Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)/01 mai 1895

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Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome VIII (p. 406-407).

LES TABLETTES D’ÉLOI

Éloge funèbre.

Le douloureux devoir qui m’incombe…
Un devoir de trois cents lignes que vous avez copié.
Je suis tristement heureux…
C’est le seul bonheur qui soit de ce monde.
La cruelle mort frappe aveuglément…
Mais non, elle choisit les plus malades.
Bien qu’il fût octogénaire, sa fin nous a surpris…
Vous n’y pensiez plus, vous le croyiez enterré.
La veille, il dînait de bon appétit…
C’est ce qui l’a tué.
Il s’éteignit doucement, sans le savoir…
Qu’en savez-vous ?
Le vide qu’il laisse…
Une nuit de Paris réparera cela.
D’autres que moi diront…
La même chose.
Notre immense douleur…
Parlez pour vous.
La France s’associe au deuil…
Et les colonies ?
Il avait toutes les qualités…
Après lui, s’il en reste.
Il ne comptait que des amis…
Il ne savait pas compter
Confrère dévoué…
Au bas de ses lettres.
Il encourageait les talents…
Il aurait dû faire quelque chose pour le sien.
C’était un cœur d’or…
Qu’il rende l’argent tout de suite.
Modeste, il se diminuait, s’effaçait…
Pour mieux glisser entre les autres
Je le vois encore…
C’est de l’hallucination.
Il jouissait de l’estime générale…
Quoique chacun de nous en particulier lui refusât la sienne.
Au point de vue moral…
Café restaurant, terrasse, superbe coup d’œil.

Son génie…
Prenez garde de marcher sur les pieds des morts.
Il défendit la grande cause de la civilisation…
Elle est perdue : relisez Brunetière.
Favorisa l’expansion de la patrie…
Dans le gilet russe.
Il savait l’art de rendre service…
Pour service.
Il disait la vérité sans froisser personne…
Comme tous les menteurs.
Au premier rang des romanciers…
Comme tous les romanciers.
C’était un vrai poète, celui-là !…
Considération ! Considération !
Ses discours sont des modèles du genre…
Du genre neutre.
On lui doit un grand nombre d’articles…
Il faudra les payer à sa veuve.
Travailleur infatigable…
Fac et spera.
Énumérer son œuvre serait long…
Passez, passez.
Puisons dans son exemple le courage…
Filtrez, filtrez.
Dors ton sommeil…
Vous allez réveiller Bossuet.
Adieu, ou plutôt au revoir !…
Oui, à dimanche prochain.
Il vivra éternellement…
Etes-vous têtu ! puisqu’on vous dit qu’il est mort.


Ainsi, rien ne sert de parler à point, il faut parler vite.

Tu ne peux pas m’écouter sans m’interrompre. On dirait que tu guettes mes paroles avec un sécateur. Plus d’une quitte à peine ma bouche qu’elle tombe en morceaux. Tu tailles mes phrases à effet, comme une vigne. Tu me coupes de si près que je crains pour ma barbe.

Mais patience, j’ai, moi aussi, mon sécateur.