Les pères du système taoïste/Lie-tzeu/6. Fatalité

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Imprimerie de Hien Hien (p. 151-163).

Chap. 6. Fatalité.

A. L’Énergie dit à la Fatalité : tu ne me vaux pas. — Pourquoi pas ? demanda la Fatalité. — Parce que, dit l’Énergie, la longévité, le succès, la noblesse, la richesse, c’est moi qui les procure aux hommes. — Ah ! fit la Fatalité, si cela était, y aurait-il vraiment lieu que tu t’en fasses gloire ? P’eng-tsou vécut huit siècles, bien plus longtemps que Yao et Chounn, sans avoir plus de mérite qu’eux. Yen-yuan, si sage, mourut à trente-deux ans, tandis que bien des sots atteignent un âge avancé. Tchoung-ni qui valut les princes de son temps, éprouva de grandes infortunes à Tch’enn et à Ts’ai. L’empereur Tcheou des Yinn[1] ne valut pas les trois parangons Wei-tzeu, Ki-tzeu, Pi-kan, et occupa pourtant un trône, tandis qu’eux furent malheureux. Ki-tcha de Ou, qui aurait mérité les plus grands honneurs, n’en obtint aucun ; tandis que T’ien-heng, absolument indigne, obtint le royaume de Ts’i. Pai-i et Chou-ts’i, si nobles, moururent de faim à Cheou-yang, tandis que Ki-cheu devint riche à Tchan-k’inn. Si c’est toi qui as fait ces répartitions-là, pourquoi les as-tu faites aussi à l’aveugle. — Si ce n’est pas moi, dit Énergie, c’est toi Fatalité qui les as faites, et ton blâme retombe sur toi. — Pardon, dit Fatalité ; moi je ne fais rien. Je pousse (je fais tourner la roue), puis laisse aller. Fatalement l’un vit longtemps et l’autre pas, fatalement l’un réussit et l’autre non, fatalement l’un devient illustre et l’autre pas, fatalement l’un est riche et l’autre pauvre. Moi je ne fais rien de tout cela ; je n’en sais même rien ; cela vient de soi.

B. Pei-koung-tzeu dit à Si-menn-tzeu : Je suis né dans le même temps et issu du même lignage que vous ; comme visage, langage, démarche, il n’y a guère de différence entre nous deux ; et cependant, vous réussissez, vous êtes honoré, vous êtes aimé, vous êtes goûté, vous êtes loué, tandis qu’il m’arrive tout le contraire. Nous avons employé les mêmes moyens pour tenter la fortune ; vous avez réussi en tout, et moi à rien. Je suis mal vêtu, mat nourri, mal logé, et marche à pied ; tandis que vous vivez dans le luxe et l’abondance, et ne sortez qu’en quadrige. Et dans la vie privée et dans la vie publique, vous primez tellement, que je n’ose plus me comparer avec vous. — Je conjecture, dit Si-menn-tzeu, que la différence de nos conditions, tient à la différence de nos conduites. Tu te seras moins bien conduit que moi. — Très humilié, Pei-koung-tzeu ne sut que répondre, et s’en alla tout déconfit. Dans la rue il rencontra le Maître du faubourg de l’est, qui lui demanda : où allez-vous, de ce pas, et avec cette mine ? — Pei-koung-tzeu lui ayant conté sa déconfiture : Retournons ensemble, dit le Maître ; je laverai votre affront. — Quand ils furent arrivés chez Si-menn-tzeu, le Maître lui demanda : quelle avanie avez-vous faite à Pei-koung-tzeu ? — Je lui ai dit, dit Si-menn-tzeu, que j’estimais que la différence de nos conditions, devait provenir de la différence de nos conduites. — Il n’en est rien, dit le Maître. Voici comme il faut expliquer la chose. Bien doué, Pei-koung-tzeu a un mauvais destin. Mal doué, toi Si-menn-tzeu, tu as un bon destin. Ta réussite n’est pas due à tes qualités ; ses insuccès ne sont pas dus à son incapacité. Ce n’est pas vous qui vous êtes faits ce que vous êtes ; c’est la fatalité qui vous a faits ce que vous êtes. Si donc toi, le fortuné, tu l’as humilié ; si lui, le bien doué, en a eu honte ; c’est que, tous deux, vous ignoriez ce qui en est de vous. — N’en dites pas davantage, Maître, dit Si-menn-tzeu ; je ne le ferai plus. — Quand Pei-koung-tzeu fut revenu chez lui, il trouva sa robe de grosse toile plus chaude que fourrure de renard ou de blaireau ; ses grossiers aliments lui semblèrent délicieux ; sa masure lui parut un palais, et sa claie un char. Illuminé intérieurement, jusqu’à sa mort il ne fit plus aucune attention aux distinctions sociales. — Le Maître du faubourg de l’est l’ayant appris, dit : Après un bien long sommeil (ignorance), un mot a suffi pour éveiller cet homme, et le changer d’une manière durable.

C. Koan-i-ou et Pao-chou-ya, tous deux de Ts’i[2], étaient amis intimes. Koan-i-ou s’attacha au prince Kiou, Pao-chou-ya adhéra au prince Siao-pai. Par suite de la préférence accordée par le duc Hi de Ts’i à Ou-tcheu le fils d’une concubine favorite, une révolution éclata, quand il fallut pourvoir à la succession du duc défunt. Koan-i-ou et Tchao-hou se réfugièrent à Lou avec le prince Kiou, tandis que Pao-chou-ya fuyait à Kiu avec le prince Siao-pai. Ensuite ces deux princes, devenus compétiteurs au trône, s’étant déclaré la guerre, Koan-i-ou combattit du côté de Kiou quand celui-ci marcha sur Kiu, et décocha à Siao-pai une flèche qui l’aurait tué, si elle n’avait été épointée par la boucle de sa ceinture. Siao-pai ayant vaincu, exigea que ceux de Lou missent à mort son rival Kiou, ce qu’ils firent complaisamment. Tchao-hou périt, Koan-i-ou fut emprisonné. — Alors Pao-chou-ya dit à son protégé Siao-pai devenu le duc Hoan : Koan-i-ou est un politicien extrêmement habile. — Je le veux bien, dit le duc ; mais je hais cet homme, qui a failli me tuer. — Pao-chou-ya reprit : Un prince sage doit savoir étouffer ses ressentiments personnels. Les inférieurs doivent faire cela continuellement à l’égard de leurs supérieurs ; un supérieur doit le faire parfois pour quelqu’un de. ses inférieurs. Si vous avez l’intention de devenir hégémon, Koan-i-ou est le seul homme capable de faire réussir votre dessein. Il vous faut l’amnistier. — Le duc réclama donc Koan-tchoung, soi-disant pour le mettre à mort. Ceux de Lou le lui envoyèrent lié. Pao-chou-ya sortit au-devant de lui dans le faubourg, et lui enleva ses liens. Le duc Hoan le revêtit de la dignité de premier ministre. Pao-chou-ya devint son inférieur. Le duc le traita en fils, et l’appela son père. Koan-tchoung le fit hégémon. — Il disait souvent en soupirant : Quand, dans ma jeunesse, je faisais le commerce avec Pao-chou-ya, et que je m’adjugeais la bonne part, Pao-chou-ya m’excusait, sur ma pauvreté. Quand, plus tard, dans la poli­tique, lui réussit et moi j’eus le dessous, Pao-chou-ya se dit que mon heure n’était pas encore venue, et ne douta pas de moi. Quand je pris la fuite à la déroute du prince Kiou, Pao-chou-ya ne me jugea pas lâche, mais m’excusa sur ce que j’avais encore ma vieille mère, pour laquelle je devais me con­server. Quand je fus emprisonné, Pao-chou-ya me conserva son estime, sa­chant que pour moi il n’y a qu’un déshonneur, à savoir de rester oisif sans travailler au bien de l’État. Ah ! si je dois la vie à mes parents, je dois plus à Pao-chou-ya qui a compris mon âme. — Depuis lors, c’est l’usage d’ad­mirer l’amitié désintéressée de Pao-chou-ya pour Koan-i-ou, de louer le duc Hoan pour sa magnanimité et son discernement des hommes. En réalité, il ne faudrait, en cette affaire, parler, ni d’amitié, ni de discernement. La vérité est qu’il n’y a eu, ni intervention de la part des acteurs, ni revirement de la fortune. Tout fut jeu de la fatalité aveugle. Si Tchao-hou périt, c’est qu’il devait périr. Si Pao-chou-ya patronna Koan-i-ou, c’est qu’il devait le faire. Si le duc Hoan pardonna à Koan-i-ou, c’est qu’il devait lui pardon­ner. Nécessités fatales, et rien de plus. — Il en fut de même, à la fin de la car­rière de Koan-i-ou. Quand celui-ci eut dû s’aliter, le duc alla le visiter et lui dit : Père Tchoung, vous êtes bien malade ; il me faut faire allusion à ce qu’on ne nomme pas (la mort) ; si votre maladie s’aggravait (au point de vous emporter), qui prendrai-je comme ministre à votre place ? — Qui vous voudrez, dit le mourant. — Pao-chou-ya conviendrait-il ? demanda le duc. — Non, fit Koan-i-ou ; son idéal est trop élevé ; il méprise ceux qui n’y atteignent pas, et n’oublie jamais une faute commise. Si vous le preniez pour ministre, et vous, et le peuple, s’en trouveraient mal. Vous ne le supporteriez pas long­temps. — Alors qui prendrai-je ? fit le duc. — S’il me faut parler, dit Koan-i-ou, prenez Hien-p’eng, il fera l’affaire. Il est également souple avec les supérieurs et les inférieurs. L’envie chimérique d’égaler la vertu de Hoang-ti l’absorbe. Le coup d’œil transcendant est le propre des Sages du premier ordre, la vue pratique est le propre des Sages du second rang. Faire sentir sa sagesse indispose les hommes, la faire oublier fait aimer. Hien-p’eng n’est pas un Sage du premier ordre ; il a, du Sage de second rang, l’art de s’effacer. De plus, et sa personne, et sa famille, sont inconnues. C’est pourquoi je juge qu’il convient pour la charge de premier ministre. — Que dire de cela ? Koan-i-ou ne recommanda pas Pao-chou-ya, parce que celui-ci ne devait pas être recommandé ; il patronna Hien-p’eng, parce qu’il devait le patronner. For­tune d’abord et infortune ensuite, infortune d’abord et fortune ensuite, dans toutes les vicissitudes de la destinée, rien n’est de l’homme (voulu, fait par lui) ; tout est fatalité aveugle.

D. Teng-si savait discuter le pour et le contre d’une question, en un flux de paroles intarissable. Tzeu-tch’an[3] ayant fait un code nouveau pour la principauté de Tcheng, beaucoup le critiquèrent, et Teng-si le tourna en dérision. Tzeu-tch’an sévit contre ses détracteurs, et fit mettre à mort Teng-si. En cela il n’agit pas, mais servit la fatalité. Teng-si devait mourir ainsi. Teng-si devait tourner Tzeu-tch’an en dérision, et provoquer ainsi sa mise à mort. Naître et mourir à son heure, ces deux choses sont des bonheurs. Ne pas naître, ne pas mourir à son heure, ces deux choses sont des malheurs. Ces sorts divers échoient aux uns et aux autres, non pas de leur fait, mais du fait de la fatalité. Ils sont imprévisibles. Voilà pourquoi, en en parlant, on emploie les expressions, mystère sans règle, voie du ciel qui seule se connaît, obscurité inscrutable, loi du ciel se mouvant d’elle-même, et autres analogues. Cela veut dire, que le ciel et la terre, que la science des Sages, que les mânes et les lutins, ne peuvent rien contre la fatalité. Selon son caprice, celle-ci anéantit ou édifie, écrase ou caresse, tarde ou prévient.

E. Ki-leang, un ami de Yang-tchou, étant tombé malade, se trouva à l’extrémité, au bout de sept jours. Tout en larmes, son fils courut chez tous les médecins des alentours. Le malade dit à Yang-tchou : tâche de faire entendre raison à mon imbécile de fils. ... Yang-tchou récita donc au fils la strophe : ce que le ciel ne sait pas (l’avenir), comment les hommes pourraient-ils le conjecturer ? Il n’est pas vrai que le ciel bénit, ni que personne soit maudit. Nous savons, toi et moi, que la fatalité est aveugle et inéluctable. Qu’est-ce que les médecins et les magiciens y pourront ? — Mais le fils ne démordit pas, et amena trois médecins, un Kiao, un U, et un Lou. Tous trois examinèrent le malade, l’un après l’autre. — Le Kiao dit : dans votre cas, le froid et le chaud sont déséquilibrés, le vide et le plein sont disproportionnés ; vous avez trop mangé, trop joui, trop pensé, trop fatigué ; votre maladie est naturelle. et non l’effet de quelque influx malfaisant ; quoiqu’elle soit grave, elle est guérissable. ... Celui là, dit Ki-leang, récite le boniment des livres ; qu’on le renvoie sans plus ! — Le U dit au malade : voici votre cas. Sorti du sein maternel avec une vitalité défectueuse, vous avez ensuite tété plus de lait que vous n’en pouviez digérer. L’origine de votre mal, remonte à cette époque-là. Comme il est invétéré, il ne pourra guère être guéri complètement. ... Celui-là parle bien, dit Ki-leang ; qu’on lui donne à dîner ! — Le Lou dit au malade : ni le ciel, ni un homme, ni un spectre, ne sont cause de votre maladie. Né avec un corps composé, vous êtes soumis à la loi de la dissolution, et devez comprendre que le temps approche ; aucun médicament n’y fera rien. ... Celui-là a de l’esprit, dit Ki-leang ; qu’on le paye libéralement. — Ki-leang ne prit aucune médecine, et guérit parfaitement (fatalité). — Le souci de la vie ne l’allonge pas, le défaut de soin ne l’abrège pas. L’estime du corps ne l’améliore pas, le mépris ne le détériore pas. Les suites, en cette matière, ne répondent pas aux actes posés. Elles paraissent même souvent diamétralement contraires, sans l’être en réalité. Car la fatalité n’a pas de contraire. On vit ou on meurt, parce qu’on devait vivre ou mourir. Le soin ou la négligence de la vie, du corps, n’y font rien, ni dans un sens ni dans l’autre. — Voilà pourquoi U-hioung dit à Wenn-wang : « L’homme ne peut ni ajouter ni retrancher à sa stature ; tous ses calculs ne peuvent rien à cela. ... Dans le même ordre d’idées, Lao-tan dit à Koan-yinn-tzeu : quand le ciel ne veut pas, qui dira pourquoi ? c’est-à-dire, mieux vaut se tenir tranquille, que de chercher à connaître les intentions du ciel, à deviner le faste et le néfaste. (Vains calculs, tout étant régi par une fatalité aveugle, imprévisible, inéluctable).

F. Yang-pou le frère cadet de Yang-tchou dit à son aîné : Il est des hommes tout semblables pour l’âge, l’extérieur, tous les dons naturels, qui différent absolument, pour la durée de la vie, la fortune, le succès. Je ne m’explique pas ce mystère. — Yang-tchou lui répondit : Tu as encore oublié l’adage des anciens que je t’ai répété si souvent : le mystère qu’on ne peut pas expliquer, c’est la fatalité. Il est fait d’obscurités impénétrables, de complications inextricables, d’actions et d’omissions qui s’ajoutent au jour le jour. Ceux qui sont persuadés de l’existence de cette fatalité, ne croient plus à la possibilité d’arriver, par efforts, à prolonger leur vie, à réussir dans leurs entreprises, à éviter le malheur. Ils ne comptent plus sur rien, se sachant les jouets d’un destin aveugle. Droits et intègres, ils ne tendent plus dans aucun sens ; ils ne s’affligent ni ne se réjouissent plus de rien ; ils n’agissent plus, mais laissent aller toutes choses. ... Les sentences suivantes de Hoang-ti, résument bien la conduite à tenir par l’illuminé : Que le sur-homme reste inerte comme un cadavre, et ne se meuve que passivement, parce qu’on le meut. Qu’il ne raisonne pas, sur son inertie, sur ses mouvements. Qu’il ne se préoccupe jamais de l’avis des hommes, et ne modifie jamais ses sentiments d’après les leurs. Qu’il aille son chemin à lui, suive sa voie propre personnelle. Car personne ne peut lui nuire, (la fatalité seule disposant de lui.)

G. Quatre hommes vécurent ensemble durant toute leur vie, sans s’occuper des sentiments les uns des autres. Quatre autres passèrent de même leur vie, sans se communiquer aucun dessein. Quatre autres, sans se rien manifester. Quatre autres, sans jamais discuter. Quatre autres, sans même se regarder. ... Tous ceux-là marchèrent comme il convient à des hommes régis par la fatalité[4]. — Ce qui paraissait devoir être favorable, se trouve ensuite avoir été funeste. Ce qui paraissait devoir être funeste, se trouve ensuite avoir été favorable. Que d’hommes passent leur vie en efforts insensés, pour discerner des apparences confuses, pour pénétrer des obscurités mystérieuses. Ne vaudrait-il pas mieux, ne pas craindre le malheur, ne pas désirer le bonheur, se mouvoir ou rester tranquille selon la nécessité, avec la conviction profonde que la raison n’y entend rien et que la volonté n’y peut rien. Quiconque a bien compris cela, doit l’appliquer à autrui comme à soi-même. S’il gouverne les hommes d’après d’autres principes, c’est un aveugle et un sourd volontaire, qui se jettera avec eux dans un fossé. — Récapitulons : La vie et la mort, la fortune et l’infortune, dépendent de la fatalité, de l’horoscope. Quiconque se plaint de devoir mourir jeune, d’être pauvre ou affligé, montre qu’il ignore la loi. Quiconque regarde la mort en face sans crainte, et supporte la misère sans plainte, montre qu’il connaît la loi. Les conjectures des prétendus sages, sur le plus et le moins, sur le vide et le plein, sur la chance et la malechance, ne donnent jamais aucune certitude ; après tous leurs calculs, le résultat sera positif ou négatif, sans qu’on sache pourquoi. Qu’on calcule ou qu’on ne calcule pas, il en adviendra de même. Le salut et la ruine ne dépendent en rien de la connaissance préalable. On est sauvé parce qu’on devait l’être, on périt parce qu’on devait périr.

H. Le duc King de Ts’i étant allé se promener au nord du mont Niou-chan, revenait vers sa capitale. Quand il la vit de loin, touché jusqu’aux larmes, il s’écria : Oh ! ma belle ville, si bien peuplée ! Pourquoi faut-il que, insensiblement, approche le moment où je devrai la quitter ?.. Ah ! si les hommes pouvaient ne pas mourir ! — Cheu-k’oung et Leang-k’iou-kiu, de l’escorte du duc, pleurèrent aussi, pour lui complaire, et dirent : Si à nous qui ne sommes que des écuyers, hommes de condition bien modeste, la pensée de la mort est pénible, combien plus doit-elle l’être pour vous, Seigneur ! — Le lettré Yen-tzeu qui accompagnait aussi le duc, éclata de rire. — Le duc le vit. Essuyant ses larmes, il fixa Yen-tzeu et lui demanda : alors que je pleure, et que ces deux hommes pleurent avec moi, qu’est-ce qui peut bien vous faire rire, vous ? — Je pense, dit Yen-tzeu, que si, conformément à votre désir, les hommes ne mouraient pas, les sages ducs Tai-koung et Hoan-koung, les braves ducs Tchoang-koung et Ling-koung, vos ancêtres, vivraient encore. S’ils vivaient encore, le plus ancien occuperait le trône, et vous, son descendant lointain, seriez sans doute occupé à garder quelque métairie. Ne devez-vous pas le trône au fait que, étant morts, vos ancêtres ne sont plus ici ? Par leur disparition successive, le trône a fini par vous échoir. N’y a-t-il pas dans vos regrets de ce que les hommes meurent, quelque ingratitude envers ceux qui vous ont rendu le service de mourir ? et les deux écuyers qui ont pleuré avec vous pour vous complaire, ne sont-ils pas de sots flatteurs ? Ce sont ces pensées-là, qui m’ont fait rire. — Honteux de son accès de sentimentalité déraisonnable, le duc but un plein rhyton pour pénitence, puis infligea aux deux écuyers de vider deux rhytons chacun.

I. À Wei, un certain Tong-menn Ou, ayant perdu son fils, ne le pleura pas. Quelqu’un qui demeurait avec lui, lui dit : vous aimiez pourtant votre fils ; comment se fait-il que, maintenant qu’il est mort, vous ne le pleuriez pas ? — Tong-menn Ou dit : jadis, durant bien des années, avant sa naissance, je vécus sans ce fils, sans me chagriner. Maintenant qu’il est mort, je me reporte à ce temps-là, me figure que je ne l’ai jamais eu, et ne me chagrine pas davantage. D’ailleurs, à quoi bon ? !. Les agriculteurs se soucient de leurs récoltes, les marchands de leur commerce, les artisans de leur métier, les officiers de leur emploi. Or tout cela dépend de circonstances indépendantes de leur volonté. A l’agriculteur il faut de la pluie, au marchand de la chance, à l’artisan de l’ouvrage, à l’officier une occasion de se distinguer. Or c’est de la fatalité uniquement, que dépendent les circonstances et les occasions.


  1. TH pages 85,90,91,99.
  2. TH page 138.
  3. TH page 175 seq.
  4. Exorde inepte ; exercice de phrases parallèles.