Les mystères de Montréal/XLVI

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 134-137).

XV

LA TROMPETTE À VACHE.


La noce avait quitté le « Light House » vers six heures et à sept heures et demie les nouveaux mariés entraient chez le père Sansçon.

Pendant la première semaine de la lune de miel Bénoni devait pensionner chez son beau-père.

La chambre à coucher des nouveaux mariés devait être celle du père Sansfaçon. Le bonhomme et la bonne femme devaient coucher pendant quelques jours dans le banc-lit de la salle à dîner.

Après le souper qui fut gai comme le déjeuner et le dîner, Bénoni tira quelques touches d’un excellent cigare de cinq cents et expliqua à sa belle-mère ses projets d’avenir.

Il devait prendre une licence de cocher et s’acheter un attelage double. Il avait trouvé de son goût une jolie petite maison sur la rue Plessis, avec remise et écurie. Il se proposait de rouler la plus belle voiture de la stand de la Place d’Armes.

À neuf heures la bonne femme Sansfaçon qui avait passé la nuit blanche la veille baillait à se décrocher la mâchoire. Le vieux qui s’était un peu piqué le nez pendant le voyage roupillait dans une chaise berçante.

Bénoni fit observer à sa femme que l’heure était avancée et qu’il fallait songer à se coucher.

Ursule qui était assise sur les genoux de son époux, la tête appuyée sur son épaule, poussa un soupir et leva un regard langoureux sur les yeux de son bien-aimé.

Elle lui pressa la main délicatement et dit :

— Chère belle gueule, attends un petit brin.

Bénoni se leva et passa le bras autour de la taille d’Ursule et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre s’ouvrant sur la rue.

Le ciel était serein et la lune brillait au firmament avec un éclat extraordinaire.

Le marié indiqua du doigt l’astre des nuits et dit à Ursule :

— Regarde donc un peu comme elle brille cette nuit, c’est notre lune de miel qui est dans son premier quartier.

Ursule, qui mâchouillait sa gomme dans une muette contemplation de son époux, passa ses doigts mignons dans les frisettes huileuses de Bénoni et lui dit :

— Tu m’aimes, n’est-ce pas, mon chou à moi toute seule ?

— Tu me demandes si je t’aime, cher ange de mon cœur. Mais je t’adore à en perdre la raison. Regarde le ciel, il semble sourire à nos amours. Toi, m’aimes-tu toujours ?

— Bénoni, soupira la jeune mariée en laissant tomber avec grâce sa tête sur l’épaule de son mari, Bénoni, c’est pour la vie.

Bénoni pressa Ursule sur son cœur et resta pendant quelques instants dans un ravissement béat.

Après cinq ou six minutes il sortit de son extase et dit à Ursule :

— Ma chère, il est bien tard. Il serait temps de nous coucher.

— Pas encore, répondit Ursule en minaudant. Restons ici encore quelques minutes, le ciel est si beau.

Tout à coup le silence de la nuit fut troublé par le son prolongé d’une trompette.

Bénoni tressaillit comme s’il avait été mordu par un serpent. Il lâcha Ursule et se porta les mains à la figure.

La jeune femme inquiète dit :

— Mais, Bénoni, tu me fais peur, qu’as-tu donc ce soir ?

La trompette retentit une deuxième fois.

Bénoni pâlit, chancela et tomba anéanti sur une chaise.

— Qu’as-tu, mon trognon ? reprit Ursule. Est-ce cette trompette qui t’effraie ?

— Oui, cette trompette ! dit Bénoni d’une voix haletante, cette trompette maudite.

— Mais, cher ami, tu devrais savoir que c’est la trompette du « stage » de St-Eustache.


Le « stage » de St-Eustache.

— Non, non, fit Bénoni d’une voix que la terreur rendait sifflante. Ce n’est pas la trompette du « stage ». Le maudit, il veut m’arracher à mon bonheur. Ursule, je suis perdu. Écoute ! il est là. Il m’attend pour me détruire.

La trompette recommença sa lugubre fanfare.

Un nuage passa devant les yeux de Bénoni.

Il se leva d’un bond de sa chaise et saisit un couteau sur la table en s’écriant :

— Caraquette, l’un de nous doit mourir ce soir.

Un coup violent fut donné dans la porte par quelqu’un qui était sur la galerie.

— Mon Dieu ! que veut dire tout ceci ? dit Ursule. Qui frappe à notre porte à cette heure ?

— C’est mon mauvais génie. Il faut que j’ouvre.

— Mais, tu n’es pas fou le casque, ouvrir notre porte à minuit, Bénoni, je crois que tu deviens fou.

— Non, éloigne-toi, ma chère. Tu vas voir comment un Canadien sait tuer ou mourir.

L’individu qui était dehors clancha la porte avec impatience. Bénoni serra convulsivement le manche du couteau et de la main gauche il fit partir le taquet de la porte.

La porte s’ouvrit et l’homme au chapeau de castor gris parut dans l’entrebâillement. Bénoni leva son couteau pour frapper son visiteur nocturne.

Caraquette lui présenta le canon d’un revolver.

Il laissa tomber son couteau.

L’homme au chapeau de castor gris parla.

— Tiens, c’est comme cela que l’on répond à l’appel de ses amis ! As-tu entendu la trompette à vache ?

Il t’en coûte beaucoup de remplir la promesse solennelle que tu m’as faite cette après-midi sur le chemin de Lachine. Dans tous les cas, je vais entrer me chauffer.

Bénoni resta interdit et indiqua machinalement une chaise à Caraquette.

Celui-ci entra, tenant toujours son arme à la main, le canon braqué sur la poitrine de Bénoni.

Ursule en voyant cette scène tomba inanimée sur le banc-lit.

Caraquette fit signe à Bénoni de s’asseoir près d’une table.

— Tu vas rester là immobile pendant un instant. Tu mettras les mains sur la table et au premier mouvement suspect de ta part, je te loge un dragé dans la cervelle.

— Parlez, monsieur, je vous écoute.

Caraquette reprit :

— Bon, voilà tu es raisonnable maintenant. Nous allons causer d’affaires. Après le double crime que tu as commis tu ne peux attendre aucune miséricorde de la justice des hommes. Voleur et assassin, tu croyais que le ciel allait te permettre de flétrir l’existence de ta fiancée. Aujourd’hui le châtiment te réclame, tu vas me suivre immédiatement.

— Immédiatement, dit Bénoni, immédiatement. Mais, songez, monsieur Caraquette, que je suis marié depuis ce matin. Immédiatement, mais vous badinez. Demain matin, je serai votre homme.

— Demain matin, dit l’homme au chapeau de castor gris avec un ricanement méphistophélique, demain ne m’appartient pas. Demain est à Dieu. Il y a plus d’un accident entre la coupe et les lèvres. C’est aujourd’hui, entends-tu, mon ami ?