Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/3

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MADELEINE JÉRÉMIE




I


Dans la partie nord de la Martinique, au pied d’un des plus vastes et des plus riches plateaux de cette belle colonie, se trouve un petit bourg nommé la Basse-Pointe, plus considérable qu’un gros village de France. Ce bourg touche à la mer, toujours violente le long de cette côte, depuis la Table-au-Diable jusqu’à la Pointe-du-Souffleur, où elle jette en toute saison des lames massives qui, en se brisant sur la plage, l’écorchent à de très-grandes profondeurs. L’azur et l’écume mousseuse de ces lames assombries par un sable fin et noir comme du charbon pilé qu’elles enroulent dans leurs larges replis, ajoutent à ce spectacle quelque chose de sinistre.

Cet emportement perpétuel est, si j’osais le dire, le fond naturel du caractère de cette mer ; aussi quand les fureurs de quelque raz-de-marée ou de quelque coup de vent viennent se mêler à cette houle imposante, ce sont des déchaînements effroyables. Le hurlement des lames qui, en temps ordinaire, s’entend déjà à un kilomètre de distance, devient un rugissement dont le concert de cent pièces de canon pourrait à peu près donner une idée. Elles sont alors si hautes, qu’en les voyant accourir de loin avec la rapidité d’un cheval emporté, il semble qu’elles vont engloutir la moitié de l’île. Quand certaines de ces lames s’abattent sur le rivage ou vont se défoncer contre quelque rocher géant qu’elles frappent insolemment jusqu’au front, le cœur en est ébranlé.

En ces moments-là, il est tout simplement impossible aux longues et robustes pirogues en usage pour les communications dans cette partie de l’île de prendre la mer et surtout de la tenir. C’est à peine si, par les jours de calme houleux, que j’ai dit être l’état normal de ces parages, l’embarquement est praticable pour tous autres que certains nègres, spécialement voués à ce service, et qui y ont été élevés. Ces gens-là ont une expérience toute particulière des jeux, des caprices et des secrets de ces flots. Ils savent, par exemple, après quelle succession rapide d’un nombre déterminé de lames survient un répit de quelques secondes. — « C’est le moment où la mer prend haleine, » disent-ils. — Eux seuls ont l’habitude et l’habileté de profiter de ce répit, soit pour pousser un canot au large, soit pour accoster le rivage.

Aussi les Caraïbes, au fur et à mesure que la civilisation les chassait de leur domaine, s’étaient-ils retranchés dans le nord de l’île, ayant ainsi pour remparts, d’un côté, des montagnes inaccessibles encore, de l’autre cette mer furieuse sur laquelle les Européens n’osaient pas s’aventurer. Ce sont les Caraïbes, d’ailleurs, qui, par tradition, ont formé les marins aptes à cette navigation côtière ; ils en ont même conservé le monopole dans celles des îles où il reste des débris de leur race.


II


Un soir de l’année 1820, après une forte bourrasque qui, pendant trois jours, avait soufflé du nord-ouest, on pouvait voir, à deux milles au large de la Basse-Pointe, une pirogue armée, de six vigoureux nègres nus jusqu’à la ceinture. Les plus habiles manœuvriers eussent admiré les héroïques efforts, le courage et la précision avec lesquels ces nègres conduisaient leur embarcation pour se ménager un accostage devant le débarcadère du bourg. Mais, tout à coup, la lame creusa tellement de chaque côté du canot que les avirons rencontrèrent le vide ; avant que les nages-rameurs aient eu le temps de reprendre leur équilibre, la pirogue fut ramassée par le travers, roulée dans les replis de la vague, submergée ; elle alla ensuite piquer du nez dans le sable du rivage où elle s’enfonça jusqu’aux trois quarts, comme si une fosse y eût été creusée à l’avance pour la recevoir. La portion qui sortait du sable fut emportée en deux coups de mer. Des six nègres qui montaient la pirogue, pas un seul ne reparut ; mais du milieu d’une lame, dans cet intervalle où « la mer prend haleine, » une septième personne qui se trouvait à bord apparut, tentant un suprême effort pour gagner le rivage où elle fut miraculeusement jetée saine et sauve.

— Béni soit Dieu ! murmura le naufragé.

Et regardant autour de lui, il aperçut l’arrière brisé de la pirogue qu’une lame remportait à sa cime élevée, comme une dépouille triomphale.

— Les malheureux, ajouta-t-il, ils ont péri à coup sûr !

Il s’appuya contre un bloc de rocher pour recueillir un peu de ses forces qu’il venait de dépenser toutes dans cette lutte contre la mort, étudia d’un regard inquiet la plage, espérant d’y découvrir au moins quelqu’un des nègres de son équipage ; mais il ne vit que les planches broyées et hachées de la pirogue.

Il se leva, après un instant de repos, et se mit en marche vers le bourg qui se développait sur sa gauche. Du point où il était, et pour y arriver, il lui fallait traverser l’extrémité d’une magnifique savane dépendant d’une des plus riches habitations de la colonie. Les dernières herbes de cette savane entouraient un vaste étang, et formaient la limite où commençait le bourg auquel on arrivait de là par un chemin ombreux, couvert de hautes et larges branches de tamariniers.

Au haut de cette longue savane on apercevait, sur un demi-monticule, la maison de maître, dont mon aïeul paternel avait fait une résidence quasi seigneuriale. À droite de la maison, vers le milieu de la savane, s’élevait l’hôpital où les esclaves recevaient non-seulement les soins du médecin, mais étaient l’objet d’une sollicitude paternelle. En face se trouvaient les bâtiments de l’exploitation, et à cent pas de la maison, également sur la gauche, se développait toute une petite ville composée de maisonnettes propres, entourées de jardins en pleine culture, et couvertes d’ombre. C’étaient ce qu’on appelle les cases à nègres ; quatre cents esclaves environ peuplaient cette petite ville.

Notre jeune naufragé, Firmin de Lansac, allait passer au bas de la savane et entrer dans le chemin du bourg, lorsqu’il aperçut une petite négresse revenant des herbes, c’est-à-dire rapportant la provision que les esclaves au-dessous d’un certain âge étaient tenus de fournir, chaque soir, pour la nourriture des bestiaux. Les extrémités du paquet d’herbes retombaient devant le visage de la jeune négresse et le couvraient comme eût fait un voile. Sa jupe en étoffe de gingat bleu, à moitié retroussée, laissait à découvert ses jambes jusqu’au-dessus du genou ; sa chemise de grosse toile était, selon l’usage du pays, à peine nouée et retombait sur une des épaules de manière à n’habiller qu’à peine la poitrine. Elle s’en allait les deux poings sur les hanches, les bras arrondis et fredonnant une chanson monotone improvisée dans le patois du pays. Elle passa tout près de Firmin sans prendre garde à lui autrement que pour lui jeter ces mots qui sont le salut des nègres et qu’ils adressent à tous les blancs :

— Bonsoir, maître.

Elle continua sa route. Firmin l’appela alors. La jeune négresse s’arrêta, et se retournant vers lui :

— Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-elle en écartant de la main les herbes vertes qui l’aveuglaient.

Voyant devant elle un jeune homme dont la toilette, malgré l’état pitoyable où elle se trouvait, trahissait quelqu’un de supérieur, elle jeta son paquet, et, sans attendre que Firmin lui adressât la parole :

— Pas possible ! s’écria-t-elle en joignant les mains et avec une intonation expressive qui peint au suprême degré l’étonnement chez les nègres, — pas possible ! vous êtes donc tombé dans l’étang, Monsieur ?

— Non, mon enfant, répondit Firmin, je reviens du fond de la mer.

— Jésus Maria ! murmura la jeune négresse.

Cette exclamation, qui est familière à toutes les races du pays, traduit aussi bien la stupeur que l’admiration.

— Et d’abord où suis-je ici ? demanda Firmin.

— À la Basse-Pointe.

— Trouverai-je dans le bourg une auberge et un cheval ?

— Je ne connais d’autre auberge que celle-là, fit la jeune esclave en montrant la maison de son maître. Quant au cheval, si vous en avez besoin d’un, ce sera encore ici…

S’imaginant avoir affaire à un étranger, ainsi que les nègres appellent volontiers tout ce qui n’est pas créole, puisque son interlocuteur pouvait supposer qu’en passant si près d’une habitation il dût s’inquiéter de demander ailleurs l’hospitalité, la jeune négresse remit sur sa tête son paquet d’herbes avec un certain dédain et se disposait à reprendre sa course.

— Ainsi, lui dit Firmin en l’arrêtant par le bras, je puis m’adresser à la maison ?…

— Singulière question ! répliqua la négresse en haussant les épaules ; est-ce que la porte de mon maître n’est pas toujours ouverte à tout le monde ? Seulement, reprit-elle, vous la trouverez fermée aujourd’hui, parce que mon maître est parti hier pour Saint-Pierre avec toute sa famille ; mais vous pouvez vous adresser à papa Jérémie… c’est la même chose.

Les esclaves donnent ce titre de papa à tout nègre ou homme de couleur qui exerce une autorité sur eux, ou des bienfaits duquel ils ont à se louer. C’est une épithète de reconnaissance et de soumission en même temps.

— Qu’est-ce papa Jérémie ?

— L’économe de l’habitation. Sa case est à côté de l’hôpital ; si vous le désirez, je vais vous y conduire.

— Volontiers.

La jeune négresse partit en avant, en reprenant sur un autre air une nouvelle chanson qu’elle improvisa… sans aucun doute sur l’étranger.

— Voici la porte de papa Jérémie, dit-elle à Firmin, vous pouvez entrer.

Firmin, au lieu d’entrer, car la porte était ouverte, se donna la peine de frapper, ce qui surprit tellement Jérémie que celui-ci arriva tout effaré. Firmin lui raconta brièvement son naufrage, et le besoin très-pressant qu’il éprouvait d’avoir un cheval pour pouvoir se mettre en route aussitôt après qu’il aurait fait sécher ses vêtements.

Jérémie s’excusa sur l’absence des propriétaires qui avaient emmené jusqu’au plus mauvais portorico de l’écurie.

Les chevaux importés de l’île de Porto-Rico sont d’un usage très-commun aux Antilles. Petits, maigres, chétifs d’apparence, ils sont néanmoins d’excellentes montures de route, à cause de leur douceur, de leurs allures, de la solidité de leurs jarrets et de leur énergie à supporter la fatigue. Mais le manque d’éclat extérieur leur a valu d’injurieuses épithètes ; et il est rare qu’on parle d’un cheval de Porto-Rico aux colonies sans dire, comme Jerémie : un mauvais portorico.

— Mais, reprit l’économe, je vous trouverai un cheval au bourg, chez un voisin, n’importe où.

— En le payant, au besoin, le prix qu’on voudra. Car je suis horriblement pressé, ajouta Firmin ; il faut que je parte dans deux heures au plus tard.

— Ne vous inquiétez pas, je ferai de mon mieux ; mais, en attendant, ne souperez-vous pas ?

— De grand appétit.

— Eh bien ! je vais charger ma fille de vous ordonner le repas, pendant que je cours à la recherche du cheval.

Firmin s’assit devant la porte où arrivait un dernier rayon du soleil couchant, pendant que Jérémie allait d’un bout à l’autre de sa case, faisant les plus vives recommandations pour que rien ne manquât à son hôte, entre les mains duquel il remit un paquet de bouts de nègres (longs cigares minces), et disparut dans la direction du bourg.


III


Jérémie, il n’y avait pas à s’y tromper, était un vieux mulâtre. Son teint cuivré, ce qui lui restait de cheveux crépus sur le bord des tempes, l’agilité de ses doigts, l’exagération de ses mouvements, tout trahissait son origine dont le brave homme, d’ailleurs, ne se défendait pas. Son empressement vis-à-vis de son hôte était l’exacte traduction de ce qu’eussent fait ses maîtres s’ils avaient été présents. Je dis les maîtres de Jérémie, encore que le vieux mulâtre fût libre et n’eût même jamais appartenu aux propriétaires de l’habitation sur laquelle il remplissait un poste de confiance ; mais il avait pris l’habitude de les appeler « ses maîtres, » autant par respect que par affection. Cela ne tirait point à conséquence.

Firmin alluma un des bouts que Jérémie avait mis à sa disposition, coucha sa tête dans une de ses mains, et, en aspirant la fumée du tabac, il se laissa aller à une profonde rêverie. Disons quelques mots de plus sur Firmin, et expliquons son voyage à travers la tempête où il avait failli périr.

Firmin avait vingt-cinq à vingt-six ans, et pourtant ses traits fins et délicats, la blancheur de son teint, son visage encore imberbe en accusaient à peine dix-huit. Il était de taille moyenne, mince, élégant, créole et gentilhomme de la tête aux pieds. Fils d’une des plus riches et des plus nobles familles de la Martinique, il avait été élevé en France, et était revenu dans la colonie depuis trois semaines, dans le but de régler une succession.

Firmin s’était retiré, dès son arrivée à la Martinique, sur une des habitations de feu son père, à la Caravelle, dans la partie nord de la colonie. Là, au milieu des béatitudes matérielles de la vie d’un riche colon, il avait laissé tomber à la mer, un à un, tous les souvenirs de Paris, sans que l’idée lui vînt d’aller les repêcher. Cette existence, composé monotone de rêverie, de nonchalante oisiveté, de privations dans l’abondance ; cette existence, dis-je, a en effet un charme si puissant, que quiconque l’a goûtée la regrette en présence même de plaisirs plus réels, plus variés.

Au nombre des souvenirs qui auraient pu lui être les plus chers, il en était un que Firmin avait laissé se noyer comme les autres, sans que son cœur s’en fût ému. Il s’agit, on le devine, d’une femme, créole comme lui, jeune et belle, et qui avait fait grand bruit dans les salons de Paris par son luxe, par sa vie élégante et par ses grâces exceptionnelles. Madame de Mortagne, ainsi elle se nommait, s’était mariée à Paris. Quoiqu’elle possédât de vastes propriétés dans la colonie, elle semblait ne devoir jamais y revenir : aussi Firmin avait-il été très-étonné, en apprenant tout à coup l’arrivée à Saint-Pierre de madame de Mortagne. Il y avait là évidemment un mystère dont il se préoccupa bien pendant deux ou trois heures, puis il n’y songea plus.

Un matin, cependant, Firmin fut éveillé par un billet satiné qui lui annonçait que madame de Mortagne devait s’arrêter, le lendemain, sur une petite habitation vivrière[1], située à la Calebasse, espèce de col désert et montueux ouvert en pleine forêt, et qui est le passage obligé pour se rendre de Saint-Pierre dans presque toutes les localités du nord de la Martinique.

Firmin, en lisant ce billet, crut sentir d’abord comme un parfum des jours passés embaumer son âme. Il ferma les yeux pour évoquer dans le mystère de sa pensée l’image de madame de Mortagne, jadis adorée ; mais, hélas ! il ne put entrevoir qu’une forme vague, incertaine, fugitive, mal ébauchée, laquelle s’évanouit au moment où l’imagination chercha à lui donner les chairs d’une statue animée. Son cœur qui, au temps rappelé par la lettre, eût brisé sa poitrine à la seule lecture des fins hiéroglyphes courant sur le papier, son cœur palpita à peine.

— C’est singulier, murmura Firmin, ne l’aimé-je donc plus ? ne l’ai-je donc jamais aimée, qu’un si délicat souvenir ne me fasse pas bondir d’ici à la Calebasse ?

Il évoqua de nouveau l’image, elle ne revint plus ; il mit la main sur son cœur, et le trouva aussi calme qu’à la minute d’auparavant. Tous les sentiers qui pouvaient le ramener vers le passé étaient évidemment fermés.

— Cependant, reprit Firmin après un moment de réflexion, il n’est pas possible que le souvenir de madame de Mortagne se soit éteint complétement, et qu’il ne reste plus que des cendres froides d’un si beau feu. J’irai à sa rencontre ; oui, j’irai. Si je ne l’aime plus, la galanterie exige que je sois là, sur son passage, à ce rendez-vous, le dernier qu’elle me donne peut-être !


IV


Firmin ordonna de seller son cheval et se mit en route, malgré le temps qui lui présageait un voyage tout au moins périlleux. Ceci se passait la surveille du jour où nous l’avons vu jeter sur la plage de la Basse-Pointe par une lame miséricordieuse dans sa fureur. D’après son calcul, il avait espéré de pouvoir faire une halte en chemin et de se trouver le lendemain, dans l’après-midi, à la Calebasse.

L’état de la mer, qu’il avait pu apprécier à la Caravelle, lui avait fait présumer qu’il rencontrerait de mauvaises routes et surtout les rivières débordées ; cela ne manqua pas. Arrivé à la rivière Sainte-Marie, qu’on traverse ordinairement à gué, il s’aperçut qu’il lui serait difficile de gagner l’autre bord. Un moment il hésita pour savoir s’il ne retournerait pas sur ses pas.

— Allons, se dit-il, une femme ne croit jamais qu’on ne puisse braver un danger pour arriver jusqu’à elle ! Madame de Mortagne se rirait de moi, si je lui donnais une pareille excuse.

Firmin lança bravement son cheval à travers le torrent. La pauvre bête ne tarda pas à perdre pied, et tous deux, cheval et cavalier, devant l’imminence du danger, se mirent à lutter héroïquement contre la violence du courant, un peu chacun pour soi, et assourdis en outre par le bruit des roches que la rivière charriait dans ses eaux troublées. Une trentaine de pas tout au plus les séparaient du bord, lorsqu’une roche du fond sur laquelle le cheval venait de poser ses sabots de derrière, se déracina, et la pauvre bête perdit l’équilibre, livrée à la merci du courant. Firmin s’accrocha heureusement à un paletuvier, qui projetait ses branches jusque vers le milieu de la rivière, et abandonna le cheval, dont le corps surnagea un peu plus loin pour s’enfoncer de nouveau dans les flots qui le roulèrent jusqu’à la mer. À l’endroit où il s’était suspendu à la branche du paletuvier, Firmin sentant une roche sous ses pieds s’y posa, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Grâce au secours que lui prêta cet arbre providentiel, il parvint à gagner la rive.

Les accidents de cette nature sont très-fréquents à la Martinique. Les rivières n’y avaient, à l’époque où se passe ce récit, et n’y ont encore, dans beaucoup de localités, d’autres ponts que les larges pierres noires du fond, qui, en certains endroits, diminuent notablement la profondeur. Les nègres connaissent, devinent plutôt merveilleusement ces gués que les débordements déplacent souvent. Comme si elle avait prévu la négligence des colons, la Providence a heureusement donné à toutes ces rivières des eaux d’une transparence de cristal. Leur limpidité excite à la soif ; les nègres s’y couchent volontiers tout ruisselants de sueur, et les chevaux ne manquent pas d’y faire de longues stations, le naseau barbottant jusqu’aux yeux.

C’est au mieux par les jours sereins ; mais, quand les orages s’en mêlent, ces ruisseaux deviennent torrents, leur limpidité se mélange de sable et de boue, et ces roches du fond, la veille si charitables, emportées par des courants formidables, roulent avec un horrible fracas, broyant tout sur leur passage.

Firmin, parvenu sur la rive sain et sauf, se vit dans un cruel embarras. Plus de cheval d’abord, puis, en perspective, deux autres rivières bien plus dangereuses encore que la rivière Sainte-Marie à traverser : le Lorrain et la Capotte. Il se dirigea vers la mer, et découvrit une ajoupa, sorte de hangar, dont les murailles sont faites de minces troncs, de branches d’arbres ou de gros bambous alignés et liés les uns aux autres. Dans cette ajoupa il trouva un nègre occupé à goudronner une belle pirogue fraîchement calfatée.

— Veux-tu, lui demanda Firmin, me conduire jusqu’à la Basse-Pointe ?

Le nègre fixa sur le jeune homme deux grands yeux stupéfaits.

— Quel jour ? dit-il après un moment de réflexion.

— Mais à l’instant même.

Le nègre sortit, regarda la mer, et, secouant la tête :

— Impossible, maître, répondit-il, impossible !

— En te payant le prix que tu voudras.

— Vous me donneriez la Martinique tout entière que je ne me mettrais pas à la mer. Il faudrait pour cela être fou ou quimboisé[2].

— Je suis quimboisé, affirma le jeune créole, qui savait quelle puissance ce mot exerce sur l’esprit des nègres.

— Quel sorcier vous a donné piaille ?

— Turc.

— Le raffineur de Spoutourne ?

— Lui-même.

— C’est bien, alors ; votre quimboix doit être bon. Je consentirai à partir avec vous, maie demain au matin, s’il plaît à Dieu. Et vous donnerez un demi-doublon (43 fr. 20 c.) à chaque homme de mon équipage : nous sommes six.

— C’est entendu.

Le lendemain, à six heures, la pirogue avait été hâlée au bord de la mer. Firmin s’y embarqua et les six vigoureux nègres qui la montaient, profitant du moment où « la mer prenait haleine, » la posèrent pour ainsi dire sur le dos de la lame, puis, avec une rapidité merveilleuse, ils s’élancèrent, tous les six en même temps, sur leur banc de nage et gagnèrent le large, après avoir trempé leur main droite dans les flots pour se signer, ce que n’omet jamais de faire un nègre quand il s’approche de l’eau. Une fois au large, grâce à la précision et à l’habileté des manœuvres, le danger était moindre ; le sang-froid et le calme que montra Firmin achevèrent de confirmer l’équipage de la pirogue dans l’idée qu’il était véritablement quimboisé.

Nous avons raconté le tragique dénouement de cette traversée.

C’était à quoi Firmin rêvait en fumant son bout de nègre, à la porte de la case de Jérémie. Puis, peu à peu, il essaya de donner un autre tour à sa pensée, et de la reporter sur madame de Mortagne, pour laquelle il venait de risquer sa vie et de faire noyer six malheureux.

— Il est vrai que c’étaient des nègres, aurait répondu quelque créole à tous crins, comme on nomme les créoles imbus de tous les préjugés coloniaux. Ce sont des hommes tout d’une pièce.

À ce point de son aventure, Firmin se demanda encore si c’était bien la peine d’avoir couru un si grand danger. Il voulut de nouveau feuilleter le poëme déjà poudreux de ses amours. Hélas ! ses yeux n’y retrouvaient plus une seule de ces strophes triomphantes que jadis son cœur chantait si bien !

— Allons, murmura-t-il tout à coup, ces choses n’ont comme les autres qu’un temps, à ce qu’il paraît ! L’amour a son occident ainsi que le soleil ; une fois couché comme Phœbus, c’est la nuit qui vient ! Plus rien décidément, plus une émotion, plus un battement là !… Ah ! une vraie nuit, terriblement sombre. Ma foi ! il faut avouer que ce n’eût pas été la peine de me donner en pâture aux poissons !…

Firmin secoua la cendre de son bout de nègre, et retomba si avant dans sa rêverie que rien n’avait pu l’en distraire, ni le bruit des préparatifs de son souper, ni le va-et-vient continuel de Madeleine, la fille de Jérémie, qu’il n’avait pas même songé à regarder.

Aussi, quand la jeune fille s’approcha timidement et lui dit que le souper était servi, Firmin leva brusquement la tête comme un homme qu’on réveille en sursaut.


V


Le timbre doux et mélodieux de la voix de Madeleine avait surpris d’abord l’oreille du jeune créole ; puis il resta charmé et comme ébloui devant la beauté de la fille de l’économe.

Madeleine était, en effet, une de ces femmes qui, de la pointe des cheveux au bout des pieds, fascinent et séduisent. Grands yeux bruns d’une langueur et d’une mélancolie exquises, et ombragés de longs cils recourbés ; cheveux d’un noir d’ébène et si plantureux, que leur poids à l’arrière forçait la jeune fille à redresser la tête, en prêtant au mouvement de son cou des ondulations mesurées et harmonieuses. Le galbe du visage avait quelque chose d’antique ; le nez était fin et long, les ailes des narines un peu ouvertes et relevées, ce qui donnait aux cartilages une transparence sanguine et rosée, à toute la physionomie un caractère ardent ; les lèvres bien dessinées et un peu grasses ; la taille svelte, élancée, mais sans maigreur.

Sous la peau satinée du cou on voyait circuler le sang dans un réseau de veines bleuâtres. Les mains et les pieds semblaient ceux d’un enfant de douze ans, véritables pieds de créole.

Madeleine, ce qui était très-rare à cette époque-là, ne portait point le costume des femmes de sa caste ; elle était vêtue à l’européenne, comme on dit là-bas. Mais elle était si blanche de peau, qu’en vérité cette anomalie frappait moins. Jérémie avait constamment refusé de s’expliquer sur le compte de ce costume, contre lequel quelques dames blanches avaient protesté, le dénonçant comme une usurpation. Des plaintes avaient même été portées au propriétaire de l’habitation, qui avait dû céder devant les énergiques supplications de Jérémie. Plusieurs de ses amis l’en avaient blâmé sérieusement.

À voir Madeleine dans sa simple toilette de ménagère, toujours très-propre et un peu coquette d’ailleurs, on eût juré d’une grande dame de la meilleure race, déguisée en villageoise d’opéra-comique. On pouvait rencontrer beaucoup de femmes réunissant, même à un degré supérieur, les signes de beauté que nous venons d’attribuer à Madeleine, mais il en était peu qui possédassent ce charme extérieur et cette séduction indéfinissable qui, après avoir captivé les yeux, faisaient frissonner le cœur.

Madeleine, se sentant couvée par le regard de Firmin, baissa la tête et recula d’un pas, timidement mais sans gaucherie.

— Peste ! murmura le jeune créole en s’attablant, voilà des yeux qui ôtent l’appétit, une taille qui donne des démangeaisons au bout des doigts, et une voix qui défierait toutes les musiques de ce monde !

À chaque trait qu’il détaillait de la personne de Madeleine, Firmin poussait des exclamations d’admiration.

— Ah çà ! mon enfant, lui dit-il tout à coup, êtes-vous bien vous ?

— Et qui donc, Monsieur, veut-il que je sois ? répondit Madeleine.

— Je ne sais, ma foi ! une duchesse, une marquise tout au moins, à coup sûr ; mais certes, non pas la fille d’un mulâtre, économe sur une habitation.

— C’est pourtant ainsi, Monsieur, répondit Madeleine en rougissant légèrement.

— Votre mère vit-elle ?

— Je ne l’ai jamais connue ; elle mourut en me mettant au monde… Mais, pardon, Monsieur ; je réponds à vos questions et je ne songe pas à aller chercher la fin de votre souper.

— Rien ne presse, dit Firmin, en faisant un geste pour arrêter la jeune fille, rien ne presse, mon enfant, et je trouve un charme très-grand à causer avec vous…

— Monsieur est bien bon…

— Et qui vous a élevée ? Est-ce Jérémie ? Je lui en ferai mon compliment.

— Mon père m’a enseigné ce qu’il savait : à aimer le bon Dieu et notre maître, à lire un peu, et à écrire aussi bien qu’il a pu ; le reste je l’ai appris de moi-même.

— Et qu’avez-vous appris ainsi de plus que ce que vous dites là ?

— À broder, à coudre… pour l’avoir vu faire par ces dames… Il fallait bien remplir le temps, puisque mon père n’a jamais voulu souffrir que je m’occupasse des travaux de la case.

Madeleine avait soutenu ce dialogue sans trop de niaise timidité, mais en observant toujours la distance que les lois sociales du pays lui commandaient de mettre entre elle et le jeune créole ; elle avait même refusé de s’asseoir comme celui-ci l’y avait engagée à deux reprises. Firmin s’était écarté de la table, et, la serviette sur ses genoux croisés, le coude nonchalamment appuyé, il n’avait pas détaché les yeux de dessus Madeleine, qu’il contemplait avec une vive admiration.

Un court moment de silence se fit. Madeleine avait baissé la tête devant le regard de Firmin ; elle demeura un instant intimidée et indécise sur la manière dont elle devait s’y prendre pour se retirer.

— Quel âge avez-vous, mon enfant ? demanda tout à coup le jeune homme. On peut sans indiscrétion vous faire cette question-là, ajouta-t-il, et vous ne devez pas avoir peur d’y répondre.

— J’aurai dix-sept ans bientôt.

— Et votre nom, que je ne sais pas encore ?

— Je me nomme Madeleine, pour vous servir.

— Pour me servir ! non pas ! s’écria Firmin avec une sorte d’enthousiasme ; je rougirais de me laisser verser un verre de vin par vous, ou de vous voir me changer une de mes assiettes. Vous êtes faite pour être servie, au contraire charmante Madeleine. Et d’ailleurs, vous m’avez dit que ce n’était point vous qui vous occupiez des travaux de la case. Parbleu ! si ce n’était l’occasion que cela m’a procuré de vous connaître, je serais furieux que vous ayez dressé cette table et ce couvert.

— Cela s’est trouvé ainsi aujourd’hui, répliqua la jeune fille, parce que notre ménagère est à l’hôpital depuis hier. Jusqu’à ce que nous en prenions une autre, il faut bien que je tienne la case.

— Mais à cet affreux métier, vous allez endommager vos fines et blanches mains, Mademoiselle Madeleine ; elles sont véritablement faites pour chiffonner la soie et travailler l’or. non point pour manier les casseroles et raccommoder les torchons.

Madeleine avait, en rougissant, caché ses mains dans les poches de son tablier, autant par modestie que par précaution contre une tentative réitérée de Firmin pour s’en emparer.

— Oh ! oh ! si vous vous avisez de vouloir dérober aux regards tout ce qu’on vous accusera d’avoir de charmant, vous aurez fort à faire, s’écria Firmin, — par exemple, vos yeux… que, Dieu merci ! vous ne pouvez cacher en aucune poche…

La pauvre enfant devint rouge comme une grenade, et sortit vivement de la pièce en disant :

— Je vais chercher la fin du souper de Monsieur.


VI


Firmin eût voulu pouvoir percer de ses regards la cloison qui le séparait de Madeleine ; car, après le départ de la jeune fille, il lui sembla que la salle était devenue déserte, et ses yeux accoutumés déjà à l’éblouissement passionné que leur causait la présence de cette merveilleuse beauté, s’attristèrent de ne la plus voir. Ils cherchaient Madeleine, et restèrent un moment fixés sur la porte par où ce rêve ou cette apparition venait de s’échapper. Firmin se leva tout à coup, jeta avec dépit sa serviette sur la table, et se prit à arpenter la pièce, écoutant les pas qui se faisaient entendre au dehors, rougissant et pâlissant d’émotion alternativement, selon que ces pas se dirigeaient vers la chambre ou s’en éloignaient.

Tout à coup la porte s’ouvrit, Firmin sentit les battements de son cœur s’arrêter subitement, puis reprendre avec une vitesse et une violence extraordinaires. Jérémie passa discrètement la tête.

— Voyons, qu’y a-t-il ? demanda Firmin de la voix brève et brusque d’un homme trompé dans son attente ; et il s’assit en poussant sa chaise avec colère.

— Monsieur n’a donc pas été satisfait de son souper ? murmura Jérémie qui ne savait à quoi attribuer cette impatience de son jeune hôte. Je gronderais bien Madeleine, mais, voyez-vous, c’est la première fois que…

— Ne grondez personne, mon brave Jérémie, interrompit Firmin tout à fait radouci, mon souper était excellent, et Madeleine a été pleine de prévenance pour moi.

— Mais je m’aperçois qu’elle ne vous a point servi une grasse pintade que je lui avais recommandée tout particulièrement… Vous l’attendez, sans doute ? je vais appeler Madeleine.

— La pintade viendra à temps, maître Jérémie, et, si elle n’a pas été servie plus tôt, c’est que j’ai fait causer Madeleine. Si donc il y a du retard, prenez-vous en moi, et pas à d’autre…

— C’est au mieux alors, répondit l’économe en se grattant l’oreille avec une certaine préoccupation, à l’idée du tête à tête qui avait eu lieu entre Madeleine et le créole. Et il ne put se défendre même d’un petit mouvement de mauvaise humeur.

— Voyons, reprit Firmin après un moment de silence, l’affaire de la pintade étant réglée dans les meilleurs termes, Jérémie, passons outre. Vous aviez quelque chose à me dire, sans doute ?

— C’est vrai, Monsieur, je venais vous annoncer qu’à force de chercher, j’ai fini par trouver un cheval ; je l’ai ramené, il est à l’écurie ; je le sellerai et briderai pour l’heure que vous voudrez.

On le pense bien, Firmim avait tourné le dos, depuis un moment, à son voyage à la Calebasse, il l’avait même complétement oublié. La nouvelle que venait de lui apporter Jérémie l’avait précipité du sommet du plus charmant des rêves dans la plus prosaïque des réalités.

— Eh bien ! dit-il en se levant vivement, j’ai changé d’idée, je ne partirai pas ce soir ; j’achèverai paisiblement mon souper, et vous me donnerez à coucher.

Le tête à tête entre Firmin et Madeleine revint alors à la pensée de l’économe, compliqué de circonstances aggravantes. Il éprouva comme un serrement de cœur.

— Cela vous contrarie que je vous demande à m’héberger pour cette nuit ?

— Seigneur Dieu ! s’écria Jérémie, ce serait pour la première fois que l’hospitalité aurait fait défaut à quelqu’un sur cette habitation ! Ce qui me contrarie, Monsieur, c’est que je suis à l’étroit ici, et…

— Qu’à cela ne tienne, mon cher, je cabanerai (coucher par terre sur un matelas) dans cette salle ; ou plutôt donnez-moi un hamac, c’est tout ce qu’il me faudra.

— Mais le cheval ? hasarda Jérémie.

— Il me servira demain aussi bien que ce soir.

— C’est que…

— Quoi encore ?

— On ne pourra vous le prêter que pour vous conduire jusqu’à l’habitation voisine.

— Eh bien ! soit ; vous me ferez suivre par un négrillon qui vous ramènera le cheval dès que j’en aurai trouvé un autre. — Et puisque nous voilà d’accord sur tous les points, en attendant que Madeleine m’apporte ma pintade, je bois à la santé du propriétaire de cette habitation… Vous le lui direz, Jérémie.

Le vieil économe s’associant du fond du cœur au toast de Firmin, s’inclina.

— Allons ! videz aussi ce verre, Jérémie, continua le créole. Au diable le préjugé qui m’empêcherait de trinquer, sous prétexte qu’il est mulâtre, avec un brave homme qui me fait si bon accueil !

Jérémie se rapprocha, choqua timidement son verre contre celui de Firmin et le vida d’un trait.

— C’est beaucoup d’honneur que vous me faites là, Monsieur, dit l’économe en posant le verre sur la table ; vous pouvez compter sur ma discrétion, je n’en parlerai à personne.

Avoir trinqué avec un mulâtre, c’était de quoi perdre, à tout jamais, un blanc. La promesse de Jérémie de ne point révéler cet accroc au préjugé colonial avait donc une grande signification.

Firmin s’attabla de nouveau. Quant à Jérémie, il avait réfléchi qu’au lieu d’envoyer Madeleine servir son hôte, il était plus prudent qu’il se chargeât lui-même de ce soin.


VII


Au moment où Firmin étalait sa serviette sur ses genoux, et que Jérémie mettait la main sur le loquet de la porte pour sortir, un grand cri de détresse et de douleur retentit dans la cuisine. Ils se regardèrent en pâlissant, L’un et l’autre avaient reconnu la voix de Madeleine ; en même temps un bruit de casseroles, de chaises, de meubles renversés arriva jusqu’à eux. Ils s’élancèrent dans la direction de la cuisine, et virent Madeleine luttant contre le feu qui avait pris à sa robe. Déjà la flamme avait promené ses dents aiguës sur les beaux bras de la jeune fille, et, au milieu d’un nuage de fumée, menaçait de mordre son visage qu’elle cachait avec épouvante-sous le bouclier de ses deux mains.

— Au secours ! au secours ! cria-t-elle, en apercevant son père et Firmin.

Jérémie, effrayé du spectacle qu’il avait sous les yeux, perdit la tête tout d’abord, ne put que répéter, comme un écho stupide, le cri que poussait Madeleine, et tomba anéanti sur une chaise renversée. Le jeune créole, lui, avait conservé son sang-froid. Il arracha d’un lit dressé dans la cuisine, — sans doute celui où couchait la vieille ménagère, — une couverture dont il enveloppa Madeleine, et, saisissant la jeune fille dans ses bras, il l’étreignit de manière à étouffer les flammes. Pendant qu’il la tenait ainsi à moitié évanouie de peur, il cria à Jérémie :

— Jetez, jetez de l’eau sur nous !

Après avoir ainsi tenu Madeleine durant quatre ou cinq minutes entre ses bras, son cœur contre son cœur, son visage effleurant les joues pâles et froides de la jeune fille, Firmin la fit asseoir sur le lit, lui frotta les tempes d’eau fraîche, la rappela à la vie. En rouvrant les yeux, Madeleine se prit à sangloter, et tendit la main à Firmin :

— Merci ! dit-elle, merci mille fois ! Sans vous, j’étais brûlée vive, Monsieur !…

Firmin baisa cette main que la flamme avait respectée.

— Ce n’est rien, mon enfant, lui dit-il, vous en êtes quitte pour la peur.

Quant à Jérémie, il était agenouillé devant le lit où sa fille venait de s’asseoir les jambes pendantes et légèrement meurtries par les morsures du feu. Le pauvre homme pleurait comme un enfant en prodiguant à Madeleine toutes les caresses de son cœur et de ses lèvres. Puis, se levant tout à coup, il alla droit à Firmin qui s’était retiré dans un coin de la cuisine :

— Moi aussi, Monsieur, je dois vous remercier, et du fond de l’âme. Ah ! si j’osais…

— Quoi ? lui demanda Firmin, vous me tendriez la main, n’est-ce pas ?

— Oui, bien qu’elle ne soit ni aussi douce ni aussi fine que celle de cette enfant-là.

— Eh bien ! soit, mon brave Jérémie, voici la mienne.

— Mais pourquoi ne me donnez-vous pas les deux mains ? fit l’économe en voyant que Firmin en tenait une obstinément cachée sous ses habits. Vous êtes blessé de celle-là ?

— Blessé ! s’écria Madeleine en sautant vivement à bas du lit, blessé !…

— Ce n’est rien, répondit Firmin, une caresse de cette flamme à laquelle je suis trop heureux de vous avoir arrachée, Madeleine ; ne parlons plus de cela… mais vous, n’avez-vous pas quelque atteinte ?…

Madeleine, heureusement préservée, n’avait eu que les jambes et les bras un peu endoloris ; mais le feu n’avait pas mordu assez profondément dans la chair pour occasionner ni plaie, ni blessure sérieuse.

Pendant que Firmin couvrait de bandelettes humectées d’eau froide sa main et l’enveloppait soigneusement, Madeleine, debout devant lui, attachait sur ce jeune et beau créole qu’elle avait à peine osé regarder jusqu’alors, un œil humide de larmes à travers lesquelles perçait un sentiment de franche admiration et de pieuse reconnaissance.

Elle sentit tout à coup le sang lui monter du cœur au visage, lorsque le regard de Firmin se croisa avec le sien : elle éprouva une hésitation gauche et une timidité qu’elle n’avait point encore montrées en sa présence, alors même qu’il lui tendait les piéges de ses fades compliments.

— Ne souffrez-vous point ? demanda-t-elle d’une voix brisée et en baissant les yeux.

— Nous vous soignerons de notre mieux, Monsieur, murmura Jérémie ; quant à la reconnaissance, voyez-vous, Madeleine et moi nous n’en aurons jamais assez dans le cœur. Ce que de pauvres gens comme nous peuvent faire n’est pas grand’chose ; mais voyez-vous…

— Qui sait, interrompit le créole, si je ne puis avoir, un jour, besoin de vous demander quelque service ?

— Ça ne paraît pas probable, répliqua le mulâtre ; mais enfin, que l’occasion se présente, et, quoi que ce soit, je le ferai, pourvu que mon honnêteté et ma religion me le permettent.

En disant cela, Jérémie avait entouré de ses bras et ramené contre son cœur le visage pâle de Madeleine. Dans sa pensée, il avait voulu par là protester contre tout arrière projet résultant de ce tête à tête du souper, qui l’avait si vivement préoccupé.

— Mais enfin, demanda Firmin, comment cet accident est-il arrivé, Madeleine ?

— En voulant retirer de la broche la pintade qui vous était destinée, Monsieur… je ne sais… ma main a tremblé… j’ai été maladroite… j’ai renversé le feu… et le feu a pris à mes vêtements…

— Je vous l’avais bien dit, s’écria Firmin, que vous n’étiez point faite pour un pareil métier, et que d’aussi jolis doigts ne pouvaient pas remuer des ustensiles de cuisine…

Firmin prit une des mains de la jeune fille et la porta à ses lèvres, ce que Madeleine toléra, mais en rougissant jusqu’aux yeux et en sentant faiblir ses jambes.


VIII


Madeleine avait mis sur le compte du seul hasard l’accident dont elle avait failli devenir la victime. C’était son droit et son rôle de parler ainsi ; mais elle avait un peu menti : elle avait oublié de dire que, rentrée à la cuisine, et tout émue des paroles que Firmin venait de lui adresser, elle s’était assise, rêveuse, la tête appuyée sur son coude devant la broche, et n’avait pas pris garde à un tison qui, en roulant, avait communiqué le feu à ses jupes.

Le désordre intérieur causé par cet accident une fois calmé, Madeleine et Jérémie se retirèrent, Firmin resta seul dans la pièce où il avait si incomplétement soupé. Il s’accouda contre le rebord de la croisée, et laissa son cœur courir, bride abattue, à travers le champ des rêves dorés et des émotions mélancoliques.

Ce n’était pas impunément que Firmin avait tenu enlacée dans ses bras cette belle jeune fille dont les joues avaient effleuré les siennes, qu’il avait vu cette tête pâle et brisée par la peur se renverser sur sa poitrine frémissante ! Puis il se sentait fier d’avoir arraché ce corps charmant aux morsures immondes d’un incendie, d’avoir conservé à Madeleine tout autant que la vie peut-être, c’est-à-dire la beauté, la pureté de ses grâces. Tous ces souvenirs, toutes ces impressions se coloraient encore devant le cœur du créole de l’affectueuse sympathie que lui avait témoigné la jeune fille, et du regard si plein de reconnaissance qu’elle lui avait adressé.

Est-il besoin de dire que Firmin était amoureux ? Mais j’ajouterai que le sentiment qu’il éprouvait se révélait comme enveloppé d’une sorte de nuage romanesque, et bien différent du trouble qu’avait excité en lui la première vue de Madeleine.

Il se laissait aller au courant de ses tendres ardeurs, qui lui montaient comme des bouffées de parfum, lorsque Jérémie entra dans la pièce, un flambeau à la main.

— Monsieur, dit-il à son hôte, votre lit est prêt ; je vous demande bien pardon pour ma mauvaise hospitalité, mais c’est du meilleur cœur que j’ai fait tout mon possible pour la rendre digne de vous.

— Merci, Jérémie ; je sais tenir compte aux gens de leurs bonnes intentions et de leur bonne volonté. Mais comment se trouve Madeleine ?

— Elle est couchée et endormie. Elle a un peu pleuré… affaire de nerfs, voilà tout ; demain, il n’y paraîtra plus.

Le mulâtre conduisit Firmin dans une chambre au rez-de-chaussée de la maison, et, déposant le flambeau sur une table :

— Je vous offre ma propre chambre ; Monsieur. Grâce à Madeleine, elle est assez bien tenue, comme vous voyez. Allons, bonne nuit, et, de nouveau, merci.

— Et où donc allez-vous coucher, vous, Jérémie, puisque vous me donnez ainsi votre chambre ?

— Moi ? Oh ! n’importe où, là où je trouverai un coin où pouvoir m’étendre tout de mon long, sans me cogner le crâne et sans trop me raccourcir les genoux. À part, le mulâtre murmura : Je vais me coucher au travers de la porte de Madeleine.

Ce tête à tête du souper inquiétait évidemment le vieux mulâtre, fort préoccupé de surveiller les relations de Firmin et de Madeleine ; puis, il ne manquait pas de finesse et d’observation, le père Jérémie. D’ailleurs il n’était pas besoin d’être un psychologue gradué pour comprendre que les petites émotions de l’incendie avaient dû laisser de profondes traces dans le cœur des deux jeunes gens.

— Dame ! s’était-il dit, ce serait comme ça chez moi, s’il m’en était arrivé autant. À la place de M. Firmin, je me serais enflammé ; à la place de Madeleine, j’aurais un brin de reconnaissance un peu tendre pour un si beau service…

Ce n’était pas que Madeleine eût jamais donné occasion à Jérémie de suspecter sa chasteté et sa pureté angélique. Mais il se rattachait à cette surveillance exagérée un mystère qu’il n’est pas nécessaire que nous dévoilions encore. La responsabilité de Jérémie avait, à ses propres yeux, un caractère bien plus grave encore que la responsabilité ordinaire d’un père. Quant à ses doutes sur les sentiments de Firmin, il n’éprouvait, par exemple, aucun scrupule à se les avouer. En un pays où les jeunes filles de la classe de Madeleine étaient, à tout prendre, du gibier de créole, comme on dit, excès de précaution, de ce côté-là, ne pouvait pas nuire.

En quittant donc Firmin, Jérémie s’en alla tout doucement, en marchant sur la pointe de ses pieds nus, s’étendre sur le pas de la porte de Madeleine, et il s’endormit bientôt de ce sommeil que procurent toujours les fatigues d’une laborieuse journée.


IX


Jérémie avait glissé dans l’oreille du jeune créole un subtil poison, en lui disant que la bonne tenue de la chambre où il se trouvait enfermé était l’ouvrage de Madeleine. Déjà absorbé par l’image de la jeune fille, toujours flottante devant ses yeux, il s’enivra plus encore à l’idée que tous les objets qu’il touchait avaient été touchés par Madeleine. Partout il s’efforçait de trouver les traces de sa présence dans cette pièce. Cette chaise n’était-elle pas celle où elle s’asseyait ? Cette table ainsi rangée n’avait-elle pas été transportée là par Madeleine ? Firmin ouvrit ses poumons plus larges, comme pour aspirer avec délices l’atmosphère de cette chambre.

Dix fois Firmin se jeta sur le lit, essayant d’appeler un sommeil réparateur qui le fuyait impitoyablement. Il ouvrit la croisée de sa chambre, alluma un bout, et laissa courir son imagination à travers cette vaste savane, respirant l’air embaumé des herbes et des fleurs, écoutant mugir tout près de lui cette mer formidable où il avait failli périr le matin. Firmin vit bientôt un nègre, armé d’un large coutelas, traverser la savane et se diriger du côté de la case de Jérémie. C’était le nègre de garde qui faisait sa ronde. En passant devant la croisée où était accoudé Firmin, il retira son bonnet.

— Vous plaît-il, maître, demanda le nègre, de me donner un bout ?

Firmin lui offrit la moitié du paquet qu’il avait sous la main.

— Merci, maître, fit le nègre en saluant jusqu’à terre. Puis, après avoir coupé avec ses dents le bout par le milieu :

— Voulez-vous me permettre de l’allumer ? lui demanda-t-il.

Chose singulière ! Jamais, pendant le jour, un nègre n’oserait faire une pareille demande à un blanc. Autant les nègres sont respectueux et craintifs en plein jour, autant ils deviennent familiers pendant la nuit, se permettant mille petites privautés de cette sorte. Ceci m’avait longtemps intrigué ; j’en ai demandé la raison à un nègre. Bonne ou mauvaise, il m’a donné celle-ci : ce qui l’effrayait le plus dans un blanc, c’était la domination du regard, et, dans les ténèbres, par conséquent, cette influence magnétique disparaissant, il se sentait plus à l’aise.

Après donc avoir allumé son cigare, le nègre de garde dit à Firmin :

— C’est vous qui ayez sauvé mam’zelle Madeleine du feu, maître, c’est bien ; c’est une bonne action que vous avez faite là. Le bon Dieu vous le rendra.

— Vous aimez donc Madeleine, vous autres ?

— Si nous aimons mam’zelle Madeleine ! s’écria le nègre ; mais, après notre maîtresse, c’est la providence de l’habitation ; et puis papa Jérémie est un brave homme aussi. Pour un mulâtre, il n’est pas très-dur à l’égard des nègres.

Firmin venait de saisir dans les paroles du nègre deux nuances qui étaient pour lui, à peu près au courant des mœurs et du langage des esclaves, des indices certains. L’expression de papa, accolée au nom du vieux mulâtre, impliquait l’idée d’une, sympathie très-marquée pour Jérémie. En effet, quand les nègres appellent quelqu’un papa, tout est dit.

Ensuite, Firmin avait remarqué que son interlocuteur n’avait pas prononcé le nom de Madeleine tout court, et avait eu soin de l’appeler mam’zelle. Cela eût été tout naturel partout ailleurs que dans ce pays, où sa qualité de mulâtresse autorisait tout le monde, depuis le blanc le plus huppé jusqu’au dernier nègre, à se dispenser de cette précaution de politesse envers la jeune fille. Firmin en conclut que Madeleine était en grande vénération parmi ce petit peuple de l’habitation ; mais ce n’était pas encore une raison suffisante : il voulut tout savoir, et pressa le nègre de questions. Ce qu’il en apprit, nous pouvons le résumer ainsi :


X


Selon l’expression du nègre, Madeleine n’était qu’une demi-mulâtresse ; toute autre expression lui aurait manqué pour désigner bien exactement la caste à laquelle elle appartenait, attendu que, si elle avait un mulâtre pour père, elle était fille d’une blanche, croisement monstrueux dans les colonies, inadmissible, et qui, quand il a existé, a toujours été étouffé dans les mystères de la famille.

Jérémie avait fait un voyage en France, et y avait épousé une femme blanche, de condition vulgaire. Il l’avait ensuite amenée à la Martinique, non point dans le but de faire la guerre à la société coloniale, car il avait modestement enfoui sa femme dans l’humble position d’ouvrier forgeron, qu’il exerçait dans un des bourgs de la colonie avant d’être appelé aux fonctions d’économe sur l’habitation où il était placé depuis une dixaine d’années.

Madeleine, aux yeux des nègres, était donc quelque chose de supérieur aux mulâtresses ordinaires, pour lesquelles ils professent peu de sympathie. Élevée pour ainsi dire dans la maison des maîtres de l’habitation, Madeleine y avait acquis ces dehors d’éducation que Firmin avait surpris en elle ; et Jérémie, sérieusement préoccupé de l’arracher au sort réservé aux femmes de sa classe, avait tenu à ce qu’elle ne prît aucune des habitudes des filles de couleur, pas même leur élégant costume. Au surplus, Madeleine n’avait, en fait de signes extérieurs, qui pussent laisser croire qu’elle avait dans les veines du sang mêlé, que ceux qu’il faut une grande habitude, pour reconnaître et constater. Ce que son éducation et les prétentions de Jérémie à son égard pouvaient avoir de peu conforme aux usages du pays, Madeleine par la finesse, par l’élégance de ses manières, par son caractère affable, l’avait fait oublier des gens au milieu desquels elle vivait. Et puis on était disposé à tout pardonner à Jérémie en faveur de sa probité et de l’estime dont les blancs eux-mêmes l’entouraient.

Tels furent, en substance, les renseignements que le nègre donna à Firmin ; après quoi il ramassa sa casaque de nuit et son coutelas qu’il avait déposés à terre, et remonta la savane en sifflotant un air de bamboula.

Cette conversation n’était pas de nature à calmer l’agitation morale de Firmin : elle ajouta au contraire quelques pages plus ardentes encore au roman que son imagination dictait à son cœur. Firmin, étranger par les habitudes de sa vie aux préjugés de cette société qu’on a beaucoup calomniée faute de la bien comprendre, Firmin, dis-je, se laissa prendre à l’intérêt qu’inspirait la position de Madeleine ; comme couronnement à l’édifice de sophismes qu’il avait entassés les uns sur les autres, il laissa tomber de ses lèvres ces mots :

— Mon Dieu ! que la pauvre enfant doit souffrir, et combien elle est à plaindre !

Le point du jour le surprit appuyé encore sur le rebord de la croisée, le cou nu, les cheveux en désordre et le visage tout pâli par la fatigue. Cette nuit de rêves accomplis les yeux ouverts avait achevé, dans le cœur du créole, l’œuvre de la veille. Il s’était livré pieds et poings liés, sans combat, à un amour dont la victoire sur lui avait été trop facile. Il n’avait essayé aucune résistance. Aucune réflexion n’était venue l’en détourner, en lui montrant le danger ou l’irréalisation de ce bonheur plein d’orages.

En même temps que l’aurore si fugitive sous le climat des Antilles commençait à poindre, le fouet du commandeur se fit entendre en sifflant dans l’air, non point comme une menace et comme une exécution sur le dos de quelque esclave, mais comme un appel au travail. Puis, après avoir fatigué l’air de ses sifflements bruyants, le fouet se reposa, et le commandeur souffla dans un coquillage nommé lambic, et fit retentir, pendant cinq ou six minutes, un son monotone et sourd.

Peu après, le grand atelier, composé de tous les adultes, femmes et hommes, se rangea sur la savane. Après la prière faite à haute voix, à laquelle Jérémie, pour la première fois, n’assista point, on se mit en marche pour gagner le travail.

Pourquoi Jérémie n’était-il pas présent à la prière de l’atelier ? c’est ce que nous allons dire.


XI


Au moment où il avait vu poindre le jour, Firmin avait ouvert doucement la porte de sa chambre, et avait allongé la tête pour écouter.

Tout était encore silencieux dans la maison ; les fenêtres fermées n’avaient pas laissé pénétrer le jour dans l’intérieur. Mais, dès le premier coup de fouet du commandeur, Firmin avait entendu le plancher de la galerie craquer sous des pas. Il devina que c’étaient ceux de Jérémie… Il ajusta tant bien que mal sa toilette, et ne tarda pas à rejoindre l’économe qui venait d’avaler un plein verre de tafia. Firmin, à vrai dire, était moins poussé par le désir de rencontrer son hôte, que par l’espérance de voir bientôt Madeleine, matinale sans aucun doute comme on l’est à la campagne dans tous les pays du monde, venir animer et réveiller la maison de ce sommeil qui semble peser sur les objets matériels aussi bien que sur les personnes.

— C’est de bonne heure quitter un lit qui ne devait pas être trop mauvais, s’écria Jérémie en essuyant ses lèvres avec la manche de sa veste de toile ; et comment s’est passée la nuit, Monsieur ?…

— Comme se passent, répondit Firmin, toutes les nuits qui suivent un voyage tel que celui d’hier, un souper incomplet et des émotions à coup sûr inespérées. Mais, reprit-il, pouvez-vous me donner des nouvelles de mademoiselle Madeleine ?

— Certainement. Je l’ai vue ce matin.

— Ah ! elle est éveillée ?

— Oui, mais elle ne descendra[3] pas encore, quoiqu’elle soit tout à fait bien, répliqua vivement le mulâtre.

— Et pourquoi donc ?

— C’est ce que je vais avoir l’honneur de vous expliquer, Monsieur, si vous voulez bien vous retirer avec moi pendant dix minutes sous ce manguier…

— Volontiers.

Jérémie tenant son chapeau de paille à la main, et debout, à dix pas du banc sur lequel Firmin s’était assis, hésita un instant, comme embarrassé sur le début de son discours, puis prononça tout d’abord cet exorde, d’une voix tremblante :

— Avant tout, Monsieur, je vous demande en grâce de ne point trouver dans mes paroles autre chose que le respect que je vous dois, et l’affection que je porte à ma fille.

Firmin rougit légèrement ; regardant le mulâtre avec un étonnement mêlé de curiosité :

— Parlez, lui dit-il.

— Et bien ! reprit Jérémie d’une voix plus tremblante encore, mais qui se raffermit peu à peu ; eh bien ! tenez, je vais tout franchement au but… J’ai peur que vous ne soyez amoureux de Madeleine.

Firmin fit un mouvement qui n’échappa point au mulâtre.

— J’en étais sûr, continua celui-ci ; mais ce n’est pas tout. Il est difficile qu’un homme comme vous, jeune, beau, riche, aime longtemps une jeune fille, sans que celle-ci, toute vertueuse et honnête qu’elle soit, ne finisse point par s’enflammer d’amour aussi. Eh bien ! Monsieur, dans le cas présent, ce serait un bien plus grand malheur que vous ne sauriez vous l’imaginer. À quoi aboutirait votre passion pour Madeleine ? Vous vous diriez que c’est une mulâtresse, qu’il vous sera par conséquent comme permis de la séduire, de la déshonorer. Ce serait affreux, car vous me forceriez à me jeter à la mer, la pierre au cou. Je ne survivrais pas au déshonneur de Madeleine ; ce serait ma honte et mon crime !

Jérémie, à bout d’une émotion qu’il avait pu maîtriser jusque-là, sentit son cœur battre violemment, puis les larmes lui montèrent aux yeux. Il s’arrêta un moment, comme pour reprendre haleine, et chercha dans l’arsenal de son éloquence naïve quelqu’argument capable d’ébranler le jeune homme.

Firmin, pensif, avait la tête baissée et le regard fixé à terre.

— Madeleine, reprit le mulâtre, est une si bonne et si belle créature, Monsieur, qu’elle mérite d’inspirer un amour vrai, sincère, délicat, honnête. Franchement, je veux croire, car vous avez, j’en suis sûr, un grand cœur, que vous aimeriez Madeleine dans les conditions que je vous disais. Eh bien ! les gens qu’on aime de cette sorte, on ne peut pas vouloir les déshonorer. Vous ne pouvez pas l’épouser, n’est-ce pas ? Laissez-la-moi donc pure et chaste comme elle est, pour faire, un jour, le bonheur et la joie de quelque homme de sa classe, à qui il sera permis de lui offrir son cœur, s’il s’en rencontre un qui s’en montre digne.


XII


Firmin avait écouté avec un véritable respect ces paroles de Jérémie, débitées avec une volubilité qui n’enlevait rien à la conviction solennelle de son accent. La lumière venait de se faire en son âme. Plus s’était épuré le sentiment qu’il éprouvait pour Madeleine, mieux il comprenait le sens intime et les secrets de la douleur du mulâtre.

Les réflexions que l’entraînement et la vivacité de sa passion ne lui avaient pas laissé le temps de faire, le plaidoyer de Jérémie les lui dictait ; les dangers, il les voyait maintenant. Son cœur se brisa devant ce spectacle d’une jeune fille déshonorée, et d’un père mourant de désespoir et de honte.

Si Firmin n’avait aimé Madeleine que d’une passion brutale et sensuelle, il eût hésité, il eût discuté avec sa conscience. Il se leva, au contraire, spontanément, alla vers le mulâtre et lui tendit la main.

— Votre conclusion est qu’il faut que je parte, n’est-ce pas ? que je quitte votre case au plus tôt ? Eh bien, Jérémie, je partirai. Vous m’avez ému, vous avez remis ma raison égarée dans le droit chemin. Vous avez parlé comme un bon père ; vos paroles ont frappé sur un cœur honnête et loyal. Il est temps encore que je m’éloigne d’ici sans trop d’effort, je le crois du moins… Je partirai donc, faites seller mon cheval.

— Oh ! merci, Monsieur… merci ! s’écria l’économe, en portant à ses lèvres attendries les deux mains du créole.

— Mais, reprit Firmin, je désire faire mes adieux à Madeleine ; le dernier regard qu’elle m’adressera sera le souvenir que j’emporterai de ce rapide moment d’un bonheur que je garderai toujours pur au fond de mon cœur.

Jérémie parut réfléchir un moment ; puis, comme prenant à regret une résolution bien mûrie :

— Franchement, et dans votre intérêt, je dois vous refuser cette entrevue, dit-il ; elle gâterait tout.

Cette fois l’orgueil de Firmin parut se raidir contre cet abus d’autorité de la part du mulâtre. Il eut recours aux objections, aux protestations, aux raisonnements les plus subtils, Jérémie demeura inflexible.

— Voyons, dit-il au jeune créole, vous avez reconnu que je raisonnais juste, vous avez approuvé tout ce que ma sollicitude paternelle m’inspirait pour défendre le repos et l’honneur de mon enfant. Eh bien ! croyez-moi, mieux vaut que vous partiez sans la voir. Vous avouiez tout à l’heure que l’effort ne serait pas encore trop rude. Qui sait ? Après cette entrevue, il vous faudrait peut-être rassembler toutes vos forces à la fois pour briser la chaîne… Réfléchissez, Monsieur, et vous verrez que j’ai encore raison.

— Eh bien ! faites avancer mon cheval, répondit Firmin avec une décision subite.

Après que Jérémie l’eut quitté pour aller à l’écurie, Firmin se laissa tomber sur le banc, la tête cachée dans les mains.

— Oui, oui, il a raison, murmura-t-il, mieux vaut que je parte tout de suite. J’emporte ainsi dans mon souvenir une fleur fraîche à peine éclose encore ; tandis qu’en revoyant Madeleine, à la fleur je joindrais un bouquet d’épines qui me déchireraient le cœur…

Quelques instants après, le cheval de Firmin piaffait devant la porte de la case.

— Allons, dit-il en se mettant en selle, je ne vous oublierai jamais, Jérémie ; ni vous, ni Madeleine. Bonne santé, et soyez heureux tous deux !…

— Et vous, Monsieur, répliqua le mulâtre, quoi que vous me demandiez, si l’occasion se présente, je l’exécuterai comme un ordre.

Firmin leva les yeux, et aperçut derrière la jalousie d’une fenêtre le visage de Madeleine ; il lui sembla que la jeune fille était pâle et émue. Il salua, fit un signe de tête accompagné d’un sourire triste et s’éloigna de la maison. Arrivé à quelque distance de l’habitation, au lieu de prendre la route qui devait le conduire à la Calebasse, il tourna comme pour revenir du côté de la Caravelle.

— Ce n’est pas le chemin, maître, lui cria le négrillon accroché à la queue du cheval.

— Je le sais, répondit Firmin, mais je ne vais plus à la Calebasse, je rentre sur mon habitation.

Le jeune créole suivit quelques pas encore la direction qu’il avait prise, puis tout à coup il tourna bride et regagna la route de la Calebasse. À la première habitation qu’il rencontra, il rendit au négrillon le cheval que lui avait prêté Jérémie, et en acheta un qu’il lança à fond de train pour rallier le rendez-vous de Madame de Mortagne.

En remontant dans la chambre de Madeleine après le départ de Firmin, Jérémie trouva sa fille en pleurs. Il la pressa contre son cœur en murmurant tout bas :

— Ah ! j’ai bien fait d’éloigner ce jeune homme !


XIII


Firmin, lancé à fond de train, comme nous l’avons dit, coupa à travers les chemins les plus courts pour arriver sur la route de la Calebasse.

À voir l’ardeur avec laquelle il franchissait l’espace, l’impatience qu’il montrait à la moindre hésitation de sa monture, on l’aurait à coup sûr soupçonné de vouloir rattraper les heures perdues d’un bonheur vivement convoité. Il y avait loin de cet enthousiasme subit à la froide indifférence avec laquelle il avait répondu, d’abord, à l’appel qui lui avait été adressé.

À vrai dire, rien au fond n’était changé dans les sentiments de Firmin. Il avait pris la route de la Calebasse, après une mûre délibération et un long combat intérieur. Toutefois, en se trouvant au bas du morne rocailleux qu’il s’agissait de gravir, il s’arrêta un instant.

— Évidemment, se dit-il, j’arriverai trop tard au rendez-vous. Je ne trouverai pas le remède que je vais chercher au mal dont j’ai pris le germe là-bas. Qu’importe ! puisque me voilà, essayons !

Il fit sentir l’éperon à son cheval, et se hissa le long de ce morne dont le sol, comme le lit desséché de quelque torrent, est semé de roches rondes et mobiles, et, par endroits, pavé de larges pierres noires.

C’est un véritable défilé tortueux, gardé des deux côtés par de vastes solitudes, des bois épais de lianes enveloppant de leurs replis verts des arbres gigantesques. Un solennel silence y règne toujours, à peine interrompu par le cri monotone de quelqu’oiseau sans voix, ainsi que le sont les plus brillants oiseaux de ce climat. De temps à autre un serpent chauffant son ventre marbré aux rayons du soleil, comme un vrai lazzarone, dérangé dans sa paresse par le bruit des pas du cheval, traverse rapidement le chemin et s’enfonce dans ces abîmes de verdure où quiconque oserait pénétrer serait infailliblement dévoré.

Au sommet de ce morne, le chemin s’élargit, et forme même une espèce de demi-lune très-ombragée par un dôme d’épais feuillage, que le soleil parvient rarement à percer. Arrivés là, chevaux et hommes font d’habitude une halte salutaire, soit pour reprendre haleine après avoir monté le rude morne de la Calebasse, soit pour se préparer à le descendre, selon la direction du voyage. Quelques troncs d’arbres, des blocs de gazon, disposés en manière de bancs, sont placés de distance en distance autour de cet hémicycle dont le sol, jonché de feuilles mortes, est légèrement détrempé. Dans un coin s’élève une ajoupa, où une vieille négresse, toujours vieille, j’ignore pourquoi, débite des liqueurs fortes, dont on éprouve instantanément le besoin en entrant sous cette voûte humide.

Au moment où Firmin y arriva, la Halte (comme on appelle ce lieu) était complétement déserte. La vieille négresse se présenta aussitôt, tenant d’une main une bouteille de tafia, de l’autre une bouteille de rhum ; de chacune des poches de sa jupe, un paquet de bouts sortait à moitié.

La vieille négresse sait son monde (c’était comme cela en 1820, c’est encore de même aujourd’hui). Selon la qualité et la couleur du voyageur, elle verse à l’avance rhum ou tafia ; elle a même des fruits et de l’eau au sucre pour les femmes et les enfants, par-dessus le marché des quimboix et des piailles pour qui veut bien y croire. Elle ne les délivre qu’avec un profond mystère, en marmottant des mots inintelligibles et en se signant une demi-douzaine de fois. Firmin, qui n’avait nul besoin de quimboix, se contenta d’un verre de rhum. Après s’être reposé, il se fit renseigner par l’hôtesse de l’ajoupa de la Halte, sur la route à suivre pour se rendre à la petite habitation vivrière qui lui avait été indiquée pour rendez-vous.

Il continua par le grand chemin pendant une cinquantaine de pas, puis s’enfonça dans un petit sentier couvert, bordé d’arbres fruitiers, au bout duquel il aperçut une case assez proprette.

À peine le pas du cheval avait-il été entendu qu’une vieille mulâtresse s’avança sur le seuil de la porte, et, après avoir crié en se tournant vers le fond de la maison : Mi li ! (le voilà) elle courut au-devant de Firmin.

— Allons donc ! dit-elle en prenant le cheval par la bride, vous vous faites attendre, maître.

— Je ne me trompe point, n’est-ce pas ? demanda Firmin. Vous êtes bien Adélaïde ?

— Comme vous êtes M. Firmin.

Il est très-rare que les nègres donnent aux jeunes gens leur nom de famille ; ils s’en tiennent toujours au prénom, comme généralement ils appellent les jeunes filles tit’mam’zelle (petite demoiselle).

— Madame de Mortagne n’est point partie ? demanda Firmin.

Adélaïde secoua la tête, ramassa un petit négrillon de sept ou huit ans, qui jouait nu devant la porte, le plaça en selle, et conduisit le cheval à l’écurie, après lui avoir fait faire au pas deux ou trois tours de l’allée.


XIV


Il est ici un point délicat qu’il faut que nous expliquions, Adélaïde était la nourrice de madame de Mortagne.

Cette petite habitation lui avait été donnée, avec la liberté, comme cela se pratique généreusement et généralement dans les familles créoles. Ces sortes de bienfaits, joints à l’attachement naturel, enchaînent ordinairement les nourrices à leurs yches (enfants nourrissons). Petits, elles se soumettent avec un complet abandon à leurs caprices ; grands, elles obéissent à leurs plus déplorables volontés avec un aveuglement sans égal. Vices ou vertus, crimes ou belles actions, elles prêtent la main à tout et sont de moitié dans tout, non pas sans remontrances et sans conseils d’abord ; mais quand il n’y a plus moyen de faire autrement, elles jettent leur madras par-dessus les moulins, à l’imitation de leurs yches. Les nourrices créoles, sous ce rapport, ressemblent, comme deux gouttes de lait, aux nourrices de l’antiquité, témoin Œnone, si bien dépeinte par le chaste Racine !

Ce point que nous tenions à établir comme un trait de mœurs coloniales très-caractéristique une fois dévoilé, on répugnera moins à comprendre comment madame de Mortagne avait choisi ce refuge presque maternel, perdu au milieu des bois, pour y rencontrer Firmin.

Un peu avant l’arrivée de celui-ci, madame de Mortagne était nonchalamment étendue dans un hamac très-bas, les jambes pendantes, et ses petits pieds effleurant le sol contre lequel ils frappaient de temps en temps pour imprimer un léger balancement au hamac. Elle suivait avec une impatience où la colère commençait à s’infuser, la marche des aiguilles sur le cadran d’une horloge, et déchiquetait nerveusement les dentelles de son mouchoir.

Au cri : Mi li ! (le voilà) jeté par Adélaïde, madame de Mortagne sauta hors du hamac, jeta un coup d’œil sur le miroir, et s’assit gravement devant une croisée de la salle, contre un guéridon, où elle prit vivement un livre qu’elle entr’ouvrit au hasard. Firmin traversa une petite galerie toute en lames de jalousie, et pénétra dans la seconde pièce, où il aperçut madame de Mortagne les yeux fixés sur son livre.

Si Firmin fût entré le bras en écharpe, le crâne fendu, ou avec une jambe cassée, madame de Mortagne, n’obéissant qu’aux bondissements de son cœur, se fût élancée vers lui, les lèvres et les yeux souriants. Mais comme rien dans l’aspect du jeune créole, ne révélait le moindre accident qui pût excuser son long retard, madame de Mortagne se leva, salua poliment, et fit signe à Firmin de s’asseoir.

Il y avait lutte, chez elle, entre le cœur et la tête. La tête, c’était la coquetterie, le dépit, l’amour-propre froissé ; le cœur, c’était la tendresse, l’élan spontané, la joie et l’abandon. Dans des cas pareils, un homme obéit au cœur ; chez une femme, la tête l’emporte toujours d’abord.

Firmin ne laissa pas d’être surpris de cet accueil glacial et cérémonieux. En toute autre occasion, il eût protesté. Il se résigna cette fois, s’assit, comme on l’y invitait, et attendit. Le jeune créole avait dans sa nature cela de bon et de rare, qu’il était franc comme l’or. Ce que ses lèvres disaient, sa conscience le pensait, il ne lui était jamais arrivé jusque-là de la fausser. Il était parti de la Caravelle pour ce rendez-vous par pure politesse ; on a vu que son cœur questionné n’avait poussé aucun cri d’amour.

Nul retour vers le passé ne pouvait donc provoquer chez lui un entraînement qui eût été un mensonge. Après sa séparation d’avec Madeleine, il avait résolu de venir à la Calebasse, risquant de n’y plus rencontrer madame de Mortagne, mais avec l’espérance et avec l’arrière-pensée de retrouver peut-être dans l’éclat de ses yeux une étincelle capable de rallumer un feu éteint qui lui fît oublier une passion qu’il était obligé de nourrir à l’état de rêve.

Eh bien ! malgré lui, le rêve, dominait dans son âme en présence même de madame de Mortagne. Il resta froid et comme interdit devant elle, causant avec négligence de ce retour simultané à la Martinique : on eût dit deux personnes inconnues l’une à l’autre, se rencontrant par hasard, et essayant de tuer le temps.

Madame de Mortagne fut plus froissée encore qu’étonnée de cette réserve de Firmin. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang ; puis, s’accusant ensuite, pensa que sa tactique avait été peut-être malhabile. Elle fit un retour sur soi-même, et mettant un piége dans ses yeux, sur ses lèvres et au bout de ses doigts, elle tendit au créole une main affectueuse, en lui disant :

— Vous ai-je fait quelque chose qui vous blesse, Firmin ?

M. de Lansac baisa respectueusement la main de madame de Mortagne.

— Vous n’avez jamais été que bonne et affectueuse pour moi, Madame, lui répondit-il.

— Eh bien ! alors, reprit-elle, quittons l’un et l’autre ce ton boudeur et maussade qui nous messied également ; puisque nous voilà réunis, dites-moi que vous êtes heureux, comme je vous dis que je suis heureuse de cette rencontre.

Elle se leva alors, et alla reprendre sa place dans le hamac. Depuis un mois qu’elle était de retour à la Martinique, sa nature créole était revenue au galop. Elle se fit un oreiller de son beau bras chargé de bracelets, et y appuya sa joue.

— Maintenant, continua-t-elle en enveloppant Firmin de ses regards, maintenant vous allez me raconter à quelle cause il faut que j’attribue votre retard.

S’il n’avait dû obéir qu’au premier mouvement de sa conscience, Firmin eût raconté franchement à madame de Mortagne son aventure de la veille ; mais deux motifs retinrent aux bords de ses lèvres l’aveu prêt à s’en échapper : d’abord, la pensée de commettre un crime odieux de lèse-galanterie, en confessant en face à une femme charmante qu’il ne l’aimait plus, à une grande dame qu’il la sacrifiait, à qui ? à la fille d’un pauvre économe d’habitation, moins que cela, à une fille de couleur !

La seconde raison, c’est qu’en fait, Firmin n’était venu à la Calebasse que pour y chercher l’oubli de cette passion insensée. Or, il avait à portée du regard les épaules de satin et les bras de marbre sur lesquels il comptait comme remède souverain. Il fut bien forcé de recourir à la dissimulation dont il avait une si profonde horreur : tout en rougissant légèrement, il répondit d’une voix mal assurée à la question de madame de Mortagne.

Il raconta sa lutte contre les flots de la rivière Sainte-Marie, son naufrage devant la Basse-Pointe, la mort des six nègres, la difficulté de trouver un cheval.

— Et, dit-il pour finir, je cours depuis ce matin à toute bride. Le triste état dans lequel se trouve ma pauvre monture en peut faire foi.

— Je m’en rapporte plus à vous qu’à votre cheval, fit madame de Mortagne en souriant ; je n’irai point vérifier s’il est fourbu.


XV


Firmin dévorait tous les traits de madame de Montagne. Les yeux ardemment fixés sur ces mains fines et aristocratiques, sur ces belles épaules, sur ces bras que l’éclat des bijoux faisait ressortir davantage, sur ces sourires, pleins de piéges. La passion du regard, l’animation du visage de Firmin pouvaient satisfaire la vanité de la jeune femme et faire battre son cœur de joie. Hélas ! cette contemplation à laquelle le jeune créole se livrait n’était qu’un travail de comparaison, si je puis m’exprimer ainsi. Malgré lui, sa pensée avait fait un retour vers Madeleine ; il cherchait dans la jeune femme blanche quelque chose qui pût effacer la beauté de la fille du mulâtre.

— Ah ! se disait-il dans les mystères sonores de son cœur, qu’on donne à la pauvre enfant la moitié de ces dentelles, de ces bijoux, de ces diamants, et qu’on affuble cette Parisienne luxueuse de la robe d’indienne, du tablier de ménagère que portait Madeleine, oh ! comme l’une serait bien plus belle encore, et comme l’éclat de l’autre s’éteindrait !

On aura beau dire, il n’en est pas moins vrai que l’homme vit plus de réalité que de rêve, et le dicton du pays : « Un oiseau sur le doigt vaut mieux que deux oiseaux sur la branche, » se reproduit dans le monde sous toutes les formes et dans toutes les occasions. Il eut encore raison ici. Quelque effort que fît M. de Lansac pour amener madame de Mortagne dans l’ombre de Madeleine, il ne put résister à l’éblouissement que la première jetait autour d’elle, et peu à peu le fantôme de l’image de Madeleine s’effaça de ses yeux.

Le but que cherchait Firmin était atteint ; du moins le croyait-il, l’espérait-il.

Le lendemain, madame de Mortagne songea à se mettre en route pour se rendre au Macoubac, sur une de ses habitations.

Firmin accompagna madame de Mortagne à cheval, jusqu’au bas de la Calebasse, et à la limite d’une habitation où elle devait rencontrer l’attelage de nègres envoyés à sa rencontre pour la porter en hamac jusqu’au Macoubac.

— Allons, murmura Firmin en pressant les flancs de son cheval, regagnons mon habitation. Ah ! c’est étrange, ajouta-t-il, comme le recto et le verso de chaque feuillet du livre de la vie se contredisent ! Et le mot interrompu au bas de la page ne se continue même pas quand on la tourne. On croit avoir perdu le sens de la phrase, on le retrouve à deux cents lignes plus loin, au moment où l’on n’y songeait plus ! Qui m’eût dit, il y a six mois à peine, qu’un matin je serais resté froid et indifférent devant un billet de madame de Mortagne ? que, me mettant en route pour la rejoindre cependant, je devrais l’oublier complétement dans un amour découvert, au sortir d’un naufrage, dans la case d’un mulâtre, et que, la recherchant enfin pour guérir cet amour devenu dangereux, je trouverais en effet à ses pieds et dans son regard l’oubli de celle-là même qui me l’avait fait oublier ? Ma foi ! si toutes les organisations ressemblent à la mienne ; si, pour tout le monde, les événements de la vie se déroulent comme les miens s’accomplissent, je plains les philosophes qui se donnent tant de mal à démêler ce chaos.

Lancé sur cette pente, l’esprit du jeune créole ne s’arrêta plus. Je me garderai bien de vous entraîner avec lui dans toutes les divagations philosophiques auxquelles il se laissa aller. Heureusement le cheval de Firmin avait meilleures jambes que son maître n’avait bonne tête ; grâce à la sûreté du terrain sur lequel il galoppait, les panaches onduleux des cannes à sucre de l’habitation de la Caravelle se découpèrent finement à l’horizon, au sommet d’un petit morne qu’il fallait gravir.

Firmin mit son cheval au petit pas pour escalader ce morne. Pour clore le chapitre de ses divagations philosophiques, il ne put se défendre de comparer cette rude montée au chemin qui conduit au bon sens et à la raison, logés si haut que, par paresse, on passe sa vie à remettre au lendemain d’aller les visiter et leur demander conseil.

— C’est ce qui fait, ajouta-t-il en manière d’épilogue, que l’on quitte son toit en sifflant des fanfares de chasse, et que l’on y rentre le cœur inquiet, troublé, en deuil des plaisirs goûtés et qui ont dû finir, et des désirs qui ont altéré les lèvres sans qu’il leur fût permis de s’en approcher.

Ces réflexions vinrent à Firmin au moment où il rentra dans son logis, glacé par une semaine d’absence, et qui lui parut désert, plein d’échos sinistres comme en a un sépulcre. Cette solitude, à laquelle il n’était plus accoutumé, lui fit peur ; il se hâta d’aller se joindre à quelques voisins, qui se réunissaient tous les soirs pour risquer au passe-dix ou à la marseillaise (jeu fort en honneur aux colonies) leurs fortunes entières.

— D’où viens-tu ? lui cria, en lui sautant au cou, un sien cousin, un enfant de seize ans que les émotions du jeu avaient pris au berceau pour ainsi dire, comme elles y prennent trop souvent les jeunes créoles.

— Je reviens de l’enfer ! répondit Firmin avec un accent sérieux, et en jetant dix doublons sur une carte.

— Est-il vrai que le diable ait des griffes et des cornes ? demanda l’enfant en souriant malicieusement.

— Non, répliqua de Lansac, en risquant vingt doublons sur une autre carte, non, il a des cheveux noirs, des mains fines, des ongles rosés, des yeux langoureux, et il a ton âge, Adrien !


XVI


L’isolement qui avait d’abord tant effrayé Firmin, lui devint cher et sympathique. Il avait peuplé son appartement des souvenirs dont son cœur était plein. Ce n’était que dans le silence de la solitude qu’il pouvait évoquer les deux images de Madeleine et de madame de Mortagne, et toutes deux lui apparaissaient gracieuses et souriantes.

Peu à peu, cependant, le portrait de la dernière se couvrit de voiles ; l’oubli, qui une fois déjà l’avait effacé de ses yeux, l’en fit de nouveau disparaître tout à fait. Quelque effort qu’il tentât pour ramener ce visage charmant, ce corps souple, ce bras qui avait frémi sous ses baisers, c’était toujours le visage, les bras, toute la personne de Madeleine qui lui apparaissaient dans le calme de sa pureté et de sa candeur. Maintenant que madame de Mortagne n’était plus là, visible et palpable, l’imagination dominait les sens, l’amour sincère et vrai prenait sa revanche : la victoire lui restait, une victoire, en fin de compte, désastreuse pour le cœur du pauvre Firmin.

Firmin n’avait pas trop résisté à cet entraînement. Le chemin détourné où il venait d’entrer était bordé de fleurs qu’il moissonna pendant les premiers jours à pleines mains. Puis il sentit les épines qui jonchaient le terrain, et que cachaient ces beaux bouquets, lacérer ses pieds et ses doigts. Il était trop tard pour revenir sur ses pas. Il avait trempé ses lèvres à la coupe d’un poison enivrant ; il lui fallut vider la coupe tout entière. Firmin s’étant aperçu que madame de Mortagne était tout à fait oubliée et impuissante à arrêter l’envahissement de son cœur par l’amour de Madeleine, il chercha des distractions dans le jeu et dans tous les faciles plaisirs de la vie coloniale ; inutiles efforts. Bientôt ce ne fut plus seulement son âme qui était malade et brisée ; mais son corps lui-même. Après une nuit de délire et d’hallucinations, Firmin se réveilla calme et résolu.

— Il faut que je revoie Madeleine, se dit-il, ou que je meure ! Mon projet est fou, insensé, absurde, qu’importe ! pourvu que je la revoie, rien ne me doit coûter.

Il écrivit une lettre, s’habilla des vêtements les plus grossiers qu’il put trouver dans la garde-robe de l’économe de son habitation, paysan picard arrivé depuis un an dans la colonie ; pour comble, je n’oserais l’écrire en vérité, si j’étais seulement romancier, et si je ne racontais ici une aventure parfaitement historique, pour comble, dis-je, il se colla aux joues des favoris postiches et à la lèvre des moustaches d’emprunt.

Ainsi déguisé, il plaça la lettre dans la poche de sa veste de drap grossier, la lettre qu’il venait d’écrire, enfourcha un cheval et se mit en route pour la Basse-Pointe. Il s’arrangea pour arriver au bourg à la nuit tombante, logea son cheval dans la première écurie qu’il rencontra ; et se dirigea, en remontant la savane que nous connaissons, vers la case de Jérémie.

En approchant de ce toit qui lui avait été si hospitalier, où il avait rencontré les germes du plus complet de ses bonheurs et aussi de son malheur le plus grand, Firmin se sentit vivement ému.

Comme cela arrive quelquefois aux Antilles, même après les journées du soleil le plus lourd, la soirée était presque froide, en sorte que les habitants de la case en avaient fermé la porte, et les lames des jalousies avaient été à moitié relevées pour atténuer la vivacité de l’air. À travers quelques lames mal jointes, Firmin glissa un regard qui embrassa tout l’intérieur de la pièce où il avait vu de la lumière. C’était la salle où il avait soupé la première fois. Jérémie était couché dans un hamac, immobile, preuve que le vieux mulâtre sommeillait.

Madeleine, la tête enveloppée dans un madras coquettement noué, tournait le dos à la croisée. Elle était accoudée sur la table, le front penché sur un livre. Firmin demeura un peu de temps dans sa position d’observation, il ne vit point que la jeune fille tournât les feuillets du livre.

Elle pensait donc au lieu de lire !

Firmin, qui sentait son cœur battre violemment, hésita un peu avant d’oser frapper à la porte. Enfin, il s’y décida ; mais il avait frappé si doucement, que, dans l’intérieur, on avait à peine entendu.

Cependant Madeleine avait dressé vivement sa tête pâle et avait montré à Firmin son beau profil.

— Père, dit-elle d’une voix douce, je crois qu’on a cogné à la porte.

— Eh bien ! vas y voir, répondit le vieux mulâtre en grommelant un peu d’avoir été éveillé.

Madeleine se leva pendant que Jérémie s’accoudait dans son hamac pour voir qui allait entrer. La jeune fille s’approcha très-près de la porte en y collant son oreille, et, avant de faire tourner la barre de bois qui la fermait intérieurement et sur laquelle elle avait la main posée, elle demanda :

— Qui est là ?

Le son de cette voix frappa Firmin en plein cœur. Il chancela, et sa langue resta collée à son palais.

— Qui est donc là ? réitéra Madeleine.

Comme sa question restait encore sans réponse, elle vint se rasseoir en disant :

— Il paraît que je me suis trompée, père.


XVII


Jérémie, qui voulait en avoir le cœur net, descendit lestement de son hamac, prit sur la table le flambeau où brûlait une chandelle, et se dirigea vers la porte dont il tourna la barre.

Malgré le peu de secours que pouvait lui prêter la chandelle dont la flamme vacillait, chassée en arrière par le vent, il put apercevoir Firmin assis sur un petit banc de bois, à gauche de la porte, et la tête enfoncée dans ses deux mains.

— Est-ce vous qui avez frappé tout à l’heure ? demanda-t-il.

Firmin se dressa alors vivement ; se rappelant son rôle, il répondit, mais d’une voix mal assurée :

— Oui, c’est moi.

— Que voulez-vous ?

— Est-ce à monsieur Jérémie que j’ai le plaisir de parler ?

— C’est à lui-même. Que puis-je pour votre service ?

— Beaucoup.

— Et de la part de qui venez-vous ?

— Ce billet vous le dira.

— Un billet pour moi ?

— Pour vous-même.

— Voyons, entrez, fit le mulâtre, d’un ton un peu brusque qui ne lui était pas habituel.

Puis il examina le nouveau venu avec une attention bien marquée. Ce n’était pas défiance de sa part ; mais Jérémie, comme tous les gens de sa classe, et comme beaucoup de blancs aussi, croyait fermement aux zombis (revenants, esprits), et un visiteur nocturne, qui s’annonçait de cette façon, lui inspirait des doutes sérieux.

Aux premières paroles que Firmin avait prononcées à la porte, Madeleine s’était levée vivement et avait senti tout son sang refluer à son cœur. Il lui avait semblé reconnaître la voix du jeune créole ; au moment où il entra, elle fixa sur lui un regard profondément scrutateur, tout en rendant à Firmin le salut moitié gauche, moitié élégant que lui adressa celui-ci.

— Asseyez-vous, lui dit Jérémie en s’approchant de la chandelle pour lire le billet.

Firmin ne se fit pas répéter deux fois cette invitation ; ses jambes fléchissaient sous lui. Madeleine, en fille discrète, se disposa à sortir de la salle, ne sachant s’il ne s’agissait pas d’affaires entre le nouveau venu et son père.

En se retirant, elle passa tout contre Firmin pour arriver à la porte. Elle le regarda à peine et lui rendit une petite révérence. Firmin, en sentant la robe de Madeleine frôler ses genoux, éprouva un tressaillement qui lui fit monter une sueur froide au front.

La première pensée de Jérémie, après avoir décacheté la lettre, fut de chercher des yeux la signature. En apercevant le nom de Firmin de Lansac, il poussa un cri… Madeleine était alors sur le pas de la porte et allait sortir. Elle revint vivement en arrière, et d’une voix inquiète :

— Qu’il y a-t -il, père ? demanda-t-elle au mulâtre.

Celui-ci, par un brusque mouvement, avait éloigné le papier de la chandelle, assez pour que Madeleine ne pût pas lire la signature.

— Rien ! dit Jérémie, rien ; c’est que cette lettre est signée d’un ami dont je n’avais pas de nouvelles depuis plus de vingt ans ;… elle m’a causé une surprise et une joie…

— Je vous laisse alors…

— Oui… oui… répondit très-vite l’économe ; j’ai à causer d’affaires avec Monsieur.

Madeleine remarqua que son père était ému et que ses mains tremblaient. Elle sortit néanmoins.

Une fois Madeleine partie, Jérémie s’assit pour lire la lettre dans laquelle Firmin, rappelant au mulâtre les offres de service qu’il lui avait faites, lui recommandait de la manière la plus pressante un jeune Européen arrivé tout fraîchement de Bordeaux, et qui désirait se placer sur une habitation.

M. le comte de Lansac a été bien avisé de vous adresser à moi, Monsieur ; je ne puis rien lui refuser, surtout pour l’aider dans une bonne action.

— Merci, répondit Firmin en baissant la tête.

— Et comment vous nomme-t-on ?

— Claudien.

— Que savez-vous faire ?

— Je viens vous demander de m’apprendre votre état, pour lequel je me sens quelque goût. M. le comte de Lansac m’a donné à espérer que vous voudriez bien me garder en apprentissage ici.

— Hum ! murmura l’économe en se grattant la tête, nous verrons cela… nous verrons cela, d’ici à demain nous en causerons… Mais, en attendant, vous devez être fatigué, vous devez avoir appétit et sommeil ; je vais vous faire servir un morceau et dresser un lit ici. Mais, reprit-il après s’être assuré que Madeleine n’écoutait point derrière la porte, mais à une condition…

— Laquelle ? demanda Firmin.

— C’est que si vous voyez par hasard ma fille, d’ici à demain, ou plus tard, n’importe, vous ne lui direz point de quelle part vous venez, ni ne prononcerez jamais devant elle le nom de M. le comte de Lansac. Vous me le promettez ?

— Est-ce que cette jeune demoiselle qui était là tout à l’heure est mademoiselle Madeleine ? demanda le faux Claudien.

— Oui, répondit le mulâtre, c’est ma fille ; mais vous n’oublierez point ma recommandation.

— C’est que, reprit Firmin, M. le comte m’a donné justement pour mission de le rappeler au souvenir de mademoiselle Madeleine.

— Voyons, que vous a-t-il chargé de lui dire ? demanda Jérémie avec un empressement plein d’inquiétude, confiez-moi cela ; je le transmettrai dès ce soir à ma fille, moi-même ; cela lui fera plaisir.

— Eh bien ! reprit Firmin, M. le comte m’a recommandé de lui faire toutes sortes de compliments bien respectueux, de lui dire qu’il ne l’avait point oubliée, et qu’il faisait des vœux pour son bonheur…

— Et rien de plus ?

Jérémie posa cette question en tremblant et en balbutiant.

— Rien de plus, répondit Firmin.

L’économe essuya son front trempé de sueur.

— Eh bien ! monsieur Claudien, attendez-moi ici, reprit-il ; je vais vous chercher à souper, ma foi ! ce que j’aurai de meilleur ; un recommandé de M. le comte de Lansac sera reçu dans ma maison comme mon propre enfant.


XVIII


En sortant, Jérémie ferma la porte avec la plus grande précaution. Son premier soin fut de s’assurer où était Madeleine. Elle était rentrée dans sa chambre, où il aperçut une lumière. Il s’occupa lui-même de préparer le souper, composé de morue salée, d’ignames, de bananes et de pois d’angole.

Quant à Firmin, après le départ de Jérémie, il s’était livré à un immense épanchement de joie. Son cœur battait violemment de se retrouver si près de Madeleine. Il l’avait revue, il avait entendu sa douce voix vibrer à son oreille, son regard avait rencontré le sien. Seul dans cette chambre que Madeleine venait de quitter, il en respira l’air à pleins poumons, puis il marqua la chaise sur laquelle elle était assise, et se dit :

— C’est sur cette chaise que ma tête reposera cette nuit. Il prit le livre qu’elle lisait au moment où il l’avait aperçue à travers la lame de la jalousie, et en baisa la page encore ouverte.

— Ses yeux se sont promenés sur ces lignes, s’écria-t -il, ses larmes les ont peut-être mouillées ; qu’elles me soient sacrées !

Mais tout à coup les recommandations que lui avait faites le mulâtre, les précautions qu’il prendrait peut-être pour le tenir éloigné de Madeleine, lui revinrent à l’esprit. Il entrevit dès lors combien il allait lui être difficile d’approcher la jeune fille.

Quel était le but de Firmin, en fin de compte ? Il ne le savait pas lui-même. Qu’espérait-il en prenant ce déguisement ? Voir Madeleine, avait-il dit. Il venait de la voir, et déjà il n’était plus satisfait : son cœur avide demandait davantage. Tenterait-il de se faire aimer sous l’enveloppe grossière d’un paysan ? Quel profit en tirerait-il ? Le lendemain le gentilhomme créole reprendrait la place du manant. Séduite par Firmin ou par le faux Claudien, Madeleine n’en serait pas moins déshonorée, et le mal n’en serait pas plus réparable.

Firmin fut sur le point de renoncer à son projet, et de profiter de l’absence de Jérémie pour s’enfuir, emportant pour consolation souveraine les dix minutes de joie qu’il venait d’éprouver. Mais il se raccrocha tout à coup à une branche non moins fragile que toutes les autres.

— Il manque à mon bonheur une chose, se dit-il, de savoir si Madeleine m’aime, si elle a gardé pour son sauveur un souvenir de reconnaissance. Il n’y a que Claudien qui puisse le savoir ; demeurons Claudien, et je jouerai bien de malheur si je ne trouve pas une occasion d’enfreindre les recommandations de maître Jérémie.

Firmin en était là de ses réflexions et de ses projets stratégiques, lorsqu’un petit négrillon entra, portant le souper auquel M. de Lansac fit honneur comme un manant. Après quoi l’économe vint, à son tour, l’épaule chargée d’un matelas qu’il allongea sur des chaises rapprochées, et souhaita le bonsoir à son hôte Claudien.

Firmin n’en eut pas le démenti ; il défit le lit, échafaudé avec tant de soins par Jérémie, de manière à placer sa tête à la chaise qu’il avait marquée, et il s’endormit jusqu’au lendemain matin.

Il fut éveillé au point du jour, comme il l’avait été la première fois par le fouet du commandeur et les sons du lambic.

Comme la première fois aussi, il trouva l’économe sur pied.

— Eh bien ! demanda ce dernier, avez-vous passé une bonne nuit ?

— Très-bonne, monsieur Jérémie, vous m’avez traité en enfant gâté.

— Vous l’écrirez à M. de Lansac ?…

— Dès aujourd’hui.

— Par la même occasion, vous lui manderez ce que j’ai fait relativement à votre position.

— Comment, vous y avez déjà songé ?…

— Certes ; le géreur de l’habitation voisine m’a justement confié, il y a deux ou trois jours, qu’il avait besoin d’un second économe.

— Mais… commença Firmin en dissimulant mal son inquiétude.

— Ici, reprit Jérémie, les nègres de l’atelier n’aiment pas les nouveaux visages, surtout ceux des Européens. Si je vous prenais avec moi, savez-vous ce qu’ils feraient ? Ils empoisonneraient bœufs, mulets, moutons, et vous en accuseraient. La preuve, diront-ils, que c’est ce béké-France (ce blanc venu de France) qui est le coupable, c’est que jusqu’à présent il n’y avait pas encore eu un seul empoisonnement sur l’habitation, et c’est depuis son arrivée que la mortalité a commencé sur les bestiaux. Qu’objecterez-vous à cela ? Rien ! On ne pourra nier que les nègres disent vrai. Le maître d’ici ne vous soupçonnera même pas ; mais il sera obligé de vous renvoyer pour conjurer sa ruine. Vous partirez avec une mauvaise réputation. Partout où vous irez ensuite, vous introduirez, sans le vouloir, le poison avec vous ; vous serez congédié de tous les coins de la colonie ; finalement, ne trouvant plus d’emploi, vous mourrez de faim ou serez contraint de repartir pour la France.

Cette théorie des empoisonnements, que Jérémie venait de dérouler devant Firmin, était parfaitement vraie, et conforme à tous les faits analogues qui s’accomplissent aux colonies[4]. Il s’agissait seulement de savoir si elle était applicable dans l’espèce. Firmin n’avait pas manqué de s’arrêter à cette idée que, de la part de Jérémie, ce pouvait bien être un prétexte pour l’éloigner. Aussi ne se laissa-t-il pas persuader sans objection.

— Ce que vous venez de me dire là est étrange, répliqua le faux Claudien ; il paraît que les choses se passent de la même manière, non-seulement sur l’habitation de M. de Lansac, mais dans tout le quartier ; et c’est pourquoi il m’avait adressé à vous, m’assurant que ce domaine-ci jouissait d’une réputation excellente, grâce à votre bonne administration. Or, comme je suis venu à vous sous le patronage de M. de Lansac, si vous ne pouvez pas me recevoir, je m’en retournerai d’où je suis parti.

Firmin avait tendu ainsi un piége habile au vieux mulâtre, en le mettant, comme on dit, tout à fait au pied du mur.

— Bon Dieu ! s’écria Jérémie, M. de Lansac croirait que je suis un ingrat, oublieux du service qu’il nous a rendu, à moi et à mon enfant… Oh ! non, non ! je ne veux pas qu’il suppose cela ! Eh bien ! essayez pendant un jour ou deux…

— Pas seulement pendant une minute ! s’écria Firmin. Je veux apprendre le métier d’habitant avec vous, ou je m’en retourne.

Jérémie se promena avec agitation.

M. de Lansac, me disait-il, me recommande de soigner ce jeune homme comme un fils… L’éloigner de chez moi… c’est manquer à l’engagement que j’ai pris… Eh bien ! fit-il tout à coup en s’arrêtant devant Firmin, je ne veux pas vous contrarier, monsieur Claudien, et je suis trop heureux en même temps de payer une dette de cœur à M. le comte de Lansac. Je consens à vous garder ici, mais à deux conditions.

— Voyons ? demanda Firmin.

— C’est d’abord qu’au premier mouton empoisonné, vous partirez aussitôt.

— Accepté ; et la seconde condition ?

— C’est que vous observerez bien scrupuleusement la recommandation que je vous ai faite hier au soir, de ne point dire à Madeleine…

— Eh ! s’écria Firmin en interrompant le mulâtre, si ce n’est que cela, soyez donc sans inquiétude. Il ne fallait pas prendre tant de détours, et mieux valait me parler tout net et à cœur ouvert.

— Eh bien, quand nous mettrons-nous à l’ouvrage ? fit Jérémie en se mordant les lèvres.

— Dame ! répondit Firmin, demain, si vous le désirez. Vous m’accorderez bien encore cette journée pour me reposer.

— Soit ! je vais conduire l’atelier au travail ; nous déjeunerons au retour. Au revoir donc !…

Jérémie s’éloigna de quelques pas, puis revenant subitement, et entraînant Firmin sous le manguier où il lui avait adressé de si pathétiques paroles quelques jours auparavant :

— Tenez, monsieur Claudien, lui dit-il, j’aime mieux tout vous dire ; vous comprendrez mieux aussi l’importance de mes recommandations.

— Voyons ?…

— Eh bien ! reprit le mulâtre, Madeleine va se marier dans dix jours, et je craindrais que le souvenir du comte ne vînt la troubler et n’apportât un nuage dans son bonheur.

Firmin fut comme atterré par la nouvelle que venait de lui annoncer Jérémie. Il eût besoin d’un violent effort pour ne pas se trahir devant l’émotion qu’il éprouvait.

— Elle épouse, continua l’économe, un charpentier du bourg, Huron, un beau métis, un brave garçon libre bien entendu, et…

— Merci !… interrompit Firmin, des renseignements que vous m’avez donnés et des recommandations que vous m’avez faites. Vous avez raison, la chose est, en effet, assez grave pour que je m’abstienne de prononcer devant votre fille le nom de M. de Lansac.

Sur ces mots, Jérémie rentra dans la case avec Firmin, prit sa rigoise (forte cravache), sans laquelle il ne marchait jamais, se dirigea vers le point où l’atelier était au travail, et d’où la brise du matin rapportait un chœur de chants joyeux, entrecoupés de temps à autre par le sifflement du fouet du commandeur.

Firmin, après la sortie de l’économe, se laissa tomber sur une chaise, le visage pâle et baigné de pleurs. Il demeura un moment comme anéanti ; son esprit était en grande confusion. Sa première pensée fut d’accuser Madeleine ; mais de quoi était coupable la pauvre enfant ? Elle obéissait à sa destinée, elle accomplissait sa vie ; il la plaignit au contraire. Le jeune créole envisagea toute l’étendue de son propre malheur. Il venait de recevoir en pleine poitrine le coup le plus violent qui pût lui être réservé. Le meilleur parti qui lui restait à prendre était de s’enfuir au plus vite, de gagner son habitation, d’oublier, s’il le pouvait jamais, ce rêve qu’il était parvenu déjà à effacer de son cœur pendant quelques jours.

Firmin se leva donc, essuya les larmes qui sillonnaient ses joues et s’apprêta à sortir. Mais, au moment où il allait franchir le seuil, Madeleine apparut, se dirigeant d’un pas précipité vers la salle où elle entra vivement en poussant la porte restée entre-bâillée. Firmin recula stupéfait.


XIX


Madeleine s’assit, tremblant d’émotion et de peur. En apercevant là, devant lui, la pauvre enfant pâle et frissonnante, Firmin oublia sa résolution. Il appuya l’une de ses mains sur le rebord d’une table, et porta l’autre à son cœur pour contenir la violence de ses battements.

— Monsieur Claudien, dit tout à coup Madeleine d’une voix faible et saccadée, je sais tout. Mon père a voulu me cacher de quelle part vous êtes venu ici, par qui vous lui êtes recommandé ; mais j’ai dérobé cette nuit la lettre de M. le comte de Lansac…

Madeleine ne put achever, elle dut s’arrêter un instant ; elle suffoquait. Firmin se rapprocha, inquiet et intrigué en même temps, mais sans qu’il se sentît la force de prendre la parole. La jeune fille continua ainsi :

— De plus, j’ai entendu ce matin tout ce que mon père vous a dit. Je sais qu’il voulait vous écarter de la maison ; je sais les recommandations qu’il vous a faites, je sais enfin qu’il vous a parlé de mon mariage… tout cela m’importe peu. Ce que je veux savoir de votre bouche même, c’est si M. de Lansac, en vous envoyant ici, ne vous a rien dit de moi… ne vous a chargé de rien pour moi.

— Oh ! si, Mademoiselle ! Il m’a recommandé de vous assurer d’un attachement profond, inaltérable, sans égal. Il m’a recommandé de vous assurer qu’il ne vous avait point oubliée, qu’il ne vous oublierait jamais… Et surtout, a-t-il ajouté, si tu as le bonheur ineffable, Claudien, de te trouver seul avec elle, ne fût-ce qu’une minute, prosterne-toi à ses pieds comme je le ferais, moi ; jure-lui de ma part un amour éternel, et, si elle le permet, dépose sur ses mains un baiser brûlant où toute mon âme tiendra.

Firmin avait joint l’action aux paroles. Il s’était jeté aux genoux de Madeleine, en posant ses lèvres avec enivrement sur les deux mains de la jeune fille.

— Relevez-vous, monsieur Claudien, relevez-vous, de grâce, s’écria Madeleine tout effarée.

Firmin obéit.

— Le comte m’a dit encore, reprit-il après un moment de muette contemplation : Si Madeleine ne m’a pas tout à fait oublié, non plus, demande-lui si elle n’a pas quelque message pour moi, et, dans ce cas, reviens, reviens bien vite m’apporter ma part de bonheur.

Madeleine, la poitrine haletante, le visage caché dans ses deux mains, la tête courbée, paraissait se recueillir dans sa pensée.

— Eh bien ! lui demanda Firmin, après quelques minutes d’attente, que dois-je dire à M. de Lansac ?

Madeleine se leva lentement. Appuyée sur le dossier de sa chaise :

— Monsieur Claudien, murmura-t -elle, je ne saurais trouver de paroles qui fussent aussi expressives que mon émotion dont vous venez d’être témoin, pour traduire ce que j’éprouve. Je dois cependant vous prier de dire au comte que la volonté de mon père s’accomplira ; que, tout en conservant pour lui un souvenir inaltérable, une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie, il est de mon devoir et de ma condition d’oublier un amour impossible, de ne plus croire même qu’il ait jamais existé. Mon cœur a eu une heure de grande félicité, en sachant que la pauvre fille du mulâtre n’avait point été méprisée par un créole, par un blanc, qui l’a assez aimée surtout pour la respecter. Si j’avais appris le contraire, je serais peut-être morte de douleur ! Maintenant, c’est fini. J’ai été heureuse de plus de bonheur qu’il ne m’était permis d’en espérer ici-bas. C’est tout ce que je pouvais demander au ciel. Désormais, je suis tout entière à l’homme à qui je dois appartenir pour la vie. Adieu, monsieur Claudien.

— Un mot encore, murmura Firmin en voulant retenir Madeleine…

— Ce serait inutile, répondit la jeune fille, laissez-moi sortir ; mon père peut revenir, il nous trouverait en faute l’un et l’autre. Ce serait, de votre part, mal le récompenser de son hospitalité, et de la mienne faillir à mon devoir.

— Qu’importe ! s’écria M. de Lansac avec une énergie fiévreuse, ce mariage, Mademoiselle, ne peut pas s’accomplir

— Et pourquoi ? demanda Madeleine.

— Parce qu’il tuerait M. Firmin. Quand je lui aurai répété tout ce que vous venez de me dire, il répondra que si vous l’aviez aimé, vous n’auriez point accepté ce sacrifice.

— Vous lui affirmerez le contraire de ma part… Désormais, je vous le répète, tout est oublié. Dans dix jours, je serai la femme du métis Huron. Ce que vous ne pouvez pas comprendre, vous, M. Claudien, le comte le comprendra en consultant son cœur et sa raison. Adieu, donc ; et laissez-moi passer.

— Eh bien ! je partirai cette nuit.

— Soit !

— Sans que Jérémie puisse soupçonner mon départ, c’est essentiel…

— S’il faut que je vous aide à fuir, je vous y aiderai.

— J’aurai sans aucun doute besoin de votre secours.

— À minuit, ce soir, je viendrai vous ouvrir la porte.

Madeleine sortit et alla s’enfermer dans sa chambre où elle tomba à genoux devant son lit, en priant Dieu de toute la force de son âme. Lui demanda-t-elle un pardon dont elle croyait avoir besoin, ou le remercia-t-elle de lui avoir accordé le seul bonheur qu’elle eût désiré ? Sa prière fut double.

Firmin, lui, était à la fois au comble de l’ivresse et du désespoir. Ce qu’il voulait savoir, il l’avait appris ; mais cette certitude qui comblait ses vœux, avait troublé sa raison. Partirait-il comme il l’avait annoncé à Madeleine ? Oui, il le devait, sous peine de se mentir à lui-même et de rendre impossible, désormais, une séparation que l’honneur lui commandait, que la pureté même de son amour exigeait. Rester, c’était prétendre à continuer un rôle difficile à soutenir, c’était s’exposer, à se trahir.


XX


Quand Jérémie rentra, il trouva Firmin accoudé sur la table et plongé dans une méditation profonde. Aussitôt après l’arrivée de l’économe, le petit négrillon qui était à son service vint dresser le déjeuner ; Madeleine apparut quelques instants après pâle et morne. Elle embrassa son père et s’assit à la table en évitant que ses yeux rencontrassent ceux de Firmin. La tristesse des deux jeunes gens influa sur l’économe qui ne prononça pas une parole de tout le repas. Contre son habitude, il se leva promptement de table, alluma un bout et sortit en murmurant.

— Ah çà, qu’y a-t-il donc dans l’air, aujourd’hui ?

Au repas du soir, même silence, même réserve de la part des trois personnages, sans que le vieux mulâtre, habitué au babil de Madeleine, se rendît compte de l’influence qu’il subissait à son insu. Après le souper il resta un moment étendu dans son hamac ; pendant ce temps Madeleine, la tête penchée sur une broderie, ne leva pas une fois les yeux.

Firmin s’était retiré sur le petit banc devant la porte, et rêvait en regardant les étoiles qui brillaient au ciel avec l’éclat d’un clair de lune. Jérémie, fatigué de ce silence et de cette tristesse générale, se leva pour gagner sa chambre. Madeleine plia son ouvrage, embrassa son père et se retira aussi.

— J’espère que demain au petit jour, murmura Jérémie en s’adressant à Firmin d’un ton un peu brusque, nous nous mettrons à l’œuvre ?

— À demain ! répondit le faux Claudien.

Les portes de la case fermées, tout rentra dans le plus profond silence. À minuit, Madeleine tendit l’oreille et écouta un moment pour s’assurer que son père dormait bien profondément, ce qu’attestait la vigueur de sa respiration ; puis, une lumière à la main, elle se rendit dans la salle, effleurant à peine le plancher.

— Allons venez, monsieur Claudien, dit Madeleine. Nous ne pouvons sortir par cette porte ; nous ferions trop de bruit en ouvrant la barre, prenons par ce côté-ci ; je vous montrerai le chemin, et, en marchant vite, vous serez assez loin demain pour que mon père ne songe point à vous rattraper.

— Votre main pour me guider, répondit Firmin ; je ne connais pas la maison, je pourrais me heurter ou chuter…

Au contact de cette main, Firmin éprouva un éblouissement et comme une ivresse des sens. Il la pressa avec frénésie en la portant à ses lèvres, brûlantes comme le feu.

— Madeleine, Madeleine, dit-il, je ne puis pas, je ne veux plus partir !…

— Êtes-vous donc fou, monsieur Claudien ? murmura la jeune fille en retirant vivement sa main et en reculant d’un pas.

— Ah ! Madeleine, s’écria Firmin, vous m’aimez, vous savez tout mon amour pour vous, et vous n’avez pas compris que Claudien, c’était moi…

M. de Lansac !

— Silence ! ou nous sommes perdus…

Madeleine s’était collée contre la muraille, où l’on eût dit qu’elle voulait s’enfoncer, les mains tremblantes, les lèvres entr’ouvertes et blanches comme les lèvres d’une morte. À travers la faible lueur que projetaient sur cette scène les rayons vacillants de la chandelle, Firmin vit la décomposition du visage de Madeleine.

— Mon Dieu ! que va-t-il arriver ? pensa-t-il.

Prenant alors l’une des mains glacées de la jeune fille :

— Madeleine, dit-il d’une voix caressante, vous souffrez…

Madeleine ne répondit point. Firmin, qui avait pris la lumière prête à s’échapper de ses doigts, la rapprocha de son visage et fut effrayé de la pâleur de la pauvre enfant. Il suivit de plus près et avec une mortelle inquiétude les émotions qui se traduisaient dans tous les traits de Madeleine. Il vit tout à coup des larmes humecter ses yeux, puis s’échapper en abondance.

— Oh ! fuyez, fuyez… monsieur le comte, dit-elle alors d’une voix coupée par les sanglots. C’est bien mal, ce que vous avez fait là…

— Eh quoi ! où donc est le mal d’être venu moi-même entendre de vos lèvres ce que vous avez cru charger un autre de me dire…

— Assez ! reprit Madeleine. Je ne rougissais pas de parler à Claudien comme je le faisais ; devant vous, monsieur le comte, j’ai honte… Je comprends l’énormité de ma faute. . Oh ! laissez-moi. . partez. . oubliez-moi. .

En parlant ainsi, Madeleine cacha son visage dans ses deux mains et tourna le dos à Firmin, qui s’était agenouillé devant elle :

— Un mot, un mot de pardon, Madeleine, disait-il, un mot, un regard de vous, et je vous obéis, je pars.

— Que voulez-vous donc savoir de plus que ce que j’ai confié à Claudien ? répéta la pauvre enfant avec une simplicité des plus naïves.

— Vous entendre répéter que vous m’aimez…

— Et que je dois vous oublier… pour commencer ma vie de femme… pour entrer en devoir… comme d’autres entreraient en religion… Eh bien ! oui, monsieur le comte, je consens à vous répéter… ce que vous savez… mais à la condition que vous partirez.

— Mais ce mariage ? demanda Firmin.

— Il s’accomplira selon la volonté de mon père, et au jour fixé…

— C’est impossible ! c’est impossible !

— Rien maintenant ne l’empêchera… répliqua Madeleine avec une résolution et une fermeté qu’elle n’avait pas montrées encore.

— Mais c’est ma mort que vous voulez !…

— C’est mon honneur que je sauve… c’est le remords que je vous épargne… Mais, s’écria-t-elle tout à coup, silence !… je crois entendre mon père… fuyez… il vous tuerait !

— Allons donc !… répliqua Firmin en qui se réveillait le sang du gentilhomme devant une menace, il n’oserait me toucher…

— Vous oubliez que, pour lui, sous ce costume, vous n’êtes pas le comte de Lansac, mais Claudien. Et puis, par grâce… pour moi…

— Pour vous, Madeleine… soit !… mais, avant de partir, donnez moi vos deux mains à baiser…

— Et entre nous, une séparation éternelle ?

— Éternelle ! affirma le créole.

Il prit les deux mains que lui tendait Madeleine ; mais en même temps il l’attira, l’enlaça de ses bras, et déposa sur les épaules frissonnantes de la jeune fille un ardent baiser qui la brûla comme un fer rouge.

— Que ne puis-je, murmura Firmin à son oreille, te laisser de ce premier baiser une empreinte ineffaçable !

Madeleine avait poussé un cri de détresse. En même temps, dans la salle voisine, la voix de Jérémie s’était fait entendre.

— Qu’y a-t-il donc, Madeleine ? cria le mulâtre.

Firmin souffla la chandelle et s’enfuit à toutes jambes.


XXI


Quand Jérémie arriva dans le couloir, après avoir allumé une lumière, il trouva Madeleine affaissée sur le carreau, le front caché autour de ses bras et traînant dans la poussière. Jérémie allongea la tête dehors, et vit, sans pouvoir le distinguer, un homme qui courait en gagnant l’extrémité de la savane du côté du bourg.

— Qui donc était là ? demanda-t-il d’une voix tonnante en relevant Madeleine plus morte que vive… Le protégé de M. de Lansac, par hasard ?

— Non, répondit la jeune, fille à qui l’imminence du danger rendit un peu de sang-froid. Non ! Claudien s’en est allé tout de suite après le souper.

— Qui donc, alors ?

— Huron… mon promis…

— Malédiction !… hurla le mulâtre en se tordant les bras… Une enfant si chaste et si bien élevée. Oh ! comme les autres ! comme les autres ! Décidément nous sommes une race maudite !… Est-ce la première fois qu’il vient ainsi ? Non… non… je ne veux pas le savoir, reprit Jérémie en se frappant la poitrine, ne me réponds pas… je ne veux pas le savoir.

Dans son exaspération, il ferma la porte à double tour, retira la clé de la serrure, et rentra dans sa chambre sans prendre garde qu’il laissait Madeleine à moitié évanouie sur les dalles froides du corridor.

— Mon père !… mon père !… avait crié la pauvre fille en voyant partir le mulâtre… mon père ! ayez pitié de moi !…

Jérémie s’était éloigné sans entendre ou plutôt sans vouloir écouter la voix suppliante de la pauvre enfant.

En rentrant dans sa chambre, il se laissa tomber sur son lit, et, cachant dans son traversin son visage tout baigné de larmes :

— Oh je sentais bien qu’il m’arriverait malheur aujourd’hui !… Qui aurait jamais soupçonné cela ? reprit-il après un moment de silence. Après tout, la pauvre innocente, elle ne croit pas avoir mal fait, j’en suis sûr… C’est son promis ; dans quelques jours ils seront mariés… Elle aura pensé… supposé… Oh ! c’est égal, mon Dieu ! c’est affreux ! s’écria-t -il en donnant un libre cours à sa douleur…

Madeleine s’était traînée, écrasée d’émotions, jusqu’à sa chambre, où elle passa le reste de la nuit à prier avec une ferveur qu’elle n’avait pas ressentie encore…

— Pardonnez-moi ce mensonge, mon Dieu ! murmurait-elle à chaque instant : d’un crime, j’ai voulu ne faire qu’une faute. Si j’avais dit la vérité, mon pauvre père serait mort de douleur ou m’aurait tuée !… Le lendemain, Madeleine fut la première à aller trouver Jérémie. Si sévère que celui-ci voulût être, il ne résista pas longtemps aux caresses de sa fille et lui ouvrit ses bras.

— C’est mal, ce que tu as fait là, lui dit-il, mais tu ne le savais pas, n’est-ce pas ? Tu as cru…

Jérémie s’arrêta et n’acheva point sa pensée devant le regard calme et chaste de Madeleine.

— Le mal est peut-être moins grand que je ne supposais, se dit-il. Rien qu’à la voir, on se sent désarmé.

— Grondez-moi tant que vous voudrez, père, fit Madeleine ; mais tout ce que je vous demande, c’est de ne point parler de tout cela à Huron… Je lui avais promis le secret… Je serai, je vous jure, le modèle des épouses.

— C’est bien, répondit le mulâtre, mettons que je ne sache rien, que je n’aie rien vu… qu’il n’en soit plus question. Tu es fatiguée, repose-toi… moi, je m’en vais faire couper les cannes.

Il embrassa sa fille et disparut.


XXII


Firmin avait marché toute la nuit. Le lendemain, il alla frapper à la porte hospitalière d’une habitation ; après y avoir pris un repos nécessaire il regagna la Caravelle.

Sa dernière entrevue avec Madeleine l’avait perdu. Cet amour, en quelque sorte platonique et poétisé jusque-là, avait changé de nature. De son cœur, où il était resté exalté et pur, il avait passé dans ses sens. Firmin ne raisonnait plus. Madeleine mariée, possédée par un rustre, c’était là une idée à laquelle il ne pouvait pas s’accoutumer. Il se savait aimé ; il avait tenu dans ses bras cette jeune fille, ses lèvres s’étaient enflammées au contact d’un baiser volé sur ses chastes épaules ; il avait acquis, croyait-il, des droits à ne point sacrifier son amour.

Dans les premiers accès de délire et de fièvre qui suivirent son retour à la Caravelle, Firmin tourna dans ce cercle et dans ce dilemme. L’orgueil et les préjugés du créole avaient disparu. Puis il revint à des sentiments plus calmes. Il se représentait les larmes de Madeleine, sa honte, sa confusion, ses remords peut-être, après l’aveu échappé de ses lèvres, et le serment qu’elle avait fait de combattre cet amour pour l’oublier. Il en résultait, entre la conscience et les ardeurs de Firmin, des luttes terribles où la violence de la passion et les efforts pour la dominer produisaient des chocs à briser le cœur.

Firmin passa quatre jours de la sorte, dévoré par la fièvre. C’est au milieu de ces dispositions que le surprit un événement que nous allons raconter.

Un soir qu’il était étendu dans son hamac suspendu à la porte de sa maison, et sous l’ombrage épais d’un magnifique manguier, rêvant, les yeux collés aux voûtes du ciel, à Madeleine sans aucun doute, on vint le prévenir qu’un vieux nègre arrivant de la Basse-Pointe désirait lui parler.

— Un nègre arrivant de la Basse-Pointe, s’écria Firmin, en sautant vivement à bas du hamac, qu’il vienne, qu’il vienne !

Dès que le vieux noir, les pieds nus et couverts de boue et de poussière, eut paru, le créole le prit par le bras et le conduisit dans l’intérieur de la maison.

— Tu as sans doute quelque message pour moi, Corydon ? lui demanda-t-il avec précipitation.

— Non, maître ; mais je viens pour causer avec vous.

Une glace tomba sur le cœur du jeune créole. Il se leva avec mauvaise humeur.

— Causer ! et de quoi veux-tu causer avec moi ?

— De mam’selle Madeleine, répondit le vieux nègre.

— De Madeleine ?… oh ! parle, parle vite.

— Maître, reprit l’esclave, je suis bien vieux, vous voyez, en disant cela il montrait sa tête crépue et blanche ; je sais bien des choses que tout le monde ne connaît pas.

— Des choses sur Madeleine ?

— Oui, et sur papa Jérémie aussi. Mais, si vous le voulez bien, maître, je vais commencer par le commencement pour arriver à la fin tout doucement, s’il plaît à Dieu, ajouta-t-il selon l’exorde habituel aux nègres. Eh bien ! maître, il faut vous dire d’abord que depuis le jour où vous êtes parti de l’habitation, mam’selle Madeleine ne fait que pleurer, gémir et s’étioler. On dirait qu’elle a le mal d’estomac[5].

Firmin sentit frissonner son cœur. Il passa la main sur son front et y essuya de larges gouttes de sueur.

— Ça veut dire, maître, qu’elle vous aime, continua l’esclave ; ce qui le prouve encore, c’est qu’elle est allée, pendant la nuit, demander à la vieille Cora un quimboix contre l’amour. J’étais là, j’ai tout entendu. Cora lui a demandé si elle ne voulait donc pas aimer Huron, son mari. Ce n’est pas contre lui que je veux me défendre ; a-t-elle répondu, au contraire ; mais celui que j’aime et que je voudrais ne plus aimer, est un blanc qui ne m’épousera pas, et qui me respecte trop pour m’avilir. Si je ne me guéris pas, a-t-elle ajouté, j’en mourrai. Cora répondit qu’elle ne croyait pas posséder de quimboix assez fort pour protéger une jeune mulâtresse amoureuse contre un blanc aussi riche et aussi puissant que M. de Lansac[6]. Elle lui fit boire néanmoins un coup de tafia, dans lequel avait trempé un anoli[7], et lui passa au cou une graine de courbaril et un œil de bourrique[8].

— Si ça ne vous guérit pas, lui dit Cora en la congédiant, revenez me voir demain, je quimboiserai également Huron.

— J’avais tout entendu, vous ai-je dit, maître, reprit le vieux nègre. J’attendis mam’selle Madeleine au détour de la case ; et, malgré qu’elle eût bien peur et bien honte d’avoir été surprise chez la sorcière, je lui promis de lui procurer un quimboix plus puissant que tous ceux de la mère Cora. Je la priai de me donner pour cela quatre jours, parce que je suis bien vieux pour marcher ; et qu’il me fallait l’aller chercher loin. Où ? C’est ce que mam’zelle Madeleine eût bien désiré de savoir ; mais je n’ai pas voulu lui dire que ce quimboix était à la Caravelle.

— À la Caravelle ? répéta Firmin avec étonnement.

— Oui, ici même sur votre habitation, dans votre propre maison, maître, et en vous encore !

— Ah çà ! voyons que signifie ?…

— Cela signifie, maître, que vous êtes le quimboix qui doit mettre fin aux pleurs et aux souffrances de mam’selle Madeleine. Vous allez venir la rejoindre, et elle sera guérie.

— Jamais ! s’écria énergiquement Firmin en qui venait de se livrer un violent combat.

Le récit du vieux nègre sur les luttes qu’endurait Madeleine avait, un moment, réveillé toutes les ardeurs de la passion du jeune homme. S’il n’avait écouté que l’élan de son cœur, il serait parti sur la trace lumineuse de ce souvenir évoqué pour aller tomber aux pieds de la pauvre fille ; mais la raison l’emporta.

— Jamais ! reprit-il en s’adressant au vieux nègre, et va-t’en, tentateur. Tu as entendu les paroles qui sont sorties des lèvres de Madeleine : « Il ne m’épousera pas, et il me respecte trop pour m’avilir. » C’est la vérité ; Madeleine, et je l’en remercie, connaît bien mon cœur ; toi, tu ne peux pas comprendre cela. Tiens, voilà deux mocos[9], vas à l’office, bois un verre de tafia, soupe, repose-toi et repars demain au matin pour la Basse-Pointe.

— Je vous ai dit, reprit froidement le vieux Corydon, que je savais bien des choses que tout le monde ignore. Je vous avais dit également que je commencerais par le commencement. Vous serez content, maître, d’entendre la fin à présent.


XXIII


Firmin, qui se promenait à grands pas dans la longue galerie de sa maison, s’arrêta tout frémissant devant cet étrange augure.

— As-tu donc, lui demanda-t-il, par devers toi le moyen de faire que Madeleine soit une blanche au lieu d’une mulâtresse, et qu’elle ne soit point la fille de Jérémie ?

— C’est cela même, répondit le nègre.

— Grand Dieu ! s’écria Firmin en tombant pâle d’émotion sur une chaise. Parle donc alors, vieux sorcier !

— Il y a dix-sept ans de cela, maître, reprit l’esclave en s’appuyant de tout son poids sur le bâton noueux qu’il tenait à la main, j’étais forgeron à Saint-Pierre, dans la partie du Mouillage qui touche presque au Carbet, où habitait en ce temps-là Jérémie, arrivé de France depuis quinze mois environ, et marié à une blanche, comme vous savez. À cause de cela le pauvre Jérémie était détesté de tout le monde, des blancs, des nègres, des mulâtres ; les uns l’accusaient d’avoir renié sa caste, les autres d’avoir voulu insulter à la race blanche. Jérémie n’avait d’ami que moi. Nous étions compères, il avait été parrain d’un de mes enfants[10] ; en sorte que tous les jours que le bon Dieu faisait, je l’allais voir. Un soir je revenais du Carbet avant le coup de canon de la retraite ; au moment où j’allais arriver au Mouillage, j’aperçus, affaissée sur le rebord du chemin et poussant des cris de douleur, une jeune demoiselle de la haute société de Saint-Pierre.

— Sauvez-moi ! sauvez-moi ! cria-t-elle en me voyant approcher. Conduisez-moi dans une case, n’importe laquelle, mais ne m’abandonnez pas sur la route, car je vais être mère.

Je la chargeai sur mes épaules, et je voulus continuer mon chemin du côté de Saint-Pierre.

— Non, non, me dit-elle en joignant les mains, partout où vous voudrez, excepté à Saint-Pierre.

— Il me vint à l’idée de la conduire chez Jérémie ; je partis en courant dans cette direction. Tous les deux, Jérémie et la jeune demoiselle, en se rencontrant sur le seuil de la porte, poussèrent un même cri, et celle-ci s’évanouit. Toujours est-il qu’une heure après, elle mettait au monde une petite fille…

— Qui est Madeleine ? demanda Firmin ivre de joie.

— Oui, répondit le nègre. En même temps, la femme de Jérémie accouchait d’une fille aussi, mais qui mourut en naissant. D’accord entre eux, Jérémie garda l’enfant de la jeune blanche, et l’éleva comme le sien. Personne, maître, personne dans le pays, si ce n’est moi, n’a su ce qui s’est passé cette nuit-là. Je fis alors à Jérémie le serment de ne jamais révéler ce secret ; si je manque aujourd’hui à ce serment, c’est parce que Madaleine souffre, maître, qu’elle peut mourir de douleur, malgré tous les quimboix de la mère Cora, et je l’aime trop pour la voir souffrir, pour la voir mourir.

— Oseras-tu me jurer que ce que tu viens de me dire est la vérité ? demanda Firmin.

— Oui, maître, répondit le nègre.

Allongeant alors la main, il trempa son index dans une carafe d’eau qui se trouvait sur un meuble, se fit une croix sur le front, et se frappant la cuisse droite :

— Que le tonnerre m’écrase, ajouta-t -il, si je n’ai pas dit la vérité !

Cette expression est la formule la plus énergique d’un serment de nègre, comme les signes extérieurs auxquels s’était livré l’interlocuteur de Firmin en sont le plus complet et le plus solennel accompagnement.

— Sais-tu, demanda Firmin, le nom de la mère de Madeleine ?

— Oui, maître.

— Et celui de son père ?

— Toute la Martinique l’a connu à cette époque. La mère, c’est mademoiselle Lucie de Jansseigne ; le père, c’est un officier de vaisseau, M. de Nozières. Tout Saint-Pierre a su cette histoire dans le temps.

— Peut-être me la rappellerais-je aussi en cherchant bien. Qu’importe ! je pars pour la Basse-Pointe.

Dix minutes après, Firmin était en route. De la Caravelle à la Basse-Pointe, où il arriva le lendemain, il avait à peine laissé à son cheval, baigné de sueur et de sang, le temps d’effleurer de ses naseaux brûlants les eaux limpides des rivières qu’il traversait à gué cette fois.


XXIV


En s’arrêtant devant la case de l’économe, Firmin aperçut derrière les jalousies de la petite galerie dont il avait déjà franchi le seuil en deux occasions si différentes, la tête pâle et languissante de Madeleine, qui, surprise par cette arrivée soudaine, et à coup sûr inespérée, poussa un grand cri en élevant ses mains vers le ciel et tomba évanouie.

Firmin s’élança d’un bond à ses côtés, la saisit dans ses bras, la pressa, froide et inerte, contre son cœur frémissant, l’appelant par son nom, la caressant des yeux, des lèvres, de la parole ; il se sentait soi-même perdre ses forces et son énergie à ce contact passionné.

Madeleine reprit bientôt ses sens. En ouvrant ses yeux languissants et amollis par l’évanouissement, elle parut sortir d’un rêve d’abord. Ses regards étonnés s’arrêtèrent sur Firmin, pendant l’espace d’une seconde au plus, puis elle se souvint tout à coup, et se dégageant de l’étreinte tendre qui la retenait amoureusement prisonnière, elle s’enfuit au bout de la pièce, où, d’une voix suppliante et ferme à la fois :

— Monsieur de Lansac, dit-elle, pourquoi êtes-vous revenu ? Allez-vous-en ; vous avez trompé ma confiance, vous avez trahi votre promesse…

Firmin voulut faire un pas vers elle.

— Vous voyez bien que je suis seule ici, reprit-elle, que mon père est absent. Partez, Monsieur, partez…

— Pourquoi je suis revenu, Madeleine ? répondit Firmin en demeurant à sa place, vous me le demandez ! Ah ! quand je vous l’aurai dit, vous ne m’ordonnerez plus de partir. Madeleine, je suis revenu, malgré ma promesse, malgré mes serments, parce que je vous aime, parce que je vous veux pour ma femme, parce que je viens vous donner mon nom… si vous me jugez toujours digne d’un si grand bonheur !

— Moi, votre femme !… fit Madeleine en laissant tomber, stupéfaite, ses bras le long de son corps. Y songez-vous bien, monsieur de Lansac ? et ne vous trompez-vous pas ?… Ah ! continua-t-elle en portant la main à son cœur qui battait à lui rompre la poitrine, c’est mal à vous de vous jouer ainsi de moi…

— Madeleine ! s’écria Firmin en tombant à ses genoux et en saisissant ses mains avec ivresse, Madeleine, de quoi m’accusez-vous donc là ? Ne vous ai-je pas prouvé que je vous respectais à l’égal d’aucune autre femme ? Vous ai-je trompée, Madeleine ?

La pauvre fille secoua la tête en souriant d’un sourire heureux et triste à la fois, puis elle se rapprocha de Firmin :

— Je ne vous accuse pas, monsieur de Lansac, je m’étonne et je vous questionne, voilà tout.

— Eh bien ! s’écria Firmin avec transport, ne me comprenez-vous pas ? ne m’avez-vous donc pas entendu ? Je vous prends pour ma femme, Madeleine…

— Mais c’est impossible, vous le savez !… Par quel miracle cela pourrait-il s’opérer ?… Et qui aurait fait ce miracle ?

— Connaissez-vous Corydon, un vieux nègre de cette habitation ?

— Corydon ! murmura Madeleine en rougissant, il m’avait promis un quimboix

— Qui vous rendrait heureuse, n’est-ce pas ? Il l’a trouvé… il me l’a donné. C’est un grand sorcier que ce Corydon, allez !… Si bien, chère Madeleine, que rien aujourd’hui ne peut plus nous empêcher de nous unir…

— Je ne vous comprends pas encore.

— C’est une histoire que je vous dirai plus tard, chère enfant… Vous voulez bien toujours que j’aspire à vous, Madeleine ?…

Pour toute réponse, elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Firmin.

— Où est Jérémie ? demanda le jeune créole.

— Il est aux cannes, et ne reviendra pas avant deux heures d’ici.

— Deux heures que nous pouvons remplir, Madeleine, à causer de nos projets de mariage.

— La fille d’un mulâtre, mariée avec un blanc, murmura Madeleine en s’asseyant à côté de Firmin ; c’est étrange, et cela dépasse mon intelligence…

— C’est que vous vous trompez, vous n’êtes point l’enfant d’un mulâtre, vous êtes une blanche, Madeleine.

— Ne serais-je donc pas la fille de Jérémie ? demanda la jeune fille en se dressant pâle et froide comme une statue, et elle se prit à trembler de tous ses membres.

— Madeleine, répondit doucement Firmin en la forçant à se rasseoir, vous allez être ma femme ; causons donc de notre bonheur prochain.


XXV


Madeleine n’écoutait plus ; son œil, fixé sur la terre à dix pas devant elle, noyé de larmes, suivait une pensée dont le fil se déroulait au fond d’un abîme que son âme sondait en ce moment.

Une double révolution s’opérait tout à coup et simultanément dans l’existence de la jeune fille. C’était son passé qui s’effaçait, c’était un avenir nouveau qui s’ouvrait. Elle s’élevait de l’obscurité et de l’abjection à la dignité et à la grandeur.

Nous nous servons là d’expressions qui pourront paraître étrangement humiliantes. Elles sont loin de notre conscience, mais nous les écrivons sous la dictée des préjugés de la société coloniale, telle surtout qu’elle existait à cette époque. Il faut avoir vécu au milieu de ces haines et de ces luttes de castes, encore féroces aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Amérique, pour se bien figurer comme nous sommes dans le vrai en parlant ainsi, et à quel point une femme se peut éblouir de passer aussi subitement de l’humiliante condition de mulâtresse à l’orgueilleuse conquête de la dignité de femme blanche.

Madeleine, à ses propres yeux, devant son intelligence comme devant son cœur, subissait une transformation ; le baptême de la société venait de la régénérer.

Horribles mœurs ! dira-t-on. Ce cri aura plus d’un écho que nous n’essaierons pas d’étouffer.

Firmin ne voulut point troubler l’agitation et les rêves de Madeleine ; sa main dans la sienne, il contemplait avec un calme souriant la rougeur et la pâleur qui, tour à tour, montaient aux joues de la jeune fille, et trahissaient tantôt son bonheur, tantôt de vagues craintes qu’elle ne pouvait elle-même définir.

Elle détacha tout à coup ses regards du point où ils étaient fixés, les tourna, souriants et lumineux, vers Firmin, qui prit dans ses deux mains la tête de Madeleine et l’embrassa avec une effusion moitié pieuse, moitié amoureuse.

Au même moment, Jérémie, sa rigoise à la main, apparut à l’angle de la case. Madeleine poussa un cri en s’enfuyant, Firmin alla au-devant du vieux mulâtre qui demeurait cloué à sa place.

— Qu’est-ce qui vous amène ici, monsieur le comte ? demanda Jérémie, sans oser lever les yeux sur Firmin. Si, et je le crains trop d’après ce que j’ai vu, vos intentions sont coupables, ce n’est pas généreux à vous, monsieur le comte !

— Jérémie ! s’écria Firmin en serrant violemment le bras du mulâtre.

Au ton de cette simple exclamation et au geste qui l’accompagna, Jérémie comprit que c’était, de la part du jeune créole, une énergique protestation. Il se sentit le courage alors de le regarder en face, puis, d’une voix bien humble et tout émue :

— Alors, Monsieur, que prétendez-vous donc ?

— Jérémie, vous souvenez-vous qu’il y a dix-sept ans, un nègre apporta dans votre maison au Carbet une jeune fille blanche ?…

— Mademoiselle de Jansseigne !…

— Qui mit au monde, sous votre toit, une enfant que vous avez adoptée ?

— Qui vous a dit cela, Monsieur ? s’écria Jérémie.

— Cette enfant, reprit Firmin, c’est Madeleine… Madeleine qui n’est pas votre fille, qui n’est point une mulâtresse, par conséquent ; Madeleine que j’aime, et que j’ai choisie pour être ma femme.

— Grand Dieu ! c’est impossible !

Ce cri s’était échappé spontanément de la poitrine du vieux mulâtre. Sommé de s’expliquer, la parole lui manquait. Il se repentit un moment d’avoir été si prompt dans cet élan que lui avait inspiré sa conscience. Maintenant, il n’y avait plus à reculer.

— Impossible ! avez-vous dit, et pourquoi ? Voyons, expliquez-vous ; parlez, mais parlez donc ! lui commanda Firmin.

— Monsieur le comte, répondit le mulâtre, permettez-moi de garder le silence sur les causes qui me font vous dire que Madeleine ne peut pas être votre femme. La même prière que je vous avais adressée la première fois que vous vîntes ici, je vous la renouvelle, Monsieur. Laissez Madeleine pure et respectée ; éloignez-vous d’ici, ne la revoyez jamais.

— Jérémie, fit le comte de Lansac, en saisissant fortement les deux mains de l’économe, il y a dans tout ceci un mystère étrange ou effroyable. Il faut, il faut, entendez-vous, que vous me le révéliez, à l’instant même, Cette histoire de mademoiselle de Jansseigne, je me la rappelle vaguement, c’est un souvenir d’enfance. Ne fut-elle pas séduite par un monsieur de Nozières, que la guette appela à mourir sur le pont de son navire, et qui ne put ainsi réparer l’outrage dont il accabla une famille ? N’est-ce pas cela ?

— C’est du moins la fable, Monsieur.

— La vérité, quelle est-elle donc, alors ?

— Ne me la demandez pas, et partez sans revoir Madeleine.

— Vous parlerez, s’écria Firmin en saisissant Jérémie si vigoureusement par le bras, que le vieux mulâtre poussa un cri horrible et tomba à genoux.

À ce cri, Madeleine était accourue en hâte ; son regard étonné se promena de Firmin, pâle de colère, à Jérémie, tremblant, et dont le visage décomposé trahissait à la fois la honte et la terreur.

— Retirez-vous, Madeleine, dit Firmin à la jeune fille avec un ton suppliant ; en même temps il tendit la main au mulâtre pour l’aider à se relever. Vous voyez bien, reprit-il, que je ne lui veux point de mal ; retirez-vous donc, et laissez-moi causer seul avec Jérémie : nous allons nous entendre à merveille à présent.

Comme Madeleine, muette et glacée d’effroi, hésitait :

— Laisse-nous seuls, murmura Jérémie.


XXVI


La jeune fille s’en alla lentement, la tête baissée et le cœur inquiet. Un sourire amer effleura la lèvre de Firmin et une larme monta à sa paupière, quand, au moment d’entrer dans la case, Madeleine se retourna vers lui pour lui adresser un regard de supplication et de reproche peut-être.

Lorsqu’il se retrouva seul en face du mulâtre :

— Votre silence et vos hésitations, Jérémie, m’ont fait entrevoir cette vérité que vous n’osez pas m’avouer, et vous avez raison. C’est là un de ces mystères qui, pour l’honneur de nos familles, doit demeurer enseveli dans la conscience d’un honnête homme. Le monde eût flétri mademoiselle de Jansseigne séduite par M. de Nozières, la société coloniale l’eût étranglée, séduite… par… vous, par un mulâtre !…

Jérémie courba la tête. Un long silence se fit. Quand l’économe osa regarder le jeune créole, il demeura frappé de l’altération de ses traits.

Cette révélation, dont en Europe on ne saisira que difficilement la subtile profondeur, avait vivement impressionné Firmin. Dans le premier moment, il n’avait pu se défendre d’un véritable sentiment d’horreur. Au point de vue des mœurs et des conditions sociales du Nouveau-Monde, ce n’était plus seulement la honte qui rejaillissait jusqu’à la mère de Madeleine, c’était comme une dégradation et une souillure, qui, aux yeux du jeune créole, retombaient alors sur la famille entière.

Étrange changement ! Au moment où Firmin s’était épris de Madeleine, il n’ignorait pas qu’elle fût l’enfant d’un mulâtre, et la passion qui le dévorait avait reculé cependant devant l’honneur d’une fille appartenant à une classe dont les hommes de sa caste faisaient bon marché, en ce temps-là surtout ! En face du mystère qu’il venait de découvrir, il éprouva au fond du cœur une sorte de répulsion et pour Jérémie et pour Madeleine elle-même.

Il faut le dire, Firmin avait entendu la déchéance d’une famille blanche, de la bouche même de l’auteur de cet opprobre. L’honneur de la société coloniale venait de naufrager sous ses yeux.

En aimant noblement Madeleine, fille d’un mulâtre et d’une blanche européenne de basse naissance, en nourrissant au fond de son cœur la pensée de ne la vouloir posséder que par le mariage, il ne froissait qu’un préjugé. Désormais, c’était une sanction qu’il allait donner à l’opprobre dont la société coloniale avait été frappée dans un de ses membres.

Tel était le sentiment qui dominait Firmin en ce moment. Nous ne savons si nos lecteurs saisiront bien parfaitement la nuance, imperceptible pour eux, monstrueuse pour les habitants d’outre-mer, entre ces deux origines de Madeleine ; pour M. de Lansac, si robuste d’abord contre un préjugé, c’était la fin d’un rêve adoré.

L’impression qu’éprouvait le jeune créole n’échappa point à Jérémie, qui comprit sa situation, il ne songea pas à blâmer dans sa conscience le retour défavorable qui se produisit dans l’esprit de Firmin. Le mulâtre cacha son front entre ses deux mains, et murmura d’une voix étranglée ces mots :

— Pauvre Madeleine !

Jérémie et le créole restèrent silencieux pendant un long moment.

La première crise passée, Firmin entendit au fond de son cœur comme un concert de reproches. L’image de Madeleine flottait aussi devant ses yeux dans toute sa grâce et dans toute sa pureté. Il interrogea sa conscience, il la trouva moins raidie ; le feu de la passion, peu à peu rallumé, l’avait ramollie et rendue plus accessible aux tendres émotions. Une lutte violente s’engagea entre les divers sentiments qui l’agitaient, car il pâlit tout à coup, comme s’il allait mourir, et porta la main à son front inondé d’une sueur froide.

— Jérémie, dit-il avec calme, racontez-moi comment ce malheur est arrivé.

Jérémie tourna vers Firmin son visage décomposé. Le blanc de ses yeux, un peu jaune naturellement, comme c’est de rigueur chez tous les gens de sa race, avait en ce moment une teinte tout à fait bilieuse, et s’était injecté de sang.

— C’est un bien grand malheur, en effet, Monsieur, répondit le mulâtre, je m’en aperçois aujourd’hui. Le souvenir s’en était assoupi au fond de mon cœur ; en s’éveillant, il a fait comme le serpent qu’on arrache à son sommeil, il m’a mordu et déchiré. Vous avez vu, Monsieur, combien j’aimais Madeleine, avec qu’elle sollicitude je veillais à son honneur. C’est en l’entourant de cet amour profond que je parvins à oublier qu’elle était l’enfant d’un crime…

— D’un crime ? répéta Firmin.

— Oui, Monsieur, car cette lugubre histoire se résume en ces mots : « Un crime et une vengeance ! » Oh ! ne me demandez pas tous les détails, toutes les péripéties, surtout le prologue de ce drame… Insulté par le marquis de Jansseigne, qui refusa de m’en rendre raison, parce qu’un blanc ne se bat jamais avec un mulâtre, me dit-il, poussé à la rage, je résolus de me venger, et je me vengeai cruellement en flétrissant sa famille, en y faisant passer, par la violence, un peu de ce sang mêlé, objet de leur dédain…

— Misérable ! s’écria Firmin en levant ses deux poings sur la tête de Jérémie.

— Misérable en effet, répondit le mulâtre, en se résignant à subir cette explosion de colère de la part du jeune créole. Allez, monsieur Firmin, reprit-il, tout crime est puni tôt ou tard, j’expie le mien en ce moment. À cette époque, continua le mulâtre, M. de Nozières faisait la cour à mademoiselle de Jansseigne, ce fut à lui que la jeune fille imputa ma lâche action. Il fut tué, vous savez, dans un combat sur mer, en sorte que la vérité resta un secret entre ma victime et moi. Plus créole que chrétienne, même à son lit de mort, elle ne se désavoua point.

Après cette confidence, qu’il avait écoutée la pâleur au front, Firmin laissa partir Jérémie, et demeura plongé dans ses rêves, assailli par les nouveaux combats que se livraient sa conscience et son cœur.


XXVII


Au moment où le mulâtre rentra dans sa casse, Madeleine vint au-devant de lui en se jetant à son cou :

— Mon père, dit-elle, que s’est-il donc passé entre vous et M. de Lansac ?

— Pauvre enfant ! murmura Jérémie en pressant la jeune fille contre son cœur, dis adieu à tes illusions et à ton bonheur… Tu ne seras pas, tu ne peux jamais être la femme de M. de Lansac !…

Madeleine se détacha des bras de son père, recula de quelques pas, regarda fixement le vieux mulâtre, et, tombant à genoux, la face contre terre :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle.

Dans cette simple exclamation, toute l’émotion de son âme s’était trahie.

— Madeleine, fit Jérémie en la relevant, écoute-moi…

— C’est de Dieu seul que j’attends un conseil, répondit-elle, en redressant son pauvre corps brisé ; mon père, souffrez que je me retire.

Quelques minutes après, Firmin entra dans la case. Il alla droit à Jérémie qui pleurait dans un coin, la tête cachée dans ses deux mains.

— Où est Madeleine ? demanda le jeune créole d’un ton résolu et vif.

— Dans sa chambre où elle prie Dieu, je crois, répondit le mulâtre.

— Je veux la voir et lui parler.

— À quoi servirait, monsieur le comte, cette entrevue et cette conversation ?

— Je le veux, vous dis-je.

Jérémie se dirigea vers la chambre de Madeleine, attenante à la galerie, puis il en ressortit presque aussitôt en disant :

— Madeleine n’est plus là.

Firmin s’avança vers la chambre, ouvrit la porte, regarda dans l’intérieur pour s’assurer de l’exactitude de la déclaration du mulâtre, et revint dans la galerie, où il se promena à grands pas.

— C’est décidé, disait-il en arpentant l’espace, Madeleine sera ma femme, sous la condition que Jérémie confirmera la déclaration publique de Corydon. J’emmènerai Madeleine avec moi en France ; j’irai cacher mon bonheur dans un autre monde que celui-ci. Et d’ailleurs, je rends ainsi l’honneur à une famille de ma caste, une famille à laquelle j’appartiens d’ailleurs. Qui sait si cette épouvantable vérité que m’a confessée Jérémie n’est pas soupçonnée ici ? Endormie dans quelque mémoire, elle peut se réveiller d’un moment à l’autre, sous le moindre prétexte, terrible comme une vengeance. Étouffons-la à l’avance. On pourra bien gloser de ce que j’épouse une bâtarde ; mais personne n’osera murmurer que le comte de Lansac ait pris pour sa femme la fille d’un mulâtre.

Jérémie suivait d’un œil hébété et ahuri l’agitation de Firmin dont il ne cherchait même pas à saisir la cause. Le jeune créole s’arrêta devant lui :

— Appelez, cherchez, trouvez Madeleine, dit-il ; son absence m’inquiète. Je vous attends ici tous les deux. À tous les deux, je vous dois un aveu, comme je prétends, de votre part, à un serment solennel d’où dépend mon bonheur et celui de Madeleine.

Jérémie sortit en se dirigeant du côté de l’hôpital, où il savait que sa fille faisait souvent de pieuses et bienfaisantes visites.

Les scènes que nous venons de raconter se passaient à l’heure de midi, moment de repos pour les nègres, habituellement retirés tous dans leurs cases, où on les pouvait trouver couchés et endormis sur le seuil de la porte ou bien accroupis dans un coin et fumant.

Pendant cette halte dans le travail, le plus grand silence et le plus grand calme règnent sur une habitation, Pas une ombre n’erre ni autour des maisons, ni sur la savane, ni aux champs. C’est comme une nuit en plein jour. Ces chants joyeux, ce bruit du fouet qui déchirait l’air, et quelquefois aussi l’épiderme, ce va-et-vient incessant d’hommes, de femmes, d’enfants, de mulets, de bœufs, de chevaux, tout ce tumulte enfin d’une grande et vaste exploitation qui, dix minutes auparavant, emplissaient de vie et de mouvement tous les coins de ce domaine, s’est éteint subitement. On dirait maintenant d’un désert et d’une solitude.

Le maître, comme l’esclave, aussi bien les bestiaux que les animaux domestiques, dorment, s’enferment, se cachent à l’ombre des maisons ou des arbres.

Quiconque se hasarde à sortir, peut se promener impunément par toute l’habitation, sans rencontrer âme qui vive, sans crainte qu’un regard l’épie et le surprenne, qu’aucune oreille l’entende, qu’aucune indiscrétion trouble ses pas où qu’ils se portent. Des vols même, assez rares pendant, la nuit, où il y a toujours une garde sur les habitations, sont plus fréquents à ce moment calme et solitaire de la journée.

Jérémie sortit donc à la recherche de Madeleine. Il arriva jusqu’à l’hôpital, où une vingtaine de noirs malades dormaient. La souffrance du corps elle-même s’assoupit quelquefois aussi à cette heure. Les gardiens de l’hôpital, étendus aux pieds des lits des malades, reposaient également. Jérémie parcourut l’hôpital dans tous les sens, Madeleine n’y était point ; il alla aux tristes cachots, vides le plus souvent, il faut bien le dire ; Madeleine n’était venue consoler aucun prisonnier et promettre à quelques-uns le pardon toujours assuré. Il parcourut toutes les cases à nègres. Personne n’avait vu Madeleine. En vain, il l’appela d’une voix forte et accentuée d’abord ; puis, à la seconde fois, sa voix émue et tremblante put à peine se faire entendre ; à la troisième, ses lèvres ne purent même pas articuler un nom qu’elles avaient accoutumé à prononcer. Les larmes étouffaient Jérémie lorsqu’il rentra, le visage bouleversé et les yeux égarés dans la galerie, où Firmin attendait avec une impatience fébrile.

— Qu’y a-t -il, Jérémie ? demanda-t -il en voyant la décomposition des traits de l’économe.

— Je ne sais pas où est Madeleine ; je ne puis pas la trouver, je l’appelle et elle ne me répond pas, murmura le mulâtre, en s’affaissant sur un siége.

L’inquiétude dont paraissait agité Jérémie, la personne de Madeleine mise en jeu, avaient suffi pour réveiller, comme par miracle, toute cette population noire, et pour la tirer de sa torpeur habituelle. On voyait la vaste savane sillonnée en tous sens par des bandes de nègres, allant, courant, furetant de tous côtés, se questionnant les uns les autres, et indiquant par des signes négatifs l’inutilité de leurs recherches. Les visages, simplement affairés tout à l’heure, se montrèrent bientôt anxieux et terrifiés.


XXVIII


Au plus fort de cette agitation, on vit déboucher par l’allée conduisant au bourg de la Basse-Pointe un hamac porté à dos par quatre vigoureux nègres, le torse nu, le pantalon de toile bleue retroussé jusqu’au genou, et la main armée d’un gros bâton noueux. Quatre autres nègres, sorte de relais ambulant[11], suivaient ou marchaient à côté du hamac, chargés de plus légers fardeaux.

Ce hamac, un peu de la famille des palanquins asiatiques, s’arrêta à la porte de la case de Jérémie ; une jeune femme en descendit, étonnée du peu d’empressement de l’économe et des domestiques de la case à venir au-devant d’elle. Cependant l’apparition du cortége voyageur, à l’entrée de l’allée de vieux tamariniers et proche de l’étang qui le bordait, avait attiré de ce côté un groupe d’esclaves qui avaient eu le temps d’échanger quelques mots avec les porteurs, et de leur expliquer rapidement la cause du grand brouhaha qui régnait sur l’habitation.

— Est-ce une raison, avait murmuré avec une superbe insolence la jeune créole, parce qu’une fille de couleur disparaît de sa maison, pour qu’on ne me serve pas tout de suite ? Eh, mon Dieu ! elle se sera fait enlever, n’est-ce pas l’habitude et le sort de ces créatures-là !…

Ces mots, exactement créoles, peignent, dans toute leur vérité, l’opinion courante et le dédain de la race blanche à l’endroit des femmes de couleur.

Madame de Mortagne, c’était elle, s’assit frémissante d’impatience, et son petit pied battait la terre de colère. Mais les paroles qu’elle venait de prononcer avaient été entendues par Firmin, qui, retiré dans le fond de la galerie, attendait le résultat des recherches auxquelles se livraient les nègres de l’habitation, avec ce dévouement enthousiaste qui les caractérise dans leur amour pour certaines personnes.

— Ce serait mal en toutes circonstances, Madame, ce que vous venez de dire là ; en celle-ci, c’est odieux et criminel.

Madame de Mortagne fut frappée de la pâleur de Firmin, et son langage ne l’étonna pas moins.

— Oui, Madame, reprit le jeune homme, c’est odieux et criminel ; car cette jeune fille, pour laquelle tant de cœurs sont émus en ce moment, sans compter le mien, est la future comtesse de Lansac.

— Une mulâtresse ! allons donc !

— Et votre nièce, Madame, l’enfant de votre sœur.

Madame de Mortagne devint blanche comme les dentelles qui flottaient à ses manches. Elle se dressa l’œil en feu, et d’une voix frémissante :

— Je ne sais ce que vous voulez dire, Monsieur !…

La jalousie entrait pour moitié dans cette colère de madame de Mortagne.

Du groupe de nègres qui s’étaient réunis aux abords de l’étang, un cri lugubre et terrible s’échappa tout à coup. Firmin et madame de Mortagne s’élançant à la porte aperçurent deux nègres le corps à moitié sorti de l’eau verte et boueuse de l’étang, élevant au-dessus de leur tête le cadavre roidi d’une femme.

— Madeleine ! s’écria Firmin d’une voix qui déchira le cœur de madame de Mortagne.

Et, courant au-devant du cadavre de la jeune fille, il le saisit dans ses bras, l’apporta dans la case et le dépose sur le lit de la chambre.

— Morte ! murmura-t-il après avoir palpé le cœur et le pouls de la pauvre Madeleine, morte ! mon Dieu !

À ce cri, ceux qui étaient dans la chambre et ceux qui étaient dehors tombèrent à genoux. Un sanglot unanime répondit au sanglot que poussa Firmin.

Jérémie, le visage collé à celui de Madeleine, releva tout à coup la tête.

— Monsieur de Lansac, dit-il d’une voix coupée par les larmes, n’oubliez jamais que Madeleine est morte pour rester digne de votre amour !

Il se pencha de nouveau sur ce front glacé par la mort. Firmin appuya ses lèvres sur une des mains de Madeleine, et tous les deux ne quittèrent la chambre que lorsque le dernier clou fut enfoncé dans le couvercle du cercueil.


XXIX


Madame de Mortagne était sortie de la case de l’économe et était remontée dans son hamac, reprenant le chemin du Macoubac.

Sur cette route, il existe un lieu pittoresque et presque solennel, une voie sombre qui serpente entre deux haies de rochers gigantesques et noirs, calcinés par les rayons du soleil, et d’où quelque source d’une eau claire et limpide suinte de loin en loin.

Il est difficile de ne pas se recueillir en traversant ce passage. L’ombre immense que les rochers géants projettent sur le sol sonore et granitique comme les murailles naturelles qui le bordent, le coin de ciel qu’on aperçoit par échappées au-dessus de ces voûtes, le chant monotone des cascades qui se précipitent du sommet de ces rochers couronnés de verdure, emplissent l’âme d’émotion et lui donnent d’étranges frissonnements.

J’ai traversé maintes fois ce défilé en caravanes de voyageurs à cheval, ou de voyageurs en hamacs, c’est-à-dire toujours avec une escorte d’une vingtaine de nègres, plus ou moins. Tous, selon leur habitude, chantaient en marchant, comme pour alléger leur fardeau ou tromper la lassitude de leurs membres. Mais, à l’entrée de ce sombre chemin, ils se taisaient, se signaient quelquefois, et ne reprenaient leurs chants qu’après en être sortis. La majesté du lieu leur imposait toujours.

Il en fut de même de l’escorte de madame de Mortagne.

La jeune et orgueilleuse créole était partie, blessée au cœur et surtout outragée de ce que, dans sa superbe de race, elle appelait la dégradation de Firmin. Tout le long de la route, elle avait, par une colère lentement distillée, irrité son cœur quelle sentait indifférent au malheur de Madeleine. Pour elle, ce n’était qu’une mulâtresse qui s’était follement suicidée !

Mais à l’entrée de ce défilé que j’ai décrit tout à l’heure, au moment où la voix de ses nègres s’éteignit et qu’elle se vit au milieu de cette obscurité solennelle que doublaient les approches de la nuit, il lui sembla que le cadavre de Madeleine, qu’elle avait contemplé, lui apparaissait humide et couvert d’herbes ; elle se rappela ces paroles étranges de Firmin, dont elle ne se rendait pas compte, ignorant le fait qu’elles lui dénonçaient : « Madame, c’est votre nièce ! » Elle éprouva une de ces peurs superstitieuses, si communes en ces pays. Elle ne put retenir un cri déchirant, et, se penchant hors du hamac :

— Retournez à la Basse-Pointe, dit-elle à ses nègres.

Madame de Mortagne rejoignit Firmin et Jérémie qui, courbés sur la tombe de Madeleine, dans le petit cimetière du bourg, élevaient à sa pure et chaste mémoire le plus beau des monuments, un monument de larmes et de prières. Elle s’agenouilla silencieusement à leur côté, et prenant le bras de M. de Lansac en sortant du cimetière :

— Firmin, lui dit-elle, vous avez besoin du dévouement d’une sœur pour vous consoler : je vous offre mon amitié…

— Merci, Madame ; l’amitié seule, vous avez raison, pourra me consoler. Madeleine morte, l’amour est mort en moi.



  1. On appelle habitations vivrières aux Antilles, les propriétés sur lesquelles on cultive les légumes et les fruits. Les habitants vivriers sont pauvres pour la plupart, et un grand nombre d’entre eux appartient à la classe des gens de couleur libres, hommes et femmes.
  2. Ensorcelé. Le quimboix ou piaille est une amulette qui doit vous garantir, quand elle vient d’un bon sorcier ou d’une bonne sorcière, de tous les dangers possibles. Les nègres y ont une foi aveugle et beaucoup de blancs également.
  3. Aux colonies on se sert de cette expression dans le sens de venir, d’arriver, de s’arrêter chez quelqu’un. On descend ainsi, même d’un rez-de-chaussée.
  4. Voir la suite du volume.
  5. Maladie de langueur.
  6. Tous ces détails sont conformes aux croyances superstitieuses des femmes aux colonies, même de beaucoup de femmes blanches et très-éclairées. (Voir mon volume : les Femmes du Nouveau-Monde.)
  7. Sorte de petit lézard considéré comme un animal bienfaisant.
  8. Graine grisâtre très-commune aux Antilles, et qui ressemble, en effet, à un œil d’âne.
  9. Le moco était une ancienne pièce de monnaie coloniale qui valait 1 fr. 35 c.
  10. Il s’établit ainsi aux colonies des liens d’étroite amitié entre les parrains et marraines et les parents d’un enfant. Le titre de parrain est sérieusement considéré comme une véritable paternité.
  11. On les nomme dans le pays des rechanges.