Les textes de la politique française en matière ecclésiastique 1905-1908/Lettre dite des cardinaux verts (26 mars 1906)

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Collectif
Librairie critique Émile Nourry (p. 68-74).



IV
LETTRE DITE DES CARDINAUX VERTS


Cette lettre, ainsi nommée parce que presque tous ses signataires étaient de l’Institut, dont l’uniforme est de couleur verte, fut adressée aux évêques, et publiée pour la première fois dans le Figaro le 26 mars 1906.


« Monseigneur,

« Au moment où, pour la première fois depuis des années, et on pourrait dire depuis des siècles, les évêques de France vont se réunir en assemblée plénière, quelques catholiques, dont les signatures — ils osent du moins l’espérer — suffiront à vous garantir les vrais sentiments, ont pensé que leur liberté ne vous offenserait pas, s’ils vous soumettaient, dans une lettre absolument confidentielle, quelques remarques sur un point de la loi qui va faire l’objet de vos délibérations.

« Certes, catholiques convaincus et fidèles, nous ne saurions avoir, monseigneur, sur le caractère et l’esprit de cette loi, d’autre opinion que celle qu’exprimait hier le souverain pontife, dans son éloquente encyclique du 11 février. Mais quelles seront les conséquences pratiques de cette condamnation solennelle ? Vous êtes présentement réunis pour nous le dire, et c’est l’espérance que vous ne vous séparerez pas sans nous l’avoir dit qui nous a dicté cette lettre.

« La question qui nous préoccupe donc — parce qu’en effet il y va de l’organisation même de l’Église catholique en France — est de savoir si le St-Siège autorisera la formation des « associations cultuelles ». Ce n’est pas à nous qu’il appartient de prononcer sur le fond de la question, et aussi nous en garderons-nous ! Mais dans les discussions qui se sont élevées depuis trois mois à ce sujet, nous n’avons pas pu, monseigneur, ne pas être frappés de ce fait que les objections qu’on opposait à ce genre d’associations se rapportaient presque toutes au texte primitif de la loi de séparation, mais non pas au texte définitif, celui qui est finalement sorti des délibérations de la Chambre, et qui stipule expressément que les associations cultuelles devront être conformes « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Cela veut dire — et le rapporteur de la loi, de même que le ministre des cultes, pressés par l’éloquence de M. Alexandre Ribot, l’ont formellement reconnu — qu’une association cultuelle catholique sera légalement celle dont les membres seront « en communion » avec leur curé, ce curé avec son évêque, et l’évêque lui-même avec le souverain pontife.

« Le Conseil d’État, dans le règlement d’administration qu’il prépare, essayera-t-il de revenir sur ce point ? C’est sans doute ce qu’il est permis de craindre, et il est bien entendu, monseigneur, qu’en pareil cas la présente lettre n’aurait plus d’objet. Mais en attendant, et dans les conditions qui nous sont faites par l’article 4, à qui appartient-il, sinon au Saint-Siège, renseigné par vous sur l’état de l’Église de France, de dire quelles sont « les règles d’organisation générale du culte catholique », et comment, dans les limites imposées par la loi, vous concevez l’organisation des associations cultuelles ? C’est à vous, évêques de France, de dire comment elles seront composées ; de combien de membres, selon les cas ; et choisis ou nommés dans quelles conditions. L’État ne leur demandera compte que de leur gestion financière, et à la vérité, nous l’avouons, c’est une singulière restriction de leur liberté. Mais en tout ce qui regarde l’exercice du culte, c’est vous, monseigneur, permettez-nous d’insister, et vous seul, qui êtes appelé à fixer la compétence des associations cultuelles, et c’est vous qui direz quels droits vous leur reconnaissez. C’est vous qui leur déléguerez de votre pouvoir au temporel ce que vous voudrez leur en déléguer, et rien que ce que vous voudrez. C’est vous qui réglerez le mode de leur fonctionnement, et leur action ne s’exercera que dans les limites que vous aurez décidées. Et nous ne disons pas que ces limites ne soient pas difficiles à tracer, mais vous y réussirez, nous en avons la confiance ; et nous croyons qu’en y réussissant, vous aurez rendu un service inoubliable à la France et à la religion même.

« Car ce qui nous inquiète presque plus que de savoir si l’on constituera les associations cultuelles » prévues par la loi de séparation, c’est, monseigneur, et nous le dirons franchement, de savoir « ce que l’on ferait et comment s’organiserait l’Église de France » en dehors des associations cultuelles. Que se passera-t-il, en effet, si nous ne constituons pas d’associations cultuelles ?

« 1o Il est d’abord à craindre, en effet, que nous ne puissions pas en constituer d’autres en dehors d’elles, sous quelque apparence ou quelque nom que ce soit, puisque, dès qu’elles essayeront de se mêler de « l’exercice du culte », elles seront illégales, et comme telles aussitôt dissoutes. Dans l’intention du gouvernement, la loi de séparation n’a été faite — en ce qui regarde les associations « à fin de religion » — que pour empêcher de se constituer toutes celles qui ne prendront pas la forme de l’association cultuelle. Et ne pouvant pas former d’autres associations légales, qu’en résultera-t-il, sinon ceci, monseigneur, que dans ce pays de France nous réduirons le catholicisme à l’état de religion privée, et l’exercice du culte à une pratique réservée désormais aux seuls privilégiés de la fortune ?

« 2o Si nous ne formons pas d’associations cultuelles, c’est alors en vérité que les inventaires de ces derniers temps prendront toute leur signification ; et de par la loi, dans un avenir plus ou moins prochain, la conséquence de cette résolution sera la confiscation des biens de l’Église par l’État. C’est alors aussi que la propriété des édifices du culte revenant à l’État ou aux communes, nous verrons sans doute se réaliser le vœu de quelques sectaires et la maison de Dieu transformée en grenier à foin ou en salle de danse !

« Vivrons-nous, après cela, dans l’espérance de la reprendre un jour ? Ou encore, contre cette profanation, essayerons-nous de défendre nos cathédrales par la force ?

« 3o C’est en effet là qu’il faudra en venir, si nous ne formons pas d’associations cultuelles ; et nous essayerons vainement de nous faire illusion sur ce point : c’est la guerre civile qui se trouvera déchaînée. Le voulons-nous vraiment, dans le fond de nos cœurs ? Et sommes-nous prêts à en prendre la responsabilité ? Vous ne vous dissimulez pas, en tout cas, Monseigneur, qu’elle serait grave et vous ne vous étonnerez pas que, comme Français et comme catholiques, nous nous en montrions effrayés.

« On dira peut-être : « Mais alors, jusqu’où pousserons-nous l’obéissance à la loi ? » Nous répondrons franchement que comme chrétiens, peut-être sommes-nous tenus de la pousser plus loin que d’autres, et que, comme citoyens, nous devons non pas accepter, mais subir la loi, jusqu’au point où son application violerait ouvertement les droits de notre conscience et les règles de notre religion.

« Mais pour le moment (n’étant empêchés par la loi de séparation ni de croire ce que nous voulons, ni de pratiquer ce que nous croyons ; — la hiérarchie subsistant tout entière et le droit de nos évêques à communiquer avec Rome s’exerçant librement ; — les édifices du culte demeurant à la disposition d’associations formées et dirigées par l’évêque), nous estimons qu’il y a lieu de ne négliger aucun moyen légal de faire abroger ou modifier une loi dont nous protestons encore une fois que nous pensons tout ce que le souverain pontife en a dit solennellement ; mais nous croyons aussi qu’en vue même d’atteindre ce but, nous devons profiter, si restrictives soient-elles, de toutes les possibilités d’organisation que cette loi nous laisse, et en le faisant nous croyons que nous travaillerons dans l’intérêt de la patrie et de la religion.

« Veuillez agréer, monseigneur, l’hommage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels nous sommes, de Votre Grandeur, les très humbles et très obéissants.

« Prince d’Arenberg, membre de l’Institut de France ; André Aucoc ; F. Brunetière, de l’Académie Française, directeur de la Revue des Deux Mondes ; comte de Caraman, député de Seine-et-Oise ; L. de Castelnau, avocat, ancien bâtonnier, député de l’Aveyron ; baron Denys Cochin, député de la
Seine ; Léon Devin, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris ; Albert Gigot, ancien préfet de police, président du conseil de fabrique de St-Honoré d’Eylau ; Georges Goyau ; comte d’Haussonville, de l’Académie française ; comte Hilaire de Lacombe ; Albert de Lapparent, membre de l’Institut de France ; Anatole Leroy-Beaulieu, membre de l’Institut de France ; Henri Lorin ; Georges Picot, membre de l’Institut de France, président du conseil de fabrique de la Trinité ; Edmond Rousse, de l’Académie française, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris ; Sabatier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation, ancien président du conseil de l'ordre ; R. Saleilles, professeur à la faculté de droit de Paris ; marquis de Ségur ; E. Sénart, membre de l’Institut de France ; P. Thureau-Dangin, de l’Académie française ; Albert Vandal, de l’Académie française ; marquis de Vogüé, de l’Académie française. »