Les rois de l’océan :Vent-en-panne/17

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E. Dentu (2p. 276-292).
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XVII

OÙ FLEUR-DE-MAI SE DESSINE

Le Chat-Tigre était soumis, comme tous les hommes dont la conscience est passablement bourrelée, à des appréhensions continuelles, souvent sans causes appréciables, qui le condamnaient à de fiévreuses insomnies.

Ce jour-là, en proie à de sinistres pressentiments, fatigué de se tourner et de se retourner dans son lit, il s’était levé, et sans autre motif que celui de donner le change aux sombres pensées qui l’assiégeaient sans relâche, il était sorti de sa maison, et s’était mis à errer à l’aventure, à travers les rues encore désertes de la ville.

Tout en marchant et livrant son front bridant au souffle de la brise matinale, pour essayer de le rafraîchir, il combinait divers plans qui devaient, selon lui, amener la réussite de ses projets et lui donner enfin la vengeance que depuis si longtemps il essayait d’atteindre ; lorsque, tout à coup, il fut réveillé pour ainsi dire en sursaut, et tiré de ses sombres réflexions, par les cris : los ladrones ! los ladrones ! poussés près de lui par des gens qui s’enfuyaient dans toutes les directions.

— Mille démons ! s’écria-t-il ; les flibustiers ont pris la ville !

Il regarda autour de lui pour s’orienter ; les hasards de sa promenade l’avaient sans qu’il s’en fût aperçu, conduit presque sur les quais aux environs du môle.

— C’est à la forteresse qu’il faut aller ! dit-il, si je parviens à m’y maintenir, tout est sauvé !

Il s’élança presque en courant vers la forteresse, se frayant à grand’peine un passage à travers la foule qui encombrait maintenant les rues ; la course était longue pour atteindre la forteresse ; il fallait traverser la ville dans toute sa largeur ; à peine le Chat-Tigre avait-il fait les deux tiers du chemin, qu’il s’arrêta éperdu, en proie à une violente colère ; les canons de la forteresse tournés contre la ville, venaient de lancer une volée de mitraille, tuant et blessant plusieurs personnes autour de lui. Il n’y avait plus de doutes à conserver ; non-seulement les flibustiers avaient pris la ville, mais encore ils s’étaient rendus maîtres de la forteresse ; par quels moyens ? il l’ignorait ; mais le fait était certain.

En ce moment un homme qui courait le croisa et poussa un cri en l’apercevant ; cet homme était le geôlier chef de la forteresse, le Chat-Tigre l’arrêta.

— Que se passe-t-il donc ? lui demanda-t-il.

— Pardieu ! répondit l’autre en haussant les épaules, c’est bien facile avoir, les ladrones sont dans la ville.

— Mais la forteresse ?

— La forteresse ? Eh bien ! le démon de prisonnier que vous y avez fait enfermer ; vous savez bien ?

— Oui, qu’est-il devenu ?

— Ce qu’il est devenu ? il s’est procuré des armes sans qu’on sache comment ; il y a une demi-heure il a enfoncé sa porte à coups de crosse de fusil et en même temps que ses compagnons criaient au dehors : Flibuste ! Flibuste ! forçaient les portes et s’introduisaient dans la forteresse ; il prenait lui la garnison à revers, si bien que le commandant, en homme prudent, a jugé toute résistance inutile, et s’est rendu sans même faire tirer un coup de fusil.

— Bon ! mais toi ? par quel hasard te trouves-tu ici ? te serais-tu sauvé ?

— Moi ? me sauver ? Ah ! que vous me connaissez mal, seigneurie.

— C’est vrai, excuse-moi ; tu es un de ces gaillards qui ont un talent particulier pour pêcher en eau trouble ; tu auras trouvé quelque moyen pour te tirer d’affaire ?

— Vous n’y êtes pas, seigneurie, je suis connu pour un homme doux et humain n’aimant pas à tourmenter les gens. Votre prisonnier, que tous ses amis nommaient l’Olonnais, aussitôt qu’il a eu pris le fort, m’a fait appeler et me confiant une jeune fille qui se trouvait là, je ne sais comment : Voici deux onces, me dit-il, conduis cette señorita au palais de M. le duc de la Torre ; lorsque tu auras accompli cette mission, reviens me joindre, et non-seulement, il ne te sera fait aucun mal, mais encore, tu auras droit à toute ma protection.

— Eh bien ? demanda le Chat-Tigre devenant pensif, car une pensée singulière avait traversé son cerveau.

— Eh bien, seigneurie, j’ai conduit la jeune femme chez le duc de la Torre ; à présent ainsi que l’Olonnais me l’a ordonné je retourne à la forteresse ; du reste je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire.

— En effet ; seulement retiens bien ceci, mon garçon ; ne souffle mot de notre rencontre à âme qui vive ! à l’Olonnais moins qu’à personne ; afin que tu n’oublies pas ma recommandation, voici deux onces que tu joindras à celles que déjà tu as reçues.

— Allons, dit gaiement le geôlier, je vois que ce qui fait le malheur des uns fait le bonheur des autres ; soyez tranquille, je ne dirai rien.

— Et tu feras bien, mon camarade ; répondit le Chat-Tigre, avec un accent qui fit courir un frisson de terreur dans les veines du pauvre diable ; tu sais que je ne suis pas tendre ? si j’apprends que tu aies dit un mot, nous aurons un compte à régler ensemble ; sur ce, adieu et bonne chance.

— Adieu, seigneurie, répondit humblement le geôlier.

Et il s’enfuit en courant ; quant au Chat-Tigre, un sourire sardonique éclaira un instant son sombre visage, puis il s’éloigna à grands pas dans une direction opposée à celle prise par le geôlier ; nous l’abandonnerons pendant quelques instants pour nous rendre au palais du duc de la Torre, où régnait en ce moment la plus grande confusion.

La duchesse et sa fille avaient été brutalement tirées de leur sommeil par les décharges d’artillerie et les cris de désespoir des fuyards ; les deux dames habillées en toute hâte, s’étaient rendues à l’appartement du duc, pour chercher auprès de lui, protection et sûreté contre les dangers, inconnus encore, qu’elles redoutaient.

Muñoz, un des serviteurs de confiance laissés par le duc à son hôtel, en s’éloignant, avait cru de son devoir d’avertir sa maîtresse de ce qui se passait, et de la résolution prise par le duc, de se mettre à la tête des troupes et d’essayer, si cela était encore possible, de sauver la ville.

La duchesse approuva hautement la conduite généreuse de son mari ; mais dans son for intérieur elle regretta d’être ainsi abandonnée et isolée dans son palais, sous la garde de deux hommes incapables de la protéger, au cas où la maison serait envahie par des bandits ; cependant la duchesse était une femme d’un grand esprit et d’un courage éprouvé ; elle donna l’ordre de fermer et de barricader les portes avec soin, et de ne laisser pénétrer personne dans l’hôtel, sans l’en prévenir.

Au moment où elle achevait de donner cet ordre, le geôlier arriva en compagnie de Fleur-de-Mai ; la jeune fille, tenant en main son gelin et ses pistolets en ceinture, semblait, toute frêle et délicate qu’elle était, plutôt conduire le geôlier, que d’être conduite par lui.

La duchesse, en apercevant Fleur-de-Mai, qu’elle voyait pour la première fois, poussa un cri de surprise ; elle se préparait à l’interpeller assez vertement, lorsque doña Violenta, qui n’avait pas oublié la façon presque providentielle, dont la jeune fille était venue à son secours quand elle était perdue dans la forêt en compagnie de l’Olonnais, s’élança vivement au-devant d’elle, en s’écriant d’une voix joyeuse :

— Fleur-de-Mai ! vous ici ? soyez la bienvenue, mon amie ; votre présence ne peut être qu’un bonheur pour nous !

Le moment aurait été mal choisi pour demander des explications ; la duchesse remit donc à plus tard le soin de s’enquérir de ce qu’était la jeune fille ; elle congédia le geôlier, réitéra à Muñoz l’ordre de tout fermer, et les trois femmes se retirèrent dans le cabinet du duc.

— Chère mère, dit doña Violenta en embrassant la jeune fille, je vous présente mon amie Fleur-de-Mai, dont je vous ai parlé bien souvent ; c’est elle, qui lors de notre promenade dans les savanes de Saint-Domingue, m’a sauvée lorsque j’étais perdue dans la forêt.

Ces quelques mots suffirent pour rappeler à la duchesse, un événement qui, à l’époque où il s’était passé, lui avait causé une si grande douleur, suivie presque aussitôt d’une joie non moins grande ; elle attira la jeune fille dans ses bras et l’embrassa avec effusion.

— Chère mère, reprit doña Violenta ; croyez bien que ce n’est pas le hasard qui a conduit Fleur-de-Mai près de nous ; je suis convaincue qu’elle nous est envoyée par quelqu’un de nos amis.

La jeune fille sourit doucement.

— Oui, dit-elle de sa voix harmonieuse, tu as deviné, mon amie, je te suis envoyée par l’Olonnais ; les frères de la Côte sont maîtres de la ville, dit-elle avec orgueil, les Espagnols ne peuvent rien contre eux ; l’Olonnais viendra bientôt avec d’autres frères de la Côte, pour vous protéger contre tout danger.

— Je vous remercie, jeune fille, répondit la duchesse, mais je ne crois pas que nous ayons des dangers à courir ; d’ailleurs, il en serait autrement, que cette protection si généreusement offerte par l’Olonnais, nous ne pourrions l’accepter.

— Pourquoi donc cela ? demanda Fleur-de-Mai avec surprise.

— Parce que la duchesse de la Torre et sa fille sont Espagnoles ; qu’elles ne veulent et ne doivent accepter la protection des hommes, qui se sont par surprise emparés d’une ville appartenant au Roi d’Espagne.

— Je ne vous comprends pas, madame, répondit Fleur-de-Mai ; je ne vois pas quel intérêt peut avoir le Roi d’Espagne dans cette affaire. Si le duc de la Torre est Espagnol, il était aussi l’ami des flibustiers ; en cette qualité, il n’a pas le droit de refuser leur protection ; quoi qu’il arrive, l’Olonnais m’a fait promettre de ne pas vous quitter jusqu’à son arrivée ; cette promesse, je la tiendrai.

— Je vous remercie, chère enfant, votre dévouement m’est précieux, reprit la duchesse ; mais, ajouta-t-elle avec un doux sourire, j’espère qu’il ne sera pas mis à une trop rude épreuve. Causez avec ma fille, pendant que je m’assurerai de l’exécution des ordres que j’ai donnés. Vous vous aimez, vous ne manquerez pas de bonnes paroles à vous dire.

La duchesse s’inclina légèrement et quitta le cabinet,

— Pourquoi donc ta mère n’aime-t-elle pas les flibustiers ? dit la jeune fille en se rapprochant de Violenta, ils ne lui ont pourtant jamais fait de mal ?

— C’est vrai, chère petite, non-seulement ils ne lui ont pas fait de mal, mais ils lui ont rendu de grands services ; il en est un surtout…

— L’Olonnais, n’est-ce pas ? interrompit vivement Fleur-de-Mai.

— Oui, l’Olonnais, murmura doña Violenta d’une voix étouffée.

— Ne trouves-tu pas, comme moi, qu’il est grand et généreux ? reprit Fleur-de-Mai, si tu l’avais vu ce matin, lorsque, seul contre cinquante Espagnols qui le menaçaient de leurs armes, il les dominait par la force de son regard, et les contraignait à se courber devant lui !

— Tu l’aimes bien, l’Olonnais, n’est-ce pas ? dit doña Violenta en jetant sur Fleur-de-Mai un regard interrogateur, à travers ses longs cils de velours.

— Si je l’aime ! s’écria-t-elle, oui, je l’aime ! plus qu’un frère ! plus qu’un ami ; je ne vis que par lui et pour lui ; aussi lorsque cette nuit, j’ai appris qu’il était prisonnier, j’ai voulu le voir ; Dieu m’a protégée, j’ai réussi à m’introduire dans sa prison.

— Seule ?

— Oui !

— Et tu n’as pas craint ?

— Qu’avais-je à craindre ? répondit simplement Fleur-de-Mai, puisque j’étais auprès de l’Olonnais ? penses-tu qu’il ne m’aurait pas protégée, si l’on eut essayé de me faire quelque insulte ?

— Tu as raison, Fleur-de-Mai ; en effet, tu n’avais rien à craindre ni de lui, ni de personne ; ta pureté et ton innocence te faisaient un bouclier invulnérable. L’Olonnais sait-il que tu as pour lui cette profonde affection ? demanda doña Violenta d’une voix de plus en plus hésitante.

— Oui bien, il le sait ; pourquoi le lui aurais-je caché ? je le lui ai dit ; ne devais-je pas le faire ?

— Si, en effet, tu devais le faire ; qu’a-t-il répondu à cet aveu ?

— Un aveu ? je n’avais rien à lui avouer. Je n’ai jamais menti, moi ! lorsque cette nuit, je suis entrée dans sa prison, il dormait ; en me reconnaissant, il a souri : Toi ici, Fleur-de-Mai ? m’a-t-il dit. Pourquoi es-tu venue ? — Pour te sauver ou mourir avec toi, ai-je répondu ; parce que mon cœur m’attire invinciblement vers toi, et que je t’aime !

— Et alors ? demanda doña Violenta, d’une voix tremblante.

— Alors, reprit Fleur-de-Mai, avec un charmant sourire, il m’a mis un baiser au front en me disant : Moi aussi je t’aime, Fleur-de-Mai, tous deux nous sommes seuls au monde, veux-tu être ma sœur ? — Oui ! me suis-je écriée toute joyeuse ; tout a été dit, nous sommes frère et sœur.

— Et tu es contente, Fleur-de-Mai ? cette amitié fraternelle te suffit, n’est-ce pas ?

— Oh oui ! d’ailleurs que pourrais-je désirer de plus ?

— Rien ; tu as raison, Fleur-de-Mai. Oh ! ajouta-t-elle avec un soupir et en essayant mais vainement de retenir ses larmes, j’envie ton bonheur, Fleur-de-Mai !

— Tu pleures, amie ! s’écria la jeune fille avec intérêt, serais-tu malheureuse ? Confie-moi tes peines, on dit que cela fait du bien, de partager sa douleur avec une amie.

— Ce n’est rien, je suis folle, pardonne-moi ; tous ces événements qui se succèdent coup sur coup, me rendent malgré moi nerveuse ; je ne suis pas maîtresse de mes sentiments ; je pleure et je ne sais pas pourquoi.

— Pauvre Violenta ! l’Olonnais me le disait cette nuit, lorsque nous causions.

— Comment, il t’a parlé de moi ?

— Mais oui, cela t’étonne ? nous n’avons fait que parler de toi pendant plus de trois heures. Vois-tu, petite sœur, me disait-il, car maintenant c’est ainsi qu’il me nomme, doña Violenta est bien malheureuse ; un danger terrible la menace ; et tant d’autres choses encore ; ce matin dès qu’il se fut rendu maître de la forteresse, sa première pensée a été pour toi, puisqu’il m’a envoyée. Ah ! tu souris maintenant, tu sèches tes larmes !

— Oui, je me sens beaucoup mieux ; ainsi que tu me l’avais promis, tu m’as consolée ; merci, Fleur-de-Mai, tu es bonne ; je t’aime, moi aussi, comme une sœur.

— Ah ! voilà la parole que j’attendais, merci, Violenta.

En ce moment un bruit assez fort se fit entendre au dehors.

— Qu’est-ce cela ? s’écria doña Violenta en pâlissant.

— Peut-être nos amis qui arrivent ? répondit Fleur-de-Mai ; mais quoi que ce soit, ne crains rien, ma sœur ; je suis là, je saurai te défendre.

Le bruit redoubla ; plusieurs coups de feu éclatèrent, des gémissements, des cris de douleur, s’élevèrent, puis une porte s’ouvrit brusquement ; et la duchesse apparut pâle et défaite.

— Nous sommes perdues ! s’écria-t-elle.

Elle tomba presque mourante entre les bras de sa fille ; en un tour de main, Fleur-de-Mai eut renversé plusieurs meubles et formé une espèce de barricade dans l’angle de la pièce, où la duchesse et sa fille s’étaient réfugiées ; puis la tête haute, l’œil étincelant, elle se plaça fièrement debout devant les deux dames. Au même instant plusieurs individus à mines patibulaires firent irruption dans la pièce, le Chat-Tigre venait à leur tête.

— Toute résistance est inutile ! s’écria-t-il d’une voix tonnante ; rendez-vous, mesdames, vous êtes mes prisonnières !

— Pas encore ! répondit Fleur-de-Mai en le couchant en joue.

Le bandit recula surpris.

— Fleur-de-Mai ! s’écria-t-il : que prétends-tu faire, enfant !

— Je suis ici, pour protéger ces dames, répondit-elle ; moi vivante aucune insulte ne leur sera faite ; oseras-tu me tuer, Chat-Tigre ? Au reste cela ne m’étonnerait pas, tu es assez lâche pour assassiner des femmes !

Le Chat-Tigre pâlit au sanglant outrage, ses traits se décomposèrent ; pendant un moment, sa belle figure devint réellement hideuse.

— Ne parle pas ainsi, enfant ! murmura-t-il d’une voix étouffée, de quel droit viens-tu te placer entre moi et ma vengeance ?

— L’homme qui se venge d’une femme, est un misérable ! reprit-elle.

— Prends garde, ne continue pas à me braver ainsi, ou sinon !

— Que feras-tu ? rien, tu n’oseras rien faire ! je ne te crains pas. Je ne suis qu’une enfant, mais tu le sais, je suis la fille des frères de la Côte ; si tu osais faire tomber un seul cheveu de ma tête, te cacherais-tu dans les entrailles de la terre, tu n’échapperais pas au châtiment qui te serait infligé !

Le Chat-Tigre était un profond scélérat, mais il était aussi un homme d’esprit ; il comprit tout le ridicule d’une lutte entre lui et cette enfant terrible que les flibustiers adoraient ; de plus il redoutait l’arrivée de l’Olonnais et de ses compagnons ; il fallait donc en finir au plus vite ; grâce à l’immense puissance de volonté qu’il possédait sur lui-même, il réussit à rendre le calme à ses traits et un sourire pâle crispa les commissures de ses lèvres.

— Écoute-moi, Fleur-de-Mai, dit-il, j’espère que nous ne tarderons pas à nous entendre.

— J’en doute ; dit-elle résolûment, mais je n’ai pas le droit de t’imposer silence ; parle donc, que me veux-tu ?

— Je veux d’abord que tu sois bien convaincue, chère enfant, que je n’ai jamais eu l’intention de faire du mal, ni à toi, ni à ces dames ; tu n’as pas voulu comprendre mes paroles et pour quelle raison je parlais ainsi. Mme  la duchesse de la Torre et sa fille sont Espagnoles, je sais que de grands dangers les menacent, j’ai résolu de les sauver. Pour donner le change à leurs ennemis, j’ai crié bien haut que je les arrêtais ; parce que leur position leur défend d’accepter la protection des frères de la Côte.

— Mais tu n’es pas frère de la Côte, toi, Chat-Tigre ?

— Si, mon enfant ; ne te souviens-tu pas de m’avoir vu à Saint-Domingue ?

— Oui, je t’y ai vu ; mais j’ai entendu dire que tu en avais été chassé.

— C’est une erreur ; j’ai été envoyé à la Vera-Cruz par Vent-en-Panne afin de préparer la prise de la ville ; et cela est si vrai, que c’est Vent-en-Panne qui m’envoie ici en ce moment, avec l’ordre de lui amener ces deux dames qui pour leur sûreté même, doivent passer pour prisonnières.

Ces explications embrouillées étaient presque inintelligibles pour l’esprit droit mais un peu faible de la jeune fille ; elle fut trompée par l’air de bonhomie et la feinte tranquillité du rusé bandit ; du reste il y avait dans ses explications si diffuses quelles fussent, une certaine apparence de vérité qui devait servir à complétement dérouter la jeune fille ; le Chat-Tigre le savait bien.

— Peut-être dis-tu vrai ? répondit-elle ; fais-y bien attention, si tu mens, Dieu qui lit dans les cœurs, te punira !

— Ce n’est pas avec toi que j’essaierais de mentir, Fleur-de-Mai.

— Eh bien, donne-moi ta parole que tu ne mens pas ?

— Je te la donne ! répondit-il sans hésiter.

— Puisqu’il en est ainsi, je ne m’oppose plus à ce que tu conduises ces dames à Vent-en-Panne, seulement j’y mets une condition.

— Laquelle ? parle ?

— C’est que je ne les quitterai pas.

— J’allais t’en prier, Fleur-de-Mai ; répondit-il avec un pâle sourire.

Les deux dames étaient toujours évanouies ; Fleur-de-Mai défit elle-même la barricade. La duchesse et sa fille furent transportées dans une litière ; Fleur-de-Mai y prit place auprès des deux dames. Sur l’ordre du Chat-Tigre la petite troupe sortit du palais et s’éloigna par des rues détournées.

Le Chat-Tigre ressemblait en ceci à don Pedro Garcias, qu’il avait comme lui l’habitude de sortir de la ville et d’y rentrer sans passer par les portes.

Dix minutes plus tard, grâce à la brèche que le lecteur connaît déjà, les ravisseurs montés sur de vigoureux chevaux, galopaient à travers la campagne. Fleur-de-Mai n’avait aucun soupçon ; les rideaux de la litière étaient fermés, et elle était occupée à prodiguer les soins les plus attentifs à ses compagnes.

Cependant après une heure de marche, la jeune fille qui avait réussi à faire reprendre connaissance aux deux dames, commença à trouver que le Chat-Tigre était bien long à se rendre auprès de Vent-en-Panne ; elle souleva un peu le rideau ; un coup d’œil lui suffit pour reconnaître qu’elle avait été lâchement trompée par cet homme, qui n’avait pas craint de lui donner sa parole d’honneur ; cependant elle ne dit rien ; en ce moment toute plainte aurait été inutile ; les compagnons du Chat-Tigre étaient tous des habitués du Velorio de las Ventanas, c’est-à-dire des drôles de la pire espèce, desquels il n’y avait rien à espérer. L’enfant se pencha vers les dames et leur dit d’une voix faible comme un souffle ces trois mots :

— Ne craignez rien.

Une demi-heure plus tard le Chat-Tigre donna l’ordre de faire halte ; la litière s’arrêta. Fleur-de-Mai descendit et regarda curieusement autour d’elle.

La troupe s’était arrêtée dans une forêt, à l’entrée d’une de ces clairières naturelles, comme on en rencontre assez souvent dans ces contrées, et dont l’étendue dépassait plusieurs ares ; là s’élevaient quelques ranchos misérables, habités par des gens de mauvaise mine ; tous postés sur le seuil de leurs portes, ils assistaient avec un sourire narquois à l’arrivée des voyageurs.

En face de l’endroit où s’était arrêtée la litière, s’élevait une maison solidement construite en pierres, chose rare sur la Côte.

Les murs dont cette maison était ceinte étaient crénelés ; particularité semblant indiquer que la propriétaire avait des prétentions à la noblesse ; un corps de logis avait depuis quelques années été ajouté à cette maison ; corps de logis affecté tout entier au logement et à l’hébergement des voyageurs ; ou plutôt pour dire la vérité tout entière cette venta, ou auberge, dont le nom était la venta del Potrero était tout simplement un repaire de contrebandiers ; c’était là qu’ils avaient coutume de se donner rendez-vous, pour combiner leurs opérations contre le fisc.

Plusieurs chevaux attachés à des anneaux de chaque côté de la porte, le grand bruit qui se faisait à l’intérieur, prouvaient que les buveurs, ne manquaient pas. Quelques-uns sortirent même pour voir quelle sorte de gens arrivaient ; l’un de ces buveurs, après avoir dissimulé avec peine un mouvement de surprise, échangea à la dérobée un regard d’intelligence avec Fleur-de-Mai.

Il paraît que depuis longtemps, les précautions du Chat-Tigre étaient prises ; aussitôt qu’il eut été reconnu par l’hôtelier, celui-ci s’empressa d’accourir vers lui, guida la troupe par un sentier assez étroit ; fit le tour des bâtiments, et après s’être assuré que personne ne surveillait ses mouvements, il ouvrit au moyen d’une clé microscopique, une porte perdue dans la muraille ; porte par laquelle toute la troupe s’engouffra comme un tourbillon, dans l’intérieur de la maison.

À peine l’hôtelier qui formait l’arrière-garde eut-il fermé la porte en dedans qu’un homme embusqué derrière le tronc d’un sablier énorme, l’homme que nous avons vu échanger un regard avec Fleur-de-Mai, sortit de sa cachette, abattit avec son machete, une branche d’un arbre placé précisément en face de la porte, maintenant invisible, ramassa cette branche, et s’éloigna en murmurant à part lui :

— Je vais aller conter ce que j’ai vu, à mon compère, je suis certain que cela lui paraîtra drôle et l’intéressera fort.

Quand il rentra dans l’auberge ; l’hôtelier était déjà à son comptoir ; sans doute il était revenu par des communications intérieures ; l’homme paya sa dépense, monta sur son cheval, et prit à toute bride la direction de la Vera-Cruz.

Cependant la troupe du Chat-Tigre, guidée par l’hôtelier, après avoir franchi plusieurs chemins couverts, et traversé plusieurs cours, ce qui prouvait que cette habitation devait avoir eu jadis une grande importance, s’arrêta au bas d’un perron, devant un corps de logis assez considérable ; Fleur-de-Mai s’était tenue constamment auprès de la litière ; elle aida les deux dames à descendre.

— Suivez-moi ; dit laconiquement le Chat-Tigre.

L’hôtelier s’était éloigné ; on monta le perron ; Fleur-de-Mai ne quittait pas les deux dames d’une ligne ; quatre bandits, sans doute désignés d’avance, fermaient la marche. Le Chat-Tigre ouvrit plusieurs portes, traversa plusieurs pièces, et s’arrêta enfin devant la porte d’un appartement dont, sans doute, l’hôtelier venait de lui remettre les clés et qu’il ouvrit.

— Entrez ! dit-il d’un ton bref.

Les trois dames, sans répondre franchirent le seuil de la première pièce.

— Vous êtes ici chez vous, mesdames ; dit le Chat-Tigre avec une ironique politesse ; vos servantes ont été prévenues ; elles vous attendent.

— Monsieur ! dit la duchesse.

— Ne parlez pas à cet homme, madame ; dit vivement Fleur-de-Mai, en interrompant la duchesse ; ce misérable est indigne qu’on lui adresse la parole, autrement que pour le traiter comme il le mérite. On ne discute, ni avec les voleurs, ni avec les assassins ; on subit la loi qu’ils imposent, tant qu’on ne peut s’y soustraire.

— Fleur-de-Mai ! s’écria le Chat-Tigre.

— Que voulez-vous me dire encore ? reprit-elle avec hauteur ; vous vous êtes comporté envers moi comme un lâche et un misérable ; vous n’avez pas craint de mentir en me donnant faussement votre parole d’honneur ; quel mensonge inventerez-vous encore pour essayer de me tromper ? Allez, vous m’inspirez plus de pitié que de mépris ! je vous ai dit que Dieu vous punirait ; avant vingt-quatre heures, vous subirez le châtiment que je vous ai prédit !

— Enfant, vous êtes folle ! ces rodomontades ne sont plus de saison ; je suis le maître ici, nul ne saurait s’opposer à ma volonté, quelle qu’elle soit.

— Essayez donc de me l’imposer cette volonté, misérable ! s’écria-t-elle en prenant avec une énergie fébrile un des pistolets passés à sa ceinture ; essayez et vive Dieu ! je vous abats à mes pieds, comme un chien enragé que vous êtes !

— Jeune fille ! jeune fille ! prenez garde encore une fois ! vous abusez trop des immunités qu’on vous a laissé prendre ! je pourrais me fatiguer d’être insulté par vous ?

— Je n’ajouterai qu’un mot, fit-elle avec un écrasant mépris ; ce mot le voici : Je vous défie ! entendez-vous bien ? je vous défie de pénétrer dans cet appartement qui, désormais, est le nôtre, sans notre autorisation ! et maintenant, sortez !

Le Chat-Tigre sourit avec ironie, cependant il s’inclina et se retira.

La jeune fille prêta un instant l’oreille, écoutant le bruit des pas jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans l’éloignement ; puis sans prononcer une parole, elle entraîna les deux dames à sa suite.

L’appartement dans lequel les prisonnières avaient été renfermées, se composait d’une dizaine de pièces, très-convenablement meublées, et n’avait en rien l’apparence d’une prison ; ainsi que le Chat-Tigre l’avait annoncé les caméristes de la duchesse avaient été enlevées en même temps qu’elle et conduites dans cette maison, où elles étaient arrivées vingt minutes avant leurs maîtresses ; elles n’avaient pas eu à se plaindre de leurs conducteurs, avec lesquels elles n’avaient pas échangé un seul mot pendant le voyage ; ces braves filles, supposant que leurs maîtresses avaient besoin de prendre quelques rafraîchissements, après une aussi longue course, faite dans d’aussi mauvaises conditions, s’étaient évertuées à préparer un déjeuner assez substantiel.

À la grande surprise de la duchesse et de sa fille, depuis son arrivée dans la Venta l’humeur de Fleur-de-Mai semblait complétement changée ; elle riait, plaisantait et chantait comme un pinson ; les deux dames étaient fort intriguées de cette gaieté que rien ne justifiait à leurs yeux.

— Mangez, buvez, et ne vous inquiétez de rien ; leur dit Fleur-de-Mai, nul ne peut prévoir l’avenir ; dans une situation comme celle où nous sommes, il est bon de prendre des forces, afin de faire face aux événements, qui peuvent surgir d’un moment à l’autre.

Tout en parlant ainsi, elle fit dresser la table ; puis elle câlina si bien la duchesse et sa fille, que malgré l’inquiétude qui les dévorait, elles consentirent à se mettre à table et à toucher quelques fruits du bout des dents ; lorsque le repas fut terminé, Fleur-de-Mai, qui seule, au grand ébahissement des dames, avait mangé de fort bon appétit, se leva et précéda ses compagnes dans une espèce de salon, situé à peu près au centre de l’appartement.

— Asseyez-vous ; leur dit-elle, en leur indiquant des sièges.

Puis elle alla ouvrir, les unes après les autres, toutes les portes de communication ; la duchesse et sa fille la regardaient faire sans rien comprendre à ce manège dont cependant elles étaient intriguées ; Fleur-de-Mai avait toujours ses pistolets à la ceinture et son gelin à la main ; quand toutes les portes furent ouvertes, la jeune fille vint s’asseoir entre les deux dames.

— Là, dit-elle, en jetant un regard espiègle dans cette enfilade de pièces, qui se trouvaient à droite et à gauche ; de cette façon je pourrai sans crainte d’être entendue, vous donner des nouvelles, qui j’en suis sûre, vous rendront joyeuses, et feront rentrer l’espérance dans vos cœurs.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écrièrent les deux dames.

— Silence ! s’écria-t-elle vivement, nous disons dans nos bois, nous autres flibustiers, que les feuilles des arbres ont des yeux, prenez garde que les murailles n’aient des oreilles.

— Parlez, chère petite, parlez au nom du ciel ! dit la duchesse, en lui prenant une main, tandis que doña Violenta s’emparait de l’autre.

— Eh bien ! sachez donc que lorsque nous nous sommes arrêtées devant cette vilaine maison, parmi les gens qui nous regardaient, en ayant l’air de se moquer de nous, il y en a un que j’ai reconnu.

— Ah ! fit doña Violenta.

— Oui ; c’est l’homme qui cette nuit m’a fait entrer dans la Vera-Cruz, et grâce auquel j’ai pénétré dans la prison de l’Olonnais ; c’est un très-honnête homme ; il se nomme Pedro Garcias.

— Et vous a-t-il reconnue, lui, chère petite ?

— Oui ; nous avons échangé un regard.

— Oh ! alors nous sommes sauvées ! s’écrièrent les deux dames avec joie.

— Je l’espère ; reprit la jeune fille ; mais cependant croyez-moi, redoublons de prudence ; surtout ne laissons rien paraître. Cette nuit nous ne nous coucherons pas, afin d’être prêtes à tout événement ; nous nous tiendrons toutes trois dans la même pièce ; là nous nous barricaderons du mieux qu’il nous sera possible.

— Oui, oui ; fit doña Violenta ; oui, chère petite sœur, nous vous obéirons ; nous ferons tout ce que vous voudrez ; nous vous nommons notre général en chef.

— Rapportez-vous-en à moi ; le Chat-Tigre se croit en ce moment bien en sûreté, avant une heure, il aura à sa poursuite des hommes qui lui feront payer cher ce qu’il a osé faire aujourd’hui.

— Prions Dieu, dit la duchesse, prions-le ardemment de ne pas nous retirer la protection dont il a daigné nous couvrir jusqu’à présent ! Lui seul a le pouvoir de nous sauver !