Les rues de Paris/Haüy)

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Bray et Rétaux (tome 2p. 15-26).

I
VALENTIN HAUY

Le boulevard des Invalides, il est à peine besoin de le dire, doit son nom au voisinage du magnifique hôtel, bâti par Libéral Bruant et Mansart.

Presque à l’entrée du boulevard, du côté de la rue de Sèvres, s’élève un autre édifice de proportions beaucoup plus modestes quoique élégantes encore. De l’avenue, à travers la grille, on aperçoit dans la cour qui précède la maison une statue en bronze. Cette statue est celle de Valentin Haüy qui rendit aux jeunes aveugles, par la découverte d’ingénieux procédés, les mêmes services que l’abbé de l’Épée aux sourds-muets ; aussi pensons-nous qu’on ne lira pas sans intérêt sur lui quelques détails puisés aux sources les plus authentiques.

Valentin Haüy naquit à Saint-Just (Oise), le 28 février 1743. Il était le second fils d’un pauvre fabricant de toile ou tisserand, et de même que son frère, le célèbre minéralogiste dont nous parlerons plus tard, il dut sans doute au prieur de l’abbaye voisine des Prémontrés le bienfait d’une éducation libérale, comme on dirait aujourd’hui Sans autres ressources que son instruction insuffisante, mais qu’il s’efforçait de compléter, il vint jeune encore à Paris et, pour subsister, ouvrit une école de calligraphie en même temps qu’il donnait en ville des leçons d’écriture. C’est au milieu de ces occupations peu brillantes, mais assez lucratives, qu’il fut mis sur la voie de la découverte qui devait donner à son nom l’immortalité. Voici dans quelles circonstances, d’après ce que lui-même a raconté :

En 1783, Mlle Paradis, célèbre pianiste de Vienne et aveugle de naissance, vint donner des concerts à Paris. À l’aide d’épingles placées en forme de lettres sur de grandes pelotes, elle lisait rapidement, de même qu’elle expliquait la géographie au moyen de cartes en relief, dont l’invention appartenait à un autre aveugle de naissance, Weissembourg de Manheim. Valentin Haüy eut l’occasion d’entendre et de voir plusieurs fois Mlle Paradis : ce fut pour lui un trait de lumière. Il comprit vite tout le parti qu’on pouvait tirer de ces procédés ingénieux pour l’enseignement des infortunés privés de la vue, et développa ses idées à ce sujet dans une intéressante brochure publiée en 1786, sous le titre de : Sur les moyens d’instruire les aveugles.

Mais bientôt, grâce à un heureux hasard, il put joindre la pratique à la théorie et confirmer les conclusions de sa thèse par l’évidence décisive des faits. Un jour, à la porte de Saint-Germain-des-Prés, il remarqua un enfant, un jeune aveugle demandant l’aumône et dont la figure révélait l’intelligence, bien que les yeux fussent sans regard. Il s’approche et l’interroge avec cet accent qui trahit la sympathie.

— Je m’appelle Lesueur, répond l’enfant, natif de Lyon ; mon père est mort, ma mère me reste, mais infirme et pauvre. Ne pouvant travailler pour l’aider, je demande la charité afin de lui donner au moins du pain.

— Très-bien, mon ami, le bon Dieu te récompensera de ta piété filiale, et peut-être aurai-je le bonheur d’être en cela l’instrument de la Providence. Conduis-moi chez ta mère ; j’ai quelque chose à lui proposer qui, je crois, ne lui déplaira pas.

Le résultat de l’entretien, en effet, fut heureux, pour tous deux d’abord, et ensuite pour beaucoup d’autres. Du consentement de la mère à laquelle il promit un secours quotidien suffisant pour la faire vivre, et qu’il lui donna en effet, Valentin emmena chez lui le jeune Lesueur et l’instruisit d’après sa méthode. Les résultats furent tels qu’au bout de quelques semaines le maître radieux pouvait présenter son élève à la Société philanthropique qui, après avoir applaudi à ce premier et heureux essai, mit à sa disposition une maison située rue Notre-Dame-des-Victoires et des fonds pour l’entretien de douze élèves.

Le succès dépassa toutes les espérances et, vers la fin de la même année, Valentin Haüy conduisait à Versailles, où il avait été mandé, ses nouveaux écoliers qui, pendant toute une quinzaine, firent l’étonnement et l’admiration de la cour par leurs exercices variés, lecture, calcul, musique, etc. Un résultat si merveilleux, dans un laps de temps si court, prouvait, avec l’intelligence et la docilité des élèves, l’habileté du maître et l’excellence de sa méthode. Louis XVI, après avoir félicité Valentin, promit que sa protection ne lui manquerait pas et ordonna de faire les fonds nécessaires pour l’éducation de 120 élèves. En même temps il accordait au professeur le titre d’interprète du roi et de l’amirauté pour les langues anglaise et allemande ; puis il le nomma membre du bureau académique d’écriture et enfin l’un de ses secrétaires.

L’institution des Jeunes Aveugles désormais était fondée. Mais vint la Révolution et, dans l’année 1790, sur la proposition de la Rochefoucault Liancourt, on eut l’idée malheureuse de réunir dans un même local (le couvent des Célestins) les Jeunes Aveugles et les Sourds-muets. La mesure eut les résultats les plus fâcheux par suite de la mésintelligence qui divisa bientôt les directeurs et les élèves eux-mêmes. Aussi peu d’années après, on reconnut la nécessité de séparer de nouveau les deux établissements, ce qui eut lieu par un décret de la Convention du 9 thermidor an II (27 juillet 1794). L’institution des Jeunes Aveugles fut transférée dans la maison de Sainte-Catherine, rue des Lombards, et Valentin Haüy resta seul directeur, malheureusement pour lui comme pour les élèves ; car professeur excellent, mais homme d’imagination, Valentin n’avait point du tout le talent d’administrateur et chez lui la rectitude du jugement n’égalait point la vivacité de l’esprit et l’on ne peut dissimuler qu’on eut alors des torts graves à lui reprocher.

Comblé, comme on l’a vu, des bienfaits de la cour, il ne sut pas se défendre de la contagion de certaines idées qui, à la vérité, lors de la Révolution, tournaient trop de têtes et de plus fortes que la sienne. Lui qui avait pour frère un prêtre des plus vénérables, il donna dans toutes les rêveries et les imaginations niaises des théophilanthrophes. Adepte fervent et acolyte de la Réveillère-Lépaux, il eut la coupable sottise de se faire l’apôtre de la secte dans sa maison même et de conduire ses élèves à ces cérémonies ridicules. Pour couronner toutes ces énormités qui feraient douter qu’à cette époque de sa vie il jouit de la plénitude de sa raison, « devenu veuf d’une femme respectable, dit M. Durozoir[1], il épousa une jeune fille du peuple, marchande des quatre saisons et qui n’avait pour elle qu’un minois assez avenant. La présence d’une telle femme à la tête de sa maison et son incapacité mirent le comble au désordre. » L’établissement mal administré avait perdu son caractère définitif : « car par sa fondation, comme on l’a dit, il ne devait être qu’un collége, » et Valentin Haüy l’avait converti en hospice en autorisant ses pensionnaires à se marier, ce qui avait introduit dans la maison une foule d’abus et considérablement augmenté la dépense.

Le gouvernement consulaire, jugeant alors que l’établissement n’atteignait point son but, le réunit à l’hospice de Quinze-Vingts. Valentin perdit sa place, et, il faut bien l’avouer, surtout par sa faute. Doué d’un cœur généreux, d’une belle intelligence et placé dans les circonstances les plus favorables pour tirer parti de ses qualités, il ne sut pas assez se défier de lui-même, des côtés faibles de son caractère, de la mobilité de son humeur, de ses impressions trop vives, et il ne reconnut pas autant qu’il eut dû les bienfaits de la Providence. Par l’oubli si coupable des enseignements de la foi et de ces grands principes qui, seuls, peuvent faire contrepoids aux ardeurs de l’imagination et soutenir la raison dans ses défaillances, il fut entraîné, comme on l’a vu, à des écarts, source pour lui de chagrins, d’humiliations, de déceptions amères et, quand la lumière se fit par la réflexion et l’expérience, sujets de cruels repentirs.

Cependant le gouvernement français, malgré la mesure dont il a été parlé plus haut, ne fut point ingrat pour Valentin Haûy, et il lui accorda, à titre de dédommagement et comme récompense de ses services, une pension de 2 000 francs. Au lieu d’en jouir tranquillement, l’ex-directeur des Jeunes Aveugles fonda rue Saint-Avoye, sous le titre de Musée des aveugles, un pensionnat spécial qui, toujours par les mêmes causes, ne réussit point. Valentin, découragé, quitta la France et partit pour la Russie, où depuis longtemps il était invité à se rendre afin d’y créer un établissement, ce qu’il fit en effet, en chargeant son élève Fournier de l’enseignement, tout en gardant pour lui-même la direction. Quoique les résultats n’eussent pas été ce qu’on espérait, l’empereur Alexandre, appréciant les efforts et le zèle du fondateur, le décora de l’ordre de Saint-Valdmir. Lors de son passage à Berlin, sur le plan qu’avait donné Valentin, un établissement analogue aux précédents, avait été créé qui, bientôt, grâce sans doute au choix heureux du Directeur, fut des plus prospères, et longtemps même le seul tout à fait prospère.

Cependant Valentin à qui l’âge et des infirmités, suite de ses fatigues et de ses chagrins, rendaient nécessaire un climat plus doux, dans le courant de l’année 1817 quitta Saint-Pétersbourg pour revenir en France, seul, disent les biographes, sans autre explication, soit qu’il eût perdu sa femme et son fils, soit qu’il eût été forcé de s’en séparer. Mais il savait qu’en France, à Paris, un asile lui était assuré et que la maison de son excellent frère, l’abbé, serait la sienne. Réné-Just, en effet, qui l’avait plaint plus encore que blâmé dans ses erreurs, cruellement expiées, l’attendait impatient de serrer dans ses bras un autre enfant prodigue. Dans cette paisible demeure, au foyer fraternel ou plutôt paternel, Valentin connut enfin la paix et le repos, repos du corps et paix de l’âme. L’exemple plus encore que les conseils du bon prêtre le ramenèrent complètement aux saintes croyances de ses jours les plus heureux, et lui rendirent légères les années pesantes de sa vieillesse, comme plus douce la mort (19 mars 1822). Une messe solennelle, composée par un de ses anciens élèves, fut chantée à ses funérailles qui eurent lieu dans l’église Saint-Médard, sa paroisse.

II
RÉNÉ-JUST HAUY

Réné-Just Haüy, plus âgé que Valentin de deux années, et né aussi à Saint-Just, après avoir terminé ses études comme boursier au collége de Navarre, entra dans les ordres et, porté par goût à l’enseignement, il demanda et obtint une place de régent de quatrième, puis de seconde au collége du cardinal Lemoine. Lhomond, son collégue et son ami, lui donna le goût de la botanique, à laquelle Haüy ne tarda pas à préférer la minéralogie lorsque, par les leçons de Daubanton, il eut connu cette science dont il devait être dans notre siècle le représentant le plus illustre, grâce à une découverte précieuse autant qu’inattendue qu’il dut à une heureuse maladresse ou mieux à la sagacité de son observation.

« Haüy, dit M. le Roy de Chantigny, ayant remarqué la constance des fleurs, des fruits, de toutes les parties des corps organisés, soupçonna que les formes des minéraux, bien plus simples et presque toutes géométriques, devaient être déterminées par des lois semblables. Le hasard confirma ses prévisions. Occupé à examiner la riche collection de minéralogie du maître des comptes de France, son ami, il laisse tomber un énorme groupe de spath calcaire cristallisé en prisme. En examinant les faces des fragments, leurs angles et leurs inclinaisons, Haüy s’aperçoit qu’il sont les mêmes que dans les spaths dont les cristaux présentent une autre forme… Il observe que les variétés qu’offre l’extérieur des cristaux sont le produit des diverses manières dont se groupent les molécules. »

De là, toute une série de conséquences qui rendirent rationnelle la classification des minéraux jusqu’alors difficile et arbitraire. Le modeste savant, présenté à l’Académie des sciences par Laplace et Daubanton, développa son système devant l’assemblée, qui, appréciant tout le mérite de sa découverte, l’admit d’emblée dans son sein. Haüy qui, après vingt années de professorat au collége Lemoine, avait droit à sa retraite, n’hésita pas à la prendre pour se consacrer exclusivement aux sciences. Mais peu s’en fallut que la Révolution ne vînt l’arrêter au milieu de ses graves études et qu’on ne le comptât au nombre des victimes de la Terreur. Arrêté pour avoir refusé le serment que condamnait sa conscience, il fut enfermé dans la prison de Saint-Firmin d’où il sortit heureusement, après une assez courte détention, grâce aux efforts courageux de son élève Geoffroy Saint-Hilaire. Tout occupé de ses recherches scientifiques, Haüy ne pouvait croire d’ailleurs au péril dont on le menaçait : « Cellule pour cellule, a dit Cuvier[2], il n’y trouvait pas trop de différence ; tranquillisé surtout en se voyant au milieu de beaucoup d’amis, il ne prit d’autre soin que de se faire apporter ses tiroirs et de tâcher de remettre ses cristaux en ordre. »

Aussi lorsque, le 13 août, Geoffroy Saint-Hilaire, muni de l’ordre de mise en liberté, vint pour le faire sortir, le savant répondit doucement :

— Il est trop tard pour aujourd’hui ; remettons, mon cher ami, à demain matin ; au moins j’aurai la messe avant de quitter la maison.

Et le lendemain, il fallut presque l’entraîner par force, sans doute parce qu’on ne pouvait déménager immédiatement tous ses tiroirs. Quinze jours après, avaient lieu les massacres de septembre, et Haüy comprit enfin que le danger n’était que trop sérieux. Grâce au certificat de civisme qui lui fut délivré, toujours par l’entremise de Geoffroy Saint-Hilaire, il put échapper à de nouveaux périls. Membre de l’Institut sous le Directoire, et plus tard appelé à la chaire de minéralogie du Muséum d’histoire naturelle, en remplacement de Dolomieu, il fut, lors du rétablissement en France du culte catholique, nommé chanoine de Notre-Dame, puis chevalier de la Légion-d’Honneur par Napoléon, qui le tenait en grande estime comme homme et comme savant. En récompense d’un Traité de physique pour les colléges, que le premier consul lui avait demandé et qui fut rédigé et imprimé en quelques mois, il reçut une pension de 6 000 francs, en outre d’un emploi pour le mari de sa nièce.

En 1815, lors d’une visite que l’Empereur fit au Muséum d’histoire naturelle, il témoigna sa satisfaction de revoir notre savant, et lui dit : « Monsieur Haüy, j’ai emporté votre Physique à l’île d’Elbe, et je l’ai relue avec le plus grand intérêt. Je vous ai nommé officier de la Légion-d’Honneur. »

Un autre jour, remarquant l’absence du vénérable membre de l’Institut et apprenant que sa mauvaise santé en était cause, il dit avec vivacité à ses médecins : « Allons, messieurs, il faut guérir M. Haüy ; il est des hommes qu’on ne remplace pas. »

Sous la Restauration, Haüy se vit retirer sa pension de 6 000 fr., qui ne pouvait, d’après de nouveaux règlements, se cumuler avec le traitement d’activité. Dans le même temps, par suite des réformes résultant des économies imposées par les circonstances, son neveu perdit son emploi au ministère des finances et retomba nécessairement à sa charge avec sa famille. Son frère, âgé et infirme, lui arrivait en même temps de SaintPétersbourg. Aussi, plus d’une fois il eut à souffrir de la gêne dans le temps même où les personnages les plus illustres de l’Europe : le roi de Prusse, l’empereur François-Joseph, les princes russes, s’empressaient pour lui faire visite et admirer sa magnifique collection de cristaux malheureusement depuis sa mort passée en Angleterre. Le prince royal de Danemark, assidu à ses leçons, avait conçu pour lui une telle vénération que, lorsque Haüy tomba malade, il ne laissait point passer un jour sans le visiter. L’illustre maître semblait convalescent lorsqu’une chute, faite dans la chambre même, détermina de nouveaux et graves accidents qui se terminèrent par la mort (3 juin 1822). « En proie à des douleurs atroces, dit M. de Chantigny, il n’interrompit ni ses exercices de piété, ni le travail nécessaire à une nouvelle édition de son Traité de minéralogie ; il ne se montra inquiet que de l’avenir de ses collaborateurs. »

C’était bien là l’homme dont un autre biographe a dit : « Ses devoirs religieux, des recherches profondes suivies sans relâche et des actes continuels de bienveillance occupaient toutes ses journées. Aussi tolérant que pieux, jamais l’opinion des autres n’influa sur sa conduite envers eux, et d’un autre côté, jamais les hautes spéculations auxquelles il se livrait, ne le détournèrent d’aucune pratique prescrite par le rituel. Par la nature de ses recherches, les pierreries les plus précieuses de l’Europe ont passé entre ses mains, et, dans son profond désintéressement, il n’y a jamais vu que des cristaux. »

En tant que savant, Cuvier si compétent, l’apprécie en ces termes : « Comme on a dit avec raison qu’il n’y aura plus un autre Newton, parce qu’il n’y a pas un second système du monde ; on peut aussi, dans une sphère plus restreinte, dire qu’il n’y aura point un autre Haüy, parce qu’il n’y aura pas une deuxième structure des cristaux. »

Avant de déposer la plume, quelques mots encore sur l’institution des Jeunes Aveugles. La réunion de l’établissement et de celui des Quinze-Vingts, jugée par les résultats, cessa par une ordonnance du mois de février 1815. Transférés peu après rue Saint-Victor, dans l’ancien collége Saint-Firmin, les Jeunes Aveugles y restèrent jusqu’à l’année 1843, où l’établissement fut installé d’une manière définitive, rue Masseran et boulevard des Invalides, dans les bâtiments construits exprès pour lui et dans lesquels sont logés le directeur, les professeurs et les élèves, au nombre de 170, payants ou boursiers. L’éducation doit se terminer en huit années.

L’édifice, avec ses dépendances, formant la maison dite des Jeunes Aveugles, a été construit par l’architecte Philippon. Le fronton, qui fait honneur au talent du sculpteur Jouffroy, représente, d’un côté, Valentin Haüy instruisant ses élèves ; de l’autre, une jeune femme qui donne des leçons aux petites filles aveugles. Au milieu, apparaît la Religion qui les encourage et les protége.


  1. Biographie universelle.
  2. Éloge de Réné-Just Haüy