Les temps sont proches (Tolstoï)

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Traduction par Charles Salomon et Paul Boyer.
Perrin et Cie.

LES TEMPS


SONT PROCHES




Cette année même, en 1896, un jeune Hollandais, M. van der Veer, invité par l’autorité militaire à faire une période d’instruction dans la Garde civique, répondit à cette convocation par une lettre dont voici la traduction[1] :


« Tu ne tueras point… »

À Monsieur Hermann Snijders, commandant la Garde civique du district de Middelburg.


Monsieur,

J’ai reçu, la semaine dernière, l’ordre écrit de me rendre à la maison de ville pour y être incorporé dans la Garde civique.

Ainsi que vous l’aurez sans doute remarqué, j’ai manqué à l’appel, et cette lettre a pour but de vous faire connaître en toute franchise, et sans plus de détours, que je n’ai pas l’intention de me présenter devant la commission. Je sais que j’assume de lourdes responsabilités ; je sais qu’il est en votre pouvoir de me punir et que vous ne manquerez pas de vous prévaloir de votre droit. Mais il n’y a pas là de quoi m’effrayer. Les motifs qui me poussent à cet acte de résistance passive sont assez sérieux pour contrebalancer, à mes yeux, les responsabilités que j’encours.

Je ne suis pas chrétien, je vous l’accorde, et cependant je comprends mieux que la majorité des chrétiens le sens du commandement que j’ai transcrit en tête de cette lettre, et sans lequel l’homme ne serait plus un être raisonnable. Lorsque j’étais petit enfant, je me suis laissé enseigner le métier militaire, l’art de tuer : aujourd’hui, je refuse. Je ne veux pas surtout tuer par ordre, c’est-à-dire commettre un meurtre sans aucun motif personnel, sans aucune espèce de raison, contre ma propre conscience. Pouvez-vous me citer rien de plus dégradant pour un être humain que de participer, dans ces conditions, à des scènes de meurtre et de carnage ?

Je ne puis ni tuer, ni même voir tuer un animal, et, pour ne pas tuer les animaux, je suis devenu végétarien. Et vous pourriez me donner l’ordre de tirer sur des hommes qui ne m’ont jamais fait aucun mal ! Car, si l’on enseigne aux soldats le maniement du fusil, ce n’est pas pour tirer sur les feuilles ou les branches des arbres, je pense.

Vous me répondrez peut-être que le rôle de la Garde civique est, avant tout, de contribuer au maintien de l’ordre public.

Eh bien ! Monsieur le commandant, si l’ordre régnait réellement dans notre société, si l’organisme social était véritablement sain, si, en d’autres termes, les rapports sociaux ne présentaient pas de si criants abus, s’il n’était pas admis que, à l’instant où tel homme se livre à tous les caprices du luxe, tel autre homme soit en passe de mourir de faim, vous me verriez au premier rang des défenseurs de l’ordre. Mais je refuse péremptoirement de concourir au maintien de l’état de choses actuel, de ce qu’on appelle l’ordre établi. Pourquoi, Monsieur le commandant, chercher à nous tromper l’un l’autre ? Nous savons parfaitement tous les deux ce que signifie la conservation de l’ordre actuel : appui prêté aux riches contre les travailleurs qui commencent à prendre conscience de leurs droits. N’avons-nous pas vu le rôle qu’a joué votre Garde civique à Rotterdam, lors de la dernière grève ? Sans raison, pendant des heures entières, on a retenu les hommes sous les armes pour protéger les propriétés industrielles menacées. Pouvez-vous supposer un seul instant que je concourrai à la défense de gens qui, c’est ma conviction sincère, ne font qu’entretenir la guerre entre le capital et le travail, et que je tirerai sur des ouvriers qui agissent dans les strictes limites de leur droit ? Non, vous n’êtes pas aveugle à ce point. Pourquoi donc ne pas prendre les choses telles qu’elles sont ? En vérité, je ne puis permettre qu’on fasse de moi un de ces gardes civiques coulés dans le moule de discipline que vous aimez et qui vous est nécessaire.

Voilà les raisons — la principale est que je hais de tuer par ordre — pour lesquelles je refuse d’entrer dans la Garde civique. Je vous prie de ne m’envoyer ni uniforme, ni armes, car je suis absolument décidé à ne pas m’en servir.

J’ai l’honneur, etc.

Signé : I.-K. van der Veer.


Cette lettre, à mon avis, a une très grande portée.

Aussitôt que le service militaire eut été organisé dans la chrétienté, ou, plus exactement, aussitôt que les États dont la puissance est fondée sur la violence eurent adopté le christianisme, sans pour cela renoncer à la violence, des cas de refus du service militaire se produisirent en pays chrétien.

Et, à le bien prendre, il ne pouvait en être autrement. La doctrine chrétienne prescrit au chrétien l’humilité, la non-résistance au mal ; elle lui ordonne d’aimer tous les hommes et même ses ennemis ; le chrétien ne peut donc pas être soldat, c’est-à-dire appartenir à une classe de gens dont la seule raison d’être est de tuer leurs semblables.

Aussi les vrais chrétiens ont-ils toujours refusé, comme ils refusent encore aujourd’hui, de se soumettre au service militaire.

Mais il y a toujours eu peu de vrais chrétiens. Dans les pays chrétiens, l’immense majorité des habitants sont dits chrétiens, parce qu’ils confessent la foi de l’Église, et cette foi, sauf l’étiquette, n’a rien de commun avec le vrai christianisme. Aussi l’acte d’un individu isolé qui, de temps à autre, sur les dizaines de milliers de conscrits appelés à servir, refusait le service, n’a jamais troublé la masse de ceux qui, par centaines de milliers chaque année, acceptaient d’y entrer.


« L’immense majorité des chrétiens s’est toujours pliée au service militaire ; évêques et savants s’accordent à reconnaître que le service militaire n’a rien d’incompatible avec le christianisme : il est impossible que la majorité se soit égarée et que ceux-là seuls aient eu raison qui, par exception si rare, gens de peu d’instruction souvent, ont refusé de servir. »


Ainsi raisonnaient les hommes de la majorité ; et, tranquillement, sans cesser de se croire des chrétiens, ils allaient grossir les rangs des meurtriers.


Mais voici qu’un homme survient, qui n’est pas chrétien, il le dit lui-même, et qui refuse de servir, et qui justifie son refus, en dehors de toute considération religieuse, par les motifs les plus simples, les plus accessibles à l’intelligence des hommes, à quelque confession, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, qu’ils soient catholiques, musulmans, bouddhistes ou disciples de Confucius, Espagnols, Arabes ou Japonais.


Van der Veer fonde son refus non pas sur le commandement : Tu ne tueras point, non pas sur le fait qu’il est né chrétien, mais sur sa conviction que le meurtre est contraire à la raison de l’homme. Il déclare que l’idée seule du meurtre lui est odieuse, si odieuse qu’il est devenu végétarien pour ne pas se faire le complice du massacre des bêtes, et surtout il ajoute qu’il refuse de servir parce qu’il considère le meurtre par ordre, c’est-à-dire l’obligation de tuer ceux-là que l’on vous ordonne de tuer (et c’est en cela proprement que consiste le service militaire), comme un acte incompatible avec la dignité d’homme. À l’objection courante : « Si vous ne servez pas et que d’autres, vous imitant, refusent aussi de servir, l’ordre établi sera détruit, » il répond que, justement, il ne veut pas maintenir l’ordre établi, parce que cet ordre est mauvais, parce que cet ordre donne au riche pouvoir sur le pauvre, et que cela ne doit pas être. Si un doute quelconque avait subsisté dans son esprit sur le caractère d’obligation ou de non-obligation du service militaire, la seule pensée que, soldat, il devenait, par la violence et la menace, l’appui du riche oppresseur contre le pauvre opprimé, aurait fait de lui un réfractaire.

Que si van der Veer avait donné, comme motif de son refus d’obéissance, sa qualité de membre d’une des confessions chrétiennes, le conscrit à la veille d’entrer au service pourrait dire : « Je ne suis, moi, d’aucune Église ; je ne reconnais pas la religion chrétienne, et, par conséquent, je ne me crois pas tenu d’agir comme lui. » Mais les raisons que van der Veer met en avant sont si simples, si claires, si bien communes à tous, qu’il est impossible de ne pas les faire siennes. Désormais, tout homme qui voudra en répudier pour soi-même le caractère d’obligation devra dire : « J’aime à tuer, je suis prêt à tuer, non pas seulement mes ennemis, mais aussi mes malheureux compatriotes opprimés, et je ne vois rien de mal dans l’engagement que je prends de tuer, sur l’ordre du premier venu de mes chefs, tous ceux que cet ordre portera de tuer. »

La chose est bien simple. Prenons un jeune homme quelconque ; dans quelque milieu, dans quelque famille, dans quelque confession qu’il ait grandi, on lui a enseigné qu’il faut être bon, qu’il est très mal de frapper et de tuer non seulement son semblable, mais même les animaux, que l’homme doit être jaloux de sa dignité et que la dignité consiste à agir conformément à sa conscience. Ces principes d’éducation sont partout les mêmes, chez les Chinois disciples de Confucius, comme chez les Japonais shintoïstes ou bouddhistes, comme chez les Turcs musulmans. Et voici que, tout pénétré de l’enseignement qu’il vient de recevoir, ce jeune homme entre au service militaire où on exige de lui précisément le contraire de ce qu’on lui a appris : on lui commande de se préparer à blesser et à tuer, non pas des animaux, mais des hommes ; on lui commande de laisser là tout sentiment de dignité humaine et de se soumettre, dans l’exécution de sa besogne de mort, à des étrangers qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vus.

Que peut répondre à de pareilles injonctions un jeune homme de notre temps ? Une seule chose, évidemment : « Je ne le veux pas ; non, je ne le veux pas. »

C’est précisément ce qu’a fait van der Veer. Et il est difficile d’imaginer ce qu’on peut lui répondre, à lui comme à tous ceux qui, placés dans la même situation, doivent tenir le même langage.

On peut ne pas voir ce sur quoi l’attention n’a pas encore été attirée, ne pas comprendre la valeur d’un acte tant que cet acte n’a pas été expliqué ; mais, l’attention attirée, l’acte expliqué, il devient impossible de ne pas voir, ou de prétendre qu’on ne voit pas ce qui est l’évidence même.

Sans doute, il est encore des hommes qui entrent dans l’armée sans savoir ce qu’ils font ; il peut s’en trouver même qui désirent la guerre contre les peuples étrangers, ou qui souhaitent de perpétuer l’asservissement des travailleurs, ou qui, tout simplement, aiment le meurtre pour le meurtre. Et ces hommes-là peuvent encore être soldats. Mais ces hommes-là ne peuvent plus ignorer qu’il en est d’autres, et les meilleurs de ce monde, chrétiens ou musulmans, fidèles de Brahma ou disciples de Confucius, à qui, sans acception de foi, la guerre et les soldats n’inspirent que répulsion et mépris, et que le nombre de ces hommes augmente d’heure en heure. Les raisonnements les plus subtils ne peuvent rien contre cette vérité très simple qu’un homme qui se respecte n’a pas le droit de se faire l’esclave d’un maître inconnu — ou même d’un maître connu — dont l’unique but est de tuer. Or, service militaire et discipline militaire n’ont pas d’autre sens.

« Mais, me dira-t-on, et la responsabilité encourue par les réfractaires ? Vous avez beau jeu, vieillard que vous êtes, soustrait à ces épreuves par votre âge et votre situation sociale, à prêcher le martyre ; mais ceux à qui vont vos paroles et qui, ayant eu foi en vous, payent de toute une vie leur refus d’obéissance ? — Que dois-je donc faire ? répondrai-je à mon tour. M’est-il interdit, parce que je suis vieux, de signaler un mal dont l’évidence, dont la certitude éclatent à mes yeux, justement parce que je suis vieux et que j’ai beaucoup vécu, beaucoup pensé ? Supposez un homme placé au bord d’un fleuve et que ce fleuve défend des attaques d’un brigand posté sur l’autre rive. S’il voit ce brigand forcer un malheureux à tuer l’un de ses frères, son devoir n’est-il pas de crier : « Arrête ! » au meurtrier, dût-il, par cette intervention, porter la fureur du brigand à son comble ? D’autre part, je ne vois pas pourquoi le gouvernement, qui poursuit les réfractaires, ne punirait pas en moi l’instigateur avoué de leur crime. Je ne suis pas tellement vieux que je sois, de par mon âge même, à l’abri des persécutions et des châtiments de toute nature ; et ma situation sociale n’est point pour moi une sauvegarde. En tout état de cause, que l’on me blâme ou non, que l’on me poursuive ou non, que l’on poursuive les réfractaires ou non, je ne cesserai jamais, tant que je vivrai, de dire ce que je dis, simplement parce que je ne peux pas cesser d’agir suivant ma conscience. »

Ce qui fait précisément la force invincible du christianisme, c’est que cette doctrine de vérité doit faire abstraction, pour agir sur les hommes, des considérations extérieures, quelles qu’elles soient. Jeune ou vieux, exposé aux persécutions ou à l’abri de toute atteinte, l’homme qui s’est assimilé la conception chrétienne de la vie, la seule vraie, ne peut plus ne pas obéir aux injonctions de sa conscience. Et c’est en cela qu’est l’essence et la force invincible du christianisme ; c’est par là qu’il se distingue de toutes les autres religions.

Van der Veer déclare qu’il n’est pas chrétien ; mais les motifs de son action et son action même sont d’un chrétien. S’il est réfractaire, c’est qu’il ne veut pas tuer ses frères ; s’il désobéit, c’est que les ordres de sa conscience parlent en lui plus haut que ceux des hommes. Et c’est pour cela que le refus d’obéissance de van der Veer est grand. Ce refus d’obéissance montre que le christianisme n’est pas l’une de ces sectes, l’une de ces confessions que les hommes sont libres d’adopter ou de rejeter, mais qu’il est le chemin même de la vie éclairé par cette lumière de raison qui luit en chacun de nous. L’œuvre maîtresse du christianisme n’a pas été de prescrire aux hommes telles ou telles règles de conduite, mais de jalonner à l’avance la route que l’humanité entière devait suivre et qu’elle a suivie en effet.

Les hommes qui, de nos jours, vivent suivant la justice et la raison, ne vivent point ainsi pour se conformer aux préceptes du Christ, mais parce que les paroles dites il y a dix-huit cents ans et données comme règles de vie sont devenues la conscience même de l’humanité.

Et voilà pourquoi j’estime que la conduite et la lettre de van der Veer ont une portée considérable.

De même que l’incendie allumé dans la steppe ou dans la forêt ne s’éteint pas avant d’avoir consumé toutes les matières sèches, mortes et partant combustibles, de même la vérité, quand une fois elle s’est exprimée par des mots, poursuit son œuvre jusqu’à ce qu’elle anéantisse tout ce qu’elle doit anéantir, — le mensonge qui, de toutes parts, l’enserre et la cache. Le feu couve longtemps ; mais, dès que la première étincelle a jailli, il brûle très vite toutes les matières combustibles. De même, l’idée cherche longtemps l’expression qui la manifestera au dehors ; mais qu’elle trouve seulement le mot qui l’exprime clairement : le mensonge et le mal seront tôt anéantis.

L’une des idées propres au christianisme est assurément que l’humanité peut vivre sans l’esclavage. Cependant, bien que partie intégrante de la doctrine chrétienne, cette idée n’a été clairement exprimée, à ma connaissance, que par les écrivains de la fin du xviiie siècle. Avant eux, non seulement les païens de l’antiquité, comme Platon ou Aristote, mais les chrétiens du monde moderne ne parvenaient pas à se représenter une société humaine sans l’esclavage. Thomas Morus n’a pas pu se représenter son Utopie sans l’esclavage. De même les hommes du commencement de ce siècle n’ont pas pu se représenter la vie de l’humanité sans la guerre. C’est seulement après les guerres napoléoniennes que l’idée a été clairement exprimée que l’humanité peut vivre sans la guerre.

Cent ans se sont passés depuis que, pour la première fois, l’idée a été clairement exprimée que l’humanité peut vivre sans l’esclavage, et, parmi les chrétiens, l’esclavage n’est plus ; cent ans ne se passeront pas depuis le jour où, pour la première fois, l’idée a été clairement exprimée que l’humanité peut vivre sans la guerre, et la guerre ne sera plus. Peut-être en sera-t-il de la guerre comme de l’esclavage : l’abolition ne sera pas totale. De même que le salariat a survécu à l’esclavage, peut-être les violences de la guerre survivront-elles à la guerre elle-même. Mais une chose est certaine : sous la forme grossière qu’elles présentent actuellement, forme également contraire à la raison et au sentiment moral, la guerre et l’armée seront abolies.

Et que ces temps ne soient pas loin, bien des signes le montrent : l’embarras des gouvernements qui sans cesse et sans cesse augmentent leurs armements ; le poids chaque jour plus lourd des impôts et le mécontentement des peuples ; la puissance destructive des armes de guerre poussée jusqu’aux dernières limites de la perfection ; l’activité des Congrès et des Sociétés de paix ; par-dessus tout, les refus d’obéissance opposés par les particuliers aux ordres de l’autorité militaire. Ces refus d’obéissance sont la clef même de la question.

« Vous me dites que le service militaire est nécessaire, que, s’il n’existait pas, tous les maux de la guerre s’abattraient sur nous. Cela est possible ; mais, possédant cette notion du bien et du mal commune à tous les hommes de notre temps et que vous possédez vous-même, je ne puis plus tuer par ordre. Si donc, comme vous le dites, le service militaire est nécessaire, organisez-le de telle sorte qu’il ne soit plus en aussi flagrante contradiction avec ma conscience et la vôtre. Jusqu’ici vous n’avez rien fait de pareil, et vous exigez de moi des actes que ma conscience réprouve : je ne puis pas vous obéir. »

C’est ainsi, de toute nécessité, que répondront bientôt tous les hommes d’honneur et de sens, non pas seulement de notre monde chrétien, mais de l’univers entier, musulmans ou païens, disciples de Brahma, du Bouddha ou de Confucius. Il est possible que, par inertie, la guerre et ses œuvres se maintiennent quelque temps encore ; mais la question est résolue dans la conscience des hommes : de jour en jour, d’heure en heure, le nombre augmente de ceux pour qui cette question ne se pose plus ; et nulle puissance au monde n’arrêtera ce mouvement.

L’acceptation d’une vérité nouvelle ou mieux le rejet de l’erreur s’achète toujours au prix d’une lutte entre le témoignage de la conscience et la force d’inertie ; c’est ce que nous avons vu, sous nos yeux même, à propos de l’esclavage.

Tout d’abord, l’inertie est si forte et la conscience si faible que les premières tentatives pour rejeter l’erreur ne rencontrent que surprise. La vérité nouvelle semble une déraison. Est-ce qu’on peut vivre sans l’esclavage ? Mais qui donc travaillera ? Est-ce qu’on peut vivre sans la guerre ? Mais chacun viendra et nous serons conquis ! — Cependant, à mesure que la conscience grandit et s’affirme, l’inertie perd de sa force et la surprise fait place à l’ironie, au mépris.

« Les Saintes Écritures reconnaissent des maîtres et des esclaves ; il en a toujours été ainsi ; et voilà que vos « docteurs » veulent changer le monde ! » disait-on de l’esclavage. « Les philosophes, les sages de la terre ont reconnu unanimement la légitimité, la sainteté de la guerre ; et nous irions croire que la guerre est inutile ! » dit-on aujourd’hui de la guerre. — Mais la conscience grandit de plus en plus et se précise ; le nombre des hommes qui reconnaissent la vérité nouvelle augmente chaque jour ; et alors l’ironie et le mépris font place à la ruse, à l’imposture. On a beau se faire le soutien de l’erreur, on ne feint plus d’ignorer, on ne nie plus l’absurdité, la cruauté des institutions que l’on défend ; mais on allègue que l’abolition en est impossible encore et qu’il la faut reporter à une époque indéterminée. « Qui ne sait que l’esclavage est un mal ? Mais l’humanité n’est pas mûre pour la liberté, et l’affranchissement des esclaves entraînera des calamités terribles, » disait-on de l’esclavage il y a quarante ans. « Qui ne sait que la guerre est un mal ? Mais, tant que les hommes seront semblables à des bêtes féroces, la suppression des armées entraînerait plus de maux que d’avantages, » dit-on de la guerre aujourd’hui.

Cependant l’idée fait son chemin, l’idée grandit, brûle le mensonge ; et le temps vient où l’absurdité, la folie, le dommage et l’immoralité de l’erreur sont si manifestes que personne ne se lève plus pour la défendre. Il en a été ainsi de l’esclavage dans les années 60, en Russie et en Amérique ; ainsi en est-il de la guerre aujourd’hui. De même qu’alors on était esclavagiste sans plus oser justifier l’esclavage, de même aujourd’hui on n’essaye plus de justifier la guerre ni l’armée : on se tait, on compte sur la force d’inertie qui les maintient encore ; mais on sait très bien que toute cette organisation du meurtre, cruelle et immorale, n’a de la solidité que l’apparence, et qu’elle peut s’écrouler de minute en minute pour ne plus jamais renaître.

Qu’une seule goutte d’eau s’infiltre dans une digue, qu’une seule brique tombe d’un colossal édifice, qu’une seule maille se rompe du plus résistant des filets, et la digue est emportée, l’édifice s’effondre, le filet se déchire. Imposé par des motifs communs à l’humanité entière, le refus d’obéissance de van der Veer peut être, selon moi, cette goutte d’eau, cette brique, cette maille rompue.

Le refus d’obéissance de van der Veer sera nécessairement suivi de refus tout pareils et de plus en plus fréquents. Dès que le nombre de ces refus sera considérable, les hommes qui, hier encore, prétendaient que la vie sans la guerre est impossible, ces mêmes hommes, et ils s’appellent légion, diront que depuis longtemps déjà ils proclament la folie et l’immoralité de la guerre, et conseillent à chacun de se conduire comme van der Veer s’est conduit. Et alors, de la guerre et de l’armée sous la forme qu’elles présentent actuellement, il ne restera que le souvenir.

Et ces temps sont proches.


Iasnaïa Poliana, 25 septembre-6 octobre 1896.


  1. Nous n’avons eu entre les mains que la version russe de cette lettre. (Trad.)