Les pirates du golfe St-Laurent/Texte entier

La bibliothèque libre.
L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 1-112).

Album Universel (Monde Illustré) — Montréal
(Roman-feuilleton des publications du :
13, 20, 27 octobre, 3 et 10 novembre 1906)
Enregistré conformément à l’acte des droits d’auteur



LES PIRATES DU
GOLFE ST-LAURENT


Suite d’ « Un drame au Labrador » publié dans (Le Monde Illustré) Album Universel


ROMAN CANADIEN INÉDIT


par le Dr Eugène Dick

CHAPITRE I

À BORD DU MARSOUIN


— J’ai perdu la partie, cette fois… Mais… je reviendrai !

Tel avait été l’adieu menaçant jeté aux échos de la baie de Kécarpoui par Gaspard Labarou au moment où, toutes les voiles et pavillons au vent, le « Marsouin » s’éloignait vers le large.

C’était, — on s’en souvient,[1] — dans la matinée du 25 juin 1853, entre neuf et dix heures.

La brise soufflait de l’est ; mais le soleil, déjà haut, tiédissait son haleine qu’avaient refroidie, au delà du détroit de Belle-Isle, les glaces descendues des régions polaires.

Vers quel point du golfe se dirigeait le « Marsouin ? »…

Les deux compères qui le commandaient auraient été bien empêchés de le dire, leur eût-on posé cette simple question au moment précis où nous les retrouvons à leur bord.

Thomas Noël, toutefois, avait pris la roue et gouvernait vers le large, comme s’il eût voulu tout d’abord perdre de vue cette baie ensoleillée où il venait de jouer un rôle assez peu enviable, il nous faut bien l’avouer.

De son côté, Gaspard, l’œil fixé sur les falaises de la côte du Labrador et les promontoires qui enserrent la baie de Kécarpoui, demeurait immobile, les bras croisés, le regard sombre, sans desserrer les dents.

À l’avant, les deux matelots composant l’équipage fumaient nonchalamment leurs courtes pipes de plâtre, sans avoir l’air autrement intrigués par l’événement tout à fait imprévu qui venait de changer un joyeux voyage de noce en une fuite précipitée.

Et le « Marsouin », légèrement penché sur son flanc de tribord, courait toujours vers le sud, dépassant sur droite le Grand-Mécatina et gagnant avec rapidité les vastes espaces libres de cette partie du golfe qui baigne, d’un côté la pointe est de l’Anticosti, et, de l’autre, les rivages occidentaux de Terre-Neuve.

Quand les linéaments capricieux de la chaîne de montagnes servant d’arrière-plan à l’estuaire de Kécarpoui, se furent enfin fondus dans le brouillard qu’illuminait le superbe soleil de juin, une sorte de frémissement parut secouer Gaspard des pieds à la tête.

Il frappa de son poing le plat-bord en face de lui :

— Malheur ! dit-il, ouvrant pour la seconde fois ses lèvres serrées… tout est bien fini à cette heure… Suzanne est perdue pour moi !

— Hum ! hum ! se contenta de tousser Thomas, flegmatique comme d’habitude.

— Oh ! il n’y a pas à faire hum !… Je te dis que je suis f… comme cinq cent quarante mille maquereaux mis en coque.

— C’est à savoir… marmotta l’autre… Cinq cent quarante mille maquereaux, ça fait beaucoup de poissons à tuer d’un seul coup… Tandis que je ne sache pas que tu sois encore mort, m… encoqué, puisque tu tiens à ce mot.

— Oh ! c’est tout comme, vois-tu !… Rien dorénavant n’empêchera ta sœur d’appartenir à Arthur, mon rival préféré.

Le fait est qu’à n’envisager les choses que par leur mauvais côté… murmura Thomas avec un sourire narquois qui souligna cette phrase inachevée.

Gaspard ne vit pas cette expression singulière de la figure de son complice. Aussi continua-t-il, sans paraître avoir entendu :

— Et pourtant nous pouvons nous vanter d’avoir bien monté le coup !… La passerelle sur le torrent, sciée en-dessous de façon imperceptible, pour y faire tomber l’amoureux se rendant vers sa belle, est-ce que ce n’était pas bien imaginé, dis ?

— D’accord… Et, sans ce sournois de Wapwi, ton cousin faisait un fier plongeon dans la chute, — il n’y a pas à barguiner… Mais, voilà !… Le petit sauvage s’est trouvé à point pour sauver son maître… Que veux-tu ?… On ne pense pas à tout !

— Et l’autre affaire, donc ! cet îlot que recouvrent dix à douze pieds d’eau en temps d’équinoxe et où j’ai abandonné ce cher cousin au bon moment, c’est-à-dire en pleine nuit, et alors qu’une tempête de « nordêt » faisait rage, est-ce que cela n’était pas travaillé « dans le grand genre, » voyons ?

— J’en conviens d’autant mieux, ricana du bout des lèvres l’énigmatique capitaine du « Marsouin », que l’idée venait du meilleur ami que j’aie dans le monde : un certain Thomas Noël que je connais comme je connais le bon pain et qui n’est pas si bête qu’il en a l’air, — tu peux m’en croire, ô Gaspard Labarou de mon cœur !

L’interpellé jeta un regard féroce à son narquois compagnon. Mais ce dernier, loin de s’en émouvoir, continua tranquillement :


À l’avant, les deux matelots composant l’équipage,
fumaient leurs courtes pipes de plâtres.

— Tous les amoureux sont des niais, c’est connu. Fais comme ton compère Thomas : garde ton cœur libre pour les saines émotions de la mer et pour les bons tours à jouer aux douaniers de Sa Majesté le Fisc… C’est ça qui vous fait du bon sang !

— Je veux me venger d’abord… Après je t’appartiendrai corps et âme.

— Tiens !… Mais ça n’est pas mal du tout, ce que tu dis là !… Reste à savoir si la vengeance sera possible… Nous avons affaire à un gaillard qui revient de loin.

— Oui… de bien loin !… murmura Gaspard, devant les yeux duquel passèrent soudain les dernières péripéties du drame de la « Sentinelle. »

Puis, changeant de ton après une minute de silence anxieux :

— Au fait, dit-il, d’où diable revient-il, celui-là, après avoir été roulé pendant des mois dans les replis des vagues du golfe ?

— S’il a été roulé, la chose est certaine, ce n’est pas dans, mais sur les vagues, à bord d’un bon bateau, puisque le revoilà chez nous, riche comme le propriétaire d’un trois-ponts.

Gaspard eut un hochement de tête ahuri.

— Mais comment a-t-il pu se tirer d’affaire, là, sur ce rocher perdu, que les vagues ont dû balayer pendant des heures ? Est-ce qu’il n’y a pas du mystère ?

— Bien sûr, oui… À moins, toutefois…

— Achève…

— À moins que le chaland qui disparut de notre rive, cette nuit-là, n’ait réellement atteint le naufragé, comme l’a affirmé ce moricaud de Wapwi…

— C’est possible, c’est même probable. Mais cette explication ne donne que le commencement du mot de l’énigme.

— Tu as raison, ami Gaspard, et nous n’aurions qu’à retourner chez la maman Noël pour savoir le reste. Retournons-nous ?

Et Thomas fit le geste de manœuvrer la roue de façon à virer de bord.

Toujours facétieux, ce pince-sans-rire de capitaine Thomas !

Mais l’autre prit assez mal la plaisanterie.

— Trêve de niaiseries ! dit-il sèchement.

Puis il ajouta, sur un ton de reproche :

— On dirait, ma parole, que tu es enchanté de ce qui m’arrive et que ça t’amuse de m’avoir vu « couper l’herbe sous le pied » au moment d’épouser ta sœur.

— Ah ! pour ça, non, camarade ! déclara Thomas avec une franchise visible. Bien au contraire, si je te houspille un peu, ce n’est que pour te remonter le moral et te faire quitter cet air de saule-pleureur qui te va comme une toge à un scieur de long… Hé ! hé ! futur amiral de ce golfe si beau qui doit être le théâtre de nos exploits, ressaisis-toi et flanque-moi à la porte de ta cervelle jupes, jupons et autres cotillons qui y dansent une sarabande… Une ! deux ! ça y est-il ?

— Non ! fit l’autre d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Ah !

— La vengeance, d’abord. Je ne puis me faire à l’idée qu’un autre que moi possédera Suzanne.

— Folie ! mon vieux… Laisse donc roucouler tout à leur aise ces deux tourtereaux… Pourquoi troubler un couple si bien fait pour s’aimer !

— Ah ! nom d’un phoque ! tais-toi, Thomas !

— Turlututu, chapeau pointu… Je me moque de l’amour, moi… La mer : voilà ma maîtresse… Vive la mer !

Et le capitaine du « Marsouin » esquissa un pas de danse.

Mais la mine tragique de son compagnon arrêta net l’essor chorégraphique de l’ami Thomas.

Changeant de ton, il dit à brûle-point :

— Gaspard, tu seras vengé !… Gaspard, tu auras ma sœur !

Et comme l’autre le regardait avec étonnement :

— C’est moi qui lui tiens lieu de père, acheva Thomas, et je te la donne. Vas-tu la refuser de ma main, par hasard ?

Gaspard eut un brusque haut-le-corps.

— Toujours cette vieille antienne après le psaume… dit-il avec impatience… Me prends-tu pour un idiot ?

— À peu près… comme tous ceux, du reste, qui sont dans ton cas, — c’est-à-dire férus d’amour… grommela avec un grand sérieux l’impassible Thomas.

— Nous verrons bien… Attendons.

— C’est ce que j’allais conclure moi-même : attendons. Du reste, nous n’attendrons pas longtemps, — jusqu’à demain, tout au plus.

— Que vas-tu faire ?

— Rien pour le quart d’heure, si ce n’est m’occuper de notre diner. Tu sais que je n’ai pas d’idées quand mon ventre est vide. Mais tu vas voir lorsque j’aurai un peu apaisé le brouillard que j’ai là !…

Et Thomas, se tapant sur l’épigastre, se prit à crier comme un sourd :

— Hé ! là ! Jean Brest, cuisinier de vingtième classe !

Un des matelots allongés près du cabestan se leva aussitôt et répondit :

— On y est, capitaine.

— As-tu quelque chose à nous mettre sous la dent ?… Il est plus de midi et il vente une rage de faim dans nos boyaux.

— Si j’ai quelque chose qui mijote ?… La belle question ! se récria celui que le capitaine Thomas venait de bombarder cuisinier et qui n’était autre, effectivement, que le maître-coq du bord, — fonction respectable qu’il remplissait, du reste, concurremment avec celle non moins relevée de matelot.

— Alors, à table, compère Gaspard !… Nous causerons après dîner. Toi, Jean Bec, — ceci s’adressait au second matelot. — pendant que ton camarade nous mettra le couvert, occupe-toi de la roue et gouverne sur le « Petit-Mécatina », qu’on entrevoit d’ici, droit dans l’ouest.

— Connu ! capitaine, s’empressa de répondre le surnommé Jean Bec, — qui s’appelait en réalité Jean Dolbec, et avait eu l’honneur de naître à l’ombre du promontoire de Québec : circonstance dont il n’était pas médiocrement fier.

Son nom de Jean Bec, tout court, lui venait d’un caprice du facétieux Thomas, qui avait trouvé plaisant d’avoir sous ses ordres deux gaillards porteurs de noms qui n’étaient pas banals, au moins.

Or, comme Jean Brest était, lui, un citoyen né de la vieille ville de France dont il portait le nom, il résultait donc que les deux matelots du « Marsouin » avaient eu l’immense Atlantique entre leurs berceaux.

Ce qui ne les empêchait pas, — hâtons-nous de le dire, — de faire bon ménage… quand les mérites de leur ville respective n’étaient pas en jeu.

Oh ! alors il y avait des prises de becs.

Mais on finissait par mettre, chacun de son côté, un peu d’eau dans son vin… aigre, et la bonne camaraderie du bord reprenait ses droits.

Donc Jean Bec s’en fut à la roue et Jean Brest à la table.

Dix minutes plus tard, Jean Brest rejoignait son camarade à la roue, disant tout bas :

— Ces messieurs m’ont donné congé. Il se brasse quelque chose, c’est sûr.

— Oh ! j’en mettrais ma main dans le feu ! répliqua sur le même ton Jean Bec.

— Le lieutenant m’a tout l’air d’avoir la boussole à l’envers depuis la petite scène de ce matin… fit remarquer le Jean de Brest.

— On l’aurait à moins, camarade ! appuya le Jean de Québec.

Et les deux Jean, hochant la tête avec ensemble, se livrèrent, chacun à part soi, à un océan de réflexions, que l’histoire n’a malheureusement pas consignées.

Cependant, le « Marsouin », recevant la brise droit en poupe depuis son changement d’orientation, approchait rapidement du point de repère assigné par le capitaine : le « Petit-Mécatina. »

Vers les cinq heures, comme les hauts rochers de cette île se profilaient nettement à l’horizon, la tête de Thomas Noël émergea de l’écoutille d’arrière et le propriétaire de cette tête demanda :

— Eh bien, mon Jean-Jean, ça va-t-il ?

Les deux Jean, ainsi interpellés à la fois, répondirent ensemble, l’un :

— Mais oui, capitaine, ça « boulotte » : voyez !

L’autre :

— Nous aurons le nez dessus dans une petite heure, pas plus !

Thomas sauta sur le pont, suivi de près par Gaspard ; et les deux marins, se faisant un abat-jour de leur main étendue au-dessus de leurs yeux, inspectèrent l’horizon de l’ouest.

Tout là-bas, émergeant du golfe immense, une grosse tache noire se détachait de la surface scintillante de la mer.

Le soleil, alors élevé peu au-dessus des falaises de la côte labradorienne, inondait de ses rayons la partie septentrionale de cette tache, qui brillait de mille feux, variés en couleurs et dansant d’une arête à un pic, d’un pan de roches rouges ferrugineuses à un écran de granit lustré, striant de bandes lumineuses les fûts basaltiques ou irradiant les quartz polis par les baisers toujours inassouvis du grand fleuve.

Oh ! le coucher du soleil sur le golfe Saint-Laurent, quelle féerie ! quel poème !

Cependant, le « Marsouin, » le cap sur l’île « Mystérieuse »[2], filait rapidement, à peine balancé d’arrière en avant par les longues vagues du golfe.

Les hauts rochers de la partie septentrionale du Mécatina, quand on n’en fut plus qu’à un mille de distance, masquèrent complètement les premiers contreforts de la côte labradorienne, éloignée en cet endroit d’une couple de lieues.

L’île apparaissait alors, par son travers, dans sa plus grande longueur : — soit environ cinq milles, — couchée, la tête vers le Labrador et les pieds allongés sur le fleuve, devenu golfe.

Partout, dans le voisinage, la solitude n’était troublée que par les ébats des oiseaux aquatiques ou le susurrement de la brise effritant la crête des vagues.

Thomas, toujours à la roue, inspectait soigneusement l’horizon autour de lui.

Comme il avait abordé l’île par son travers oriental, — mais en venant du large où il n’avait rien vu de suspect, — il manœuvrait alors pour gagner la tête septentrionale du « Mécatina, » de façon à contourner celle-ci et à jeter un coup d’œil sur le littoral en amont.

Le capitaine Thomas Noël, on a dû s’en apercevoir, était un homme prudent qui n’aimait pas à se laisser surprendre.

Mais la rive ouest était déserte, elle aussi, et seuls les oiseaux de mer y animaient le paysage par leurs allées et venues affairées.

On pouvait aborder.

Thomas vira de bord et gouverna de façon à embouquer le couloir rocheux, où havrait d’habitude la « Marie-Jeanne » de son copain de Québec, le capitaine Pouliot.

La mer était haute et l’entrée du canal courbe fut relativement facile.

Mais, au premier détour, on jeta l’ancre à pic pour amener les voiles.

Puis, ceci fait et l’ancre remontée jusqu’à fleur d’eau, on manœuvra à la gaffe, poussant, tirant, jusqu’à une sorte de cul-de-sac, où l’on dut stopper.

Une muraille infranchissable fermait là le singulier canal.

Plus moyen d’avancer.

Pourtant, cet obstacle n’en parut pas un à maître Thomas ; car, sautant sur une étroite saillie qui régnait du côté droit touchant à la joue du « Marsouin », il contourna un angle et disparut au regard de son compagnon.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Gaspard attendait, un peu anxieux, mais sans grande inquiétude, toutefois.

Soudain, avec accompagnement de bruit de poulies criardes, la muraille parut se froncer comme un soufflet d’accordéon.

Effectivement, elle se ramassa sur elle-même, exagéra ses aspérités, se plissa, se ratatina pour démasquer un espace libre, où le « Marsouin » pourrait loger tout à son aise.

Comme un décor de théâtre, ni plus ni moins !

La prétendue muraille n’était, en effet, qu’une vieille voile, mouchetée de branches de sapin, de lierre et de mousse, et badigeonnée à la diable comme une fresque représentant de vraies roches.

Une prime de contrebandier, quoi !

Deux câbles glissant sur des poulies dissimulées adroitement tendaient la muraille trompeuse ou la retiraient, selon que les initiés voulaient ou non se rendre absolument invisibles.

Cette fois, aussitôt que le « Marsouin » l’eût dépassé, le mur de toile peinte fut soigneusement remis en place.

Les contrebandiers étaient « at home ».

Aucun regard humain ne pouvait tomber sur eux, et seuls les goélands piaillards, voltigeant en grand nombre au-dessus de l’île, auraient pu dire, dans leur jargon guttural, qu’un grand vaisseau et son équipage de bipèdes sans plumes se trouvaient enclavés dans les hauts rochers du « Mécatina ».


CHAPITRE II

LE REFUGIUM PECCATORUM


— Nom d’un phoque ! dit Gaspard : ça me retrempe de me voir de nouveau ici… Au moins on est chez soi… Personne pour nous dévisager et chercher à lire sur notre figure les traces de crimes imaginaires…

— Oh ! tout ce qu’il y a de plus imaginaires !… renchérit Thomas, sur un ton moitié figue moitié raisin.

— Point d’oncle ni de tante dont il faille supporter les regards soupçonneux…

— Pas l’ombre !

— Aucune cousine jalouse à endurer, tout en enrageant dans son for intérieur…

— Oh ! la cousine en question s’appellera demain madame Louis Noël, si toutefois ce n’est pas déjà fait… remarqua tranquillement Thomas.

— Quoi ! tu supposes que les mariages ont eu lieu quand même ?… se récria Gaspard, blémissant sous son hâle.

— Pourquoi pas ?… Tout était prêt : les deux couples en face du prêtre, les pères et mères sous la main, les invités, — je veux dire la parenté, — faisant cercle autour des conjoints… Qui ou quoi donc aurait pu empêcher la noce d’aller son train ?

— Mais… mais… bégaya Gaspard, très excité, on ne se marie pas comme ça sans crier gare ! quand on arrive on ne sait d’où, du fond de la mer, peut-être !

— Psitt !… siffla froidement Thomas, la baie de Kécarpoui n’est pas une capitale, ni la maison de la maman Noël une cathédrale… Je te dis, futur beau-frère, que nos tourtereaux seraient mariés à l’heure où nous « jabotons », comme les goélands qui s’égosillent autour de nous, que je n’en serais pas étonné le moins du monde… Au reste, ça m’est égal, et je m’en moque comme un poisson d’une pomme.

Et Thomas fit claquer son pouce sur son doigt majeur avec un bruit de castagnette des plus agaçants.

— Mais c’est moi que ta sœur devait épouser !… L’oublies-tu ? se récria Gaspard.

— Sans doute, à défaut de son premier amoureux, disparu et sensé mort… Mais le gaillard surgissant au moment propice, tu comprends…

— Eh bien ?…

— Eh bien, elle s’est trouvée déliée de ses engagements, et au fond…

— Achève…

— Au fond, compère Gaspard, je t’avouerai ça entre nous, je crois que cette chère petite sœur n’en aura pas été fâchée.

— Nom d’un phoque, à qui le dis-tu !… Mais moi ?…

— Oh ! toi, tu feras comme le doge de Vénise…

— Qu’est-ce qu’il faisait, cet animal-là ?

— Je dis le « doge » : ne comprends pas le « dogue. »

— C’est tout un pour moi… Enfin, que faisait-il, ce doge de Vénise ?

— Il épousait l’Adriatique, une mer célèbre de son pays. Toi, tu marieras la grande mer canadienne : le golfe Saint-Laurent.

Et Thomas, enchanté de lui-même, battit une couple d’entrechats.

— Que le diable t’emporte ! fut la brève réplique de Gaspard, qui lui tourna le dos.

Un silence assez long suivit.

Profitons de cette trève entre les deux compères pour dire que cette conversation avait lieu dans une grotte du « Mécatina », à une faible distance du « Marsouin », laissé à la garde des deux matelots.

Un falot du bord éclairait la scène, qui valait certes la peine d’être illuminée.

Imaginez une vaste excavation à voûte arrondie, mais toute hérissée de stalactites rognées par le temps et dont les parois presque perpendiculaires rejoignaient le sol formé de poussière où le calcaire gris mêlait sa nuance à la coloration brune des tufs tendres et au miroitement affaibli des quartz effrités.

Pour sièges, les deux marins avaient chacun un tronçon de stalagmite, que le temps, ouvrier patient, avait raccourci en y frottant sa main implacable, jusqu’à la hauteur d’un escabeau ordinaire.

Cette grotte, dont l’ouverture se trouvait à un niveau plus élevé que le pont du « Marsouin », n’était, pour ainsi parler, que le vestibule d’autres cavernes qui se succédaient, à différentes hauteurs, dans la masse pierreuse du « Petit-Mécatina. »

Toutefois, il était à supposer que les alvéoles contigües à celle où causaient les deux marins devaient se trouver à une profondeur plus grande, car, au moment d’entrer de plein pied dans cette retraite digne de la nymphe Calypso, la mer était haute, ne l’oublions pas.

Et, ce qui semblait confirmer cette déduction, c’est que, dans un enfoncement où se projetait vaguement la lumière du falot, on distinguait une sorte d’escalier à larges marches à peine ébauchées dans le roc, aboutissant à une ouverture irrégulière, bien qu’affectant à peu près la forme d’un carré long, dont on n’apercevait que le haut.

À n’en pas douter, là devait se trouver une caverne importante, puisqu’on avait pris la peine de lui fabriquer une porte massive, faite d’une seule pierre qui tournait sur une tige centrale de fer, solidement fixée au monolithe par de forts crampons.

Le bloc en question, transformé en porte, de même que les chambranles de cette porte, étaient en pierre grisâtre, plutôt noire : du granit.

Car, — disons-le une fois pour toutes et en considérant la partie rocheuse du Mécatina en bloc, — ce qu’on peut appeler l’ossature de ce géant de pierre est formée de pans verticaux de granit noir, servant de contreforts aux masses calcaires interposées et juxtaposées.

Vus du dehors, et surtout du côté qui fait face à la terre ferme prochaine, les rochers se dressent presque à pic, surgissant du fleuve, sans accotements de sable et, dans bien des endroits, sans la plus petite corniche où l’on puisse poser le pied.

Il en résulte que l’île est inabordable le long de ces falaises et fort dangereuse pour les navires en détresse, jetés dans cette direction par la tempête.

Toutefois, à marée basse, — surtout en temps d’équinoxe où le flux et le reflux sont portés à leur extrême limite, — on peut voir çà et là, entre les rochers noirs qui servent de base au cap, des espèces d’arcades qui ressemblent à des embrasures à demi-submergées encore, mais que le flot montant ne tardera pas à recouvrir entièrement dans les premières heures de son expansion.

Ces arcades noires, entrevues dans les basses eaux, sont-elles les portes d’entrée de cavernes creusées dans le calcaire interposé des masses granitiques ?

Nous le saurons bientôt.

Disons de suite que, vues du nord et de l’est, ces hautes murailles grises, de hauteur variable et d’alignement irrégulier, rayées à intervalles presque égaux de contreforts en granit brunâtre, donnent à l’œil l’impression de quelque redoutable forteresse du Moyen-Âge, avec ses bastions en saillie, ou de quelqu’une de ces vieilles abbayes à moitié démantelées, que les siècles réduisent lentement à l’état de masses pierreuses sans formes ni couleurs précises.

Quoi qu’il en soit, il résulte de cette intercalation, entre les roches calcaires, de hauts pans granitiques, — qui, vus de champ à l’extérieur, ressemblent à des fûts de basalte, — il résulte que le côté nord du Mécatina est tout bonnement une immense ruche de pierre dont les alvéoles sont les cavernes résultant de la dissolution séculaire des calcaires qui les remplissaient, tandis que le granit inattaquable a résisté aux efforts du temps.

Mais… assez de géologie.

Revenons à nos compères.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thomas n’eut garde de se livrer au diable, comme venait de lui souhaiter son irascible ami.

Il se contenta de lever les épaules, tout en lançant vers la voûte une épaisse bouffée de fumée.

Puis, remettant le tuyau de sa pipe entre ses lèvres moqueuses, il eut l’air de s’absorber béatement dans le bonheur de fumer du bon tabac.

Gaspard, après quelques voltées sur place, se rassit, calme en apparence.

Mais il était clair qu’un orage terrible grondait dans son cerveau.

— Tu as tort de me gouailler, Thomas, dit-il presque humblement. Je souffre toutes les tortures de l’enfer, et si tu étais à ma place…

— Eh bien, si j’étais à ta place…

— Oui, que ferais-tu ?

— Ce que je ferais ?… Oh ! une chose bien simple…

— Laquelle ?… Voyons : déboutonne-toi donc, une bonne fois.

Au lieu de répondre de suite, maître Thomas retira tranquillement sa pipe de ses lèvres, la vida avec soin en la heurtant à petits coups sur le bout de sa botte ; puis, après l’avoir enfoui dans la poche de son veston de loup-marin, il regarda fixement Gaspard et dit enfin :

— Je laisserais, d’abord, ces gens-là se marier paisiblement…

— Le beau conseil !… interrompit avec une ironie amère Gaspard Labarou… Puisqu’il est impossible d’empêcher la chose !

— … Puis, continua froidement Thomas, un beau jour, — ou plutôt une belle nuit, — alors qu’on me croirait bien loin et résigné, j’enlèverais la jeune épouse…

— Hein !… Que dis-tu ?… Enlever Suzane !

— … Et je l’amènerais ici, en grand secret… continua sans sourciller ce modèle des frères…

— … Mais !… voulut interrompre l’autre.

— … Puis je la retiendrais jusqu’à ce que quelque accident de mer ou… autre élément la rendît veuve.

— Oh ! oh !

— Voilà ce que je ferais, si j’étais amoureux d’une femme et que cette femme voulût me « brûler la politesse ! » conclut maître Thomas, sans qu’une ombre d’émotion parût sur sa figure impassible.

Gaspard ne parut aucunement surpris de cette suggestion.

Il s’y attendait.

Tout de même, le manque total de sens moral chez ce frère, qui conseillait le rapt de sa sœur comme la chose la plus simple du monde, parut l’étourdir un moment.

Il courba la tête et ne dit mot :

— Ça ne te va pas, mon vieux ?… reprit le copain Thomas sur un ton goguenard ; ça bat en brèche tes idées sur la sainteté du mariage ?… Soit : n’en parlons plus.

— Si… si… Ça me va, au contraire… J’y avais même songé… murmura Gaspard, très perplexe.

Puis, après une pause de quelques secondes, il ajouta, en baissant le ton :

— Seulement…

— Quoi ?… interrogea Thomas.

— J’aurais aimé mieux enlever Suzanne avant le mariage, qu’après…

— Je comprends ça, mon garçon ! approuva Thomas, avec un vague sourire.

Puis il reprit :

— Il faut être philosophe, vois-tu… Une jeune veuve qui n’a été mariée qu’un jour, une semaine, un mois même, vaut encore mieux qu’une vieille « squaw » sur le retour…

— Pouah ! fit Gaspard avec dégoût.

— Et, d’ailleurs, au diable les préjugés ! — car, ces idées-là, c’en est. Moi, si jamais je prends femme, ce ne sera qu’une gaillarde qui aura usé une demi-douzaine de maris. Celle-là, du moins, pourra me guider dans le chemin marécageux de la vie conjugale.

Et maître Thomas, après cette déclaration d’une orthodoxie fort contestable, rechargea complaisamment son bout de pipe.

Gaspard parut goûter assez peu la philosophie très large de son copain…

Mais il ne souffla mot.

La tête lui faisait mal.

Un combat s’y livrait, évidemment, entre le génie du bien et le génie du mal.

Qui l’emporterait ?

Ce fut le sombre esprit de l’abîme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers deux heures du matin, — alors que maîtres et matelots du « Marsouin » dormaient à poings fermés dans leurs cadres, — un son lugubre, une fanfare apocalyptique, un hurlement macabre… retentit dans le silence de la nuit.

« Ton ! ton !! ton !!! — Ton ! ton !! ton !!! » répétait la voix effrayante, ne s’arrêtant que quelques secondes entre ces deux phrases d’une musique infernale.

Réveillés en sursaut, les quatre dormeurs du Mécatina sautèrent hors de leurs lits.

Mais vite ils se rendirent compte de ce dont il s’agissait.

— La « Marie-Jeanne ! » dit Thomas, le premier.

— En effet, c’est son signal… confirma Gaspard.

— Vite, répondons.

Et les quatre hommes, escaladant le cap, eurent tôt fait de recueillir chacun une brassée de varechs et autre herbes desséchées, qu’ils disposèrent en trois tas et enflammèrent sans retard.

On vit alors, vers le nord-ouest de l’île, à un demi-mille de distance environ, un vaisseau qui approchait, ayant un fanal bleu attaché à son mât de misaine, outre ses feux de position règlementaires.

— C’est bien la « Marie-Jeanne » ! répéta Thomas Noël. Ma foi, elle ne saurait arriver plus à propos.

— Savoir !… murmura Gaspard.

— Quoi donc ?

Le lieutenant, — ou plutôt le second capitaine du « Marsouin », — approcha sa bouche de l’oreille de son ami :

— Savoir, dit-il à voix basse, — à cause des matelots, — si le Canadien ne s’opposera pas à nos projets.

— Hum ! Tu as raison… Ces Canadiens sont de si drôles de gens : à cheval sur les principes religieux !

— Ne parlons de rien pour le moment.

— C’est entendu… « Motus ! »

— Une fois l’affaire dans le sac, nous nous moquerons des scrupules de notre associé…

— … Et lui dirons : Trop tard, mon bonhomme… Va prêcher les gens de ta paroisse.

— Ce qui signifiera : Mêle-toi de tes affaires.

Ayant disposé à l’avance des objections du capitaine canadien, nos deux Français redescendirent le cap pour recevoir le visiteur, dont la goélette venait de jeter l’ancre à quelques encâblures des rochers.


CHAPITRE III

OÙ THOMAS IMPROVISE UNE SINGULIÈRE HISTOIRE


Quand le soleil reparut, ce matin-là, un peu après trois heures, — car on était au 26 juin, c’est-à-dire dans les jours les plus longs de l’année, — une grande animation régnait entre les hautes roches du « Petit-Mécatina. »

Les équipages des deux goélettes, faisant œuvre de charpentiers et de mineurs, jouaient de la hache et du pic dans les grottes.

Les matelots de la « Marie-Jeanne » évidaient une étroite galerie le long des parois de la caverne où l’on avait, l’année précédente, fixé une grande pierre en guise de porte.

Ceux du « Marsouin », — maître Jean Bec et Jean Brest, — façonnaient des épars, sciaient des traverses, mortoisaient des madriers, qu’ils assujettissaient deux par deux sur la galerie préparée par leurs confrères.

Toute la journée, on travailla ainsi, sans autre relâche que le temps nécessaire aux repas et à une courte sieste après l’heure de midi.

Aussi, quand vint le soir, chacun soupirait-il après son lit.

Mais ni le capitaine Pouliot, ni les deux compères français n’entendaient de cette oreille-là.

— Nous partirons au baissant, tout à l’heure, mes amis, dit le Canadien à son équipage, composé de trois vigoureux gaillards qui ne semblaient pas avoir « froid aux yeux. »

De son côté, Thomas, prenant un air désolé, annonçait à ses hommes :

— Mes pauvres Jean-Jean, lestez-vous la cale vite et bien, car, nous aussi, nous partons…

Et comme les matelots le regardaient avec des yeux en forme de points d’interrogation :

— Oh ! une toute petite promenade dans le détroit de Belle-Isle, puis autour de Terre-Neuve, pour revenir par le golfe : — une simple partie de plaisir, mes enfants.

— Là ou ailleurs !… murmura Jean Bec.

— Et même plus loin !… renchérit crânement Jean Brest.

— Ni ailleurs ni plus loin que là où nous trouverons des « marchandises » pour couvrir nos « tablettes » que nous venons de fabriquer.

— Compris ! capitaine… dit Jean Brest, clignant des yeux.

— Entendu ! fit Jean Bec, mettant un doigt sur ses lèvres.

On s’occupa aussitôt du branle-bas d’appareillage.

Il va sans dire que l’ouverture extérieure des grottes fut dissimulée par des branches de sapins, adroitement fichées dans les fissures de son pourtour.

Pas besoin d’ajouter, non plus, que la vieille voile « peinte à fresque » fut remise en place pour jouer, dans le canal, le rôle de décors naturel ou de cul-de-sac.

Quand tout fut prêt pour le départ, les deux capitaines et leur adjoint Gaspard escaladèrent les plus hauts rochers de l’îlot afin de tenir une dernière conférence et convenir de leurs faits.

Avant tout, ils explorèrent, au moyen de longues-vues marines, le golfe autour d’eux.

Quelques navires d’outre-mer, dont on ne voyait guère que les hautes voiles, descendaient le fleuve, là-bas, vers le sud, avec un bon vent d’ouest en poupe.

D’autres, à sec de toile, étaient immobiles, à l’aurore.

Pas une seule goélette en vue.

Aucun paquebot, non plus.

Le capitaine Pouliot, rentrant l’un dans l’autre les tubes de sa lorgnette, dit :

— La mer est libre : c’est le temps de filer.

— Et le vent propice : c’est l’heure de hisser de la toile, appuya Thomas, fermant lui aussi sa longue-vue.

— Vous tenez toujours à passer par Belle-Isle ? interrogea le capitaine Pouliot.

Thomas prit une mine contrite.

— Oh ! capitaine, dit-il, ce n’est pas par caprice, croyez-moi, et pour voir en passant la fumée s’élever au-dessus du toit maternel que j’y tiens.

— Alors, pourquoi rallonger votre course ?

Thomas courba la tête et fut dix secondes sans répondre.

— Tenez, capitaine, il faut que je vous dise ça ! reprit-il avec une franchise admirablement peinte.

Pouliot le regarda, un peu surpris, et voulut protester :

— Non pas… mon ami : si c’est un secret, gardez-le.

— Pas de secret entre nous !… Je me déboutonne.

Ici, Gaspard dressa l’oreille, inquiet, ne sachant pas où voulait en venir son compère.

Mais celui-ci, sans prendre garde à celui-là, reprit en baissant la voix :

— Capitaine, j’ai une sœur…

Pouliot inclina légèrement la tête, mais attendit la suite, sans manifester autrement sa curiosité.

— … Qui fait le désespoir de ma famille… continua le Français.

Ici, le Canadien hocha la tête en signe de condoléance.

Gaspard, lui, demeurait bouche bée.

— … Et conduit notre mère au tombeau ! acheva tragiquement le coquin de Thomas.

Pour le coup, Gaspard n’y tint plus.

— Thomas ! commença-t-il d’une voix sévère.

— Laisse donc, toi !… répliqua tranquillement son compère, avec un imperceptible clignement d’yeux.

Puis, se tournant vers le Canadien :

— Nous sommes des associés, capitaine, de francs associés… Nous jouons gros jeu… Pourquoi des cachotteries entre nous ?

— En effet… commença le marin québecquois…

Mais le rusé Thomas, pressé d’en venir à ses fins, ne le laissa pas s’engager plus loin.

Il acheva tout d’une haleine :

— Ma sœur, une très belle fille, est devenue amoureuse d’un sauvage, d’un Micmac… Je devrais plutôt dire qu’elle subit l’influence mystérieuse, — magnétisme ou maléfice, comme on voudra l’appeler, — de ce moricaud-là, qui campe dans les environs de la baie de Kécarpoui et qui n’a qu’à le vouloir pour qu’irrésistiblement elle se sente attirée là où il se trouve… C’est un vrai « sort ». Nous avons tout essayé pour la guérir de cette singulière folie, mais inutilement. Quand ce mécréant de Micmac est à portée de lui faire sentir son influence, elle se lève, toute troublée, et cherche à nous échapper pour l’aller rejoindre… Heureusement qu’elle prononce son nom : Arthur ! aussitôt que cette obsession étrange la prend : car, autrement, parole d’honneur, je ne sais pas ce qui pourrait arriver hors de notre connaissance…

— Voilà un cas bien singulier de magnétisme à distance ! remarqua le capitaine canadien.

Gaspard, lui, respirait plus à l’aise.

Il commençait à voir clair dans le jeu de son associé.

— Que pensez-vous de cette étrange maladie du cerveau chez une fille d’ailleurs très réservée ? questionna Thomas d’un air bonhomme.

— Ma foi, je ne sais trop qu’en dire… C’est bien ennuyeux, tout de même… murmura, en hochant la tête, le capitaine de la « Marie-Jeanne ».

— Eh bien, mon cher camarade, dit en conclusion Thomas, trouvez-vous à présent que je n’aie pas quelque raison de passer par Kécarpoui ?

— C’est votre devoir de surveiller ce qui se « brasse » chez vous, répondit franchement le Canadien.

Puis il ajouta aussitôt :

— Espérons que tout va bien et que le Micmac aura renoncé à ses projets.

— Oui, espérons-le. Autrement, voyez-vous.

— Eh bien ?

— Autrement je n’hésiterais pas à soustraire, pour un temps du moins, ma pauvre sœur à l’influence du mirliflore cuivré qui la poursuit, ou bien à…

— Achevez.

— À faire disparaître ce donneur de sort.

— Essayez d’abord le premier moyen : il sera moins dangereux pour votre tranquillité future, que le second.

Thomas parut réfléchir un moment.

Puis, tendant avec une amicale brusquerie sa main ouverte au capitaine de la « Marie-Jeanne » :

— Ma foi, camarade, vous êtes de bon conseil, dit-il. Merci. Je suivrai votre avis.

— Et vous ferez bien.

On se sépara pour regagner chacun son vaisseau.


CHAPITRE IV

UNE VISITE AUX MIC-MACS DE L’ÎLE DU SABLE


La « Marie-Jeanne », qui avait été la dernière à pénétrer dans le canal rocheux, fut d’abord reculée jusqu’à la mer, suivie de près par le « Marsouin ».

Puis on remit soigneusement en place la vieille voile « peinte à fresque. »

Et, l’appareillage étant terminé, les deux goélettes quittèrent les rochers du « Mécatina », naviguant de conserve pendant quelques minutes.

Mais, comme la « Marie-Jeanne », meilleure marcheuse que le « Marsouin », prenait rapidement de l’avance, le capitaine Pouliot cria une dernière fois :

— Au revoir, messieurs !… Soyez exacts ! N’oubliez pas que je vous attendrai en dehors du barachois, entre l’île aux Chiens et le Cap à l’Aigle, côté de Saint-Pierre, jusqu’au soir du 8 juillet… Signaux comme d’habitude !

— Bon voyage, capitaine !… Nous serons au rendez-vous dans la nuit du 7… Signaux convenus !

Et les deux goélettes contrebandières, l’une se dirigeant franc sud, l’autre nord-est, ne tardèrent pas à se perdre de vue au sein des demi-ténèbres qui assombrissaient le vaste golfe.

Laissons la « Marie-Jeanne » suivre sa course vers les rives méridionales de Terre-Neuve, et attachons-nous au « Marsouin », qui a le cap tourné du côté de Belle-Isle.

— Sais-tu où nous allons ? demanda Thomas à son compère, lorsque la goélette du capitaine Pouliot fut hors de portée.

— À Kécarpoui, nom d’un phoque ! répondit le compère.

— Eh bien, tu te trompes comme deux phoques mon bonhomme !… Nous allons rencontrer l’aimable belle-mère de ton ami Wapwi, à une vingtaine de milles plus bas.

— Pourquoi faire ?

— Pour qu’elle se charge d’une mission qu’il serait difficile pour nous d’entreprendre seuls.

— Ah ! j’y suis : pour qu’elle nous aide à enlever Suzanne !

— Justement.

— Voilà donc le motif de cette histoire de sauvage amoureux et de sœur magnétisée !

— Parbleu !… ne fallait-il pas expliquer à l’ami Pouliot la raison qui nous faisait prendre le chemin du détroit pour aller aux Îles, et surtout le préparer à recevoir notre pensionnaire dans son hôtel du Mécatina ?

Pour le coup, Gaspard demeura émerveillé de l’ingéniosité de son compère ; et, ne trouvant pas de mot assez éloquent pour traduire son admiration, il abattit sa lourde main sur l’épaule de Thomas et, le secouant, lui déclara en toute franchise :

— Ami Thomas, tu es cent fois plus canaille que moi !… Nom de mille phoques, tu iras loin, si tu n’es pas pendu bientôt à la corne d’artimon de ta goélette.

Ce compliment, bien que mitigé par la perspective d’un gibet de marin, ne déplut pas au capitaine du « Marsouin. »

— Allons donc… allons donc… fredonna-t-il avec modestie, tu exagères mon faible mérite : je n’ai pas la prétention de quitter la vie dans une position aussi élevée.

— Ça t’arrivera pourtant, et tu ne l’auras pas volée !

— J’espère, le cas échéant, que tu me tiendras compagnie : ça fera deux jolis pavillons…

— En berne… conclut Gaspard.

Et, sur ce mot, il se dirigea vers l’écoutille d’arrière, descendit l’escalier conduisant aux cabines et revint bientôt avec les deux longues-vues du bord.

Le « Marsouin » passait en ce moment en face de la baie de Kécarpoui, — mais à une quinzaine de milles au large.

Il était onze heures de la nuit.

Grâce aux lunettes, on pouvait distinguer, sur les deux rives, les maisons illuminées des familles Noël et Labarou, tandis qu’en pleine baie le « Vengeur » brillait comme une constellation.

Gaspard, la lunette à l’œil, frissonnait de colère, et tant que l’ouverture de la baie fut en vue, il demeura immobile, observant ce coin de la côte labradorienne où il venait de subir un échec si imprévu.

Enfin, les arbres du bras oriental, comme s’ils eussent été mis en mouvement par un machiniste de théâtre, vinrent masquer brusquement le spectacle observé et Gaspard, fermant violemment sa lunette, s’accouda sur le bastingage, regardant sans la voir l’eau qui frôlait en clapotant le flanc du « Marsouin. »

Pendant un bon quart d’heure, il demeura ainsi appuyé au plat-bord, le menton dans ses poings, broyant du noir.

Puis, dans un soubresaut énergique, il s’arracha à cette contemplation intérieure, redescendit l’escalier des cabines, ouvrit un placard, se versa un grand verre d’eau-de-vie, alluma sa pipe et remonta sur le pont, où il s’étendit la tête appuyée sur un rouleau de câble.

Tout cela sans articuler une parole.

Cependant le copain Thomas, plus calme, faisait ses calculs, lui, sans démonstration d’aucune sorte.

Comme on avait mis quatre heures pour parcourir les trente milles séparant le Petit-Mécatina de Kécarpoui, le capitaine estimait que sa goélette serait en vue de l’île du Sable, son but visé, vers deux heures du matin, — car vingt milles seulement restaient à parcourir pour atteindre l’île du Sable, où campaient les Micmacs cette année-là.

L’île du Sable, assez vaste et bien ombragée, — par conséquent pourvue d’eau douce, — fait partie d’un archipel qui s’étend de la petite rivière St Augustin à la rivière Shécatica.

Le déplacement de ces Micmacs, mâtinés de Montagnais, n’avait donc été que de quelques milles dans l’est.

La rivière St Augustin, plus haut nommée, les séparait maintenant de leur ancien camp de l’année précédente.

En outre, comme leur nouveau lieu de villégiature est une île, naturellement un bras de mer, quoique assez étroit, les isolait de la côte.

Ces estimables aborigènes avaient-ils donc quelques peccadilles sur la conscience, pour se garer ainsi contre les surprises possibles ?…

Il y a mille contre un à parier pour l’affirmative.

Toutefois, comme nous ne sommes pas investi du mandat d’éclairer la justice à cet égard, passons…

Ou plutôt abordons.

Il est deux heures et quinze minutes du matin.

La mer est tout à fait basse, et même le courant du montant arrive déjà du détroit de Belle-Isle.

Dans quelques minutes il coulera comme dans une dalle.

— Largue l’ancre ! commande Thomas.

Les deux Jean se précipitent…

Le clignet du « guindeau » est levé…

Et le lourd appareil de fer tombe à l’eau, entraînant sa chaîne avec un bruit capable de réveiller un cataleptique.

La goélette, dont les voiles ont été préalablement abattues, recule sous l’effort grandissant du flux jusqu’à l’extrémité de sa chaîne, qu’elle raidit fortement…

Puis, après un léger retour en avant et quelques oscillations, elle s’immobilise… dans ce doux balancement sur place que connaissent si bien tous les gens de mer.

Sans même prendre le temps de carguer les voiles abattues et gisant en larges plis sur le pont, Thomas commande :

— Ohé ! là ! mes deux Jean, arrivez un peu !… La chaloupe à la mer, et ne lanternez pas !

Les matelots, ainsi apostrophés, prennent chacun un des câbles qui retiennent l’embarcation collée au couronnement de poupe et les laissent doucement filer.

La chaloupe touche l’eau et prend son équilibre.

On retire les câbles, et une paire de rames ayant été mises à leur disposition, les deux capitaines se laissent glisser à bord et s’éloignent aussitôt dans la direction du village.

Une fois la rive atteinte, — ce qui ne prit que quelques minutes, — les deux hommes tirèrent le grappin aussi haut, sur la grève sablonneuse, que le permit la longueur de la chaîne, et s’éloignèrent rapidement dans la direction d’un bois de sapins, couronnant une hauteur, à une couple d’arpents en aval.

Au détour de ce cap, à chevelure de conifères, s’arrondissait en demi-cercle une prairie naturelle où se voyaient une dizaine de cabanes faites de perches liées à leur sommet et recouvertes d’écorces.

On eut dit, en voyant de nuit cette agglomération de cônes sombres, une de ces fourmilières géantes dont parlent les voyageurs de l’Afrique Centrale.

Nos deux nocturnes visiteurs allaient poursuivre leur route, quand ils en furent empêchés par le plus épouvantable concert d’aboiements qu’oreilles humaines eussent jamais entendu.

En même temps, cinq ou six chiens de forte taille bondirent dans leur direction.

— Diable ! murmura Gaspard, tirant de sa gaine son poignard de marin.

— Les braves bêtes ! dit tranquillement Thomas, tout en s’arrêtant pour porter ses doigts à sa bouche, d’où sortit aussitôt un sifflement strident qui domina le bruit des chiens et les fit taire.


La goélette, dont les voiles ont été préalablement
abattues, recule sous l’effort grandissant du flux.

Du reste, le camp s’éveillait et des ombres fantastiques sortaient des huttes.

— Qui va là ? demanda une voix.

— Le « Marsouin », répondit Thomas.

Un silence se fit.

Puis un des sauvages s’avança…

— Vous voulez ?… dit-il simplement.

— Parler à la « Grande Ourse. »

Aussitôt, une longue et sèche femme, affublée de loques disparates, marcha comme un grenadier à la parade vers les deux Français.

— Tu as besoin de l’Ourse, mon fils, articula-t-elle d’une voix caverneuse : que lui veux-tu ?

— Je te l’ai dit, la mère : j’ai à te parler.

— Viens !

Et, sans plus se soucier des autres, elle entraîna le capitaine à cent pas de là.

La conférence dura un bon quart d’heure.

Puis Thomas revint et dit :

— Tout est convenu. Rembarquons.

Gaspard, sans répliquer, suivit son camarade.

Une demi-heure plus tard, en dépit du courant de montant, le « Marsouin » levait l’ancre, hissait ses voiles et s’éloignait, vent en poupe, dans la direction de Belle-Isle.

CHAPITRE V

LES NAUFRAGEURS


Quand le jour parut, le « Marsouin » était bien près de franchir la limite orientale de la province de Québec.

Par son travers de bâbord défilait le chaos pierreux du littoral nord, bastionné par le Cap Blanc-Sablon, qui sépare Québec du Labrador.

Thomas Noël, voyant avec quelle difficulté le « Marsouin » gagnait sur le courant puissant du détroit, se décida à jeter l’ancre sous le vent du Sablon, dans la baie de Forteau.

Dépassant le phare très primitif qui existait alors, il serra de près les crans abrupts du littoral en forme de croissant, longea la courbe hérissée de caps et de mamelons, puis finit par « fourrer » sa goélette, — pour parler son langage, — dans une anse étroite du bras oriental de la baie, dominée à l’ouest par un morne très élevé, qui le dérobait entièrement aux regards.

Le premier soin du capitaine Thomas, quand il havrait quelque part, de jour ou de nuit, était de dissimuler sa présence le mieux possible.

Le brave garçon avait une conscience de sensitive et se rendait la justice de comprendre qu’il n’était pas tout à fait en règle avec la société.

Aussi ne faisait-il jamais de bruit, parlant peu, mais en revanche agissant beaucoup.

Quand son vaisseau fut bien abrité, — et surtout bien caché à tous les regards, — Thomas, se frottant les mains, dit à son compère :

— Maintenant, mon vieux, que nous voici installés à notre satisfaction dans un bon franc-coin de la Pointe-aux-Morts…

— La Pointe-aux-Morts ?… interrompit Gaspard.

— Sans doute… Ce bras de la baie de Forteau s’appelle ainsi… Consulte la carte.

— Diable… Tu deviens géographe, compère !

— J’aime savoir où je suis et où je vais.

— Tout de même, voilà un nom qui sonne lugubrement à l’oreille.

— Je ne dis pas le contraire. Mais ce sera l’empire quand se lèvera le jour de demain, si mes pronostics ne me trompent pas.

— Ah ! tu flaires quelque bonne bourrasque ?

— Mieux que cela !

— Quoi donc ?

— Une tempête, mon vieux.

— Ah ! ah !

— Je m’y connais… Il y aura du grabuge dans le détroit… En attendant, nous n’avons qu’à dormir jusqu’à la nuit prochaine, — à moins toutefois que je ne me décide à aller rendre visite à mon ami Blouin, qui garde le phare que tu vois en face d’ici.

— Ah ! fit Gaspard… Et que comptes-tu lui dire à ton ami Blouin ?

— Je compte d’abord lui apporter une bonne cruche de « saint-pierre », pour lui délier la langue, et savoir s’il est toujours à cheval sur ce qu’il appelle son « devoir ».

— Tiens !… Songerais-tu, par hasard, à l’y faire manquer ?

— Justement, — ou plutôt à lui jouer, sans qu’il s’en doute, un bon tour de ma façon.

— À quoi bon, si ça ne rapporte rien ?

— Ça rapportera gros, au contraire !

Gaspard ouvrit les yeux tout grands, ne sachant où voulait en venir son associé.

Mais celui-ci, au lieu de répondre par une explication, se dirigea vers l’avant du « Marsouin », disant :

— Faisons comme les généraux d’armées : examinons d’abord le champ de bataille… Et, pour commencer, va prendre ta longue-vue.

Gaspard obéit aussitôt et revint avec l’article indiqué.

Thomas, naturellement, était déjà muni du même instrument d’optique.

Les deux compères sautèrent alors sur les crans contre lesquels s’appuyait la joue du « Marsouin, » et ils grimpèrent, s’aidant des pieds et des mains, jusqu’au plus haut sommet.

Là, abrités par des sapins épais, ils pouvaient à volonté se rendre invisibles, tout en ne perdant de vue ni la baie, ni le détroit.

En faisant face à la mer, ils avaient sous les yeux : à droite, le phare de Forteau qui domine la pointe ouest de la baie du même nom ; à gauche, la côte hérissée de caps, dentelée d’anses et se fondant, dans la direction nord-est, avec les nuages bas du firmament.

Enfin, de l’autre côté du détroit, à une trentaine de milles marins, s’entrevoyaient, grâce aux lunettes, les rives escarpées de Terre-Neuve.

Quand les deux compères eurent promené leurs longues-vues dans toutes les directions, Thomas mit la sienne sous son bras et, prenant la pose d’un professeur :

— Tu vois d’ici Forteau, commença-t-il.

— Parbleu ! fit l’autre : ça n’est pas malin.

— Non ; mais ce qui le deviendrait, malin, ce serait de transporter sa lumière au sommet de ce cap même, la nuit prochaine, pendant la tempête qui se prépare… Tiens, vois là-bas !

Gaspard tourna la tête dans la direction de l’est et vit qu’en effet l’horizon se plombait, tout en se couvrant de grandes masses de nuées noires qui montaient rapidement vers le zénith.

— C’est, ma foi, vrai, dit-il : les violons s’accordent là-bas pour un bal de premier numéro.

— Dis plutôt pour un grain qui laissera des trous de son passage.

Et Thomas se frottait les mains avec une satisfaction non déguisée.

Gaspard, le voyant ainsi tout guilleret à la perspective d’une tempête, fit la remarque :

— On dirait, nom d’un phoque, que le bonhomme « nordêt » s’apprête à mettre des atouts dans ton jeu : te voilà gai comme un mathurin au retour d’une bonne course.

Thomas eut un vague sourire, aussitôt réprimé.

Sa préoccupation était visible.

Que mijotait-il dans sa tête bizarrement organisée ?

Gaspard allait le savoir.

Après une dernière inspection du détroit, à l’aide de sa longue vue, le capitaine du « Marsouin » se prit à dire, comme se parlant à lui-même :

— Bon !… Pas une voile… Ce sera pour la nuit prochaine : nous avons le temps.

— Le temps de quoi faire ? s’enquit Gaspard.

Puis, après une pause et quelques secondes de réflexion :

— Au fait… continua-t-il, je pense maintenant à ton mot d’il y a un instant : transporter la lumière de Forteau ici… C’était donc sérieux, cette idée-là ?

Thomas approcha sa bouche de l’oreille de son interlocuteur et dit simplement, sur un ton confidentiel :

— Oui !

— Oh ! oh ! fit Gaspard, baissant lui aussi instinctivement la voix : pour le coup, j’y suis tout à fait.

— Ce n’est pas trop tôt ! goguenarda le capitaine du « Marsouin. »

— Ainsi, tu veux monter ce coup-là ?…

— Si l’occasion s’offre, oui.

— Attirer sur les brisants en face de nous quelque gros navire à cargaison, qui croira se guider sur la lumière de Forteau ?…

— Oui.

— Et charger le « Marsouin » des meilleurs morceaux de la susdite cargaison ?…

— Dame, mon vieux, pour les soustraire à une perte certaine. D’ailleurs, ne trouves-tu pas notre goélette un peu trop légère pour affronter la côte est de Terre-Neuve ?

— Ça, c’est vrai… Quelques milliers de kilogrammes lui donneraient plus d’aplomb et d’assiette.

— Tu vois bien qu’il nous faut de la marchandise ! conclut Thomas avec un cynisme incroyable.

Gaspard, au lieu de répondre, tendit l’oreille vers l’orient.

Une rumeur grandissante en arrivait.

Les crêtes des lames devenaient blanches, et les arbres des falaises, courbés sous de lourdes rafales de vent de « nordêt », faisaient entendre cette clameur continue qu’on dirait être produite par de puissantes chutes d’eau sur des rochers sonores.

Il faut dire ici que cette soudaine invasion du vent d’est avait été précédée, pendant près d’une heure, de la baisse graduelle du « sorouêt », qui n’avait eu d’haleine que pendant une demi-journée, — juste le temps nécessaire pour amener le « Marsouin » dans la baie de Forteau.

Tout de même, ce concours fortuit de circonstances qui favorisait les projets des deux compères parut d’un bon augure à maître Gaspard…

— Nom d’un phoque ! ne put-il s’empêcher de remarquer, on dirait que la mer et le vent sont à notre service : bonne brise en poupe pour nous amener ici, et le nordêt qui enfle ses joues et souffle ferme, histoire de nous envoyer quelque gros « trois-mâts » des grandes Indes, qui se crèvera la panse sur les récifs en face de nous, à seule fin de dégorger son contenu à nos pieds !…

— Comme tu le dis, camarade : approuva Thomas. Les choses se passeront ainsi que ta belle imagination vient de les prévoir, et nous ferons un butin à ne savoir où le fourrer. Mais, pour en arriver là, deux petites circonstances doivent se produire…

— Je m’attends bien à de l’aléa.

— D’abord, il faut que le navire chargé soit dès maintenant engagé dans le détroit.

— Il l’est. Mon petit doigt me le dit.

— En second lieu, nous aurons à compter avec le gardien du phare de Forteau… Sera-t-il seul ?… Aura-t-il soif ?

— Il a toujours soif, le gardien de Forteau. Quant à être seul, il y a toute apparence que son galopin de fils court les bois, en quête de gros gibier, comme c’est sa louable habitude tout le long de l’année.

— Le brave garçon !

— Il faut bien que « jeunesse se passe »…

— Nous sommes la preuve de la justesse de ce proverbe… Mais, assez causé… Agissons.

— C’est bientôt dit…

— Et bientôt fait : viens.

Thomas entraîna son compère vers l’angle extrême du cap regardant Terre-Neuve.

Quand on observe le détroit de quelques pieds en arrière de ce lieu élevé, on se figure tout naturellement que des pans de rochers presque perpendiculaires baignent leur base dans la mer.

Il n’en est rien, cependant.

Le promontoire, s’évidant en éperon, fait une chute oblique, pour s’amincir graduellement et se fait en chapelet de récifs sous-marins, jusqu’à plusieurs arpents de large.

Toutefois, ce bas-fond n’atteignant pas, — il s’en faut d’un bon demi-mille, — l’alignement du phare de Forteau, il s’en suit que les navires, qu’ils viennent de l’est ou de l’ouest, en se guidant sur la lumière officielle, n’ont rien à craindre, s’ils ne se rapprochent pas imprudemment des atterrages.

Mais que, — pour une cause ou pour une autre, — un vaisseau arrivant de l’est, au lieu de se guider du bras occidental de la baie, prenne au contraire pour jalon une lumière brillant sur le cap qui termine le bras oriental, ce navire ira infailliblement donner sur les récifs décrits plus hauts.

Voilà sur quoi comptait le naufrageur Thomas.

Seulement, le phare de Forteau aurait-il la complaisance, le cas échéant où une tempête surviendrait, de fermer son œil vigilant et de laisser s’accomplir un aussi effroyable crime ?

Évidemment, non ! si le gardien faisait son devoir.

Mais… peut-être oui ! advenant le cas où le fonctionnaire officiel, croyant sa lumière en règle, succomberait au sommeil sans constater la chose de visu.

Au reste, — en admettant même que le gardien résistât aux séductions d’une couple de bouteilles de bon « saint-pierre », — le capitaine Thomas avait un plan tout arrêté, qu’il développa à son compère.

Celui-ci approuva d’emblée.

— Ton truc vaut de l’or en barre, dit-il. Le bonhomme n’y verra que du feu.

— C’est précisément ce que je veux lui faire voir, conclut le capitaine du « Marsouin. »

La conversation continua pendant quelques minutes encore.

Puis, tout étant convenu, les deux coquins regagnèrent le bord, où les attendait un déjeuner substantiel, œuvre du maître Jean Brest.

CHAPITRE VI

LE PHARE


Qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il tonne,
Par calme plat ou vent d’automne,
 Œil vigilant
 Toujours veillant,
Ton doux regard, dans la nuit sombre,
Phare brillant, éclaire l’ombre.

Ouvre tes yeux, timonier…
Ce feu là-bas, prisonnier,
 L’État l’allume
 Parmi la brume :
C’est le salut et c’est le port,
La récompense après l’effort.

Quand des cieux nous tombe la brume
Sur le grand fleuve au dos qui fume,
 Que son œil clos
 Se ferme aux flots,
Hardis marins, c’est le tonnerre
De son canon qui vous éclaire.

Aimez le Phare et son gardien
Quand vous perdrez le méridien
 Dans les nuits noires…
 Ah ! que d’histoires
Ils pourraient dire, ô matelots
Qui vous bercez au gré des flots !


La journée s’écoula sans amener rien d’extraordinaire, — si ce n’est toutefois le passage de deux vaisseaux : un paquebot charbonnier et une barque norvégienne.

Le premier filait à toute vapeur.

Le second, bonnettes déployées, semblait lui aussi pressé de sortir du détroit.

Évidemment ils sentaient sur leur poupe l’approche de la tempête, dont la voix mugissante prenait d’heure en heure des intonations plus menaçantes.

À la tombée de la nuit, il y eut détente, une sorte de relâche.

La brise parut mollir.

Mais Thomas, après avoir inspecté l’horizon de l’est, fit une moue qui semblait dire : Tu te reposes, ma gaillarde, mais c’est pour mieux travailler… quand le soleil n’y sera plus.

En effet, vers les huit heures du soir, alors que les grandes ombres projetées par les montagnes de la côte commençaient à s’allonger indéfiniment et que la vague froide des nuits du golfe s’étendait sur le détroit, le « nordêt », roi de ces parages, se reprit à souffler furieusement dans sa conque marine.

Le flot descendant, et rencontrant par là même cette haleine puissante qui semblait vouloir s’opposer à sa marche, se cabrait sous l’effort, se dressait en aigrettes, en pyramides, en mamelons, dont les sommets frangés d’écume s’apprêtaient avec mille bruits intraduisibles et retombaient sur le chaos liquide en une pluie sonore.

La nuit s’annonçait donc terrible, et vraisemblablement les marins engagés dans le détroit n’avaient qu’à gouverner juste, ou mieux qu’à se mettre à l’abri.

Mais le pourraient-ils avant d’atteindre, guidés par le phare, la baie de Forteau, où ils seraient en sûreté.

Là gisait le problème.

Question de vie ou de mort pour plusieurs de ces pauvres marins !

Affaire de gain ou de perte pour les affréteurs et les compagnies d’assurance !

Toutefois, ce tumulte des éléments dans le détroit n’empêcha pas, dès les premières ombres de la nuit, une petite embarcation, montée par deux hommes, de traverser la baie en ligne directe.

L’embarcation était la chaloupe du « Marsouin. »

Les deux hommes : Thomas Noël et le cuisinier Jean Brest.

Comme ils avaient dressé le mât et déployé une petite voile, la chaloupe eut tôt fait d’atteindre la rive opposée, où la mer était relativement tranquille.

On prit terre à quelque distance au nord du phare, dont le fanal projetait un immense cône de lumière blanche, s’élargissant au loin sur les eaux du détroit.

Il faut dire ici qu’à l’époque où se passaient les événements racontés dans cette véridique histoire, le luminaire officiel destiné à baliser les voies maritimes était loin d’avoir acquis ce degré de perfectionnement qu’il possède aujourd’hui.

Les appareils dioptriques et catoptriques, tournant et jetant à intervalles réguliers leurs fulgurances coloriées, n’existaient pas alors.

On en était encore à la banale lumière fixe, le plus souvent sans coloration, que les siècles passés ont connue.

Tel était le cas pour le phare de Forteau.

Assez élevé au-dessus de la haute mer, il dominait l’extrême pointe du bras occidental de la baie, — comme nous l’avons dit.

Et ce gros œil blanc, toujours ouvert la nuit, toujours veillant jamais en défaut, avait déjà sauvé bien des existences et conduit hors de péril bon nombre de vaisseaux richement chargés, jusqu’au moment où, en cette nuit du 27 juin 1853, nous le voyons, poudrant d’une traînée lumineuse les eaux tumultueuses du détroit de Belle-Isle.

Donc, la chaloupe accosta le long des crans, à une couple d’arpents en amont du phare.

Pas un souffle de vie nulle part !

Seule, la réverbération du fanal officiel témoignait de la présence de l’homme sur cette partie de la côte labradorienne.

Thomas parut satisfait de ce calme « humain » au milieu du bouleversement des éléments.

— Ça va bien ! dit-il bas à son compagnon. Nous réussirons, mon vieux marsouin.

— J’y compte, répondit sur le même ton Jean Brest. Mais encore faut-il que je trouve dans les environs un solide espar pour me confectionner une échelle.

— Nous allons voir à cela de suite.

Et les deux hommes, jetant le grappin de leur embarcation sur les crans étagés en gradins, débarquaient ensuite et partaient à la découverte.

Ils n’avaient pas fait quatre arpents qu’ils trouvèrent un tronc d’épinette long et grêle, tout hérissé de tronçons de branches, usés par un frottement sans doute réitéré sur maints rochers de la côte.

— Voici notre échelle toute confectionnée… dit Jean Brest. Ma foi, capitaine, ce pays-ci est vraiment merveilleux : on n’a qu’à formuler un désir pour le voir s’accomplir.

— Oh ! tu en verras bien d’autres, maître Jean, si tu veux seulement masquer pendant quelques heures la lumière du père Blouin…, répondit Thomas, sur un ton mystérieux.

— Ce sera fait, et proprement, foi de gabier… ou de cuisinier, à votre choix.

— Je choisis le gabier, ce soir.

— Oui, j’aurai à grimper le long de ce sapin pour ajuster ma toile cirée en face de la lampe de l’ami Blouin : c’est besogne de gabier.

— Exactement. Mais il faudra attendre que le vieux soit tout à fait « allumé », avant de coiffer son fanal.

— Je ne grimperai là-haut que lorsque vous aurez une bonne quinte de toux. C’est entendu.

— Bien, mon vieux mathurin. Allons, houp ! enlevons ce corps mort et en route !

Après avoir hissé chacun une extrémité du tronc d’arbre sur leur épaule, les deux nocturnes visiteurs prirent à pas de loup la direction du phare, ayant bien soin de longer la rive et de faire le moins de bruit possible.

Arrivé à quelques perches de la tour octogonale servant de phare, Jean Brest, qui portait le plus gros bout du tronc et se trouvait en tête, tourna un peu à droite et escalada une déclivité assez raide, au haut de laquelle se profilait, toute blanche, la tour du phare, sur le fond sombre du firmament.

Naturellement on marchait avec des précautions infinies, afin de ne pas éveiller l’attention du gardien.

Du reste, celui-ci devait-être à cent lieues de se douter que des pirates français, par une nuit de tempête, en voulaient à sa lumière.

Il ne donnait pas signe de vie.

L’échelle improvisée fut dressée contre la tour et se trouva être de longueur suffisante pour la besogne à accomplir.

Cette opération terminée, Thomas dit à son compère :

— Maintenant, mon vieux, retournons à la chaloupe, toi pour y prendre ton paravent, — je veux dire ton paralumière, — et moi pour glisser quelques bouteilles de « Saint-Pierre » dans les cachettes de ma vareuse.

Ce fut vite fait.

Puis, quand les deux hommes se séparèrent, Jean Brest crut de son devoir de hasarder timidement :

— Dites donc, capitaine… veillez au grain… Si vous alliez vous griser comme un matelot en « bordée », au lieu d’ « empiffrer » le bonhomme !

Thomas prit un air digne.

— Jean Brest, dit-il, apprends que Thomas Noël ne se grise que quand il le veut bien. Or, cette nuit, je n’aurais garde : il nous reste trop à faire.

— Oh ! c’est pure plaisanterie, capitaine : excusez-moi.

— Ne t’inquiète pas : j’entends la faribole. Allons, matelot, toi aussi veille au grain et surtout ne t’avise pas de t’endormir.

— N’ayez crainte ; je suis habitué aux quarts de nuits… « As pas peur ! » comme on dit là-bas, au pays ; maître Jean Brest en a piqué plus d’un, de ces quarts, quand il « bourlinguait » dans la mer des Caraïbes.

— À la bonne heure ! Tu me rassures. Demain, notre ouvrage fait, les mathurins salés du « Marsouin » tireront une bordée de longueur dans les vignes.

— Tonnerre de Brest ! — comme disait mon défunt père, gabier de premier numéro, sauf votre respect, — une petite rigolade nous mettra la boussole au point. En attendant, à la manœuvre, matelot.

— Allons, c’est dit : je m’engouffre.

Et Thomas prit aussitôt la direction d’une construction assez bizarre, attenant au phare par un chemin couvert, d’une vingtaine de pieds de longueur.

Deux fenêtres aux vitres crasseuses rougeoyaient faiblement sous la clarté intérieure d’une chandelle fumeuse.

C’était le logis du gardien.

À en juger par l’immobilité du luminaire et l’absence complète d’ombres mouvantes, le vieux serviteur de l’État devait être seul et aux trois-quarts somnolent.

— Entrons sans crainte… murmura le nocturne visiteur. M’est avis que je serai le bienvenu, car ça n’a pas l’air d’une gaieté folle là-dedans.

Thomas se tâta pour constater la présence de ses bouteilles dans sa vareuse, puis frappant de ses joints calleux à une porte basse, il attendit.

Pas de réponse.

Il frappa plus fort.

Alors un bruit de pas se fit entendre, pendant qu’une voix ahurie disait :

— Hein !… Qu’est-ce que c’est ?… C’est-il toi, Jeannot ?

Jeannot était le petit nom du fils Blouin.

À cette question, qui établissait clairement l’absence du susdit Jeannot, Thomas eut un tressaillement de joie et répondit de sa plus câline voix :

— Non, non, père Blouin : c’est moi, une de vos connaissances, Thomas Noël : Ouvrez vite : je suis trempé jusqu’aux os.

Thomas exagérait… Il n’avait de mouillée que sa vareuse et son pantalon, et encore… pour la frime, selon sa manière de parler.

Tout de même, ayant entendu ce nom de Noël qu’il connaissait bien, le gardien n’eut aucune hésitation et ouvrit sa porte.

Thomas pénétra aussitôt à l’intérieur du logis et, se secouant des pieds à la tête, — ce qui fit tintinnabuler ses bouteilles, — il dit joyeusement :

— Nom d’un phoque, père Blouin, comme vous vous barricadez !… Craindriez-vous les voleurs, par hasard ?

Le père Blouin eut un gros rire.

— Les voleurs ! dit-il avec un haussement d’épaules : il n’y a, outre mon garçon et moi, que les goélands qui fréquentent ces parages.

— Alors pourquoi vous enfermez-vous à double tour ?

— Affaire d’habitude, jeune homme. D’ailleurs, ma porte ferme mal, et il vente si fort !

— Oh ! quant à ça, j’en sais quelque chose, puisque, tel que vous me voyez, je suis en panne à terre, tandis que ma goélette file vers le Sablon.

— Ah ! ah !… Mais tu me conteras tes aventures tout à l’heure. Commence par enlever ta vareuse, qui me semble avoir bu plus d’eau de mer que d’eau-de-vie de St-Pierre.

— C’est que ma vareuse, si elle n’en a pas bu, elle en contient tout de même du « St-Pierre. »

— Au fait, tu me parais lesté comme une goélette contrebandière.

— Chut ! père Blouin ; ne prononcez pas ce vilain mot de contrebande… Ça attire les douaniers… Ravivez plutôt votre mèche : nous allons causer, tout en nous rinçant un peu la « dalle du cou. »

Le père Blouin, qui avait un fort « faible » pour la dive bouteille, — ce qu’on lui pardonnera en tenant compte de sa vie solitaire, — ne se le fit pas dire deux fois.

En un tour de main, la chandelle fut mouchée et la table unique de la maison débarrassée des nombreux ustensiles qui l’encombraient.

Alors commença l’exécution du programme arrêté dans la tête de Thomas Noël.

Ce froid organisateur de guet-apens et de coups pendables devint aimable et loquace comme un Marseillais en goguette.

Une histoire n’attendait pas l’autre.

Et chacune d’elles enlevée avec cette verve gouailleuse que nous lui connaissons, le narrateur ne manquait pas d’ajouter, en conclusion :

— Avec tout ça, père Blouin, « on » ne prend rien… Le gosier nous raccornit… Quelle soif dans le mien, nom d’une baleine !

Et il versait au bonhomme de larges rasades, tout en gardant à dessein de l’eau dans son verre, à lui, où il ne laissait tomber qu’un mince filet de liqueur spiritueuse.

À ce jeu-là, le père Blouin ne devait pas tarder à perdre la boussole et… la tête.

Vers dix heures, il était gris…

Un peu plus tard, il était ivre.

Quand minuit sonna, il ronflait comme un cachalot.

Depuis longtemps, Thomas avait trouvé une occasion pour aller « tousser » à son matelot le signal de masquer le phare.

Or, cet ordre n’avait pas été aussitôt exécuté, qu’une vive lueur sur la pointe opposée de la baie annonçait à Jean Brest qu’on n’avait attendu que ce signal pour allumer le fanal trompeur qui devait attirer sur les récifs les malheureux navires surpris par la tourmente.

Et maintenant, qu’allait-il arriver ?

Quelle catastrophe devait-il surgir ?

Anxieux et pâle, les deux « naufrageurs », réunis près de la tour, plongeaient leurs regards vers le sombre cap en face d’eux, vers ce cap dont l’éperon de récifs guettait les vaisseaux que la tempête allait y jeter.

Soudain, quelque chose comme une clameur d’agonie arriva jusqu’à eux, porté sur l’aile de la tourmente.

Et, presque aussitôt, un feu brilla sur le rivage de la pointe orientale, à l’abri du vent.

Pendant quelques minutes, ce feu étoila l’obscurité.

Puis, soudain, il s’éteignit.

— À la chaloupe ! commanda le capitaine Thomas : le poisson est dans la nasse.

Jean Brest ne fit qu’un saut vers son échelle, qu’il gravit avec l’agilité d’un gabier de premier numéro.

D’un tour de main, il arracha la toile cirée qui masquait la lumière du phare.

Puis, une fois descendu au pied de la tour, faisant basculer l’échelle improvisée, il la jeta en bas des rochers qui dominent la mer.

Alors, s’adressant à Thomas :

— Sans vous commander, capitaine, ne lanternons pas ici et filons. M’est avis qu’on a besoin de nous, là-bas.

— C’est vrai. À la chaloupe, et prépare-toi à ramer ferme.

— Oh ! pour ça, n’ayez crainte : j’ai dix mille fourmis dans chaque bras.

On descendit la pente de la falaise à la course.

Il était alors près de minuit.

Cinq minutes plus tard, la chaloupe du « Marsouin » filait silencieusement vers la pointe orientale, regagnant son point de départ.


CHAPITRE VII

PILLEURS D’ÉPAVE


On mit une bonne heure à rallier la « Pointe-aux-Morts. »

Les rafales de vent d’est, après avoir subi des déviations multiples en se brisant sur les hauts rochers qui enserrent la baie de « Forteau », se transformaient, dans son estuaire, en tourbillons capricieux, en « sautes » imprévues, qui ne laissaient pas que d’embarrasser une petite embarcation.

Mais le capitaine Noël et son matelot avaient triomphé d’obstacles bien autrement redoutables, depuis qu’ils naviguaient…

Aussi, courbés sur leurs rames, ils poursuivaient imperturbablement leur route, sans souci des lames, sans égard à la bourrasque.

Comme ils approchaient des atterrages de l’est, une voix forte se fit entendre :

— C’est-il vous autres, les marsouins ?

Thomas répondit sur le même ton :

— Oui… Où êtes-vous ?… Allumez une torche, un fanal, quelque chose qui éclaire… On n’y voit rien.

Aussitôt la lumière d’un falot brilla au milieu des rochers, rendant visible la figure très pâle de Gaspard Labarou et la longue silhouette de Jean Bec.

— Vite, dépêchez ! commanda nerveusement Gaspard.

La chaloupe pénétra dans une anse et aborda de suite.

On la mit en sûreté, à l’abri du ressac.

Puis Thomas laissa tranquillement tomber de ses lèvres cette question :

— Eh bien, camarades, « ça y est-il » ?

— Viens voir ! fut la réponse laconique de Gaspard.

Et les deux compères, suivis de leurs matelots, escaladèrent le cap.

On s’avança jusqu’à la crête regardant le détroit ; et là, en dépit de la demi-obscurité, un spectacle terrifiant s’offrit aux regards…

À quelques encâblures, un grand navire gisait couché sur son flanc de bâbord, la proue tournée vers la « Pointe-aux-Morts » et la poupe regardant « Terre-Neuve. »

De toute évidence, le capitaine devait être un vieux loup de mer qui avait d’abord suivi la bonne course, au large des dangereux récifs de la pointe maudite, puis l’avait changée soudain en apercevant le fanal trompeur substitué par les « naufrageurs » à la lumière officielle de Forteau.

Le désastre était complet.

De ses trois mâts, le malheureux vaisseau n’en conservait qu’un debout.

Les deux autres, — celui de misaine et le grand mât, — gisaient, avec leurs voiles à moitié désemparée, rompus par tronçons, mais retenus les uns aux autres par les multiples cordages du gréement.

Thomas vit tout cela d’un coup d’œil.

Se tournant vers Gaspard :

— Et l’équipage ? demanda-t-il ?

— Oh ! l’équipage !… répondit celui-ci en haussant les épaules : il a bu un coup à la grande tasse… Rien à faire.

— C’est le sort des marins… murmura philosophiquement Thomas, dont la figure s’assombrit.

Puis, chassant vite cette pensée importune :

— À la goélette ! commanda-t-il. N’attendons pas que tout s’en aille au diable.

Chacun s’empressa d’obéir, sans se préoccuper de la tempête qui faisait rage.

En quelques minutes, l’appareillage était terminé.

Au reste, la seule voile déferlée fut le grand foc.

Tout de même, par une nuit semblable, il fallait n’avoir pas « froid aux yeux » pour oser sortir.

Mais il n’y avait pas à tergiverser : les nuits sont courtes en juin, et le travail à faire ressemblait un peu à la chasse des grands fauves de la « jungle », qui ne s’accomplit qu’à la faveur des ténèbres.

Tout marcha, du reste, comme sur des roulettes, — au dire de Jean Bec.

Le « Marsouin » accosta l’épave sous le vent, se trouvant ainsi à l’abri pour « opérer. »

Une heure se passa dans une activité fébrile, — car la mer commençait à baisser et la goélette pouvait demeurer échouée à côté du navire qu’elle pillait.

Puis, à un moment donné, le « Marsouin » se détacha du vaisseau naufragé, hissa sa misaine, hissa sa grand’voile, hissa ses focs, hissa toute sa toile, enfin, et s’éloigna vers le large, faisant jaillir sous ses joues alourdies deux gros bourrelets de vagues blanchissantes.

Le vautour lâchait son cadavre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Jean Brest ?

— Capitaine !

— As-tu soif ?

— Comme le sable du Grand-Désert, capitaine.

— Et toi, Jean Bec ?

— Oh ! moi… plus que ça : comme un fiévreux.

— Mes pauvres Jean-Jean, c’est l’eau salée que la brise nous envoie à la figure, ainsi qu’une mitraille : il faut que nous trouvions, dans ces diables de rochers, un trou où fourrer notre « Marsouin ». C’est qu’il a sommeil, le cher bateau, et besoin de repos.

— Pare à virer ! commanda en ce moment Gaspard, qui était au gouvernail.

Les matelots se précipitèrent aussitôt sur les écoutes.

Jean Bec saisit le grelin de tribord du clinfoc, Jean Brest celui de la misaine, puis les deux marins tinrent ces voiles « masquées » jusqu’à ce que la goélette eut fait son « abattée » vers son flanc gauche.

Alors on lâcha les écoutes de droite pour border celles du côté opposé.

Le « Marsouin » frémit, se pencha sous la pression de sa voilure ; puis, comme un coursier un instant retenu, il reprit son élan sur les flots bouleversés.

Bâbord amures, cette fois, on retournait à la côte du Labrador, — mais une bonne douzaine de milles en aval de la « Pointe-aux-Morts », que l’on venait de quitter.

— Savez-vous où va nous mener cette bordée vers le nord ? fit remarquer alors Thomas, d’un ton moitié figue, moitié raisin.

— Ma foi, non… répondit Jean Bec.

— Chez le diable ! ma vieille culotte de peau de rhinocéros… lui souffla dans l’oreille Thomas, qui se prit à ricaner silencieusement.

Jean Bec eut un léger tressaillement :

— Pour lors, capitaine… commença-t-il.

— Oh ! moi aussi ; Gaspard, de même ; ton cousin de Bretagne, également ; nous y allons tous.

— À la bonne heure ! fit insoucieusement Jean Bec.

Puis, se tournant vers son camarade, en vigie près des haubans de misaine :

— Hé ! là ! Jean Brest ?

— Présent !

— As-tu la conscience astiquée ?

— Heu ! heu ! pourquoi cette question ?

— C’est que le « Marsouin » nous mène au diable, tu sais !

— La bonne blague !… Tout de même j’espère bien que, dans une petite heure, ce brave bateau de « Marsouin » y jettera l’ancre, dans cette satanée baie du « Diable », que je commence à entrevoir là-bas, au bout de notre beaupré.

Et Jean Brest, après avoir indiqué du doigt une vague dépression de la côte nord, ramena sa main sur son estomac, qu’il se prit à frotter comiquement, disant d’une voix plaintive :

— J’ai bien hâte d’aborder le plancher des vaches, nom d’un tonneau, car il commence à faire rudement soif là-dedans !

— À qui le dis-tu ! Holà ! ouf ! gémit comme un écho Jean Bec.

— Encore un peu de patience, mes Jean-Jean, ânonna paternellement Thomas. Nous laisserons mollir le vent, dans cette aimable baie de l’amiral des Enfers, tout en mettant en perce un des tonneaux recueillis là-bas.

— Bravo ! « Vive le capitaine du « Marsouin », cria Jean Brest.

— « Captain Thomas for ever » !… Hurrah ! fit à son tour Jean Bec, qui, en sa qualité de Québecquois, avait une teinture d’anglais.

Et le « Marsouin », bondissant comme son homonyme amphibie sur les vagues démontées, filait toujours, filait éperdument !

Les hauts mornes de Terre-Neuve se noyaient peu à peu dans le brouillard, tandis que les falaises crayeuses de la rive nord accentuaient à vue d’œil leurs assises monumentales et leurs dentelures baignant dans la mer.

Thomas, connaissant mieux que son compère les abords de cette baie du « Diable » où l’on voulait faire escale, remplaça Gaspard à la roue.

Et tout le monde prit position en vue du mouillage : les matelots aux drisses, Gaspard au guindeau.

Le timonier, les deux mains sur la roue, attentif à la direction suivie par son vaisseau, scrutait du regard ce chaos rocheux où son œil exercé distinguait le thalweg assombri indiquant l’ouverture de la baie du « Diable. »

À une couple d’arpents des falaises, il commanda :

— Bas la misaine et la grand’voile ! Largue un peu les focs !

Aussitôt les poulies mises en jeu crièrent et les voiles des deux mâts tombèrent, en gros plis, sur le pont.

Le « Marsouin », se relevant d’aplomb, courut sur son erre et sous l’impulsion de ses voiles de beaupré jusqu’à toucher pour ainsi dire, la falaise… Alors, obéissant à son gouvernail, il décrivit une courbe sous le vent et s’engouffra dans une étroite baie en forme de C, qui le ramena finalement dans la direction nord-est, où il trouva enfin une eau calme, hors des atteintes de la tempête.

On laissa tomber l’ancre.

Et les quatre hardis aventuriers, bien qu’ils en eussent vu de « toutes les couleurs » depuis qu’ils parcouraient la « grande berceuse », ne purent s’empêcher de pousser un long soupir de soulagement.

Il était quatre heures du matin et le globe rouge-feu du soleil brillait déjà au-dessus des hauts massifs de Terre-Neuve.


CHAPITRE VIII

DANS LA BAIE DU DIABLE. — OÙ JEAN BEC ET JEAN BREST EN CONTENT DE BELLES.


Cette baie du « Diable », en dépit de son nom peu… hospitalier, présente plus d’un avantage, comme refuge, en cas de tempête.

De faible étendue, il est vrai, elle n’en est pas moins très profonde et fort bien abritée contre le vent d’est, qui vient se briser sur la muraille à pic de sa rive gauche.

Mais le « sorouêt », — la brise dominante, en été — s’y engouffre comme chez lui, soufflant dans ce « retrait » ainsi que dans un immense colimaçon.

Et c’est sur quoi comptaient bien évidemment nos deux amis Jean Bec et Jean Brest, que nous rejoignons, vers les dix heures, sur le gaillard d’arrière du « Marsouin », où ils fument leur pipe, « mollement » étendus à l’ombre de la brigantine, à demi-déferlée.

À en juger par leur mine béate et la rougeur de leurs pommettes, ces messieurs ont dû faire bonne chère au déjeuner et arroser libéralement leur bol alimentaire.

Du reste, il n’y a qu’à les écouter pour s’en convaincre.

C’est à qui des deux fera avaler la plus « grosse » à son copain.

Or, les deux Jean étant à peu près d’égale force à ce jeu-là, il s’en débite de belles, « troun de l’air » !… comme disent les naturels de la Cannebière, à Marseille.

C’est Jean Brest qui raconte, pour le moment, — et avec quelle verve !

Aussi bien, son camarade de Québec l’a un peu provoqué en lui narrant une histoire bien extraordinaire à lui arrivée deux ans auparavant… Il avait tout simplement « piqué une tête », — oh ! bien involontairement, du reste. — dans la chute Montmorency, pour aller reparaître, une demi-heure plus tard, de l’autre côté de l’île d’Orléans, un peu trempé, mais à cela près aussi dispos qu’au moment de faire ce plongeon peu banal. Son seul ennui avait été la dépense d’une allumette pour rallumer sa pipe.

De l’air le plus naturel du monde, — quoique dans son for intérieur assez interloqué, — Jean Brest avait murmuré :

— Ami Bec, ce n’est qu’une promenade d’écolier que tu as fait là, et, chez nous, quand on veut prendre un bain, on saute comme ça dans des chutes de quelques centaines de mètres de hauteur, — histoire de se rafraîchir le tempérament.

Mais j’ai fait mieux que ça, moi qui te parle.

Figure-toi mon bon, qu’un jour, étant à faire la pêche sur les côtes de Norvège, je fus pris, avec trois camarades, dans les spirales du « Maëlstrom. »

Tu sais… le Maëlstrom est un trou sans fond qui aspire la mer avec une force de cent quatre vingt-dix-huit milliards de tonnes à la seconde…

Ç’a été calculé par un savant de Landerneau, qui est un faubourg de Brest.

— Il a bien pu se tromper de quelques gallons, — tout de même… goguenarda Jean Bec.

— Je ne dis pas non, concéda Jean Brest. Mais laisse-moi continuer. Tu vas voir s’il en arrive de ces choses, dans la marine française !

Donc, nous étions dans une chaloupe, commandée par le maître d’équipage du « Héron », comme s’appelait notre brick, pour lors en panne près des îles « Loffoden », sur la côte de Norvège.

Tout à coup, pendant que nous cherchions quelque bon gibier à harponner, voilà que surgit de la mer une grosse baleine qui se met à seringuer l’eau par ses évents, jusqu’à la hauteur du grand mât d’un « trois-ponts » de cent vingt canons…

— « En chasse ! » commande le maître.

— « Harpon en mains ! » que je m’ordonne à moi-même, en prenant place à l’avant.

Les matelots jouent de l’aviron ; le maître tient la barre ; moi, l’œil et le bras en arrêt, je guette le monstre qui vient de plonger.

Mais il reparaît à la surface, à une couple de cent pieds de nous.

— « Hardi, les gars !… Nous la tenons, cette fois ! » s’écrie le maître d’équipage, en manœuvrant sa barre de façon à nous faire aborder la baleine par son travers.

C’est bientôt fait.

Je me lève tout droit et, d’un seul coup, j’enfonce mon harpon jusqu’à le cacher dans les chairs de la coureuse d’aventures.

Comme tu le penses bien, mon « neveu », la grosse maman prend fort mal la chose. Faisant une cabriole terrible, elle baisse le nez, lève la queue et, floc ! la voilà qui replonge, entraînant la corde attachée au harpon.

Nous regardions tous la corde glisser avec une vitesse inconcevable sur le plat-bord de notre embarcation, tout en y jetant de l’eau pour l’empêcher de prendre feu, lorsque le maître d’équipage pousse tout à coup un cri de terreur :

— « Le Maëlstrom ! »

Chacun regarde autour de soi.

Et chacun blêmit, — je ne veux rien cacher. — « Aux avirons et souquez ferme ! » commande le maître, d’une voix blanche.

Toutes les mains s’emploient aux rames, pendant que le maître cherche la hache pour couper la corde qui nous relie à la baleine.


Je fus pris, avec trois camarades,
dans les spirales du « Maëlstrom »

Mais la hache ne se trouve pas de suite et la maudite baleine, faisant aller ses évents comme de plus belle, nous mène droit au gouffre.

Les spirales diminuent d’ampleur, tout en augmentant leur vitesse de giration…

Nous approchons du centre de cette immense vortex, qui nous aspire comme le piston d’une pompe…

Enfin, après deux ou trois spirales de plus en plus petites, parcourues follement sur la déclivité de l’entonnoir liquide, floc ! nous faisons le plongeon dans le trou qui sert de pivot au satané tourbillon…

Puis, plus rien : la nuit !

Une chose pourtant nous consolait dans notre infortune…

— Laquelle, donc ? ne put ici s’empêcher de demander Jean Bec, intéressé malgré lui.

— C’est que la maudite baleine, cause de tout ce grabuge, nous accompagnait dans le voyage.

— Qu’en sais-tu ?

— Je le sais, parbleu, bien : elle nous avala juste au moment où nous étions précipités dans l’entonnoir et nous servit de véhicule.

Jean Bec parut légèrement incrédule.

Cependant, comme il était beau joueur dans ces sortes de duel à la « blague », il n’en laissa deviner que juste ce qu’il fallait pour ne pas avoir l’air d’un paysan du Danube.

— Tu n’exagères pas, au moins ?… observa-t-il pour la forme.

Jean Brest prit un air digne.

— Ah ! mon « cousin », dit-il d’un ton pénétré : c’est-à-dire que je cache une bonne moitié des faits pour ne pas t’émotionner le tempérament !

— Merci bien. Mais finis ton histoire. Je grille de savoir comment tu as pu t’y prendre pour te tirer de cette merveilleuse aventure et venir me la raconter ici, dans le golfe Saint-Laurent.

— C’est bien simple, ami Jean Bec : je n’ai pas eu à remuer un doigt. C’est la baleine qui a tout fait.

— Voyons ça… Le brave cétacé !

— Comme tu dis. Mais je termine…

Pendant trois jours et trois nuits…

— Comme Jonas, à peu près !

— Oui… confortablement installés dans l’estomac de la baleine, nous filâmes ou plutôt nous tombâmes à travers la terre, entraînés avec une vitesse de boulet de canon dans le trou du Maëlstrom, jusqu’à ce qu’un beau matin…

— Était-ce bien le matin ?… Rappelle tes souvenirs ! interrompit Jean Bec, d’un ton des plus goguenards.

— Non : c’était le soir… On dirait, ma parole, que tu sais l’histoire mieux que moi !

— Va toujours, mon vieux.

— Donc… un beau soir, — puisque tu y tiens ! — la baleine, incommodée sans doute par la fumée de nos pipes (car nous fumions là-dedans comme des Turcs)…

— Une vraie cantine, quoi !

— Comme tu dis… Mais laisse-moi donc finir. On ne verra jamais le bout de mon histoire, si tu m’interromps sans cesse.

— Je suis muet comme… ta baleine. Donc le brave poisson eut un haut-le-cœur…

— Tu l’as deviné. D’un effort puissant de son estomac, il nous rendit… à la lumière, près d’une île déserte, en pleine Océanie.

— Parbleu ! aux antipodes du Maëlstrom, qui se trouvent quelque part par là.

— Exactement, camarade… Mais qui peut t’avoir si bien renseigné ?

— Un marin de Saint-Pierre, à qui pareille aventure est arrivée.

— Diable !… On ne traverse pourtant pas tous les jours la terre en baleine…

— C’était peut-être un de tes compagnons de voyage !

— C’est bien possible, tout de même… Et quand ton homme des Îles fit-il ce… prétendu plongeon de quelques milliers de lieues ?

— Il y a deux ans, la même année que toi.

— Oh ! là ! là !… Comme ça se trouve ! Pendant que tu tombais dans la chute Montmorency et traversais l’île d’Orléans par un conduit souterrain, nous, marins français, passions à travers notre propre globe, sans accrocher dans le trajet !… Avoue que ces aventures-là n’arrivent pas aux Anglais.

— Ma foi non : ils sont bien trop positifs pour les avoir, même en imagination.

Et les deux bons lurons, se levant à l’appel du capitaine, échangèrent les singulières réflexions suivantes :

— Tout de même, dis donc : si c’était arrivé ?

— Croyons-y. C’est tout comme !

Et tous deux éclatèrent d’un rire sonore qui mit en branle les échos multiples de la « Baie du Diable. »

Une voix cria du haut des rochers :

— Hé ! là ! qu’est-ce qu’il vous prend, les marsouins ?

C’était l’organe de Thomas Noël.

Presque aussitôt, la silhouette de son compère, Gaspard Labarou, se décalqua sur le ton rougeâtre de la falaise.

Il héla :

— Arrivez un peu ici, les gars : on va fermer la boutique.

Qu’était cette boutique ?

Nous allons voir.

Au moyen d’une échelle, dressée contre la falaise et s’appuyant du pied sur le pont de la goélette, les deux gars interpellés grimpèrent jusqu’à leurs commandants.

Une sorte de plateforme triangulaire, couvrant une superficie d’une dizaine de verges de front sur autant de profondeur vers son centre, régnait là.

Au sommet de ce triangle s’ouvrait un trou noir, creusé profondément dans les calcaires poreux, que consolidaient les masses granitiques interposées.

C’était là ce que maître Gaspard appelait la « boutique. »

On y avait entassé, à marée haute, le butin enlevé au malheureux navire de la « Pointe-aux-Morts », — ne gardant à bord du « Marsouin » que ce qui pouvait être d’utilité première dans le voyage aux îles françaises.

Grâce à un très fort palan, le débarquement avait pu s’opérer en moins de deux heures : ce qui avait permis au personnel de la goélette de prendre un court repos, les matelots à bord et les maîtres dans l’excavation même appelée « boutique » par le capitaine Gaspard.

Maintenant il s’agissait donc de fermer l’ouverture de cette excavation où les « naufrageurs » allaient dérober à toutes les recherches possibles le fruit de leur épouvantable forfait.

Le palan fut de nouveau utilisé.

On manœuvra de gros quartiers de roches éboulées ou qu’on arracha de leurs alvéoles.

Des troncs d’arbres morts furent disposés en travers de l’ouverture, entremêlés de sapins verts et de varechs hissés de la mer…

Bref, après un travail consciencieux, quand vint le soir, — et, avec le soir, une bonne brise de vent de nord-ouest, — le « Marsouin » put quitter la baie du « Diable » et filer grand largue vers le cap à la « Chaloupe » et la baie du « Pistolet », où commence, à bien dire, la côte orientale de Terre-Neuve.

Neuf jours plus tard, — dans la nuit du 7 juillet 1853, — le « Marsouin » jetait l’ancre, à l’est de Saint-Pierre de Miquelon, entre l’ « Île-aux-Chiens » et le « Cap-à-l’Aigle », en dehors du barachois qui sert de rade à la ville.

Le « Marsouin » s’était comporté vaillamment pendant cette longue course dans des parages exposés aux dangereuses colères de l’Atlantique.

Il est vrai d’ajouter que la première semaine de juillet, cette année-là, fut particulièrement remarquable sous le rapport de la température.

— Une neuvaine de St Jean-Va-Toujours ! disait irrévérencieusement Jean Brest, tirant de son cerveau inventif ce nouvel élu du Paradis, totalement ignoré des congrégations romaines.

Et le facétueux marin avait quelque raison de choisir, en cette circonstance, un saint à authenticité douteuse, car nous inclinons à croire qu’un véritable membre de la Cour Céleste se serait bien gardé de souffler dans les voiles d’un vaisseau qui venait d’accomplir la « jolie » besogne que l’on sait.


CHAPITRE IX

LA GRANDE OURSE ENTRE EN SCÈNE


Nous laisserons nos contrebandiers à leurs petites opérations, sans indiquer aux agents du fisc une seule des ruses du métier, étant persuadés que ces messieurs en savent pour le moins aussi long que nous sur ce sujet.

C’est à la baie de Kécarpoui, théâtre principal de notre drame, que nous retournerons, précédant de quelques heures seulement le retour du « Marsouin », chargé de liqueurs hérétiques et de… butin de naufrage.

Nous sommes au 20 juillet.

Il est dix heures du soir.

La nuit est belle, éclairée par une lune à son troisième quartier, que voilent souvent des nuages épais, mais rapides et fugitifs.

Cette succession d’éclairs blafards et de pénombre grise produit sur la rétine de l’œil qui l’observe une sorte d’éblouissement qui empêche la perception nette des objets.

À la porte du chalet des Noël, sous la large véranda qui fait face à la baie, un jeune homme et une jeune femme, pressés l’un contre l’autre, échangent de doux propos, ponctués par des accolades qui ressemblent fort à des baisers…

Chut ! ne troublons pas par des suppositions indiscrètes les épanchements de ce couple heureux que la blonde Phébé elle-même semble favoriser en tamisant, à travers l’ouate serrée des nuages, ses rayons couleur d’opale.

Ces deux jeunes gens, — avons-nous besoin de le dire ? — sont le capitaine Arthur Labarou et sa femme, Suzanne Noël.

Tout en devisant avec la tendre nonchalance de nouveaux mariés, le joli couple suit du regard un canot d’écorce, pagayé par un homme et une femme, qui se dirige vers le côté opposé de la baie.

Les deux nocturnes canotiers ne sont autres que Louis Noël et sa femme « Mimie », qui s’en retournent chez eux, après avoir passé la veillée chez leurs parents du côté est.

Les palettes de leurs avirons, ruisselantes d’eau, scintillent à intervalles réguliers sous les rayons lunaires.

On entend vaguement la voix cristalline de Mimie alterner avec l’organe plus sonore de Louis, dans ce duo un peu suranné : « Dis-moi, Lucie… »

Puis, à mesure que le canot s’éloigne, les voix s’affaiblissent, le bruit des pagaies s’éteint, le silence se fait.

Seules, les grenouilles s’égosillent dans les ajoncs et la chute fait entendre sa monotone clameur.

Le jeune couple est maintenant silencieux.

Quelque chose comme une appréhension indéfinissable alourdit l’air que respirent ces adolescents, liés l’un à l’autre, depuis quelques jours à peine, par la chaîne dorée du mariage, et met dans leurs yeux des lueurs ophéliennes.

— Rentrons, veux-tu ?… dit enfin la jeune femme… Cette nuit est trop belle… Ce calme m’oppresse… J’ai presque envie de pleurer.

— Chère petite folle ! répond tendrement le mari… Toujours ces craintes chimériques qui hantent ta jolie tête !… Chasse-moi vite ces vilains papillons noirs qui voltigent dans ta pensée.

— Je le voudrais, Arthur, que je ne le pourrais pas… Le passé est encore trop près de nous, vois-tu… Ah ! je donnerais bien quelques années de ma vie pour oublier cet affreux cauchemar du 25 juin dernier, que ta miraculeuse arrivée a transformé en réalité céleste…Mais…

— Mais quoi ?… Voyons un peu… Dis toute ta pensée.

— Mais j’ai là, — et Suzanne toucha sa poitrine, — un poids qui me comprime le cœur, quand tu n’es pas à mes côtés.

Enfant, va ! affecte de dire d’un ton badin le mari, dont le front toutefois se charge d’ombre… Que peuvent maintenant contre nous ton frère et mon cousin ?… Oseront-ils seulement reparaître dans cette baie ?

— Qui sait ?… Gaspard est bien méchant ! Quant à mon frère Thomas, il m’épouvante avec son sourire diabolique et sa manie de se moquer de tout.

— À dire vrai, murmure le capitaine du « Vengeur », comme se parlant à lui-même, ce Thomas est un bien drôle de type. Il ne croit ni à Dieu ni à diable…

— Tu vois bien !… remarque Suzanne.

— … Mais j’ai l’œil sur lui, comme sur l’ « autre », achève Arthur… et je veillerai !

Puis, jetant un regard au firmament, — cette horloge du marin, — il se lève, disant avec une gaieté un peu nerveuse :

— Près d’onze heures !… Oh ! oh ! ma jolie, vous m’avez fait manquer à mes devoirs de capitaine… Il faut que j’aille à bord donner mes derniers ordres… Je veux que le « Vengeur » soit prêt dès huit heures, demain matin, à recevoir la « reine du bord », puisqu’elle veut bien lui confier, pour une croisière d’une quinzaine, sa précieuse petite personne.

— Oui, va, mon ami. Je t’attendrai ici. Surtout, reviens sans tarder.

— Je ne serai pas vingt minutes. Ne va pas prendre froid, au moins.

— Sois tranquille et… prudent.

Une dernière accolade. Deux baisers échangés… et le capitaine Labarou dévale vers la berge, où l’attend un canot léger, genre youyou.

En un clin-d’œil, il est à bord et pagaie vers le « Vengeur », mouillé en pleine eau, à quelques encâblures au large.

D’un bras nerveux, Arthur fait voler la frêle embarcation d’une lame à l’autre, ne perdant pas un coup d’aviron, comme si le salut de sa femme dépendait de sa célérité.

C’est que, lui aussi, se sent au cœur une appréhension étrange, un malaise indéfinissable, quelque chose comme un pressentiment de danger dont il ne se rend pas compte.

Et, pourtant, en cette soirée de juillet que rafraîchit la brise venue du Pôle, tout est si calme dans la nature assoupie, qu’il faut vraiment être marin pour éprouver cette mélancolie anxieuse qui enserre les cœurs habitués à battre sous l’impression reçue par le spectacle des grands horizons.

Mais le capitaine n’est pas là pour philosopher, ni pour rêver.

Il accoste, attache son canot et, empoignant les haubans de misaine, d’un seul élan, il est sur le pont du « Vengeur. »

Les matelots l’ont entendu manœuvrer et sont à leur poste pour le recevoir.

— Eh bien ! fait le capitaine, rien de nouveau ?… Tout est paré ?

— Paré, astiqué, « suivé » !… répond le commandant du bord.

— Les cabines ?…

— De vrais boudoirs.

— Et le gréement ?

— En parfait ordre : pas un filin qui manque.

— Allons, c’est bien… Nous partirons vers les huit heures.

— C’est entendu, capitaine.

— Maintenant, mes amis… au revoir. Qui est de quart, de trois heures à six ?

— José Poquin, la Grand’Ficelle.

— Va pour toi, José. N’oublie pas d’observer le Golfe et de relever les vaisseaux de passage.

— On aura l’œil ouvert, capitaine… répondit le surnommé la Ficelle, grand « jack » d’une maigreur invraisemblable.

— Allons, bonsoir. Dormez un peu.

— Bonne nuit, capitaine.

Arthur Labarou se disposait à enjamber le bastingage et à s’ « affaler » dans son canot, lorsqu’il s’arrêta net, cloué au pont par un cri perçant, quoique étouffé, qui semblait partir du chalet.

Il devint tout pâle et dit à son commandant :

— Avez-vous entendu, Duval ?

— Si… On dirait un cri de femme…

— Suzanne ! c’est Suzanne !… Que se passe-t-il ?

Et, enjambant le plat-bord, Arthur Labarou sauta, plutôt qu’il ne se laissa glisser, dans l’embarcation.

D’un coup d’aviron, il s’éloigna, disant d’une voix rapide :

— Si vous voyez une lumière tournée à bout de bras, Duval, envoyez-moi sans retard deux hommes armés.

— Je les tiendrai prêts, en cas d’avarie… Mais espérons que vous n’en aurez pas besoin.

— Qui sait !… murmura le capitaine, disparaissant dans la demi-obscurité qui planait sur la baie de Kécarpoui.

Il est bien vrai, le proverbe italien : « chi va piano, va sano », — qui va doucement, va bien !

Arthur Labarou devait en fournir, en cette circonstance, une probante illustration.

En effet, à mi-chemin de la rive, son aviron se rompit par le milieu, brisé sous l’effort mal calculé de ses bras.

Que faire ?

Sauter à l’eau et gagner terre en nageant ?

Mais il aurait peine à se mouvoir, tout vêtu et botté qu’il était !

Ou bien se dévêtir et enlever ses bottes ?

Cela prendrait plus de temps que de pagayer avec le tronçon d’aviron resté dans ses mains !

Il s’arrêta d’instinct à ce dernier parti, tout en bouillant d’impatience.

Enfin il aborda en quelques minutes et prit sa course vers le chalet.

Fatalité !… Suzanne avait disparu. La maison était en rumeur, et la mère Noël se lamentait à tous les saints du Paradis.

— Qu’est-il arrivé, mon Dieu ? demanda avec anxiété le capitaine.

— Eh ! le sais-je, moi ? répondit la mère de Suzanne. J’étais à l’intérieur… Je sommeillais un peu dans la chaise, je crois, quand tout à coup j’ai entendu un grand cri au dehors… Je suis accourue… Plus personne ! J’ai fait le tour du chalet, appelant Suzanne… mais aucune voix ne m’a répondu. Elle n’était donc pas avec vous ?

— Hélas ! chère mère, je venais de la quitter pour aller à mon yacht et, moi aussi, j’ai entendu le cri de détresse de la pauvre enfant… Aussitôt, j’accours, je cherche, j’appelle !… Néant !

Et le capitaine, un instant affaissé, courba la tête.

Pénétrant dans l’intérieur du chalet, il se munit d’un fanal qu’il alluma, et revint sous la véranda, en face de la baie.

Alors, tournant à plusieurs reprises ce signal convenu tout à l’heure, il appela ses gens à la rescousse.

Puis, armé d’un revolver, il explora rapidement les alentours, espérant, — contre toute espérance, — trouver sa femme évanouie quelque part, sur la rive.

Mais les recherches n’aboutirent qu’à la découverte, bien importante, du reste, du fichu qu’elle avait au cou, ce soir-là.

L’endroit où cette trouvaille fut faite indiquait le chemin pris par les ravisseurs de la jeune femme, — si toutefois il y avait eu rapt.

L’article en question ayant été ramassé à un arpent du chalet, côté oriental, il devenait évident que les ravisseurs étaient venus par là, ou du moins qu’ils avaient pris cette direction pour s’en retourner avec leur proie.

Aussitôt, dans la pensée en fermentation du capitaine, tout un plan de campagne fut organisé.

Pendant qu’une escouade explorait les bois de la pointe orientale de la baie, jusqu’à l’ « Archipel des Sauvages », — comme on appelait alors le groupe d’îles éparpillées entre les rivières St Augustin et Shécatica, — le « Vengeur », lui, longerait la rive du fleuve, pour observer la côte et la mer.

Arthur Labarou, désormais fixé, revint au chalet.

L’époux alarmé avait fait place au marin habitué de commander.

Il alla droit à la chaloupe du bord, — que le commandant du « Vengeur », appelé par le signal convenu, avait conduite au rivage, — et dit à son subordonné, sans plus de commentaires :

— Duval, ma femme est disparue. On l’a enlevée. Je soupçonne les sauvages de « Shécatica ». Donnez-moi deux hommes et retournez à bord… Vous appareillerez dans une heure, au baissant. Ne laissez pas une anse inexplorée, jusqu’à l’Archipel des Sauvages.

— À vos ordres, capitaine ! répondit l’officier interpellé, se disposant à reprendre le large.

— Encore un mot… Ne vous éloignez pas du rivage et n’avancez qu’à petite voilure, afin que nous puissions communiquer ensemble.

— Nous irons au bas ris et seulement sur la misaine.

— C’est cela. Du reste, si j’ai besoin de vous, j’allumerai deux feux l’un près de l’autre, sur quelque point du rivage bien en vu.

— Entendu. De notre côté, si vous le voulez bien, je hisserai deux pavillons au mât de misaine, dans le cas où je ferais quelque découverte sérieuse. La nuit, j’aurai deux fanaux blancs.

— Très bien, mes amis. Rendez-vous à l’île du « Large. »

La chaloupe regagna aussitôt le bord, abandonnant José Poquin et un autre matelot, nommé Beaujoly, au capitaine Labarou.

Une heure plus tard, le « Vengeur », sous petite voilure, se dirigeait vers l’ouverture de la baie et prenait chasse.

De son côté, le capitaine était déjà parti, avec José Poquin et Beaujoly, abandonnant le coin du chalet à la garde d’un serviteur terreneuvien, sur lequel il savait pouvoir compter.

Il aurait bien voulu s’associer le jeune sauvage Wapwi, — qui habitait, tantôt l’un tantôt l’autre côté de la baie…

Mais, suivant son habitude, le petit Abénaki battait, sans doute, les bois, car on ne l’avait pas vu depuis le matin.

Arthur Labarou dut donc se mettre en route seulement avec José Poquin et Beaujoly, — tous trois munis de falots et armés de pied en cap.

Prenant le sentier qui coupe le bras oriental de la baie en ligne directe, ils s’enfoncèrent rapidement sous bois, ne s’éclairant que juste ce qu’il fallait pour s’orienter au sein des ténèbres de la saulaie.

CHAPITRE X

LA CHASSE À… LA FEMME


Ce n’était pas mince besogne qu’entreprenaient là nos trois marins.

Suivre à la piste un ennemi connu, en plein jour et dans un pays peu accidenté, est déjà suffisamment difficile et ne souffre aucune faute de tactique.

Mais, enfin, on a les yeux ouverts pour embrasser à la fois une assez grande étendue de terrain ; les arbres sont là pour y grimper et les hauteurs se prêtent à l’escalade, sans qu’on risque de se rompre le cou avant d’atteindre leur sommet, d’où l’on pourra jeter un coup-d’œil sur les environs.

Et puis la forêt est pleine des rumeurs variées de la vie animale s’agitant partout, dans l’air et sur le sol à la feuillée sonore…

Mais, la nuit, tout est paix, silence et mystère.

Seules, les grandes voix de la nature inanimée, — chûtes d’eau sur les rochers en gradins ou dans des fosses ceintes d’échos, frizelées du vent dans le feuillage, grondements du tonnerre à travers les rayures d’or de l’électricité foudroyant les nuages, — seuls, ces orchestres grandioses font retentir les échos multiples de la montagne ou de la vallée, muettes toutes deux, solennellement attentives.

Un appel à voix ordinaire s’entend à un mille de distance.

La moindre parole, — du moins quand l’atmosphère est en paix, — vous a des résonances inattendues.

Le mot d’ordre est donc : Silence et célérité ! quand on patrouille dans ces solitudes pleines d’embûches.

À plus forte raison, pendant une nuit d’été sereine comme celle où nos trois marins quittèrent le Chalet pour suivre la trace des ravisseurs, fallait-il redoubler de précautions.

Ah ! si Wapwi eût été là !…

C’est lui qui en aurait fait un guide merveilleux, avec son flair de renard et ses yeux de lynx.

Mais décidément le petit Abénaki devait avoir fait quelque mauvaise rencontre, car, de la journée qui finirait bientôt, — il était près de minuit, — on n’en avait eu ni vent ni nouvelle.

Ainsi pensait Arthur Labarou, tout en guidant son escouade à travers les fourrés et les sapinages où ils s’étaient engagés.

Les trois hommes marchaient à peu près de front, laissant pourtant entre eux une certaine distance, afin, d’explorer à la fois plus de terrain.

Tout naturellement, le guide de l’expédition était le capitaine.

Il suivait rigoureusement le sentier frayé, tandis que ses matelots le flanquaient des deux côtés, à la distance d’un encâblure, pour parler leur langage.

Chacun marchait, le revolver au poing, car on ne savait encore à qui on allait avoir affaire, ni le nombre des ennemis.

On traversa de la sorte, sans la moindre alerte, une partie de la forêt qui revêt la pointe orientale d’un épais manteau de verdure.

Bientôt la petite troupe allait émerger sur l’autre plage, — celle regardant l’est, — lorsque José Poquin s’arrêta net.

Il avait cru entendre une plainte vague, à quelque distance, sur sa gauche, dans un épais fourré.

Appelant d’un mot son capitaine, il se dirigea vivement sur l’endroit d’où était parti ce bruit suspect.

Un spectacle bien étonnant lui arracha aussitôt son exclamation favorite :

— En v’la-t-une autre, parole de mousse !

— Quoi donc, José ? s’enquit Arthur, allant à son matelot.

— Voyez, capitaine ! se contenta de répondre l’interpellé, montrant de son fanal un tronc moussu couché à travers la feuillée et auquel le petit Wapwi était lié par de fortes courroies de peau d’anguille.

L’enfant, quoiqu’ayant les yeux ouverts, paraissait exténué et prêt à perdre connaissance.

— Wapwi ! s’écria le capitaine, tout en coupant avec dextérité les liens multiples qui entouraient l’enfant.

— Vite ! capitaine, supplia Wapwi, sans songer à lui-même… Petite mère volée par la Grande-Ourse !

— Une sauvagesse de Shécatica ?

— Justement… Méchante, méchante, l’Ourse !… Elle a bien battu le petit Wapwi.

— Cette nuit même ?… Au fait, depuis quand es-tu ici, et comment t’es-tu laissé surprendre ?

— Pardon, petit père… Wapwi bien fatigué depuis trois nuits qu’il court les bois… Ses oreilles n’ont pas entendu le pas léger du Micmac en marche et il est tombé dans un piège, comme un renard qui a trop mangé de poules.

— À quelle heure cet « accident » t’est-il arrivé ?

— À l’heure où les wawarrons commencent à se parler.

— Vers neuf heures, à peu près.

— Petite mère était encore debout, bien sûr.

— Sans doute. Je causais même avec elle sous la véranda qui fait face à la baie.

— Ah ! si vous l’aviez cachée dans votre grand bateau !

— Hélas ! pouvais-je supposer ?… murmura le capitaine avec une amertume farouche.

Puis, secouant d’un geste de tête cet affaissement passager :

— Et tu les as vus revenir ?

— Oui, une couple d’heures plus tard, par le même chemin… Ils portaient un grand paquet de linge, sur deux perches, et couraient de toutes leurs forces, excités par la Grande-Ourse, qui criait à toute minute : « Vite ! plus vite !… Vous boirez de l’eau de feu pour vous reposer ! »… Et ça courait… ça courait…

Ils sont passés près d’ici, sans même faire attention à Wapwi.

— Et comment as-tu pu voir la direction qu’ils ont prise, une fois disparus ?

Wapwi indiqua le sud-est.

— À une portée de fusil d’ici, c’est l’eau… dit-il. Ils ont un grand canot et des avirons, et six hommes pour faire courir le canot vers la goélette mouillée au large.

Arthur Labarou en savait assez.

— À la mer, matelots ! commanda-t-il : c’est là que nous rejoindrons les ravisseurs.

Les quatre hommes se précipitèrent aussitôt dans la direction indiquée et débouchèrent en un clin-d’œil sur la grève en hémicycle que battait alors la mer baissante.

Rien en vue !

Les oiseaux de nuit s’étaient envolés.

Seulement, on pouvait aisément suivre la trace de leurs pas, jusqu’à l’eau, et distinguer l’empreinte laissée sur le sable par l’avant de leur embarcation.

— Un canot ! s’écria Wapwi, après s’être baissé pour mieux voir.

— En effet, confirma José Poquin : il n’y a pas trace de quille.

— Sauvages !… La Grande-Ourse !… conclut de suite le petit Abénaki. À Shécatica, maître… Courons vite.

— Appelons la goélette : nous serons plus tôt rendus… décida le capitaine.

On jeta un coup-d’œil vers le sud-ouest, et ce ne fut pas sans une vive satisfaction qu’on aperçut le « Vengeur », sous petite voilure, qui s’avançait lentement vers la côte.

Deux feux furent allumés en un tour de main, et l’on attendit avec une impatience fébrile l’arrivée de la chaloupe du bord, qui se détacha du vaisseau, mis à la cape.

Vingt minutes plus tard, la petite troupe était sur le pont du « Vengeur », dont la voilure fut aussitôt orientée pour qu’on pût gagner l’Archipel des Sauvages avant le jour.

Il pouvait être deux heures du matin, et une jolie brise de terre, qui ridait le fleuve, promettait aux marins un voyage exceptionnellement prompt.

Malheureusement, l’atmosphère s’était rembrunie et le peu de clarté lunaire rayonnant dans l’espace se trouvait encore mitigée par l’ouate serrée qui matelassait le firmament.

On ne pouvait donc embrasser de l’œil, même à l’aide des lunettes du bord, une bien grande circonférence, soit du côté de terre, soit vers le large.

Et c’était fâcheux : car si la goélette des forbans qui avaient fait le coup d’enlever Suzanne, au lieu de regagner l’Archipel des Sauvages, se dirigeait, au contraire, vers quelque autre endroit du Golfe, on perdrait un temps précieux à explorer le repaire de la « Grande-Ourse », désignée par Wapwi comme ayant participé à l’enlèvement.

Mais on ne pouvait tout de même quitter ces parages, sans faire une descente dans l’Archipel.

Après s’être renseigné là-bas, on fouillerait tous les atterrages du golfe.

Et l’on finirait bien par trouver ce qu’étaient devenus, soit le « Marsouin », soit la Grande-Ourse avec sa prisonnière.

Le cap fut donc maintenu sur l’Archipel.

Vers quatre heures du matin, comme le soleil émergeait de l’horizon, on aperçut l’île du Large, que l’on dépassa par tribord, pour atteindre bientôt l’île du « Sable », où l’on jeta l’ancre.

Quelques enfants, encore tout ensommeillés, se pressaient au bord de la mer, houspillés par des sauvagesses en costumes peu confortables, qui cherchaient à les entraîner sous le couvert des arbres.

Les hommes, s’il y en avait au camp, ne semblaient pas pressés de se montrer.

En somme, le campement paraissait être sous le coup de quelque émotion récente et extraordinaire.

— Ces gens-là n’ont pas la conscience nette, fit remarquer le lieutenant.

— La chose est évidente, Duval… lui répondit le capitaine Labarou… Voyez !… Pas un homme : seulement des enfants et de vieilles « squaws » !

— Les hommes partis pour la côte… et les canots aussi, fit observer avec une naïveté des plus judicieuses maître Wapwi, qui connaissait bien les habitudes de ses compatriotes.

— L’enfant a raison, dit Arthur. Tout de même, allons voir. Amenez le canot. Beaujoly et Poquin m’accompagneront.

— Moi aussi, petit père… Tu veux bien ?…

Et Wapwi, les yeux brillants, regardait anxieusement son maître.

— Comme il te plaira, mon fils… répondit Arthur. Mais ne crains-tu pas de rencontrer là des figures qui te rappelleront de mauvais souvenirs ?

— C’est justement pour ça que je veux vous suivre… Wapwi est devenu un homme et il n’a plus peur des grandes femmes méchantes.

— À la bonne heure, petit… Au reste, nous serons là en armes et personne ne touchera à un cheveu de ta tête.

— Oh ! les toucher, je ne dis pas… mais les enlever, hum !… J’ai de quoi les défendre !

Et l’enfant brandit son fusil.

Arthur Labarou, souriant, accorda la permission demandée.

Le grand canot fut amené à la coupée et le capitaine y prit place, flanqué de son fils adoptif.

Poquin et La Ficelle, les deux inséparables, — firent jouer les avirons.

En peu de minutes, on eut franchi la distance qui séparait le yacht du rivage, et chacun sauta sur la berge, — moins La Ficelle, chargé de la garde du canot.

Aussitôt le capitaine s’avança vers les femmes, sans fusil et la figure débonnaire.

Comme les « squaws » retraitaient peu à peu, il s’arrêta en chemin et appelant Wapwi :

— Viens ici, petit, dit-il. Rejoins ces pauvres femmes et cherche à leur faire comprendre que nous ne leur voulons aucun mal et que c’est à la Grande-Ourse que nous désirons parler.

Wapwi partit aussitôt et ne tarda pas à rattraper les sauvagesses.

Le capitaine et les matelots eurent alors sous les yeux un singulier spectacle.

Les « squaws » entouraient le petit Abénaki, lui touchant la tête, la figure, les mains, avec des démonstrations d’étonnement et de plaisir de la plus grande évidence.

Puis il y eut un colloque animé.

Toutes les sauvagesses parlaient à la fois, levant les bras au ciel, se les croisant sur la poitrine, les laissant pendre le long de leurs hanches, dans des attitudes qui témoignaient autant de leur indignation que de leur bonne foi.

Arthur Labarou, qui s’était approché du groupe, demanda à Wapwi :

— Que disent-elles ?

— Elles ne savent rien de positif, si ce n’est que la Grande-Ourse a quitté le camp, il y a deux jours, avec un grand canot et six hommes de la tribu, et que ni le canot ni son équipage ne sont revenus.

— Ah !… Et rien de plus ?

— Oh ! oui, attendez… Il y a près d’une lune, pendant la nuit, une goélette jeta l’ancre en face d’ici et deux hommes descendirent à terre : un noir et un blond.

— Gaspard et son compère Thomas : je m’en doutais.

— Ils éveillèrent la Grande-Ourse et eurent un court palabre avec elle. Puis ils repartirent aussitôt, regagnant leur goélette, qui prit la direction du grand canal de montagnes…

— Le détroit de Belle-Île ?

— Oui, petit père : c’est bien ça.

— Et la Grande-Ourse ?

— Elle s’est absentée toutes les nuits depuis ce temps-là, toujours escortée de ses six guerriers qui pagayaient le grand canot… Au petit jour, ils regagnaient le campement.

Mais il y a deux nuits et une journée qu’on ne les a pas revus, ni hommes, ni femme, ni canot.

— Plus de doutes ! s’écria le capitaine : ce sont eux qui ont fait le coup.

Mais… où sont-ils ?… Quelle direction ont-ils pris ?… Ah ! c’est à en devenir fou !

Et le pauvre mari de fraîche date, démoralisé par cette dure incertitude, crispait ses poings dressés vers le ciel.

Wapwi ne disait rien, mais sa petite cervelle travaillait ferme.

José Poquin, qui avait rejoint le groupe, hasarda timidement une supposition assez naturelle :

— Mon capitaine, dit-il, pour en « être une autre, c’en est une autre, parole de mousse » !… Mais j’ai une idée…

— Laquelle ?

— La nommée Grande-Ourse est partie avec le plus grand canot du port, — je veux dire de l’île, — pas vrai ?

— Oui, d’après les sauvagesses.

— Et avec six hommes d’équipage ?

— Les « squaws » l’affirment.

— Pour lors, mon capitaine, m’est avis qu’on n’appareille pas une pirogue comme ça pour courir les bois.

— C’est bien vrai… Mais…

— Et que nous trouverons nos voleurs de femmes le long de la côte ou dans quelque île du golfe.

— Au fait, tu as raison, José. Rembarquons et… en chasse !

On se hâta de retourner vers le canot.

Mais Wapwi eut le temps de demander à une jeune micmaque de son âge :

— Petite sœur, dis à ton frère, avant qu’il s’éloigne pour… longtemps, où est allée son ennemie la Grande-Ourse ?

La jeune sauvagesse, les yeux très tendres, entoura le cou de Wapwi et murmura à son oreille :

— Du côté du couchant, sur une grande île…

— Merci, ma sœur.

Et Wapwi, après avoir embrassé rapidement l’enfant, rejoignit en quelques bonds son capitaine.

Il tenait un bout du fil d’Ariane qui devait le conduire vers sa mère adoptive, — « petite mère ». comme il l’appelait.


CHAPITRE XI

SHÉCATICA. — TERRE-NEUVE. — MÉCATINA. — ANTICOSTI.


Une fois tout son monde à bord du « Vengeur », Arthur Labarou tint une sorte de conseil de guerre.

Il s’agissait de décider quelle direction on allait prendre, et surtout de ne pas lanterner.

Chaque heure de retard, en effet, favorisait la fuite des ravisseurs et amoindrissait les chances de les découvrir.

On décida de forcer de voiles et de se diriger vers les parages de Terre-Neuve, dont on suivrait le littoral nord-ouest, depuis la baie Saint-Jean jusqu’à la Pointe Riche, où il s’infléchit dans la direction du sud-est pour former la baie d’Ingrenachaig. De là, on retournerait à Kécarpoui, après avoir contourné, à l’ouest, le Grand Mécatina, qui fait face à la baie.

À Kécarpoui, on prendrait langue et la chasse continuerait vers l’ouest.

Tout étant ainsi ordonné, on leva l’ancre et le « Vengeur », tout son canevas de toile au vent, tourna le cap au sud et prit sa course vers la côte occidentale de Terre-Neuve.

Il était jour depuis longtemps et une jolie brise de vent d’ouest rafraîchissait agréablement l’atmosphère toute ensoleillée.

Les rives de la grande île, qui, comme une énorme sentinelle, garde l’entrée du golfe Saint-Laurent, se profilaient, sur le bleu-sombre de l’horizon méridional, avec une crudité vaporeuse et semblaient fumer au soleil matinal pour se débarrasser des rosées nocturnes.

Les marins du « Vengeur », les yeux fixés sur ce panorama magique qui se magnifiait à mesure qu’avançait leur vaisseau, pouvaient à peine se défendre d’éprouver l’illusion que c’était le paysage terreneuvien qui venait à eux, et non eux qui allaient à lui.

Cette sorte d’illusion visuelle est fréquente, et il suffit, pour en éprouver la curieuse impression, de s’isoler du véhicule qui nous transporte et de ne concentrer son regard que sur le but à atteindre.

Cependant le yacht filait toujours…

Après deux heures de course, avait parcouru vingt-cinq milles, et les côtes occidentales de Terre-Neuve apparaissaient dans toute leur sauvage majesté, hérissées de caps rougeâtres et dentelées de baies capricieuses.

Droit en face de la proue du « Vengeur » s’ouvrait la baie d’ « Ingrenachaig », dont la rive septentrionale est elle-même échancrée par trois petites baies secondaires.

Le yacht s’y engouffra et fendit les eaux calmes de ce bras de mer, jusqu’au delà de la pointe « Naunders », d’où l’on put voir le fond de la baie, absolument vierge de tout vaisseau d’un certain tonnage.

Il n’y avait plus qu’à virer de bord et à gagner le golfe.

C’est ce qui fut fait sans une minute de retard.

Le cap fut mis sur le « Grand-Mécatina », qui dresse ses hauts mornes sous la même longitude que Kécarpoui, mais plusieurs milles en amont, si l’on tient compte de la direction oblique du fleuve par rapport au méridien de la Terre.

Partout autour de ce vertigineux entassement de rochers chauves, on ne trouva que la solitude, — mais non le silence, car les oiseaux y faisaient un vacarme étourdissant.

Après en avoir fait le tour, — ce qui prit bien une couple d’heures, — on dirigea la proue du vaisseau vers la baie de Kécarpoui, où l’on aurait peut-être des nouvelles du « Marsouin », si toutefois aucun autre indice de la jeune femme disparue n’était arrivé à la connaissance des deux familles.

Au moment où le « Vengeur » embouquait l’ouverture de la baie, deux embarcations s’élancèrent des rives opposées et abordèrent le yacht, avant même qu’il ne fut complètement immobilisé dans son mouillage.

Il était alors cinq heures de relevée.

Les gens de la baie ne savaient rien de particulièrement intéressant, — si ce n’est toutefois que, vers le petit jour, une goélette, ressemblant par ses agrès et sa voilure au « Marsouin » avait remonté le golfe, mais si loin dans le sud qu’on ne pouvait jurer de rien.

D’ailleurs les fonds de cette goélette étaient peints en rouge, tandis que la carène du « Marsouin » avait toujours été enduite de goudron, c’est à dire noire.

— Ce sont eux ! s’écria le capitaine Labarou : le badigeonnage de « leurs fonds » est une frime de contrebandiers. En chasse, camarades !…

L’ancre fut aussitôt remontée.

Puis, la voilure étant orientée tribord amures, le « Vengeur » se pencha sur son flanc gauche et reprit sa course vers le golfe, — vers l’inconnu.

Comme la mer avait encore une couple d’heure à monter, il s’agissait de profiter du courant pour se rapprocher le plus possible des forbans qui fuyaient sur le « Marsouin » et de tâcher de les rattraper avant la nuit.

Mais il devint bientôt évident que la goélette des ravisseurs avait une forte avance, car les lunettes marines furent en vain braquées sur le golfe, dans toutes les directions : on ne put la signaler.

Vers le milieu de la nuit, le « Vengeur » passa à quelques encâblures du Petit-Mécatina, — du côté septentrional, — sans rien voir qui ressemblât de près ou de loin à une goélette.

Contournant l’île au nord-ouest, il reprit sa course vers le large, longeant la côte occidentale de cette terre inhospitalière.

Mais il n’avait pas fait un demi-mille, que Wapwi, — qui avait obtenu que son canot fût à bord, — fut pris d’un désir aussi singulier qu’impérieux.

Il demanda qu’on lui permît de gagner l’île avec sa pirogue et de séjourner là jusqu’au retour du « Vengeur. »

— Mais, que comptes-tu faire dans ce pays de Robinson ? lui demanda Arthur Labarou : il n’y a pas un chat au milieu de ces rochers…

— J’attendrai ici le retour de la goélette… Les « squaws » de Shécatica m’ont dit que la Grande-Ourse gardera petite mère sur une grande île… Si c’était ici ?

— Nous avons à peu près fait le tour du Mécatina, et, tu vois, le « Marsouin » n’y est pas. Ce doit être l’Anticosti qu’elles ont voulu désigner.

— Allez à l’Anticosti, maître.. Moi, je vous attendrai ici, sur le Mécatina. Wapwi a dans la tête un petit oiseau qui chante : Viens ! viens !

Le capitaine sourit tristement et demeura un instant songeur. Puis, se décidant tout à coup :

— Allons, c’est dit… Puisque tu y tiens, je vais te faire donner des munitions, des vivres et du luminaire, et ton canot va être mis à la mer… Quand le « Vengeur » repassera, dans un jour ou deux, nous ferons escale pour te reprendre.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que Wapwi quittait le bord, dans sa pirogue bien approvisionnée, et disparaissait au sein de la zone d’ombre entourant les hautes rives du Petit-Mécatina.

De son côté, le « Vengeur » se fondait bientôt dans la vague obscurité du golfe, la proue tournée vers l’île d’Anticosti…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous laisserons la goélette continuer sa croisière vers le haut du golfe, à la recherche du « Marsouin », pour suivre le canot du jeune Abénaki.

Aussitôt installé dans son frêle esquif, un double aviron en mains, Wapwi ne s’amusa pas à se créer des fantômes imaginaires (ils le sont tous), — comme n’aurait pas manqué de le faire tout autre enfant de son âge en se voyant ainsi abandonné seul, en pleine nuit, dans les parages les plus déserts du grand fleuve canadien.

Il se hâta de pagayer vers la rive, anxieux de gagner le plus tôt possible la zone d’ombre protectrice qui ourlait l’île « mystérieuse. »

Ce qu’il voulait tout d’abord, c’était se dérober aux regards humains, afin de pouvoir mener à bonne fin son petit programme d’investigations.

Il entra donc dans la ceinture de ténèbres qui estompait la base capricieusement zigzaguée des falaises septentrionales du Petit-Mécatina.

Puis, quand il se crut absolument invisible, il cessa de pagayer et déposa doucement son aviron dans le fond du canot.

Ses yeux perçants lui permirent de constater, en dépit de l’obscurité presque complète, qu’il se trouvait à deux ou trois encâblures d’une muraille de rochers très élevés qui courait, vers sa gauche, jusqu’à la tête de l’île, et s’abaissait, au contraire, à mesure que le regard s’éloignait dans la direction méridionale.

Wapwi, reprenant son aviron, pagaya doucement le cap au nord, longeant la muraille de roches à une distance qui lui permit de tout voir et entendre.

Mais il n’alla pas loin.

Au détour d’un cap qui faisait une forte saillie, il crut voir une vague clarté filtrant d’une crevasse élevée, presque au même niveau de la crête rocheuse, à une couple de cents pieds en avant.

Le nocturne canotier crut d’abord à un effet de lune sur quelque roche luisante. Mais un court examen lui permit de se rendre compte que l’astre des nuits « brillait par son absence », comme on dit, et que la clarté observée était bien d’une origine terrestre.

Robinson Crusoë, en voyant l’empreinte de pieds nus sur la grève de son île, ne fut pas plus étonné que Wapwi, à la vue d’une lumière « humaine » rayonnant au sein des rochers du Petit-Mécatina.

« Ils sont là ! » se dit l’enfant.

« Ils », dans son idée, c’étaient sa petite mère Suzanne et ceux qui la gardaient, après l’avoir enlevée.

Aussitôt, dans une conception rapide comme l’éclair, Wapwi forma le projet de pénétrer dans cette forteresse de pierre et d’arriver jusqu’à la jeune femme, qu’il aimait comme un fils aime sa mère.

Il se baissa pour reprendre son aviron. Mais, en se relevant, il éprouva la plus étrange sensation de sa vie…


La mère Noël se lamentait à tous les saints du paradis

Le firmament, jusque là assombri, mais encore visible tout de même, s’était soudain transformé en cloaque noir comme de l’encre.

Pas une étoile !…

Pas même cette vague translucidité dans l’air qui semble garder, au milieu des nuits les plus noires, le reflet amoindri du jour qui s’en est allé !

Le néant, — pour tout dire.

Le petit Abénaki, bouche bée, leva son aviron dans un geste de surprise et d’effroi involontaire.

L’aviron toucha une voûte de pierre, qui bientôt s’enleva comme par enchantement, et tout bruit du dehors s’évanouit.

Après les ténèbres, le silence.

Le canot s’était arrêté doucement.

Il avait heurté un fond malléable, car son immobilité presque subite n’avait en rien troublé l’équilibre du jeune nautonier qui le montait.

Wapwi se demandait, en son âme de naïf sauvage, s’il ne venait pas de mourir et de tomber dans le pays des ombres.

Mais un sourd murmure de voix, semblant venir du voisinage au-dessus de sa tête, le rappela soudain à la réalité et lui rendit son sang-froid habituel.

Il battit le briquet, alluma son fanal, — dont il avait eu la précaution de se munir, — et… regarda autour de lui.

Alors seulement il comprit…

Pendant qu’il observait la clarté jaillissant d’une fissure de la falaise, le reflux avait entraîné son canot sous une des nombreuses arcades, qui se voient à mi-marée, au niveau de l’eau.

Et l’embarcation s’y était engouffrée, poussée par le courant.

Cette constatation faite, et bien sûr d’être encore en ce bas-monde, Wapwi redevint absolument maître de lui.

Quant à sortir de là, il ne s’en préoccupa même pas, pour l’instant.

— Puisque je ne suis pas dans le pays des ombres, se dit-il, je finirai bien par revoir le jour.

Et il se mit à examiner curieusement, en élevant son fanal au-dessus de sa tête, le « wigwam » quasi-sous-marin où le jusant l’avait poussé.

Le sol, couvert de sable fin, se relevait en montée raide vers l’intérieur, — talus fortement cloisonné de piliers informes tapissés d’une mousse verdâtre.

Wapwi choisit le coin de la caverne le plus élevé au-dessus du niveau de la marée haute et s’y installa tant bien que mal, ayant soin de tirer à lui sa pirogue et de l’amarrer à une aspérité du roc.

Comme il était là à peine depuis cinq minutes, un chant bizarre, une mélopée traînante, solfiée d’une voix basse et gutturale, arriva jusqu’à ses oreilles, singulièrement intensifiée par les échos roulants des cavernes.

Et cette mélopée, en langue micmaque, entendue au milieu de la nuit, dans les entrailles d’un rocher perdu, produisit l’effet d’un chant de sirène sur l’esprit superstitieux du jeune sauvage.

Allongé dans le boyau souterrain, s’appuyant sur les genoux et les mains, le cou tendu et respirant à peine, Wapwi se tint immobile, cloué au sol par cette voix étrange qui lui parlait de ses aïeux.

Mais un goéland noctambule ayant fait entendre, sur les rochers, son cri déchirant, la chanteuse se tut pendant une minute.

Puis la voix gutturale recommença, après un court répit, reprenant la mélopée du commencement.

Voici ce que disait ce chant un peu triste, qui fut toute une révélation pour Wapwi :


Dans la hutte d’écorce,
Ouverte à l’orient,
L’innocence et la force
Dorment paisiblement.

Le père tient son arme
Et l’enfant, son joujou…
Dors, petit, sans alarme
Sous l’œil du manitou.

Ho ! qui vient là dans l’ombre
Du bois silencieux ?…
C’est l’Abénaki sombre.
À l’œil audacieux.

D’un trait sûr et rapide,
Le père est transpercé…
Petit enfant, sans guide,
Que faire, délaissé ?

Ma hutte est solitaire…
Viens : tu seras mon fils.
Et l’orphelin sans père
Écouta mon avis.

Mais l’homme blanc que mène
Le souffle du vent fort
Vient un jour… Il emmène
Mon fils, mon doux trésor !

Et l’Ourse est misérable
D’avoir perdu l’Ourson.
Manitou secourable,
Rends-lui son nourrisson !


Ici, la voix se tut, — ou plutôt le chant cessa, — car l’organe qui venait de moduler une si touchante élégie monta d’une octave pour crier :

— Hé bien ! ma fille, tu ne dis pas seulement merci à la Grande-Ourse, qui s’arrache le gosier pour te chanter ses plus rares palabres ?…

Aucune voix ne répondit à cette apostrophe ; mais Wapwi, qui en avait parfaitement saisi le sens, se dit à lui-même : « Petite mère est là. L’Ourse la garde. Mais Wapwi veille. »

Et le jeune Abénaki, s’allongeant tant bien que mal dans son boyau souterrain, souffla son falot, ferma les yeux et demeura immobile.

Ce n’est pas que la musique vocale de sa belle-mère eût amolli son cœur ou amoindri sa rancune d’enfant maltraité par une marâtre.

Oh ! non. Les traces du bâton de la vieille Micmaque lui brûlaient encore le dos et, la rancune indienne aidant, il se promettait bien toujours, le cas échéant, de venger à la fois, un de ces jours, son défunt père mené à la baguette et lui-même, enfant sans défense, éduqué à coups de trique.

Mais les souvenirs du « pays » où s’était écoulée son enfance, où il avait grandi, lui étaient venus au cœur avec ce chant approprié aux circonstances de son départ.

Et il avait soudain éprouvé une grande lassitude, comme si toutes les fatigues des jours précédents se fussent appesanties à la fois sur ses membres courbaturés…

Ses paupières s’alourdirent ; le souffle de sa respiration se ralentit d’abord, puis s’égalisa dans un rythme à peine perceptible…

L’enfant dormait.


CHAPITRE XII

DOUBLE CONTREBANDE


Laissons pour un instant notre jeune ami voyager dans le pays des songes, — pays mystérieux où l’esprit humain, se débarrassant de ses entraves matérielles, prend d’étranges ébats, sans souci des lois physiques ou des idées ayant cours.

Près de la moitié de la vie humaine se passe ainsi dans des conditions d’indépendance psychique, propres à dérouter tous les philosophes de notre raisonneuse planète.

Ce feu central, — qu’on l’appelle âme, esprit ou être moral, — ne s’éteint pas complètement pendant notre sommeil.

On dirait plutôt qu’il se condense sous sa propre cendre, pour fuser à travers les scories de la matière animale, en jets capricieux, sans ordre et sans but.

Wapwi, dormant, voyageait d’un coup d’aile de la baie de Kécarpoui au Mécatina, du chalet de la baie au rocher du fleuve.

Et, toujours, derrière les figures sympathiques de ses amis Arthur, Suzanne, Mimie, etc, se dressait le sombre masque de Gaspard, que dominait de toute la tête la silhouette anguleuse de la Grande-Ourse.

Ce fut même le fantôme grimaçant de cette dernière qui devint la figure principale dans la sarabande de personnages divers s’agitant sous le crâne ahuri du petit dormeur.

À force de repousser, dans son rêve, la vieille guenon menaçante, Wapwi en arriva à frapper réellement… la paroi rocheuse de son alcôve.

Ce qui suffit pour l’éveiller.

Il faisait noir comme en un four autour de lui, — on le comprendra sans peine.

Mais, au dehors, mille bruits divers, — chants d’oiseaux de mer, clameur du flot battant les rochers, beuglements lointains de sirènes de navires à vapeur, et cette espèce de vibration universelle qui laisse deviner la présence du soleil au-dessus de l’horizon, — tout ce remue-ménage inappréciable pour une oreille ordinaire, mais perceptible aux sens affinés de l’homme de la nature, toute cette mise en scène fut un grimoire parfaitement déchiffrable pour Wapwi.

— Le jour ! se dit-il.

Puis, après cinq secondes de réflexion :

— Quatre heures du matin !… Assez dormi… ajouta-t-il, en se redressant avec précaution.

Une fois sur son séant, suivant son habitude avant d’agir, Wapwi analysa en vrai « peau-rouge » la situation et surtout prêta l’oreille pour saisir au vol le moindre bruit indiquant le réveil de ses voisines.

Laissons-le à ses réflexions, comme nous l’avons laissé à son sommeil, au commencement de ce chapitre, et voyons un peu ce qui se passe à quelques pieds de là, dans la grotte contigüe.

Sur des madriers soutenus par des futailles vides, une paillasse est étendue, dissimulée sous d’épaisses couvertures de laine.

Suzanne Noël, la femme du capitaine Labarou, gît sur ce grabat improvisé.

À quelques pas de là, se vautrant au sein d’un tas de menues branches garnies de leurs feuilles, la Grande-Ourse, à moitié assoupie, fume du mauvais tabac dans un calumet de bois façonné grossièrement.

Après son chant de tout à l’heure, la vieille « squaw » est tombée dans un mutisme abruti dont elle ne sortira que trop tôt.

Éclairant cette chambre à coucher digne des temps préhistoriques, une lampe de fer à mèche fumeuse jette un jour sinistre sur les figures à la Rembrandt qui animent ce sombre tableau.

La lampe est placée sur une saillie du roc, en face de la prisonnière, et n’éclaire que faiblement sa figure marmoréenne.

Depuis au-delà de vingt heures, Suzanne est aux mains de la Grande-Ourse.

On devine la scène qui s’était passée.

La nuit précédente, comme le capitaine Labarou mettait le pied sur le pont du « Vengeur », sa femme tombait entre les mains de la Grande-Ourse, qui n’attendait que son départ pour exécuter son coup.

Un châle, plusieurs fois enroulé autour de sa tête et de ses bras, empêcha la prisonnière de faire la moindre résistance.

Toutefois, le bâillonnement, si vite fût-il exécuté, laissa une seconde à la victime pour lancer dans la nuit calme ce cri d’agonie qui fut entendu du « Vengeur. »

Mais la belle-mère de Wapwi n’était pas, on le sait, une petite maîtresse prête à perdre la tête à la moindre alerte.

Sans s’émouvoir, elle chargea son léger fardeau sur son épaule et prit sa course sous bois, se dirigeant vers l’est, suivie de ses compagnons qui avaient fait le guet aux alentours.

On refit au pas de course, en se relayant pour porter le fardeau, le chemin parcouru quelques heures auparavant, sans même se soucier de Wapwi, près duquel les ravisseurs passèrent, toujours courant.

Puis on arriva au canot, hâlé sur la berge orientale de la pointe, sans malencontre, cette fois.

Et la grande pirogue, portant toute l’expédition, s’éloigna vers le large, pagayée par six vigoureux canotiers.

Une goélette se tenait en panne, à plus d’un mille de distance de la rive, fanaux éteints et voiles « brassées » de façon à garder une certaine immobilité.

C’était le « Marsouin », retour de Miquelon.

La pirogue aborda, et les deux femmes, l’une portant l’autre, furent aussitôt hissées sur le pont, puis dirigées en silence vers une cabine de l’arrière.

Pas un mot ne fut échangé, tant que la prisonnière n’eût pas été confortablement couchée sur le lit qui meublait cette cabine.

Quand ce fut fait, Gaspard se contenta de dire :

— Dormez sans inquiétude, madame : nous causerons plus tard. Pour le moment, vous êtes sous la sauvegarde de votre cher voisin de la baie, qui ne vous veut aucun mal, — bien au contraire.

Puis, s’adressant à la veuve micmaque :

— La mère Ourse, commanda-t-il, enlevez ce châle qui empêche madame de respirer à l’aise.

Quand ce fut fait, Gaspard ajouta :

— Bonne nuit, madame. Je vous conseille de ne pas vous agiter inutilement… Nous avons une petite course à faire pour vous trouver un palais à la fois confortable et sûr, où vous vivrez comme une reine, jusqu’à… nouvel ordre… Au revoir, madame !

Et Gaspard, un mauvais sourire aux lèvres, remonta sur le pont ; non sans avoir soigneusement verrouillé la porte de la cabine.

La pirogue était repartie, laissant la Grande-Ourse à bord.

Maître Gaspard, avisant Thomas à la roue, le rejoignit.

— Eh bien, fit celui-ci, comment ça va-t-il en bas ?

Gaspard haussa les épaules, sans répondre.

Il avait la mine fort bourrue, le compère.

— Que dit-elle ? continua tranquillement Thomas.

— Pas un mot ! articula sèchement Gaspard.

— Ah ! ah !… Elle n’est pas malade, au moins ?

— Oh ! que non !… Ses yeux sont comme des volcans en éruption… Gare la lave !

— Je conçois ça… On serait vexé à moins,

Et Thomas eut un petit rire qui sonnait faux.

Après quoi, il reprit de sa voix la plus tranquille :

— Elle ne sait pas encore qu’elle est ici sous la sauvegarde du chef de sa famille… Sans cela…

— Sans cela ?…

— … Il nous faudrait subir une scène un peu… Comment dit-on cela sur le plancher des vaches ?

— Peu importe : je devine le mot.

— Je parie que non : c’est « pathétique » que j’ai dans l’idée.

— Celui-là ou un autre : la scène en question se jouera assez tôt…

— Aussi ai-je résolu de lui laisser ignorer que je suis à bord et de ne me laisser voir que s’il n’y a pas moyen de faire autrement.

— Comme tu voudras, compère. Je suis de ton avis, bien que, à vrai dire, je ne vois pas comment il te sera possible de garder longtemps le rôle de capitaine invisible.

— Qui sait ?… Ne pressons rien… Il sera toujours temps… murmura le capitaine, plus perplexe qu’il ne voulait se l’avouer.

Puis, avec impatience :

— En attendant, n’oublie pas, n’oublie jamais, même pendant l’espace d’une demi-minute, les conditions formelles de notre association : respect absolu à ma sœur ; point de menaces ni de promesses trompeuses ; aucun piège de ton imagination diabolique, — où je ramène chez nous la femme du capitaine et je te fais pendre à Saint-Pierre, par-dessus le marché. Est-ce compris ?

— Eh oui ! nom d’un phoque !… il faudrait être borné pour ne pas saisir nettement la morale de tes discours.

— Bon, alors. Pourtant, je veux te répéter une dernière fois :

Nous sommes associés pour la contrebande. Mais je n’ai consenti à t’aider dans l’enlèvement de Suzanne qu’à la condition formelle que tu ne lui parleras qu’avec mon autorisation et ne lui causeras aucune frayeur inutile.

J’ai à me venger de son mari, qui trouve que j’ai une tête de négrier ; mais je ne veux pas que ma sœur subisse d’inutiles tourments d’esprit.

Au reste, ça ne sera pas long…

En attendant, laisse porter un peu davantage et ne serre pas le vent comme ça. Nous serons toujours assez en vue, même à plusieurs milles au large.

— Ah ! bah ! qui pourrait se douter que c’est nous qui avons fait le coup ?

Ton frère, parbleu !… Je veux dire ton cousin le capitaine.

— La bonne plaisanterie !… Puisque nous lui avons brûlé la politesse le propre jour de ses noces et que la « frousse » nous a fait quitter le pays, sans demander notre reste !…

— Il y a du vrai là-dedans, mais…

— Eh bien ?

— Nous n’en avons pas moins décampé un peu… lestement, ce matin-là, sans demander aucune permission… Tu t’en souviens, ami Gaspard ?

Et Thomas eut ce petit rire sardonique qui avait le don de mettre hors de lui son bilieux associé.

Pourtant, cette fois-ci, le trait manqua son but, car Gaspard répliqua sur le même ton :

— Il n’était que temps, nom d’un phoque… Quelle apparition !… J’en ai encore froid entre les deux épaules.

— Moi, c’est dans le creux de l’estomac que ces coups-là portent. J’en ai presque mal dîné, si mon sac à vivre a bonne mémoire. Aussi ai-je gardé rancune à mon beau-frère de m’avoir, comme ça, coupé l’appétit avec ses allures de revenant… Toutefois, je me console en songeant au bon tour que nous lui jouons en ce moment.

— Savoir… murmura Gaspard, si la nuit qui s’écoule nous donnera le temps de mettre notre trésor en lieu sûr et de filer ensuite hors de vue.

— De quel trésor veux-tu parler ?… De celui qui est en jupes ou de celui qui est en fûts ?

Thomas, toujours pince-sans-rire, faisait allusion au chargement de la goélette et à sa pauvre sœur prisonnière.

— Tu sais bien, répliqua aigrement Gaspard, que je me soucie comme d’une sardine de notre cargaison de contrebande, comparée à Suzanne.

— Voilà qui est du dernier galant… Merci pour ma sœur ! déclama le capitaine, d’un ton moitié figue, moitié raisin.

Puis, reprenant sa voix ordinaire :

— Mais il ne s’agit pas de ces fariboles sucrées pour le quart d’heure… Nous verra-t-on passer, ce tantôt ?… Hum ! je ne réponds de rien : il fera grand jour quand nous aurons la baie par notre travers de bâbord… Mais il y aura tout de même joliment des milles entre Kécarpoui et notre « Marsouin »… Au petit bonheur, futur beau-frère, et tirons une bonne bordée vers le large : c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour le quart-d’heure.

Gaspard acquiesça d’un mouvement d’épaules, et, changeant de propos :

— Tu as donné aux gens du canot le prix convenu ?

— Oui : un baril d’eau-de-vie.

Et il ajouta, après un coup d’œil jeté du côté de terre :

— Pourvu que nos gaillards ne s’avisent pas de le mettre en perce avant d’avoir regagné la côte, s’ils ne voient rien de suspect là-bas…

— Quelles instructions leur as-tu données ?

— D’atteindre la côte, sans retard, et de se cacher, eux et leur canot, dans la première anse venue, du moins tant que le « Vengeur » sera dans leurs parages.

— Très bien. Une fois installés dans quelque trou des falaises, qu’ils se soûlent tout à leur aise : ils seront moins enclins à battre les grèves.

Thomas, fort occupé à allumer sa pipe, ne répondit pas ; et, ayant cédé la roue à son compagnon pour cette importante opération, il négligea de la reprendre, préférant marcher deci-delà sur le pont.

Cependant l’horizon rougeoyait tout là-bas, à l’orient.

Le jour allait venir.

Où se trouvait-on ?

Un coup-d’œil du côté de terre montrait le Gros-Mécatina derrière la poupe du « Marsouin » à une quinzaine de milles de distance et à une bonne lieue en aval.

On pouvait virer de bord, sans crainte des regards indiscrets, et changer d’amures pour mettre le cap sur le Petit-Mécatina, qui était l’étape en vue.

Thomas s’approcha du gaillard d’avant et héla à haute voix :

— Jean Bec ! Jean Brest !… Debout, mes caplans : il s’en va midi !

Une tête hérissée, bouffie de sommeil, surgit de l’écoutille.

C’était celle de Jean Brest.

Le porteur de la susdite jeta un coup-d’œil à l’orient, teinté d’une lueur rouge-pâle, et grommela :

— Il s’en va midi !… Je le crois sans peine… Il s’en va même demain matin, mais il s’en faut de vingt-quatre bonnes heures.

— Debout, tout de même, espèces de lamentins. Nous avons rude besogne à faire aujourd’hui.

Jean Brest sauta sur le pont, suivi de son confrère Jean Bec, non moins ébouriffé que lui.

Et tous deux se portèrent aussitôt aux écoutes, car Thomas venait de commander :

— Pare à virer !

Gaspard obéit comme les autres, en manœuvrant sa roue de façon à amener le vaisseau vent debout.

Les voiles battirent un instant. Les anneaux de fer des écoutes glissèrent bruyamment sur leurs tringles. Le « Marsouin », redressé d’aplomb, eut quelques mouvements de tangage, comme un coursier qui « encense »… Puis, ayant fait son « abattée » sur le flanc droit, il reprit son élan à travers les vagues, ayant cette fois le cap directement sur le « Petit-Mécatina », que l’on commençait à distinguer nettement dans le nord-ouest, à une dizaine de milles de distance.

Il était exactement quatre heures du matin.

Si la brise continuait à souffler ferme, on pouvait espérer atteindre l’escale et décharger le plus gros de la cargaison avant qu’il fît jour.

En effet, trois heures plus tard, le « Marsouin » avait accompli sa louche besogne et quittait l’île « Mystérieuse », allégé d’un poids de quelques milliers de livres et d’un fardeau bien autrement lourd : la femme du capitaine Arthur Labarou, désormais prisonnière de son plus mortel ennemi.

Le « Marsouin » gagna directement la côte nord, en face, et se dissimula si adroitement dans l’estuaire de la « Petite-Mécatina », que la meilleure longue-vue marine l’eut en vain cherché dans les fjords sans nombre qui échancrent le littoral de cette rivière.


CHAPITRE XIII

OÙ WAPWI RETROUVE UNE BONNE MÈRE ET UNE… BELLE-MÈRE.


Le jour ! s’était donc dit le petit sauvage, en s’éveillant au sein de l’obscurité des catacombes du Mécatina.

Par une des failles de la caverne qu’il observait, Wapwi voyait bien surgir un rideau de lumière artificielle, émanée de la lampe de la Grande-Ourse.

Mais cette nappe de clarté rougeâtre ne lui en imposait pas : il savait qu’au dehors c’était le soleil lui-même qui illuminait la vaste demi-sphère du firmament.

Ce qui le confirmait encore dans son raisonnement, c’est le silence absolu régnant dans la grotte observée.

La Grande-Ourse, comme les fauves à quatre pattes, s’était tue et dormait probablement, une fois les ténèbres du dehors fondues dans l’aube.

Wapwi redescendit la faille où il s’était insinué, toucha du pied le talus sableux et tenta de s’orienter.

D’abord, il constata que la mer montante avait bouché l’ouverture des grottes et qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là.

Il lui fallait attendre la mi-marée baissante pour sortir des entrailles du rocher par la même voie qui l’avait introduit.

Mais c’était bien long, une attente de quelques heures, à ne rien faire, après un bon somme !

Le petit sauvage tournait donc, fanal en mains, ses yeux attentifs sur les voûtes et les piliers du massif.

Il avançait ici, reculait là, tournant à droite, tournant à gauche, virevoltant, sans but précis, lorsqu’il mit le nez dans une faille ascendante qui le mena tout droit dans un coin du magasin des contrebandiers.

La fissure partait de là, béant de plus d’un pied, mais obliquement et de façon presque imperceptible.

Il y avait, dans cette « salle », tout un pandémonium de tonnes, de futailles, de bouteilles, entassées dans un certain ordre, mais ayant tout de même un aspect plutôt chaotique…

Une idée surgit aussitôt de l’imagination de Wapwi :

Soûler la Grande-Ourse et enlever Suzanne !

Il avait bien songé, plusieurs fois, à paralyser sa belle-mère d’un bon coup de fusil…

Mais la crainte de causer une trop forte émotion à Suzanne l’avait arrêté.

Il avait cherché autre chose…

Et voilà que le hasard lui faisait trouver un moyen moins aléatoire pour réduire le cerbère de la grotte !

Wapwi choisit donc une bonne bouteille d’eau-de-vie, qu’il prit la peine de déboucher pour en constater la force, et retourna vers son canot.

Ayant eu le soin de se munir d’une pelote de fil, il attacha sa bouteille par le goulot et se mit en frais de sortir de la caverne par l’arcade qui l’y avait introduit.

Mais, au moment de diriger son canot sous la voûte qui commençait à s’ajourer, le petit Abénaki sentit gigoter dans sa cervelle des lambeaux d’idées, qui se condensèrent pour prendre consistance de suite…

Il avait remarqué tout à l’heure un certain tonnelet, soigneusement mis à part dans un angle surélevé de la caverne aux liqueurs.

Heurté du joint, ce tonnelet n’avait « sonné » ni creux ni plein.

Que contenait-il et pourquoi la précaution prise de le placer à peu près hors d’atteinte ?

— « Ça doit être de la poudre ! » pensait, depuis lors et de fois à autres, le garçonnet, tout en continuant ses apprêts de départ.

Et la tête lui travaillait, quand ce mot tragique : « poudre », y faisait irruption.

Si bien qu’au moment de s’engager sous l’arcade avec sa pirogue, Wapwi s’arrêta net et… recula, au lieu d’avancer.

D’un bras nerveux, il fit… aviron en arrière, remit le canot où il était un instant auparavant et retourna dans le « magasin », d’où il venait de sortir.

Le petit tonneau ayant été atteint, soupesé et secoué, Wapwi murmura souriant d’une façon mystérieuse :

— C’est bien de la poudre… De quoi faire sauter ma belle-mère jusqu’aux nuages !

Et, sans une seconde d’hésitation, Wapwi se mit aussitôt en mesure de préparer une petite combinaison tout à fait… micmaque, sinon abénaquise.

Il commença par enlever le tonnelet, qu’il logea entre deux tonnes.

Cela fait, il se prit à fureter partout et revint bientôt, portant un rouleau de câble dans le pli du coude et une cordelette dans la main qui était libre.

La cordelette fut arrosée d’huile de charbon, saupoudrée de quelques pincées du contenu du petit baril… et mise à portée de la main en haut de la faille, tandis qu’un de ses bouts plongeait dans le tonnelet, par la bonde.

Et, pour être plus sûr de mener à bonne fin son œuvre de destruction, Wapwi perça avec la pointe de son couteau une des tonnes, de façon à ce que le tonneau put se répandre lentement sur les madriers qui la supportaient.

Alors, content de son œuvre, le petit justicier revint à son canot, muni de sa corde en rouleau et de sa bouteille suspendue à un fil.

Cette fois-ci, il s’agissait de sortir du rocher, coûte que coûte.

Ce ne fut pas sans peine.

Mais, enfin, le petit aventurier réussit en pesant sur la voûte, étant couché sur le dos au fond de sa pirogue, avec ses pieds et ses mains, à sortir de là.

Une fois dehors, il gagna une anse, du côté du large, attacha solidement son canot et grimpa sur les hauteurs par le premier sentier venu.

Il avait sa bouteille pendue au cou et son fusil sur l’épaule.

Arrivé au point culminant du cap, où un mince tuyau de tôle émergeait du sommet de la grotte servant de prison, Wapwi introduisit délicatement dans le tuyau sa bouteille, qu’il laissa filer jusqu’au poêle, en la retenant par sa ficelle.

Alors il n’eut plus qu’à soulever un peu le tuyau, pour diriger la bouteille à côté de l’ouverture dégagée.

Après quoi, laissant tomber le fil, il replaça le tuyau à l’endroit ordinaire.

Tout cela avait été exécuté si habilement, que les deux femmes ne parurent avoir rien entendu.

Du reste, l’obscurité était encore à peu près complète dans la grotte.

Wapwi, couché sur le ventre, son fusil à portée, ne perdait pas de vue sa « petite mère », qui commençait à s’agiter…

À un moment donné, il entendit même un sanglot étouffé, auquel répondit aussitôt une voix rauque qui commandait :

— La paix, là !… La Grande-Ourse veut dormir.

Mais un nouveau sanglot ayant troublé le silence, la sauvagesse surgit de son tas de feuillage et s’approcha, menaçante…

Wapwi, toujours silencieux, allongea la main vers son fusil.

Pourtant, la Grande-Ourse ne soufflait mot. Elle venait d’apercevoir la bouteille descendue là mystérieusement… Elle s’en était emparée et la mirait à la lumière matinale de l’unique fenêtre de la grotte…

Reculant à petits pas jusqu’à l’angle de la « porte » d’entrée, la vieille gardienne, ayant débouché la mystérieuse bouteille, la humait à larges narines, souriant de la bouche et des yeux.

Finalement, satisfaite de ses investigations, quoique assez interloquée, l’Ourse n’y tint plus et s’introduisant le goulot dans la bouche, elle leva le culot en l’air et l’y maintint longtemps.

Quand la buveuse eut abaissé la bouteille pour respirer, Wapwi s’aperçut avec stupeur que le vaisseau en question était à peu près vide.

— Oach ! fit-il : il faut avoir l’œil ouvert… L’Ourse a son compte !

Débarrassant les alentours du tuyau des branches vertes qui y étaient accumulées, le petit Abénaki constata avec une joie vive que l’ouverture quadrangulaire résultant de la jonction imparfaite des pièces du rocher était suffisante pour laisser passer un corps humain.

Dans le temps de le dire, il fit un gros œil au bout de sa corde et, après avoir tiré doucement à lui le tuyau, laissa pendre celle-ci dans l’ouverture, au moment même où la Grande-Ourse s’écroulait sur son tas de feuillage.

— Vite ! petite mère, dit-il anxieusement, quoique à voix contenue, mets tes pieds dans la boucle et tes mains sur la corde : Wapwi va te hisser.

Suzanne, bien que surprise à l’extrême en entendant cette voix connue, ne fut pas lente à s’exécuter et se sentit partir de terre, monter, puis se vit dehors, sans avoir eu seulement le temps de prononcer une parole.

Wapwi, toujours méthodique et calme, remit en place tuyau et branches. Puis, prenant sa protégée sous un bras, il la guida rapidement vers le littoral, par le chemin que lui-même avait choisi.

Alors, seulement, pendant que Suzanne lui sautait au cou et le serrait dans ses bras comme un fils, il sourit, disant :

— Ah ! petite mère, comme Wapwi est content !

— Cher enfant, « mon fils » ! dit Suzanne, je te dois la vie, comme mon mari te la doit aussi… Tu ne nous quitteras plus jamais… Mais comment as-tu pu faire ?…

— Je te conterai ça… En attendant, cachons-nous.

Et il conduisit la jeune femme à travers la saulaie, jusqu’à un rocher de la rive, qu’il contourna pour le gravir par derrière, grâce à un plan incliné que lui seul aurait pu découvrir.

De cet observatoire, éloigné d’une dizaine d’arpents du cap, l’œil pouvait embrasser l’horizon circulaire, moins un tout petit espace masqué par le « Refugium. »

Il était grand jour et tout, dans la nature environnante, respirait le calme vibrant d’une atmosphère zébrée de rayons de soleil.

Wapwi, rayonnant lui aussi, mais non disposé au repos, se mit en frais de construire une sorte d’abri avec des branches fichées dans les fissures du roc, sans pourtant laisser prendre à son travail la physionomie d’une « cabane. »

Tout de même, après une petite heure d’agissements multiples, Suzanne se trouva avoir une voûte de feuillage au-dessus de la tête et un bon lit de fougère sous les hanches.

Mieux encore, elle avait devant elle du jambon, du fromage, du pain et même… une bouteille d’eau fraîche.

Tout cela tiré du canot de Wapwi.

Ce fut un moment de réel bonheur.

Une fois Suzanne bien restaurée et mise au fait des agissements de son mari, qui ne devait pas tarder à rallier la Mécatina, après sa pointe vers Anticosti, elle fit remarquer à son jeune protecteur :

— Mon petit Wapwi, jusqu’à présent tu as manœuvré comme un vrai sorcier… Mais si le « Marsouin » allait revenir !…

— Oh ! pas avant la nuit prochaine… Les marsouins de l’air ne voyagent pas le jour.

— Mais… une fois la nuit revenue… ?

— Petite mère, dors tranquille. D’ici là, Wapwi va veiller, lui.

— Et… quand le soleil aura plongé derrière les montagnes, nous laissant tout seuls, dans l’obscurité ?

Le petit Abénaki, les yeux mi-clos et un étrange sourire aux lèvres, murmura tout bas :

— Le méchant oiseau de proie se faufilera vers la grande chauve-souris, pour voir si la colombe blanche est toujours dans le rocher… Mais le rocher frémira et fera : pouf ! pouf !

Et Wapwi aura du plaisir.

Suzanne regardait, un peu ahurie, son petit compagnon, qui, du reste, poursuivit, sans s’expliquer davantage :

— Et la goélette du capitaine arrivera, avec ses grandes voiles ouvertes… Et petite mère mise à bord pour retourner chez nous, dans la baie.

— « Amen » ! cher enfant, dit la jeune femme. D’ici la, je vais dormir sous ta garde.

— C’est ça, petite mère. Wapwi veillera.


CHAPITRE XIV

LE DERNIER CONCILIABULE DE GASPARD ET DE LA GRANDE-OURSE


La journée s’écoula sans accidents ni incidents, si ce n’est toutefois la musique infernale que fit la Grande-Ourse, lorsqu’elle sortit de son sommeil bachique et constata le départ de celle qu’elle était chargée de garder.

Les vociférations d’une troupe de bandits ivres, aux prises avec une escouade de carabiniers, ne sont que cantiques, comparées aux hurlements de la Grande-Ourse, après son réveil, en s’apercevant à la fois de la fuite de sa prisonnière et… du liquide de sa bouteille.

Elle vociféra une partie de la journée, heurtant du poing les parois de la grotte, la porte d’entrée sur le flanc du canal, la grande pierre ovale tournant sur une tige de fer, qui servait d’ouverture au « magasin » des contrebandiers, bref bondissant jusqu’à l’ouverture par où le tuyau traversait la voûte…

Mais tout cela en pure perte.

Les issues étaient bloquées ou inabordables.

Il fallut bien, de guerre lasse et d’épuisement, se laisser choir sur les feuilles de son grabat, boire… de l’eau et se rendormir, si possible.

Voilà, pourquoi, sans doute, vers neuf heures du soir, au moment où la grisaille de l’atmosphère se confondait avec celle du fleuve, Wapwi put constater que tout était silence et paix, dans l’obscurité du « Refugium Peccatorum. »

Au reste, il ne s’arrêta pas longtemps à observer cette partie du Mécatina.

Après un examen de quelques minutes des fentes du rocher, il se baissa au-dessus d’une anfractuosité et y laissa descendre un fanal allumé, attaché à une ficelle.

Un bout de mèche grisâtre et ronde gisait là, semblant venir du fond de la faille.

On se rappelle que Wapwi, pendant son excursion dans le magasin, avait lui-même allongé cette mèche jusqu’à cet endroit.

On sait aussi que l’autre extrémité de la mèche plongeait dans un baril de poudre, entre deux tonnes, à quelques pieds de là.

Cela étant constaté, Wapwi puisa à larges brassées dans un tas de feuilles sèches et de brindilles, qu’il avait eu le soin d’apporter, et laissa tomber méthodiquement tout ce combustible dans la faille où gisait la mèche.

Puis, se redressant, il jeta un coup d’œil sur la mer, côté nord du fleuve.

Il avait eu la précaution de souffler son fanal.

Et bien lui en avait pris, certes…

Car un bruit de rames, jouant entre les tolets, lui fit voir une petite embarcation, venant du nord et embouquant le canal rocheux qui aboutissait aux grottes.

Cinq minutes plus tard, la vieille voile servant de trompe-l’œil était manœuvrée fébrilement, des pas prudents résonnaient sur une corniche de pierre et la porte d’entrée du « Refugium » s’ouvrait de dehors en dedans, grâce à une clé que possédait le visiteur.

Wapwi venait de reconnaître Gaspard Labarou, son ennemi « intime », qui, d’ailleurs, criait à la Grande-Ourse :

— Hé ! la mère Ourse, où êtes-vous ?… On n’y voit rien.

La vieille sauvagesse répondit quelque chose, que son beau-fils, n’entendit pas, — car il était certes trop occupé à une besogne sérieuse…

Il frictionnait une allumette sur la pierre et enflammait le menu combustible accumulé dans la faille où gisait la mèche que l’on sait…

Puis, cela fait, il détalait silencieusement, mais avec rapidité, faisant retraite vers son nouveau logis.

Comme il mettait le pied sur le sommet du monticule, une sourde détonation mit en branle tous les échos du voisinage, suivie aussitôt d’une pétarade assourdissante de coups plus clairs, jaillissant du dos du cap, d’où montaient par jets fulgurants de longues flammes bleuâtres, véritable chevelure de feu.

C’était étrange…

C’était terrible !

Et les éclats de pierre tombaient partout, sur la terre et dans la mer, à quelques centaines de pieds de là.

La Mécatina venait de sauter et flambait comme une torche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? criait Suzanne, les bras dressés.

— Ça, c’est la Grande-Ourse qui s’en va chez le diable avec son ami Gaspard, répondait Wapwi, la figure irradiée.

Suzanne, tremblante, contemplait ce spectacle terrifiant, lorsque Wapwi cria soudain :

— Petite mère, regarde à gauche, vite !

Suzanne obéit.

— La « Vengeur » !… Arthur, dit-elle dans un spasme.

Et, tout aussitôt, elle prit le bras de Wapwi, l’entraînant.

— Attendez, petite mère… Mon fusil… il faut voir… répondait le prudent garçon, tout en prenant son arme et dévalant avec mesure.

Arrivés au rivage, les deux « insulaires » eurent sous les yeux un spectacle qui n’était pas banal, au moins :

Du côté droit, vers le nord, un volcan en éruption. En face d’eux, un joli vaisseau, toutes voiles hautes mais contre-bassées, de façon à demeurer en place, sans trop de dérive.

Enfin, entre ce vaisseau et la rive, une chaloupe qui s’avançait, manœuvrée par trois hommes, dont un au gouvernail.

— Arthur ! cria la jeune femme, tendant les bras.

Wapwi, plus calme, assemblait, lui, trois tas de broussailles sèches, qu’il enflammait en un tour de main.

Une voix nerveuse cria de l’embarcation :

— Est-ce toi, Wapwi ?

— Oui, oui !… Et petite mère aussi !… hurla l’enfant d’un ton suraigu qui domina tous les bruits.

La chaloupe aborda bientôt.

Un homme sauta sur les crans, courut à la femme, qu’il serra dans ses bras, et, donnant la même accolade au petit sauvage :

— Wapwi, dit-il : je t’adopte une seconde fois, et c’est pour toujours.

Le petit Abénaki prit la main tendue du capitaine, la baisa et la mettant sur sa tête courbée :

— Petit père, dit-il, Wapwi sera un bon fils.


Quand le jour parut, ce matin-là, des deux vaisseaux qui composaient la marine de la baie de Kécarpoui, l’un rentrait, triomphant et pavoisé…

C’était le « Vengeur », avec tout son monde à bord.

L’autre, sous l’unique commandement du capitaine Thomas Noël, s’enfuyait vers la côte française de Terre-Neuve, toute sa toile au vent, mais sans la plus petite flamme à la pointe de ses mâts.

Sur son tableau d’arrière, on lisait ce nom batailleur :

LE MARSOUIN !


FIN
  1. Voir la première partie de ce récit : « Un Drame au Labrador. »
  2. Nous l’avons ainsi appelée, dans « Un Drame au Labrador. »