tu méconnais.

— Que veux-tu dire ?

— Rien, frère ; si ce n’est que tu as oublié, dans le récit que tu m’as fait, de me dire une chose, une seule.

— Laquelle ?

— Me dire le nom de la femme que tu aimes et que tu accuses avec tant d’amertume, mon cher Noël.

— Oh ! non, mon frère, reprit-il en secouant tristement la tête, non je ne l’ai pas oublié ; mais ce nom ne sortira jamais de mes lèvres ; n’exige pas cela de moi ; ce nom, je ne le révélerai pas même à l’heure de ma mort.

— S’il en est ainsi, Noël, répondit froidement le colonel Martial Renaud en se levant, comme je ne veux pas te voir ainsi souffrir sans essayer cette guérison que tu prétends impossible, je te dirai ce nom, moi.

— Toi ! s’écria-t-il avec une surprise mêlée d’épouvante.

— Ou plutôt non, reprit-il avec un affectueux sourire, je te dirai seulement : retourne-toi et regarde.

Et, tout en parlant ainsi, le colonel Renaud appuya affectueusement les mains sur les épaules de son frère.

Le comte de Warrens obéit machinalement à l’impulsion qui lui était imprimée, et il se retourna, mais soudain il tressaillit.

Une jeune fille, dont le bonheur rendait la beauté plus éclatante, se tenait calme et souriante devant lui.

— Edmée ! s’écria-t-il avec délire, en tombant aux genoux de la jeune fille ; vous ! vous, ici ! ah ! c’est le ciel qui vous envoie ! Edmée !… Vous êtes mon bon ange !

— Ne vous l’avais-je pas dit, mon frère, Martial ? fit-elle doucement en se tournant vers le colonel dont les yeux étaient pleins de larmes ; ne vous l’avais-je pas dit que je serais son bon ange !

Ils demeurèrent quelques secondes ainsi en proie à une de ces émotions pleines de joie ineffables qui ne se peuvent décrire.

— Relevez-vous, Noël, ajouta-t-elle au bout d’un instant en lui fendant sa main mignonne, je vous aime et je suis votre fiancée devant Dieu ; vous ne pouviez venir à moi, je suis venue à vous ; maintenant nous ne nous quitterons plus, la mort seule nous séparera ; mais nous vivrons pour être heureux, n’est-ce pas, Noël ?

— Oh ! oui, s’écria-t-il avec feu, en couvrant sa main de baisers ardents, je veux vivre, Edmée, vivre pour vous ! Tu avais donc deviné mon amour, Martial ?

— Toi, n’est-ce pas moi, frère ? Oui, je savais tout.

— Et je l’avais malgré lui fait mon complice, mon cher Noël, reprit la jeune fille avec un ravissant sourire.

Ces trois nobles et généreux cœurs n’avaient et ne pouvaient point avoir de secrets l’un pour l’autre.

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Edmée de l’Estang continua à habiter la cabine où elle avait passé de si longues et si tristes heures et dans laquelle maintenant elle se sentait si heureuse.

L’équipage du brick L’Eclaireur, composé d’ailleurs d’hommes dévoués, en voyant le respect profond dont le comte et tous les officiers entouraient la jeune femme, en reconnaissant sa charité, ce qu’elle avait fait pour leur chef, car Jann Mareck maintenant qu’il pouvait parler, ne se gêna pas pour tout révéler à ses camarades, se prit à aimer la jeune fille comme aiment les marins, c’est-à-dire d’un amour tout à la fois profond, naïf et superstitieux.

Mlle de l’Estang était si pure, si chaste, si belle et si bonne, que ces hommes primitifs, mais si énergiquement trempés et si accessibles aux douces croyances, en arrivèrent bientôt à se figurer que sa présence au milieu d’eux leur portait bonheur.

Sur un regard, sur un signe de la jeune fille, ils auraient tout bravé.

Malheur à celui d’entre eux qui aurait osé se risquer devant elle à prononcer seulement un mot équivoque !

Le ciel sembla, lui aussi, se rendre complice de la superstition des marins, qui ne nommaient plus Edmée que leur ange gardien.

La traversée fut magnifique ; pendant un voyage aussi long, pas un seul instant il n’y eut l’ombre, non pas d’une tempête, mais même d’un gros temps.

Le cap de Horn, ce terrible passage, si redouté à juste titre par tous les marins, fut franchi en quelques heures à peine.

Une belle et chaude brise de vent arrière et un éblouissant soleil en firent un jeu d’enfant pour le léger navire.

On filait rapidement.

Bientôt, on pénétra dans l’océan Pacifique, ainsi nommé on ne sait trop pourquoi, car il est prouvé que les tempêtes y sont beaucoup plus fréquentes et souvent beaucoup plus redoutables que dans l’Atlantique.

Après avoir suivi pendant quelques jours les côtes dangereuses de la Patagonie et du Chili, le brick orienta au plus près du vent, hâla les boulines et s’éleva enfin en haute mer et prit le large pour aller aborder à Monte-Rey, port de la confédération mexicaine et alors capitale de toute la Californie.

Le capitaine du brick L’Éclaireur, ou pour mieux dire le comte de Warrens, ignorait complètement ce qui se passait alors à San-Francisco.

La nouvelle de la découverte de l’or était encore toute récente et par conséquent complètement inconnue en Europe quand il l’avait quittée deux mois auparavant.

M. de Warrens, afin de faire perdre ses traces à Mme la comtesse de Casa-Real, au cas peu probable où celle-ci aurait soupçonné ses projets, avait résolu pour plus de prudence de mouiller d’abord à Monte-Rey, d’y laisser provisoirement son brick et, de là, de se rendre par terre, avec ses gens, à un placer fort riche situé dans la Sierra-Nevada dont l’existence lui avait été révélée bien longtemps auparavant par des Gambucinos, placer qu’il avait déjà fait exploiter à une certaine époque.

Ce fut à Monte-Rey que le comte entendit pour la première fois parler de la découverte de l’or.

Cependant les choses eurent lieu ainsi que cela avait été d’abord arrêté :

La plus grande partie des Compagnons de la Lune prit terre à Monte-Rey.

On organisa une caravane, et, pendant que les chercheurs d’or s’enfonçaient dans les terres, à la suite du comte de Warrens, le brick, sous le commandement de sir Harry Mortimer, n’ayant plus qu’un équipage d’une quinzaine d’hommes, remettait à la voile et se dirigeait vers San-Francisco, après avoir changé de peinture, haussé ses lisses et modifié autant que possible sa nature, afin de ne pas être reconnu.

Le voyage des chercheurs d’or fut long, pénible et hérissé de difficultés de toutes sortes.

Il dura près d’un mois et demi, à travers une contrée inculte et des forêts vierges presque impénétrables, parcourues dans tous les sens par les bêtes fauves et les Peaux-Rouges, plus féroces qu’elles encore.

Chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, la caravane faisait halte, sur le sommet d’un monticule, dans le voisinage d’un cours d’eau.

Les wagons, disposés en croix de Saint-André, étaient solidement enchaînés les uns aux autres et formaient une enceinte de fortifications infranchissables ; les tentes dressées ; puis des feux étaient allumés de distance en distance pour éloigner les bêtes fauves, et des sentinelles nombreuses veillaient à la sûreté commune.

Plusieurs fois les aventuriers, pendant cette longue course à travers le désert, eurent maille à partir avec les Peaux-Rouges, et se virent obligés de leur livrer nombre de combats acharnés, dont ils ne sortaient vainqueurs qu’après les efforts les plus désespérés et les plus intrépides traits d’audace.

Une fois entre autres, l’affaire faillit devenir grave pour les Français, ils n’étaient plus qu’à une quarantaine de lieues du placer qu’ils voulaient atteindre : c’était le soir, un peu avant le coucher du soleil, les aventuriers avaient fait halte ; ils étaient occupés à établir le campement de nuit, lorsque tout à coup un épais nuage de poussière s’éleva à l’horizon, et une troupe ou plutôt une manada, ainsi qu’on dit dans le pays, de chevaux libres et sauvages en apparence se dirigea ventre à terre vers le camp.

Le comte de Warrens et son frère avaient, depuis trop longtemps, l’habitude de la vie des prairies pour se laisser prendre à ce grossier stratagème, qu’ils devinèrent aussitôt ; ils crièrent aux armes ! et chacun, le fusil en main, s’embusqua derrière les voitures et se tint prêt à défendre chèrement sa vie.

La situation était critique.

Les chariots et les wagons n’étaient pas enchaînés encore, et les mules étaient chargées ; on les réunit en toute hâte et à grand’peine dans l’enceinte, et quelques hommes furent laissés à leur garde.

Soudain, un horrible cri de guerre retentit comme un coup de tonnerre.

Tout à coup les Indiens, couchés jusque-là sur le flanc de leurs chevaux, se redressèrent tous à la fois et s’élancèrent avec fureur sur les Français, en brandissant leurs armes au-dessus de leurs têtes.

Le premier choc fut terrible.

Cependant les aventuriers ne reculèrent pas d’une semelle ; ils attendirent froids et impassibles et sur l’ordre de leur chef tirèrent presque à bout portant.

Puis un combat à l’arme blanche s’engagea, combat affreux et sans pitié.

Les Indiens se faisaient tuer avec un courage extrême.

Eux non plus, ils ne reculaient pas.

Deux fois même ils pénétrèrent jusque dans l’enceinte du camp.

Mais tout à coup ils furent à l’improviste assaillis par derrière.

Le colonel Martial Renaud les avait tournés et se ruait sur eux, à la tête d’une cinquantaine d’hommes bien montés, en même temps que les autres aventuriers, commandés par le comte de Warrens et formés en colonne d’attaque, s’élançaient bravement à la baïonnette.

Pendant quelques minutes la mêlée fut horrible, le carnage effroyable ; la masse des combattants acharnés à s’entre-détruire oscillait à droite, à gauche, en avant, en arrière, mais sans se disjoindre.

Enfin les guerriers peaux-rouges, tous aussi braves, mais indisciplinés et moins bien armés que leurs ennemis, et de plus pris comme dans un étau par les deux troupes des blancs, commencèrent à plier, à se débander, et finalement à fuir dans toutes les directions.

Au bout de quelques minutes, cette fuite se changea en déroute complète.


— Edmée, vous êtes mon bon ange !

Ils étaient vaincus !

Pendant le combat, le comte de Warrens avait remarqué à plusieurs reprises, et toujours au premier rang de ses compagnons, monté sur un cheval fougueux, un Indien de haute taille, bâti comme l’hercule Farnèse, et dont, malgré les peintures qui le défiguraient, les traits étaient beaux, énergiques et intelligents.

Cet homme, très jeune encore, semblait être le chef des Peaux-Rouges : ceux-ci lui témoignaient un grand respect ; du reste, la plume d’aigle fièrement plantée au milieu de sa touffe de guerre, les nombreux coups dessinés en rouges sur sa poitrine, et les queues de loup attachées à ses talons le faisaient aussitôt reconnaître par tout homme connaissant les coutumes indiennes, pour un grand brave.

Ce chef fit, pendant le combat, des prodiges de valeur ; il semblait se multiplier ; toujours à dix pas en avant de ses guerriers, trois fois il les ramena à l’attaque des blancs avec un acharnement et une rage inouïs.

Enfin, lorsque les Indiens s’avouèrent vaincus et prirent définitivement la fuite, au lieu de suivre leur exemple, le chef poussa son terrible cri de guerre d’une voix stridente, et, sans s’occuper d’être ou non suivi par les siens, levant son tomahawk au-dessus de sa tête, il se rua comme un démon au plus épais des rangs des aventuriers.

Lui et le comte Warrens se trouvèrent alors face à face.

Le capitaine fit un geste.

Aussitôt les aventuriers s’écartèrent respectueusement.

Les deux ennemis se mesurèrent un instant du regard, puis, comme d’un commun accord, ils bondirent au-devant l’un de l’autre, se prirent corps à corps et s’enlacèrent comme deux serpents.

La lutte fut longue, acharnée ; le chef indien était doué d’une vigueur et d’une adresse peu communes ; mais il avait affaire à un redoutable adversaire.

Il fut à l’improviste enlevé de terre, rudement jeté sur le sol, et, avant qu’il pût faire un mouvement pour se relever et reprendre l’offensive, il sentit le genou du comte lourdement peser sur sa poitrine.

Le jeune et brave chef indien dédaigna de continuer plus longtemps une résistance impossible et, quoique vaincu et à la merci de son adversaire il resta calme et impassible ; pas un muscle de son visage ne tressaillit, il riva son regard hautain sur celui de son vainqueur.

Celui-ci leva son poignard.

Tout à coup une main retint son bras, tandis qu’une douce voix murmurait à son oreille ce seul mot :

— Grâce !

— Vous le voulez, Edmée, répondit aussitôt le comte en jetant son poignard, que votre volonté soit faite !

— Merci, Noël ! lui dit-elle en rougissant de plaisir.

Le comte tendit la main au Peau-Rouge toujours renversé sur le sol.

— Relevez-vous, chef ! lui dit-il.

— Pourquoi le Visage-Pâle ne me tue-t-il pas ? répondit froidement l’Indien, sans profiter de la permission qui lui était donnée.

— Parce que vous êtes un grand brave, chef, et que vous ne devez pas être tué comme un chien, répondit le comte.

— Bon ! reprit-il avec un sourire hautain et en se levant lentement, mon frère pâle veut m’attacher au poteau de torture… Soit ! Il verra comment sait mourir un chef.

— Vous vous trompez, Peau-Rouge, je ne le verrai pas, répondit avec courtoisie le comte de Warrens ; vous êtes libre.

— Libre ! s’écria l’Indien, en laissant pour la première fois paraître son émotion.

— Voici votre cheval et vos armes, vous pouvez partir.

L’Indien, sans répondre, bondit sur son cheval et saisit ses armes.

— Adieu ! chef, lui dit le comte, vous êtes mon ami, voici ma main.

— Voici la mienne, dit le Peau-Rouge ; et se redressant d’un air superbe en tendant sa main droite au comte qui la serra :

« L’Épervier est un grand chef dans sa nation ; que le Bras-de-Fer continue son voyage sans crainte : les guerriers sioux sont ses frères maintenant, ils déblaieront le chemin devant lui.

Puis, se tournant vers la jeune fille immobile et souriante auprès du comte :

— L’Étoile-du-Matin sera la sœur d’un chef ; qu’elle accepte ce Wampum, ajouta-t-il en lui présentant un collier de coquillages qu’il retira de son cou et en s’inclinant avec cette courtoisie remplie de grâce et de noblesse qui semble innée chez les Peaux-Rouges.

— Je vous remercie, chef, répondit la jeune fille. J’accepte votre présent, mais à la condition que vous ne refuserez pas le mien.

Et elle lui offrit un bracelet qu’elle portait au bras gauche.

L’Indien le prit en souriant.

— Que ma sœur soit heureuse ! dit-il. Peut-être un jour le chef sioux s’acquittera-t-il du service qu’elle lui a rendu aujourd’hui.

Après avoir prononcé ces paroles, l’Épervier enleva son cheval, et s’éloigna au milieu d’un nuage de poussière.

Le voyage dura dix jours encore, les aventuriers ne furent plus attaqués ; parfois, le soir, à l’heure du campement, l’Épervier apparaissait subitement accourant ventre à terre, il venait sans façon fumer son calumet au feu de son ami le Bras-de-Fer, ainsi qu’il avait nommé le comte de Warrens, qui le recevait toujours avec plaisir.

Un jour, le chef, après une de ses visites presque quotidiennes au camp des Français, retira la plume d’aigle fichée dans sa touffe de guerre et la présentant à Edmée :

— Que l’Étoile-du-Matin conserve cette plume, dit-il ; si jamais elle a besoin d’un ami, elle le lui fera trouver.

Cette alliance avec les Peaux-Rouges fut, en diverses circonstances, fort utile aux aventuriers, dans l’état où se trouvait la Californie à cette époque.